Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Demain, la langue mondiale vernaculaire.

Instantané climatique d’une naissance.

demain-la-langue-mondiale-vernaculaire-1L’adieu aux démiurges.

Beaucoup de chemin a déjà été parcouru en direction d’une langue mondiale commune depuis les rêves de Francis Lodwick (1619-1694), Thomas Urquhart (1611–1660), John Wilkins (1614-1672) ou George Dalgarno (1626-1687). Mais ces avancées ne sont pas là où les attendaient ceux qui en ont rêvé. Les expériences des langues construites, par exemple, tel le volapük ou l’espéranto ont connu un sanglant échec dû à l’esprit top-down de l’époque dont ils sont tributaires. En effet, les intellectuels du 19e siècle, aussi humanistes eussent-ils été, ne possédaient pas de notions de l’émergence, de l’autopoïèse, de la complexité et du chaos que nous auront livré les mathématiques du 20e. Les travaux de Poincaré (1854-1912) sur le système à trois corps étaient sans doute précurseurs de ces concepts, mais le contexte intellectuel du 19e reste marqué par une forte monocentricité des représentations systémiques des phénomènes. Cela est compréhensible, dans la mesure où l’on venait à peine de s’émanciper d’un modèle créationniste du cosmos [1] et que l’ordre social du monde lui-même était dominé par des modèles oligarchiques. Les premières « langues pour tous » était ainsi crées de toutes pièces par des savants sur la base d’une connaissance prétendument exhaustive en linguistique comparative. Maints démiurges de l’entente des peuples de cette sorte se montraient par ailleurs intraitables quand à la marge d’évolution permise de leur langue ex machina.

On s’étonne donc peu que les premiers projets d’un parler mondial, justement parce qu’ils étaient projets, devaient échouer. Le volapük est décimé, l’espéranto compte 2 millions de locuteurs selon les meilleures estimations, c’est-à-dire, 0,00003% de la population mondiale et moins d’un centième du succès de chacune des langues principales (le mandarin, le hindi, le castillan et l’anglais). D’autres langues construites (ido, interlingua etc.) enregistrent une diffusion encore plus faible. Car la langue – nous avons désormais les outils pour la saisir ainsi – ne saurait être préfabriquée mais se construit elle-même à partir d’une pluralité de contextes pragmatico-réflexifs dont chacun est doté de sa logique propre. Seule la généralisabilité de ces contextes détermine la diffusion des phénomènes linguistiques qui y naissent. Elle est un objet/processus d’émergence, un phénomène climatique, pourrait-on même dire, des modes d’objectivation du monde. (cf. Figure 1)

Figure 1 : Détail de “The geographic relation of the low back merger to short-a configurations” in Labov et al. [2005]. La diffusion illustrée, ici, est celle des phonèmes mais des cartes similaires pourrait être dressées pour des mots ou des expressions entières.

Figure 1 : Détail de “The geographic relation of the low back merger to short-a configurations” in Labov et al. [2005]. La diffusion illustrée, ici, est celle des phonèmes mais des cartes similaires pourrait être dressées pour des mots ou des expressions entières.

Les cryostases du bon parler…

On peut sans doute stabiliser la langue à l’aide d’instruments législatifs et éducatifs, comparables dans leur fonctionnement et dans leur utilité à des normes iso, mais jamais on ne saura maintenir un décalage majeur entre les règles d’expression et le ce qu’il y a à exprimer, émergeant à même le corps de la société. Tôt ou tard, les appareils régulateurs s’adaptent, à l’instar du récent déferlement de réformes de l’orthographe allemande.

Il arrive parfois, lors de ces adaptations, que l’on « perde » des éléments. On peu citer l’exemple des racines grecques qui, en allemand, ne sont aujourd’hui plus prises en compte dans les règles de césure. Du regret peut être exprimé par rapport à la perte d’un certain sens des mots par le grand public, ici, mais on peut également se poser la question si l’abandon du grec dans l’allemand ne correspond pas à un respect tout à fait légitime du processus de connotation de n’importe quel sème (cf. Barthes 1965). Car le sens des mots a changé avec l’usage et l’appel au sens premier ou « propre » de ces mots, que l’on entend dans toutes les rhétoriques étymologiomorphes, a sa part de mauvaise foi. L’usage rhétorique du grec ancien ou du Althochdeutsch, par exemple, ne manque pas d’abus, comme l’illustre notamment la manière d’Heidegger de faire feu de tout bois en cette matière.

L’obsession du sens propre et de la langue correcte n’est pas pour autant l’apanage exclusif de philosophes au passé douteux. On assiste, dans la francophonie notamment (Québec en tête), à une véritable hystérie conservatrice face à l’inévitable adaptation que la langue institutionnelle doit subir par suite de l’évolution des usages. Elle part clairement d’une crainte de l’anglo-saxisation du monde qui s’articule à une sous-estimation de plusieurs dynamiques majeures :  

Celle de la transformation de l’anglais lui-même, d’abord, par des milliards de locuteurs mondiaux qui ne se gênent nullement d’y importer des mots issus de leurs langue maternelle. Une sous-estimation, d’autre part, de la capacité de ces autres langues (et notamment des langues vastement répandues de l’Asie) de fonctionner comme sources de concepts et de modes de structuration linguistique de la réalité.

Ces sous-estimations sont intériorisées à tel point, chez les francophones, qu’il est difficile de ne pas les interpréter comme un déni, révélateur d’une nostalgie hégémonique tapie au cœur de l’appel à la « défense de la langue française ».

… et le réchauffement climatique.

Une littérature de qualité, heureusement, poésie en tête, sait se montrer délicieusement irrespectueuse face aux « sens premiers » et aux structures réglées. Elle doit cet irrespect aux lecteurs, d’ailleurs, car son rôle est justement d’explorer la langue, d’amener le lecteur/locuteur dans des domaines autres, dans des mondes nouveaux où s’agencent d’autres possibles. La structuration d’une langue mondiale passera par de telles transformations. Et les protecteurs du français peuvent se rassurer à ce titre, car l’anglais, comme évoqué plus haut, sera la première « victime » de telles transformations. Mais quelle sera donc la langue de 2500 ?

Pour 2019, Blade Runner, film de Ridley Scott de 1982, prédisait le « Cityspeak » : un mélange d’anglais et de japonais parlé dans les rues basses de Los Angeles. Il fait, par cela, preuve d’une extrapolation intéressante car la Californie est effectivement un lieu d’immigration de l’Asie orientale. Le choix du japonais plutôt que du mandarin est étrange, à ce titre, mais l’idée pose un bon cadre pour la question d’une future langue mondiale. Elle se traduit ainsi : Quelles populations porteuses d’idiomes divers sont exposées les unes aux autres et ont un intérêt dans l’usage d’une langue commune ?

À l’époque de l’essor fulgurant des technologies de téléinteraction, la réponse s’impose d’elle-même : les idiomes en contact sont tous ceux du monde connecté. La simulation audiovisuelle de la coprésence physique est largement accessible depuis plusieurs décennies, à présent, et elle ne fait que s’intensifier. Plusieurs entreprises ont proposé même des prototypes de téléinteraction olfactive et tactile. À cela s’ajoute le phénomène d’une mobilité individuelle accrue, due à une meilleure accessibilité économique des moyens de transport à longues distances.

L’effet de cette situation sur la probabilité d’altération mutuelle des idiomes est comparable à celui de la température sur un récipient de gaz : les individus en mouvement accéléré dans l’espace et dans l’hyper-espace empruntent les uns aux autres les expressions les plus diverses. Parallèlement à cela, le nombre de personnes maîtrisant des combinaisons de langues jadis improbables (suédois/français/mandarin ou allemand/russe/hébreux) augmente. Et tout individu maîtrisant plusieurs langues peut le confirmer : il arrive que le mot d’une langue s’impose au sein du discours tenu dans une autre langue, car il apparaît comme plus adéquat à un objet, ou à une situation donnée. Le processus bottom-up de l’émergence d’une langue mondiale se joue à cette échelle.

Ce processus se déroule par ailleurs sur un terrain fertile, car plusieurs protolangues mondiales existent déjà :

Nous avons tout d’abord la mathématique : système de signes et de règles de construction de propositions à l’instar de ce dont avait rêvé John Wilkins ou Leibniz (1646–1716), par exemple, dont la tentative de construction d’une écriture idéogrammatique à l’usage de la philosophie a donnée naissance au formalisme du calcul infinitésimal, aujourd’hui mondialement répandu (Figure 2). La mathématique n’est en mesure d’exprimer qu’une dimension très restreinte de la réalité mais sa diffusion, à commencer par celle des chiffres arabes, permet d’ores et déjà de la considérer comme une langue mondiale.

Figure 2 : La notation leibnizienne de l’intégrale.

Figure 2 : La notation leibnizienne de l’intégrale.

La part de la réalité exprimable par cette langue commune s’élargit considérablement lorsque l’on ajoute, à la mathématique, la notation de la physique et de la chimie, i.e., l’ensemble des éléments, des particules et des unités de mesure que l’on peut désigner de manière non-équivoque par des symboles standardisés à l’échelle mondiale.

Mais ici encore, la part exprimable du monde humain reste relativement faible. C’est bien d’une langue parlée et littéraire dont nous avons besoin afin de transmettre la majeure partie de nos concerns quotidiens. Et c’est l’anglais qui joue pour l’instant le rôle de protolangue dans ce domaine.

De protolangue, seulement, pour plusieurs raisons. Tout d’abord par ce que l’anglais mondial garde l’anglais officiel pour base : il n’existe pas en tant que langue émancipée qui donnerait un statut de standard à l’ensemble des transformations qui ont été opérées sur l’anglais britannique de par le monde. Protolangue, dans le même ordre d’idées, car l’anglais officiel ne contient pas d’équivalents pour un grand nombre de concepts d’usage courant dans d’autres langues. Il n’y pas de mots en anglais, par exemple, pour une distinction aussi banale que celle entre les mots tchèques bytost (l’être vivant) et bytí (l’Être, das Sein) [2] traduits indistinctement par the being. L’anglais ne prévoit pas non plus de distinction entre une forme polie et une forme familière de pronoms : Vous, Sie, Usted, Lei ou Vy se confondent tous dans un you gênant pour l’européen continental désireux de définir un degré de distance avec son interlocuteur. Il en va de même pour l’honorifique japonais o- (お). Nul besoin, donc, d’expressions comme « die Welt weltet » pour générer des soucis de traduction.

Deux modèles et un vrai domaine de lutte.

Cette inaptitude de l’anglais officiel – et de toute autre langue émergée à l’échelle moindre que celle du globe – à désigner un grand nombre de phénomènes nous amène à une question de principe épineuse, qui se pose dans le processus de constitution d’une langue mondiale. Cette question est celle du choix entre deux modèles : celui de la somme et celui du plus petit dénominateur commun. Nous pourrions également parler du modèle du volapük et du modèle de l’esperanto, en s’inspirant de la distinction que fait Borges (1978) entre ces deux langues dans le Livre de sable, le modèle de l’esperanto ayant pour le personnage de son récit la vertu de l’opérationnalité, et celui du volapük celle de reproduire la complexité des langues, « en déclinant les verbes et en conjuguant des substantifs » (p. 48).

C’est le modèle du plus petit dénominateur commun qui connaît actuellement de nombreux adeptes, qui prônent la suffisance d’un anglais de 1 500 mots pour tout usage et partout (cf. Lévy 2004). Ce modèle est largement répandu dans les milieux du management et des sciences techniques, et opère sous le mode du « on se comprend ». Concrètement, il demande à s’efforcer, dans la pratique quotidienne, non pas à expliquer à autrui des mots qu’il ne comprendrait pas mais à éliminer systématiquement ces mots à problème : d’éliminer donc, des dimensions à problème de la réalité. Au bout du processus, le monde pourra sans doute non seulement se contenter d’une langue émergée à l’échelle restreinte, mais cette langue elle-même (fût-elle l’anglais ou le mandarin) pourra être réduite à un squelette arbitrairement dégarni.

Il est évident que nous ne pouvons pas accepter un tel projet de Newspeak, digne des pires cauchemars d’Orwell (1948). Étant donné que c’est dans la pratique linguistique de chacun qu’émerge la langue de demain, c’est dans le cadre de cette dernière qu’il nous faut agir chaque jour, en cherchant à maintenir notre façon de nous exprimer à la hauteur de la complexité du monde qui nous entoure.

Cette lutte peut être menée sur deux fronts, car elle ne passe pas nécessairement par une démultiplication des vocables. Par cela, je veux dire qu’elle peut également se jouer en conférant à chaque vocable une multitude de sens que l’on laisse apparaître dans des mises en contexte subtiles, ainsi que cela est pratiqué dans le mandarin ou dans le japonais. La complexité n’empêche pas la recherche du haïku ou du plus petit algorithme capable de décrire un objet donné [3].

La structure grammaticale de la future langue mondiale devrait permettre, dans tous les cas, un grand éventail d’objets et de rapports entre les objets. Une topologie d’objets physiques, qui peut sans doute être exprimée avec 1 500 mots, ne suffira pas, ici, car les phénomènes d’inclusion mutuelle (celle des monades leibniziennes, par exemple) sont très fréquents dans le monde des rapports humains. Et le fait que l’autre m’inclut dans sa perspective, au même titre que je l’inclus dans la mienne, est le fondement même de l’éthique, car il force l’un à considérer l’autre comme sujet, et non pas comme objet pur de sa perception et de sa pratique. Un tel rapport d’inclusion mutuelle est à lui tout seul suffisamment complexe pour exiger une recherche permanente de nouveaux mots et d’expressions capables d’en rendre compte.

C’est à cela qu’il nous faut œuvrer, aujourd’hui et demain : à une langue multiple, complexe, offrant une multitude de manières d’exprimer l’apparemment même chose. La volonté de conservation d’une langue particulière est à ce titre un objectif secondaire, voire dérisoire. Il est peut-être même contradictoire avec un engagement créatif (et combatif si nécessaire) dans la construction permanente d’une langue vernaculaire mondiale à même de rendre compte de la complexité du monde et à offrir un maximum de dimensions existentielles à ses locuteurs.

On objectera qu’une pluralité de langues vaut mieux dans ce cas. Oui, peut-être a-t-on raison d’objecter cela mais ce qui est délicieux, dans cette question, est que personne ne pourra la trancher : elle trouvera sa propre réponse, au bout du brassage des mots et des grammaires du monde. La responsabilité de chacun est de s’assurer que ce brassage ne se fasse pas à pure perte.

Image: André Ourednik, 2008, La Demeure du Chaos à Saint-Romain-au-Mont-d’Or en décembre 2007, License: Creative Commons BY NC ND.

Résumé

L’adieu aux démiurges.Beaucoup de chemin a déjà été parcouru en direction d’une langue mondiale commune depuis les rêves de Francis Lodwick (1619-1694), Thomas Urquhart (1611–1660), John Wilkins (1614-1672) ou George Dalgarno (1626-1687). Mais ces avancées ne sont pas là où les attendaient ceux qui en ont rêvé. Les expériences des langues construites, par exemple, tel ...

Bibliographie

Roland Barthes, Eléments de sémiologie, Denoël/Gonthier, Paris, 1965.

Jorge Luis Borgès, Françoise Rosset (trad.), Le livre de sable, Gallimard Folio, 1978.

William Labov, Sharon Ash, Charles Boberg, Atlas of North American English: Phonetics, Phonology and Sound Change, Mouton de Gruyter, December 2005.

Jacques Lévy, « Globish. », EspacesTemps.net, Mensuelles, 13.12.2004

Holger Lyre, Informationstheorie. Eine philosophisch-naturwissenschaftliche Einführung, Fink, München, 2002.

George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Secker and Warburg, London, 1949.

Notes

[1] Darwin ne publie qu’en 1859 son Origin of Species et seule une partie du monde scientifique l’accepte. Le volapük est proposé en 1879 par Johann Martin Schleyer.

[2] Le français, comme l’allemand, doit également recourir à un néologisme, ici, en substantifiant un verbe déjà disponible sous forme de substantif dans le tchèque courant. La notion de l’ « existence » pourrait être utilisée, à première vue, mais le problème réside dans le fait que le verbe ex-ister contient déjà celui d’être et lui ajoute le préfixe ex-, qui exprimer l’idée de « sortir », i.e., d’un mouvement du dedans vers le dehors. Il y a quelque chose de préalablement hypostasié ou de sublimé (voire d’« éjaculatoire », comme ne manquerait de signaler un Slavoj Žižek) dans « l’existence » en comparaison du « bytí », qui n’a pas de dedans ou de dehors, pas plus que de centre ou de direction.

[3] Cf. complexité de Chaitin-Kolmogorov chez Lyre (2002).

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

This page as PDF