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Sérendipité.

Contre la comparaison à sens unique.

Image 1 : "Event horizon", Robert Couse-Baker, 2.01.2012 : https://www.flickr.com/photos/29233640@N07/6927300717/

Image 1 : Robert Couse-Baker, « Event horizon », 2.01.2012. Flickr (licence Creative Commons).

Pratiquer la comparaison en géographie est une pratique courante, malheureusement encore trop peu pensée. Le comparatisme comme méthode consistant à élaborer des « comparables » (Détienne 2000) permet d’identifier les « fausses transparences » contenues dans des catégories familières, mais très « orientées ». Le concept comme horizon pour dépasser cet écueil porte aussi un risque : celui du regard en surplomb porteur d’idéal (Jullien 2009). Le travail mené sur la ville et l’urbanité n’y échappe pas : le concept est souvent confondu avec un modèle singulier, européen.

L’apparition même des villes telle que présentée par Paul Bairoch (1985) et couramment reprise témoigne d’un raisonnement évolutionniste et normatif, tenant à distance de la référence européenne les situations africaines, par exemple, qui constitueraient des « concentrations de populations assez importantes », mais pas une « véritable urbanisation ». L’interrogation « pourquoi des villes ? » est traitée de façon fonctionnaliste, la production de surplus agricoles comme préalable à l’invention des villes excluant les sociétés de la mobilité ou minorant l’importance du mouvement dans le fait urbain. Les villes sont alors présentées comme une étape de civilisation dans une histoire progressiste qui reprend les temporalités européennes.

La distinction entre la « vraie ville » et les autres formes d’urbanisation ne joue pas seulement entre « civilisations ». Elle est aussi mobilisée pour décrire les « bidonvilles » ou « l’infra-urbain ». Ainsi Mike Davis, agitant le spectre d’un « bidonville global » note que « depuis 1970, partout dans le Sud, les bidonvilles croissent à un rythme plus soutenu que celui de l’urbanisation stricto sensu » (2006, p. 21). Bien plus, il s’appuie sur la prédiction d’un « expert en planification », Gautam Chatterjee : « si cette tendance se poursuit sans faiblir […] les villes vont disparaître et nous n’aurons plus que des bidonvilles » (ibid., p. 22). Est-ce à dire que les bidonvilles ne sont pas de la ville ?

Mais Davis renforce encore son propos lorsqu’il déclare que « plus l’analyse s’éloigne du centre des villes du tiers monde, plus le brouillard épistémologique dans laquelle elle avance est dense » (ibid., p. 48) : le centre comme « vraie » ville ? Mais toutes les villes sont-elles centrées ? Le binôme centre/périphérie, très puissant dans la norme européenne, est invoqué comme une évidence et les « marges urbaines » décrites comme « des limbes étranges où villes ruralisées et campagnes urbanisées se confondent » (ibid.).

On retrouve chez Jacques Lévy (1994), sous une autre forme et dans un texte de nature toute différente, cette évocation de la structuration ville/campagne. « L’opposition ville/campagne est morte. C’est en tout cas évident dans les pays développés. Ce le sera bientôt ailleurs » (ibid., p. 287). Or, si la différenciation ville/campagne s’est exprimée en Europe sous la forme d’une opposition, ce n’est pas le cas partout et suggérer que l’Europe a « un tour d’avance » projette sur le phénomène urbain le binôme dont nous avons tant de difficultés à nous passer. Il est des sociétés où l’opposition ne passe pas nécessairement par là. La comparaison est implicitement orientée par la référence aux normes et valeurs européennes, telle cette allusion, dans le même ouvrage, à une « démocratie urbaine » qui constituerait une « étape décisive dans la construction d’une citoyenneté contemporaine » (ibid., p. 295). L’assimilation de l’urbanité à la mise en place d’une démocratie urbaine relève davantage ici d’une idéalisation que de la conceptualisation.

Ainsi, chez Lévy encore (1999), à qui ne peut être reprochée l’absence d’une volonté de conceptualiser, la comparaison a tendance à fonctionner « à sens unique » : le modèle d’urbanité ++ « Amsterdam » est invoqué comme favorable à la maximisation de « l’avantage de concentration, c’est-à-dire de coprésence et d’interaction du plus grand nombre d’opérateurs sociaux » (ibid., p. 243). Pourtant, la densité des villes asiatiques et sa gestion suggèrent un transfert du « style rural » qui pourrait minorer la force de l’urbanité même si la ressemblance avec l’Europe place ces agglomérations du côté européen, c’est-à-dire de l’urbanité ++.

Ce « modèle » européen, au sens de type mais aussi d’idéal, ne masquerait-il pas le concept, perspective pourtant centrale chez Lévy ? Dans un article publié en 2000, Jacques Lévy propose une synthèse d’indicateurs de mesure de l’urbanité, indiquant que « tous les indicateurs […] placent la ville européenne en haut du tableau » (p. 56-59) et, surtout, « ce sont elles qui incarnent le mieux le projet urbain inclus dans l’idée même de ville esquissée plus haut » (ibid.). Le modèle européen est même désigné comme « concept européen de ville » et « référent d’un débat universel sur la modernité urbaine » (ibid.).

Le concept est censé permettre la comparaison par « l’inventaire des différences » (Veyne 1978) en évitant qu’un modèle ne lui soit confondu. La clarification du concept d’« urbanité » et la théorisation sur l’espace des sociétés menées par Jacques Lévy a ouvert et ouvre des perspectives très fécondes pour la géographie, mais l’idéalisation de l’urbanité européenne peut constituer un obstacle à l’appréhension d’autres urbanités possibles, et plus précisément à leur appréhension dans une comparaison à double sens.

C’est pourquoi « comparer l’incomparable » (Détienne 2000) nous enjoint de ne pas pratiquer la comparaison à sens unique. La construction de « comparables » consiste à déconstruire les catégories qui, bien souvent, sont un obstacle à la comparaison. La référence implicite oriente l’opération et surtout introduit une valeur qui ordonne les situations les unes par rapport aux autres. L’ethnocentrisme européen est un risque tant les sciences humaines et sociales sont pensées depuis des normes et des valeurs très situées culturellement, historiquement, mais aussi socialement. Les discours tenus sur les villes d’ici et d’ailleurs en témoignent, tout autant que ceux tenus sur les différentes « formes » urbaines.

Un autre culturalisme consiste à placer chaque situation en extériorité : la comparaison est alors impossible. Observant la situation indienne, Guy Deleury affirme que « l’Inde refusa toujours d’inventer la ville » (1993, p. 324). Il n’est que de contempler les scènes urbaines en Inde, enchevêtrements de toutes sortes, densité et diversité pour s’interroger sur cette « essence indienne »…

La tâche n’est donc pas achevée et s’avère malaisée. En effet, si le concept doit être distingué du modèle, en particulier du modèle européen, c’est en Europe que les sciences sociales et humaines ont été inventées et que les manières de faire et surtout de voir ont été définies et progressent. Il faut donc « penser d’un dehors » (Jullien et Marchaisse 2000) pour « dépayser la pensée » (Marchaisse 2003). C’est un beau programme, mais une voie difficile nous attend.

« Contre la comparaison à sens unique » : cette posture appelle des propositions nourries par les mises en garde précédemment formulées. La difficulté réside dans le principe même d’une méthode comparatiste qui prend en compte la tension entre l’universel (le concept) et le singulier (situations variées, ensemble des possibles). L’objectif n’est aucunement de réduire cette tension, car elle est au centre de l’opération de comparaison. Toutefois, la notion même d’« universel » est à repenser pour éviter ce que Immanuel Wallerstein (2008) désigne comme un « universalisme européen ». Le concept est alors notre garde-fou, mais, là encore, l’arrachement à l’expérience et à la diversité des situations comporte le risque de l’idéalisation. Cette « invention de l’idéal » en Europe (Jullien 2009) est indissociable du recours à l’abstraction pour comprendre le monde. Et la conceptualisation est un recours à l’abstraction, à une idée générale contenue dans tous les « possibles », qui les réunit, les place en continuité en ménageant la différence ou l’écart.

Différence ou écart ? Pour François Jullien, le concept de « différence » est immanquablement lié à celui d’« identité », introduisant de la même façon une logique de « classification et de spécification » (2012, p. 29). D’autant plus que l’appréciation du pareil et du différent suppose une extériorité, une « extra-territorialité culturelle » (ibid., p. 28) impossible. En revanche, l’écart « ne donne pas à poser une identité de principe […] ; mais il ouvre, en séparant les cultures et les pensées, un espace de réflexivité entre elles où se déploie la pensée. C’est, de ce fait, une figure, non de rangement mais de dérangement, à vocation exploratoire » (ibid., p. 31).

En conclusion provisoire, le comparatisme est un programme à poursuivre. Le concept constitue un horizon, une ouverture pour penser la diversité du monde, ici la diversité des urbanités. À deux conditions déjà rencontrées : éviter la confusion du modèle et du concept ; éviter la transformation du concept en idéal. Très souvent, nous butons contre des partis pris : il nous faut les expliciter pour progresser, consulter d’autres sources, accéder à d’autres références. D’autres modes de cohérence existent même si nous pensons depuis notre univers.

Il nous faut encore découvrir notre étrangeté pour éviter tout à la fois les classements culturaliste et universaliste trop faciles. Le travail sur l’urbanité pose ces questions, au risque d’exclure les situations par trop « exotiques » des villes d’ailleurs produites dans d’autres systèmes de pensée. Le concept ne se trouve-t-il pas plutôt dans l’écart qui est « productif », à la condition d’être travaillé ?

Résumé

Contre la comparaison à sens unique, qui consiste à se fonder sur les catégories familières et à en déduire la qualité des objets étudiés ; pour une comparaison qui se garde de « fausses transparences » éclairées par des normes situées : penser la tension entre le commun et le singulier, sans l’atténuer, sans l’occulter pour se dégager des modèles (types ou idéaux). La conceptualisation peut être une ouverture, un horizon, à condition de ne pas confondre concept et modèle. C’est la voie proposée ici pour une comparaison des villes du monde, dans la variété des régimes d’urbanité.

Bibliographie

Bairoch, Paul. 1985. De Jericho à Mexico. Paris : Gallimard.

Davis, Mike. 2006. Le pire des mondes possibles. Paris : La Découverte.

Deleury, Guy. 1993. Le modèle indou. Paris : Kailash.

Detienne, Marcel. 2000. Comparer l’incomparable. Paris : Seuil.

Jullien, François et Thierry Marchaisse. 2000. Penser d’un dehors (la Chine). Entretiens d’extrême-Occcident. Paris : Seuil.

Jullien, François. 2009. L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. Paris : Seuil.

—. 2012. L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité. Paris : Galilée.

Lévy, Jacques. 1994. L’espace légitime. Sur la dimension politique de l’espace géographique. Paris : Presse de la Fondation nationale des Sciences Politiques.

—. 1999. Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde. Paris : Belin.

—. 2000. « Les trois paradoxes de l’urbanité européenne » Urbanisme, n° 314 : p. 56-59.

Louiset, Odette. 2011. Introduction à la ville. Paris : Armand Colin.

—. 2011. L’oubli des villes de l’Inde. Pour une géographie culturelle de la ville. Paris : Armand Colin.

Marchaisse, Thierry. 2003. Dépayser la pensée. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil.

Veyne, Paul. 1978. L’inventaire des différences. Paris : Seuil.

Wallerstein, Immanuel. 2008. L’universalisme européen, de la colonisation au droit d’ingérence. Paris : Demopolis.

Notes

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Sérendipité.

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