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Serendipity.

Traverser l’espace.

Photo 1 : Le tramway de La Nouvelle-Orléans (Louisiane/États-Unis) Traversée de quartier sur l’avenue St Charles. (Capt. By Don Chamblee 2011 – Nat. Geo. Cont., Boston Globe Picture, capt. 19 mars 2012).

Photo 1 : Le tramway de La Nouvelle-Orléans (Louisiane/États-Unis)
Traversée de quartier sur l’avenue St Charles.
(Capt. By Don Chamblee 2011 – Nat. Geo. Cont., Boston Globe Picture, capt. 19 mars 2012).

Le 2 septembre 2012 devait voir renaître une course populaire et mythique : la traversée de Paris à la nage. Lancée en 1905 et rééditée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cette manifestation a finalement été interdite par la préfecture de Paris. Les arguments invoqués tenaient à la pollution de l’eau et à la concurrence d’autres formes de mobilités fluviales. Les conditions de ce défi autant que son invalidation politique soulèvent d’emblée plusieurs questions.

La première relève sans doute du verbe et de la langue. Dans le très large vocabulaire des mobilités, traverser a-t-il une signification spatiale particulière ? La traversée est trop souvent employée comme une métaphore et nous nous emploierons plutôt à la définir comme un ensemble logique de faits tel que l’exprime Wittgenstein (1922, 1993). Cette réflexion nécessite de « penser entre les langues » (Wismann 2012) et cet article ambitionne donc aussi de questionner en anglais, en allemand, en italien, en espagnol, en danois ou en japonais la « vérité symbolique » (Wittgenstein 1922, 1993) attachée aux déclinaisons linguistiques du verbe traverser. Quand et pourquoi les acteurs sociaux nomment-ils « traversées » certaines pratiques spatiales ?

La deuxième question porte sur un espace de référence qui doit être appréhendé à la fois par ses dimensions internes (l’espace référent) et externes (espaces de départ/d’arrivée). L’exemple évoqué plus haut présente une situation où ces dimensions ne coïncident pas forcément. Le nom de l’épreuve, La traversée de Paris, est une assimilation infralinguistique de l’espace référent à Paris intra-muros. Mais l’actualisation du mouvement n’y adhère pas totalement : les deux parcours proposés aux nageurs (sur des distances de 2,5 ou 10 km) ne rejoignent en effet pas les extrémités « physiques » de Paris, mais la piscine Joséphine Baker et le parc André Citroën. Quand on traverse quelque chose, le mouvement lui-même ne participe-t-il pas à sa définition spatiale ? Si l’on considère l’espace comme « l’ensemble des phénomènes exprimant la régulation sociale des relations de distance entre des réalités distinctes » et la spatialité comme « l’ensemble des usages de l’espace par les opérateurs sociaux » (Lussault 2009, p. 20), il nous faut bien sûr dépasser une interprétation structuraliste. Dans cet article, nous faisons en effet l’hypothèse que le traverser ne peut être réduit à des modes circulatoires ou à des pratiques d’un espace borné par des formes de mobilités plus ou moins complexes en liaison avec les performances de déplacement. Bref, qu’il n’est pas un simple acte fonctionnel. L’espace du traverser ne peut non plus être envisagé au seul regard des territoires de la mobilité (Bonnet et Desjeux 2000) ou des rapidités différenciées (Ollivro 2000). Sans qu’il s’agisse de proposer une géométrie fondée sur une lecture matérialiste, la Figure 1 (appelée à être reprise dans la démonstration) cherche à exprimer les architectures dynamiques de cet agencement « flottant » (During 2010, 2012).

Figure 1 : L’espace du traverser.

Figure 1 : L’espace du traverser.

Entre un espace de départ et un espace d’arrivée, nous chercherons à montrer comment les interspatialités construisent des fractions spatiales ductiles et parfois chevauchantes dans un processus spatial lui-même instable. La signification de ces fractions spatiales se construit et prend sens en référence à l’interne et l’externe, au dedans et au dehors [1], à l’identité et à l’altérité (le soi et l’autre), à l’ici et à l’ailleurs. L’objectif de ce travail est donc d’étudier le traverser comme la mise en relation de deux espaces par une action circulatoire définie et projetée pour faire sens à travers et en dehors d’un espace référent. Organisée et finalisée, cette action relève d’un arrangement spatial dont la morphologie révèle des empilements de rythmes. Validée socialement, elle résulte d’un ordonnancement postcirculatoire de mouvements singuliers.

Troisième interrogation et troisième hypothèse : le traverser n’est-il pas un événement dont la réalisation fait advenir une substance spatiale ? Un processus de substantivation sociale qui fait de la distance parcourue une unité d’espace ? Parce qu’il renvoie bien à une dimension de l’habiter, c’est-à-dire au rapport à l’espace exprimé par les pratiques des individus (Frelat-Kahn et Lazzaroti 2012, Stock 2004, 2005, 2006), il interroge « les sens du mouvement » (Allemand, Ascher et Lévy 2004). Toujours dans l’exemple parisien, soulignons que l’axe de circulation, dans le sens du courant, est ici défini de facto par la structure fluviale de la Seine et que son parcours revêt dès lors un caractère programmatique aux yeux de tous les acteurs opérants. Michel Lussault (2004) a très bien montré la nécessité d’envisager la mobilité comme événement, comme « acte » et comme « expérience » de l’espace. Le parcours d’une étendue est une construction sociale qui donne un sens spatial à la distance. Quantité de propositions sociales peuvent ainsi s’empiler et se chevaucher en un même espace. Pour rester dans l’espace parisien, de multiples spatialités se distinguent par l’appellation de « traversée », revendiquant ou proclamant en cela un accomplissement spatial. Des premières traversées sous-fluviales du métro de la capitale française, présentées comme autant de prouesses et de tournants technologiques au début du 20e siècle, aux innovations récentes comme les « traverses » (ces lignes de bus, issues d’une concertation avec les habitants au travers des conseils de quartiers, et dont la première, celle de Charonne, fut inaugurée en 2004), les aménagements liés aux transports collectifs parisiens sont nombreux à convoquer ce langage. Les multiples formes de tourisme urbain ne sont pas en reste, avec, par exemple, quatre « traversées de Paris » balisées jaune et rouge et décrites dans des Topo Guides de randonnées à pied. Ou bien encore ces nombreuses manifestations régulières comme « La traversée de Paris à la rame » ou « La traversée de Paris en Anciennes » (le fameux rallye de véhicules anciens organisé par une association de Vincennes). Autant de traversées pour autant de Paris. Paris est l’espace de convergence de l’ensemble de ces traversées ; la somme des événements fait un espace Paris.

Le quatrième postulat de ce travail est fondé sur la nécessité de croiser l’étude des

registres matériels de la distance (tout ce qui renvoie aux dispositifs matériels et physiques qui l’expriment) et celle de ses registres immatériels et idéels (les techniques immatérielles, les technologies, les idéologies de qualification et de régulation de la distance). (Lussault 2004, p. 111)

L’objectivisation de la distance à parcourir autant que la finalisation du parcours de l’étendue laissent des traces et les traversées s’inscrivent dans des mémoires. Dans l’imaginaire collectif, la « traversée de Paris » ne renvoie-t-elle pas d’ailleurs volontiers au célèbre film de Claude Autant-Lara (1956), lui-même inspiré d’une nouvelle de Marcel Aymé ? L’inscription dans l’espace euclidien s’efface alors clairement devant ce qui relève d’un parcours initiatique pour les deux principaux protagonistes, dont jusqu’aux patronymes (Grandgil et Martin) rendent compte des dimensions sociales archétypales. Plus qu’un itinéraire dont la précision et les coordonnées importent peu, ou qu’un lieu (« 45 rue Poliveau ») scandé dans les dialogues, c’est la trajectoire sociale dont on interroge alors le sens dans l’espace parisien. « La traversée de Paris » est aussi ce court métrage tourné en 1976 par Claude Lelouch (9 minutes d’une traversée de la capitale en voiture, réalisée à grande vitesse et sans autorisation à 5 heures du matin… soit dans un espace présupposé de moindres densités), témoin de certaines formes de réappropriation artistique. Le titre du petit film, C’était un rendez-vous, insiste ici sur l’espace d’arrivée dans la production de l’événement traversier. Pour les poètes du dadaïsme puis du surréalisme, la revue Nord-Sud (lancée par Reverdy en 1917), dont le nom faisait référence à la ligne de métro créée en 1910 entre Montmartre et Montparnasse [2], ne disait-elle pas déjà une traversée de Paris dans la volonté de « réunir ces deux foyers de la création » (Breton 1988, note 3 p. 1075) ? L’ensemble idéel relie les pratiques du traverser à des représentations inscrites dans un espace multicouche ; la validation sociale de ces spatialités s’exprime en effet à travers des signes spatiaux. C’est pourquoi ce travail se nourrit aussi bien d’exemples concrets de pratiques de l’espace que de marqueurs spatiaux fictionnels ou d’images publicitaires ; les marques spatiales du traverser ayant valeur de signes. De nombreuses recherches récentes sur les mobilités (Kaufmann et Pattaroni 2007, Urry 2000, 2002, 2003, Montulet 1998, Montulet et al. 2005) nous incitent à aborder le traverser comme un enjeu social qui passe dans ce cas par un défi spatial. De la motilité (Kaufmann et Jemelin 2004) traversière, potentiel de l’exercice spatial, à la mobilité traversante, déplacement à travers et en dehors d’un espace référent, se jouent des valeurs sociales et la mise en tension de morphologies spatio-temporelles, entre la « forme-limite » et la « forme-organisante » (Montulet et al. 2005, p. 148). La mise en relation étudiée ici interroge au bout du compte le sens d’une traversée « réalisée » par ses acteurs sociaux en tant que spatialité finalisée par une validation sociale.

Le traverser comme un empilement de rythmes.

Le traverser se comprend d’abord comme une question de rythmes. Il renvoie aux mises en tension des systèmes spatiaux qui donnent leur sens à l’agencement de l’espace du traverser. Pour reprendre une expression de Maine de Biran (2005, Montebello 2000), il faut souligner combien « l’effort crée l’obstacle ».

Dans l’exercice spatial de la traversée, les six compétences de la maîtrise spatiale détaillées par Lussault (2013, p. 45) sont toutes sollicitées, à des degrés divers et dans des moments différents de l’événement spatial du traverser. Les traversées alpines offrent un champ d’expérimentation qui associe de multiples formes de traverser et une grande force illustrative pour étudier « les compétences de franchissement » (Lussault 2013, p. 45). Kevin Sutton (2011, 2013) s’appuie ainsi sur les dynamiques de la nodogénèse pour expliquer les architectures spatiales de la traversée et notamment l’ordonnancement des plans de l’approche et du franchissement. Les multiples périphéries de l’espace référent « Alpes » composent un espace marqué par des alternances de concentrations et d’éclatement. Dans l’action de traverser, la nodogénèse peut être définie comme la dynamique d’agencement des cycles de fonctionnement des nœuds et donc comme une structuration topologique des réseaux. Terme également dérivé du nœud, la nodalité, renvoie ici aux spatialités des commutateurs spatiaux dans le fonctionnement de ces réseaux. Dans un processus historique d’extériorisation nodale lié en partie aux fluctuations des cinétiques commerciales de transport (Bernier 2005, 2007), les « états de franchissement » se sont superposés plus encore que succédés. Ils survalorisent plus que jamais une lecture métropolitaine de la traversée dont le Lyon-Turin ou le Munich-Milan sont des figures spatiales et des signes politiques très forts. Ce qui est souvent représenté comme un triple effacement (un effacement des versants au pied desquels ont glissé les infrastructures modernes ; des tunnels sous-cols aux tunnels de base, l’effacement vers un horizon présenté comme une traversée dite « de plaine » ; et enfin l’effacement d’espaces traversés mais non desservis, situation suggérée dans l’« effet tunnel » de François Plassard (1992)) relève en fait d’une désynchronisation des rythmes spatiaux. Kevin Sutton (2011) ne manque pas de détailler dans le prolongement de Claude Raffestin (1975, 1990) le temps des communautés, le temps des États, le temps des marchés. À certains égards, les travaux récents de Hartmut Rosa (2010) se penchent aussi sur des rythmes (traités comme successifs) avec plusieurs types d’accélération : technique, du changement social, du rythme de vie. Ces empilements rythmiques de métriques s’accompagnent de fragmentations multiples dans l’espace du traverser.

La Figure 1, avec ses « doigts chevauchants », tend à rendre compte de la ductilité des espaces et de ses multiples « coupures » et/ou chevauchements. La « compétence de découpage et de délimitation » (Lussault 2013, p. 46) n’est-elle pas un autre attribut de la maîtrise spatiale ? Les interspatialités du traverser produisent ainsi ce que Jean-Christophe Gay (2004) appelle la tomogénèse, de tomo « coupe, section » et de genèse « processus de formation ». Les traversées alpines, si elles tendent à faire exister un espace référent « Alpes » plus ou moins fragmenté et instable, tendent aussi à se réinventer dans les brèches ainsi offertes, où elles parviennent parfois à se réorganiser en réseaux. C’est le cas, par exemple, avec l’association GTA (« Grande Traversée des Alpes » [3]) (Berthelot et Corneloup 2008), dont l’ambition est de structurer des spatialités multiples à travers six grands itinéraires pour découvrir les Alpes. Seule La Via Alpina offre une perspective internationale et est présentée comme européenne, avec huit pays concernés et 5000 km de sentiers, tandis que « Les Sentinelles des Alpes » s’aventurent un peu dans une découverte franco-italienne [4]. Dans leur confrontation aux substances spatiales, les quatre autres « routes » (le GR5, la Route des Grandes Alpes, les Chemins du Soleil et les Routes de la Lavande) restent en effet franco-françaises et s’inscrivent dans une logique de percussion quand beaucoup de GR font le tour des massifs (préhension) [5]. Ces traversées apparaissent ainsi intra-périphériques. Leurs rythmes, en particulier pour La Route des Grandes Alpes, restent ceux de praxis touristiques inscrites dans l’espace historique du Touring Club de France ou dans le temps de pratiques sportives avec une offre (hébergements, transports de bagages) aujourd’hui segmentée et structurée dans l’espace alpin. Dans la très grande cohérence du système spatial décrit par Mathis Stock (2004, 2005, 2006), nous pouvons ainsi envisager l’espace du traverser comme un arrangement spatial finalisé de l’habiter polytopique.

Les cospatialités apparaissent encore beaucoup plus élaborées dans le cas de l’Appalachian trail. Attaché à la figure de Benton MacKaye, on ne saurait le réduire au chemin de randonnées (AT) des montagnes Appalaches qui les traverse longitudinalement, d’un point culminant septentrional, le Mont Washington, à un autre, au sud, le Mont Mitchell (tel qu’imaginé par MacKaye en 1921). Cet itinéraire s’est d’ailleurs allongé depuis les origines jusqu’au Mont Kalahdin (Maine) et au Mont Springer (Géorgie), tandis qu’il intègre même une extension internationale (IAT) jusqu’à Terre-Neuve (Canada) et qu’il rejoint en un sens la Floride au sud, par l’entremise du BMT (Benton MacKaye Trail) et de quatre autres trails [6]. Le projet de MacKaye (Maumi 2012) dépasse de très loin l’aménagement de sentiers de circulation. Il participe d’une philosophie aménagiste d’ensemble, fruit d’une discipline qu’il nomme Regional Planning [7] et qui place l’homme au centre de tout le projet. Le traverser se trouve ici au cœur de l’habiter et se fait mode d’habiter. Un habiter dont on envisage la possibilité en plein air (« in the open »), autour de communautés appelées à s’organiser autour de cette « skyline » [8] « throughout the Appalachian Mountain » (Maumi 2012, p. 227). Sans qu’il s’agisse de traverser le pays pour aller chercher la wilderness des parcs des Rocheuses, ce projet politique envisage le monde rural comme un refuge à toutes les échelles. Il s’agit ni plus ni moins de « faire barrage » aux principaux foyers d’urbanisation de la nation à travers la figure des Appalaches et d’organiser une nouvelle architecture du logement et de la communauté [9]. En ce sens, l’accès par l’automobile via des scenic roads, est combattu dès le départ (ce qui distingue fondamentalement ce projet de celui des espaces protégés nord-américains (Laslaz 2012, Bernier 2013 (à paraître)), non pour laisser cet espace hors de portée de l’homme, mais au contraire pour retrouver sa « nature ». Cette utopie sociale reste en partie intégrée dans le patrimoine et le fonctionnement actuels. La signalisation aujourd’hui de l’AT depuis les autoroutes qui traversent perpendiculairement les Appalaches dit en tout cas bien davantage qu’un passage : elle rend compte des pulsations spatiales de l’espace américain. Sa trajectoire peut être reconstituée dans la Figure 2, qui propose une carte du traverser.

Figure 2 : Carte du traverser.

Figure 2 : Carte du traverser.

Cette carte doit être comprise comme un empilement de rythmes organisé par de multiples spirales autour d’un centre où réside l’individu ou le groupe social. Elle cherche à rendre compte des spatialités dans l’espace du traverser et permet donc de cartographier dans un espace non euclidien des mises en relation à la fois centrifuges et centripètes. Elle distingue des traversées singulières (qui n’ont pas lieu en dehors d’elles-mêmes), exceptionnelles (dans les dimensions de leur événement) ou dont on peut envisager la réitération, voire la reproductibilité. La validation des objectifs projetés dans la traversée peut conduire les opérateurs spatiaux à l’entériner, c’est-à-dire à la considérer comme réalisée. Mais l’espace d’arrivée peut aussi être différent de celui attendu et révéler ainsi une capacité à traverser quelque chose par hasard (la sérendipité définissant ici aussi bien l’art de ce traverser que le traverser ainsi fait). La carte du traverser signale aussi certains cas où la mise en relation débouche sur une impasse, en tout cas validée (temporairement ou définitivement) comme telle par les acteurs sociaux. Selon les temporalités et les contextes spatiaux, la signification du traverser peut aussi glisser d’une signification spatiale à une autre. Ainsi, la traversée de Christophe Colomb vers les Indes l’emmène en ce qui deviendra l’Amérique et prend ainsi sa place dans un « front de la découverte ». Elle se prolonge bien sûr dans le « champ des migrations » (dont il n’est pas besoin de rappeler l’importance pour le Nouveau Monde), mais aussi dans une appropriation patrimonialisée érigée au rang de symbole. À une autre échelle, la validation spatiale de l’Appalachian Trail a elle aussi évolué au point de donner parfois un sens plus pauvre à cet ensemble de sentiers dans les pratiques touristiques actuelles. D’autres traversées peuvent apparaître sans but apparent, comme celles répétées par le héros Forrest Gump dans le film de Robert Zemeckis (1994) : « he just runs »…« with no particular reason ». L’individu part de chez lui en Alabama, court jusqu’au bout de la route, puis à travers la ville, puis à travers le comté, l’État et finalement le pays. Dans ce type de pratique de l’espace, la « compétence scalaire » (Lussault 2013) est sans nul doute engagée. D’abord seul, il va être suivi par des foules de plus en plus nombreuses, dans une succession de traversées effectuées sur la route et où sont figurées des représentations qui servent de marqueurs spatiaux, des phares des côtes du Maine aux rivages du Pacifique. Dans ce « nuage gumpien » figuré sur la carte du traverser, jamais l’acteur fictionnel opérant ne semble repasser au même endroit, ni s’arrêter, avant, au bout de trois ans, de décider qu’« il est fatigué » et de stopper, au milieu de nulle part. Il s’agit alors d’un changement de quotidienneté et non d’un passage d’une quotidienneté à une banalité. Toujours sur cette carte, c’est dans le « triangle des symboles » qu’il faut situer la traversée de Paris de Grandgil et de Martin. Tandis que le film de Lelouch met en abîme les mouvements pendulaires inscrits dans la quotidienneté des mobilités urbaines. Les traversées sportives de la capitale sont ici validées comme des événements exceptionnels, y compris dans la répétition des compétitions sportives. Et sans doute faut-il voir dans l’échec récent de la traversée de Paris à la nage une forme d’« impasse » dans la mise en relation d’une société parisienne avec l’espace urbain qu’elle ne parvient pas à faire sien. Le fait que de nouvelles tentatives soient envisagées, ici ou ailleurs, permettra peut-être d’éviter l’« angle des chimères »…

Dans la maîtrise spatiale du traverser, la « compétence métrique », « la compétence de parcours » ou la « compétence de placement » (Lussault 2013, p. 45-47) sont également engagées, jusque dans des spatialités qui peuvent paraître anecdotiques. Une aventure, survenue en août 2012 (source AFP 22/08/12) à une passagère française de la compagnie aérienne Pakistan International Airlines (PIA), est riche d’enseignements. Endormie pendant son vol Lahore-Paris CDG (avec pourtant une escale à Milan !), elle a parcouru 12 000 km et fait 18 h de vol « pour rien » nous dit la dépêche, car elle est retournée dans la foulée à la case départ… Ce sont les services d’immigration pakistanais, soit de son espace de départ, qui l’ont refoulée et renvoyée en France sur un vol d’une autre compagnie dont les frais ont été à sa charge. La compagnie a en effet argué qu’il « est avant tout à la charge du passager de descendre de l’avion ». Du point de vue des acteurs, seule compte ici l’arrivée à une destination, au bout du compte intermédiaire si l’on considère un parcours « porte à porte ». La traversée a finalement « eu lieu », même si la distance euclidienne et la distance-coût ont au moins doublé. Mais l’intérêt relève surtout des cospatialités actorielles et des transferts successifs de « métrise », pour reprendre le néologisme de Jacques Lévy (1999, 2009) qui désigne ainsi la capacité de maîtrise des différentes techniques de la mobilité, en tant que mode de gestion des distances. Dans le transport aérien en particulier, le passager abandonne temporairement et volontairement celle-ci, « le temps du voyage », pour effacer une distance davantage perçue comme un obstacle que comme un écart. L’effacement reste ainsi au cœur de l’offre de services, et souvent même un argument de confort, de la plupart des opérateurs de transports dans la traversée de l’espace. Mais il s’agit en fait d’un effacement sensorimoteur dont la maîtrise a pour objectif de faire disparaître les « faux raccords », de divertir.

Ce que nous disent ces quelques exemples nous paraît devoir être compris dans le rhuthmos [10] démocritéen. La lecture que propose Heinz Wismann (2010) de Démocrite et de la pensée atomiste permettent de mieux appréhender le traverser. Sa théorie de la connaissance du monde nous invite à penser que les atomes sont des éléments qui se meuvent dans un espace vide à « n » dimensions (mais non euclidien) et qu’ils sont en cela des manifestations de ce vide. Contrairement à Jean Salem (2010), qui défend une lecture corpusculaire de l’atome démocritéen, Wismann reprend l’image de la natte, de la tresse ou de l’entrelacs (« sumploké ») et soutient que l’atome n’a pas d’épaisseur ni de poids et qu’il est le mouvement même dans lequel le grand vide s’étend. Il tient pour responsables de ce qu’il considère comme un malentendu majeur, Aristote, Théophraste et Épicure, qui désignent explicitement ces atomes comme des corps (« sômata ») et décrivent en particulier leurs propriétés à travers le trinôme schema-taxis-thesis. Celles-ci évoquent ainsi clairement l’ordre et l’aménagement dans une dimension statique. Et matérialiste. Cette hypothèse euclidienne fait de la forme une propriété intrinsèque de l’atome chez Aristote. Heinz Wismann nous explique qu’Épicure est ensuite piégé en quelque sorte par cette cosmologie aristotélicienne qui l’amène à concevoir un univers dont la périphérie est une ligne droite, avec des corps (atomes) qui tombent vers un centre infini. La lecture de Démocrite proposée par Wismann va à l’encontre de ces interprétations. Elle fait de l’atome démocritéen une ligne de force qui se propage selon son rythme (le « rhuthmos » étant sa propriété principale). La traduction du très rare « diathigè » en « toucher traversant » (!) permet d’insister encore sur ce mouvement par lequel l’atome se traverse lui-même, si tant est qu’il est une onde, une ligne, un filament qui se propage dans le vide, une des forces mêmes du vide [11]. La possibilité d’un retour de l’atome sur lui-même (« tropè ») est la troisième caractéristique dévoilée par Wismann. Si l’on se reporte encore à la Figure 1, on ne doit donc clairement pas envisager isolément tel ou tel espace, mais bien l’agencement complet mis en tension par le traverser [12]. Son régime de visibilité nous amène à l’aborder par les images.

Quels régimes de visibilité du traverser ?

De la bande dessinée (un manga d’Obara Masakazu paru en DVD en 2009-2011 s’intitule littéralement « La traversée de l’espace ») à la littérature, du cinéma (en témoigne la liste étendue des films et documentaires dont les titres incluent des déclinaisons du terme traversée) à la publicité, de nombreux supports artistiques alimentent le régime de visibilité du traverser. À travers ce « processus clef dans le fonctionnement des sociétés […] où le besoin de rendre visible l’action légitime sur l’espace légitime pousse à instrumentaliser sans cesse l’espace matériel » (Lussault 2003, p. 997), les formes de représentation par lesquelles un phénomène spatial est inventé sont multiples.

Au-delà du titre de l’album, La Grande Traversée d’Astérix le Gaulois (Goscinny et Uderzo 1975) s’articule, par exemple, autour de protocoles graphiques construits ; la sémiosphère (Raffestin 1974, 1990) informe l’espace du traverser de manière paradoxale en renseignant visuellement un non-visible. La première planche construit un espace où tous les éléments se confondent dans le même blanc des cases. Brouillard, mers glacées, icebergs semblent y avoir absorbé les différents acteurs. Dans cette traversée de l’inconnu, seules émergent les bulles de leurs dialogues, avec d’abord les aboiements d’un chien (la manifestation de l’animalité pourrait sembler précéder celle des hommes… si le graphisme ne laissait pas transparaître des références culturelles très fortes à la langue viking), puis ce cri d’un individu réclamant le silence absolu. Le mouvement lui-même ne semble pas perceptible, si ce n’est par les références à son orientation (bâbord/tribord) et par l’évocation d’un risque d’obstacle… Un peu plus loin dans la bande dessinée, le même mode opératoire est mis en œuvre avec une succession de cases alors noires, supposées évoquer une traversée de nuit dans une ellipse graphique. Ces représentations de la traversée, somme toute assez fréquentes, disent pourtant bien plus que certaines de leurs interprétations appauvries. La fraction de la traversée est en effet souvent comprise à tort comme une forme simple, voire neutre, d’intermédiarité. Entendue dans sa version horizontale, catégorielle ou d’évolution (nous nous reportons par exemple aux travaux du Groupe Interface 2008 ou de Merle 2011), cette intermédiarité est trop souvent conçue comme un entre-deux interfacique entre un espace de départ et un espace d’arrivée, un entre-deux que les acteurs chercheraient à vider de sens et de substance en dehors des fonctions de connexion et de franchissement. La fraction de la traversée ne saurait exister seulement par défaut ; elle demeure un espace référent qui lie et met en cohérence l’espace du traverser. Il ne s’agit donc pas d’un simple entre-deux interfacique, mais d’une authentique interface, soit une forme avérée d’interspatialité.

L’effacement de la distance et des distances est un fantasme ancien qui a nourri de nombreux débats scientifiques. Il ne s’agit pas ici de les alimenter, mais d’envisager cette question dans l’espace du traverser. Qu’il s’agisse de la « compression » spatiotemporelle du monde, décrite, par exemple, par le géographe David Harvey (1990), ou de la dromologie [13] de Paul Virilio (1993, 1995), qu’elles soient portées par le postulat positiviste de progrès des techniques ou par sa dénonciation, certaines lectures par la vitesse n’envisagent sans doute pas toutes les métriques [14] de l’espace traversé. Virilio (2004) identifie ainsi un processus historique dans lequel le « triptyque départ-voyage-arrivée » a cédé la place à un « diptyque départ-arrivée (avec au milieu un intermède) » qui lui-même s’est effacé au bénéfice de « l’ère de l’arrivée généralisée ». L’horizon est explicitement présenté comme celui de la « disparition de l’espace-temps » : « le monde se rétrécit, l’espace réel du monde entier se rétrécit et se réduira, un de ces jours, dans quarante ou cinquante ans, à rien. Un jour, le monde ou rien, ce sera la même chose » (ibid.). Si l’on suit cette hypothèse où l’emporteraient des coprésences instantanées et immédiates, « où tout arrive sans qu’il soit nécessaire de partir » (ibid.), l’accomplissement de la traversée ruine en quelque sorte son existence même. Le complexe de la gomme… Ce mirage, entr’aperçu dans la « connexion instantanée », révèlerait ainsi des télétraversées fondées sur des téléprésences instantanées. Mais dans ce schéma, l’espace se limite en fait à une étendue horizontale à parcourir de part en part, et Elie During (2010) dénonce aisément les biais des postulats associés à cette pensée en lui opposant la relativité restreinte inventée par Einstein en 1905. Au présupposé discutable d’une vitesse limite déjà atteinte et présentée comme une vitesse « de libération » (infinie en quelque sorte), l’idée d’une vitesse limite finie introduit une vitesse absolue.

Associer à l’espace des vitesses un principe de limitation […] [revient] à adjoindre l’espace-temps de la physique classique une structure d’horizon, une structure projective et même une topologie nouvelle […], cisaillant l’espace-temps en chacun de ses points. (During 2010, p. 188-189) [15]

Si l’on revient à l’album d’Astérix évoqué au début, les bulles des dialogues disent en fait la présence permanente des sujets spatiaux, leurs expériences de l’espace. Le défi spatial auquel ils sont confrontés dans le traverser est aussi celui de l’altérité (voir l’article de Bernier « Espace et spatialités du traverser »). Or, si la traversée a bel et bien eu lieu, sa réalisation fait justement défaut par absence de validation sociale. Rappelons en effet qu’à leur retour du Nouveau Monde, le chef des Vikings considère leur traversée comme une supercherie puisque les indigènes ramenés se révèlent des Gaulois, soit ni plus ni moins que des voisins, des presque semblables… Le projet spatial ne saurait donc être considéré comme atteint a posteriori, son ordonnancement après coup n’est pas réalisé. Le chef de l’expédition finit seul et dépité sur le quai d’arrivée de sa traversée, car, faute de cette reconnaissance sociale d’abord toute hégélienne, il n’y a pas conscience partagée de la traversée. Mais il y a plus : si l’on ne craint pas le jeu de mots, l’espace de la traversée a été reconnu par les opérateurs traversants (acte d’éclaireur), mais sans reconnaissance spatiale (action sociale du traverser), la traversée n’advient donc pas comme traverser.

Dans le cadre d’un exercice littéraire, Pierre Patrolin (2012) appréhende lui cette altérité-obstacle et cette altérité-identité dans un espace revendiqué comme La traversée de la France à la nage (2012). Récit est donné à lire d’une expérience spatiale. Le projet contenu dans le titre (« la première chose écrite » [16]) amène l’auteur à envisager, à « assumer » toutes les difficultés spatiales qu’il contient. Celui-ci dit suivre le protagoniste : « je le suis plus que je suis le ». L’intérêt de l’exercice repose sur ses dimensions fictionnelles, c’est-à-dire sur les contradictions apparentes entre une spatialité dynamique et un espace « réel », survalorisant le réseau hydrographique [17] construit autour du Massif Central. Patrolin est ainsi « attaché à ce que tout soit vrai » (« je ne pouvais faire passer la Loire à Paris »), y compris à grande échelle, avec la retranscription précise de tel pont ou de tel méandre. Son chemin d’eau doit donc composer, non seulement contre la gravité du support physique, mais aussi avec les innombrables coupures et obstacles à une circulation fluide : déversoirs, rapides, goulets, barrages et aussi interdits frappant la circulation nautique dont il nous dit qu’ils sont les plus rugueux à Paris ! Le principe l’amène également à renoncer au mode traditionnel de déplacement, debout ou assis, pour un mode immergé (dans tous les sens du terme) et une position couchée, ce qui le conduit à pénétrer le paysage pour l’appréhender et à le regarder « d’en bas ». En ce sens, l’expérience spatiale passe bien sûr par le corps. La traversée devient donc un roman d’aventures restituées à la première personne. C’est un acte spatial individuel, mais pas solitaire, puisque le héros trouve un miroir transitionnel et un partenaire dans son propre baluchon et qu’il rencontre un certain nombre de personnages, dont les animaux ne sont pas les moins nombreux. Au final, c’est une diagonale à laquelle nous invite Patrolin, entre le Pont du Roi sur la Garonne et la Meuse. Interviewé, il nous fait cet aveu : je traverse « la France » parce que j’écris en français… Tout est dit et finalement rien n’est effacé. Son traverser de l’espace français laissera bien une trace, a minima romanesque et littéraire. Faut-il s’étonner dès lors que la Française Nathalie Benoît, handicapée par une sclérose en plaques, reprenne ce signal spatial pour s’imposer le défi d’une traversée de la France en aviron, finalement réalisée après 39 jours d’efforts en juillet 2013 ? L’énoncé des métriques, décliné avant et après l’exercice spatial, met l’espace traversé en perspective de 49 semi-marathons courus à raison de 8 à 10 heures de ramage par jour…

La traversée s’inscrit ici dans un exploit spatial dont la réalisation fait sens dans l’espace du traverser. L’exemple de la traversée des deux tours du World Trade Center de New York réalisée par le funambule Philippe Petit le 7 août 1974 permet d’approfondir encore notre analyse. Projetée plusieurs années auparavant devant les plans du bâtiment découvert dans un magazine, elle va ensuite devenir l’objet d’une démarche obsessionnelle de la part du Français et le conduire à des proto-traversées, dans son jardin, puis avec les tours de Notre Dame de Paris (1971) et celles du Pont du Port (Harbour Bridge) à Sydney (1973). La traversée « proprement dite » aura lieu sur des tours encore en chantier et donnera lieu à huit allers-retours à 417 m au-dessus du sol. La disparition des Twin Towers le 11 septembre 2001 inscrit ce traverser en quelque sorte hors du temps et le fameux documentaire du Britannique James Marsh (Man on a wire, traduit en français Le funambule (2008)) en fait désormais une méta-traversée. Ces différentes traversées ne doivent pas être appréhendées comme une succession historique, mais comme un empilement de durées et d’espaces. L’agencement spatial de tous ces actes et de toutes ces expériences spatiales fait le traverser, lui donne sens spatial et valeur sociale.

Cette écriture postcirculatoire du traverser peut parfois relever d’un récit fictionnel, mais dont l’ordonnancement spatial peut toujours être décrypté dans la sémiosphère du traverser. Un film comme The American (une image de l’altérité dans un film européen à tous points de vue), d’Anton Corbijn (2010), s’appuie ainsi sur un grand nombre de ces signes spatiaux traversants. Au début du film, le héros, un tueur à gages, traverse l’Europe depuis la Suède (où la photographie travaille des couleurs chaudes pour l’intérieur, le dedans, et des couleurs froides pour les extérieurs, le dehors), pour arriver à Rome. Puis vient le générique dont l’intégralité « se passe » dans la traversée d’un tunnel éclairé de jaunes. S’ensuit une traversée des Abruzzes dans laquelle l’acteur jette ses cartes routières par la fenêtre de son véhicule pour entrer dans un nouvel espace, inversé en quelque sorte (ce que traduit la permutation parfaite des codes photographiques évoqués plus haut). La figure des spirales est alors omniprésente : dans le cheminement sur les routes de montagne (repris dans de nombreux plans de coupe), dans la circulation giratoire définie par les rues en pente du village de Castel del Monte (un gimmick décliné en de multiples cellules), mais aussi dans ce fusil, maintes fois vissé et dévissé par le tueur à gages, voire encore dans les coiffures bouclées des héroïnes… Une scène centrale, au milieu du film, cristallise le protocole : alors qu’un aigle « circule » dans le ciel, nous sommes à la verticale du village et l’image tourne (dans le sens inverse des aiguilles d’une montre) précisément sur elle-même autour d’un axe fixe. Dans tout le film, il est question de distances. Le personnage solitaire essaie d’échapper à son passé ; et le fusil qu’il fabrique, cette arme qui sert à tuer à distance, ne l’empêchera au final pas d’être rattrapé et tué… à bout portant ! La somme de toutes les traversées propose ici une traversée totale [18]. La réitération de la figure spiralée structure bien ce que Bergson (2009b) appelait un « souvenir du présent ». During (2010) explique la construction d’une simultanéité dans la relativité verticale de la spirale. Elle est « non pas la métaphore, mais le symbole » (During 2010, p. 65) de l’action circulatoire. Et son enclenchement relève d’un ajointement dynamique de multiples pièces disloquées, ce qui fait se raccorder entre elles différentes spatialités en une même aspiration. La spirale est à la fois un motif et une figure spatiale.

Nous proposons de reprendre cette construction spiralaire pour interpréter les images du traverser « véhiculées » dans la publicité. La Figure 3 tend à rendre compte de cet empilement d’images, de coupures, dont l’agencement est parfois très sophistiqué. Le champ des publicités pour les véhicules 4X4 fournit un matériau d’une grande richesse pour notre étude des signes spatiaux du traverser [19]. Depuis la base jusqu’au sommet, plusieurs messages se font écho, leur assemblage finit par construire un discours spatial du traverser. Nous avons choisi ici un support bien sûr signifiant, emprunté au monde automobile, c’est-à-dire à un moyen de transport dont l’usage peut tendre au registre de l’individualité (un seul conducteur pour un véhicule particulier), en particulier pour ce type d’automobile qui joue entre quotidienneté et exceptionnalité. Il y a cette Skoda Yeti où l’acteur conducteur se projette dans l’animalité (un procédé déjà entrevu dans ce texte dans l’album d’Astérix La Grande Traversée et dans l’exercice spatial de la traversée de la France à la nage proposé par Patrolin) et enclenche un premier mouvement de détachement. La figure permet alors de lire un gradient d’intensité du traverser. Les deux publicités Jeep se font écho (« libre par nature » nous dit le slogan, qui renvoie là implicitement puis explicitement au monde urbain, avec la figure du pont qui fait synapse). Le « 4X4 à la demande » de Citroën ne dit pas autre chose avec ce lien opéré par la route, quasiment sans transition, avec le géotype montagne. La figure de l’obstacle est plus claire encore avec l’entrée dans un tunnel au milieu d’un espace de blancs. « Seule une légende peut vous conduire à une légende » nous dit-on pour nous projeter dans un espace à construire, nous faire dépasser nos réticences. Le véhicule a fait, fait et fera lien. Et traverser. Le Qashqaï, « the ultimate urban car », traverse ce tunnel en projetant des images bariolées sur les parois. « Prenez les commandes de la ville », n’hésite d’ailleurs pas à nous dire le publicitaire. Sous-entendu : « traversez-la ! ». Ce que semble avoir fait le conducteur de la Land Rover pour qui « chaque sortie est une aventure ». Alors que l’image structure des cospatialités par la coprésence du lieu de l’habiter (le domicile, l’intérieur de la maison est éclairé) et des véhicules du traverser (la voiture — qui se fait aussi espace domestique — et les deux paires de chaussures laissées devant elle). La profondeur de la traversée est ici représentée par l’induration du mouvement figurée par les tubes de glace à l’arrière de la voiture. Traversées singulières, traversées exceptionnelles, traversées réitérées sur la carte du traverser (Figure 2).

Figure 3 : Du tous espaces au tout-espace : un agencement hélicoïdal des images associées aux 4X4 dans la publicité envisagé comme gradient d’intensité du traverser (Source des images : campagnes de publicité parues dans la presse 2010/2012).

Figure 3 : Du tous espaces au tout-espace : un agencement hélicoïdal des images associées aux 4X4 dans la publicité envisagé comme gradient d’intensité du traverser (Source des images : campagnes de publicité parues dans la presse 2010/2012).

La publicité pour BMW est sans doute celle qui exprime le mieux les dimensions du traverser et celle qui illustre de la façon la plus forte la cristallisation du traverser dans l’image. Son titre suggère une succession d’« expériences » tandis que les quatre facettes de l’image disent les quatre saisons (tous les rythmes), mais aussi tous les espaces. Le véhicule tout terrain est celui du tout espace en quelque sorte. L’image condense ici toutes les traversées en ce qu’elle dit le traverser. D’un point de vue sémiotique et symbolique, le signe X des 4X4 (« Xdrive ») est le point de convergence d’une mise en tension spatiale qui se fait à partir de l’individu social ou du groupe social. L’éclatement puis la recomposition des unités d’espace en morphologies spatio-temporelles sont aussi des arrangements dans la sémiosphère. Ils participent pleinement de la mise en relation qu’est le traverser. La langue et les mots utilisés pour désigner certains véhicules sont édifiants, avec, par exemple, la figure à succès du Crossover.

Langue et langages du traverser.

Le concept automobile de Crossover, s’inscrit en effet dans une convergence généralisée vers un espace urbain (Lévy 2013, Lussault 2013). Il se présente comme « multi-segments » ou « multi-usages », et au final comme un véhicule résultant du croisement d’une automobile de type Sport Utility Vehicle (SUV) et d’une automobile de type berline, voire coupé ou monospace. Le Crossover est une proposition commerciale qui vise à rendre possibles des spatialités croisées. Son mode de désignation est donc tout sauf anodin dans l’espace du traverser. Il rend compte du motile de la traversée (Kaufmann 2004) à travers les obstacles et l’altérité de l’espace référent. Ce signe se retrouve d’ailleurs dans le « Xing » anglo-saxon (« crossing ») et désigne bien en fait les coordonnées du traverser. Il renvoie en cela à un espace identifié comme bi-dimensionnel et nous permet de comprendre le traverser comme un double montage. Il s’agit d’abord d’un montage de fractions, de découpes issues de la tomogénèse (la croix-ciseaux) (Gay, à paraître) et que disent de nombreuses langues (to cross, kreuzen, cruzar, incrociare… ont leur prolongement français avec les « couper en travers » ou « couper à travers »). C’est en quelque sorte un premier travail d’écriture des spatialités cinématiques du traverser. Cet exercice spatial mobilise bien la « compétence de découpage et de délimitation » (Lussault 2013, p. 46). Leur mise en relation s’effectue ensuite par un « montage » dans la verticalité de la forme hélicoïdale (la Figure 1 se déplie et se déploie ici en quelque sorte dans les Figures 2 et 3 avec les mêmes codes graphiques).

Traverser se dit aussi to go through, durchgehen, atraversar, attraversare… qui ne sont pas des synonymes, mais des complémentaires, l’autre dimension du traverser. Les spatialités sont ici étagées, empilées et reliées selon des agencements parfois très élaborés. La forme du Kanji japonais est édifiante quand il s’agit de désigner le traverser (« wataru »). Avec toutes les précautions interprétatives nécessaires, nous suggérons que le Sanzui-Hen (surligné en rouge sur la Figure 4) tend à désigner des choses relatives à l’eau et pourrait signifier le traverser premier d’un Japon largement construit dans son rapport à la mer. Le Kanji central (en vert) évoque des « degrés » ou des multiples (« fois ») dans lesquels nous croyons retrouver les multiples spatialités et les multiples plans spatiaux. Enfin, le Hiragana « ru » (en jaune ici) est la terminaison qui désigne en japonais le verbe, l’action, la mise en mouvement.

Figure 4 : Le Kanji japonais pour dire « traverser » (Wataru).

L’ensemble construit bien un espace bi-dimensionnel dont la croix est le point de convergence. En référence au « diathigè » démocritéen, nous proposons d’appeler diatigisation ce processus de mise en relation, soit les interspatialités dans lesquelles se coordonnent les espaces du traverser. Les espaces s’organisent de proche en proche à partir de l’individu ou du groupe social et la traversée se réalise dans une proximité. Nous soutenons ainsi l’idée selon laquelle il n’y a de traversée que locale. Nous sommes bien ici dans un espace non euclidien, dans lequel le local n’est pas ce que l’on peut croire dans un plan de base. Tout amène alors à interroger la « distance ».

Pour faire écho aux Vikings de l’album La Grande Traversée, comment ne pas s’attarder précisément sur le terme danois désignant la « distance », afstand (cousin du norvégien avstand et du suédois avstånd) [20] ? Il est composé du préfixe « af- », lui-même issu des termes « åv– » et « äv– », qui, en vieux norrois, indiquent une distanciation par rapport à soi. Un « par delà moi-même » qui induit une notion d’espace entre celui qui parle et ce dont on parle, ce qui est là où je ne suis pas. L’autre composant est le « –stand » (qui indique où on se tient à l’instant, où on est). Celui-ci peut être compris comme « ce qui est loin de là où je me trouve à l’heure actuelle», « ce qui est où je ne suis pas », « là où je me projette ». Au moment où la langue affirme la distance, on comprend bien que le traverser ne peut être considéré comme un effacement. Il s’élabore dans un ordonnancement polytopique de l’action circulatoire réalisé a posteriori. Et au bout du compte, la langue et le langage du traverser rendent compte de cette articulation entre des actes et des expériences de l’espace.

Les liens entre ces constructions linguistiques et ces grammaires spatiales sont multiples. Cet ordonnancement postcirculatoire de l’« habiter polytopique » (Stock 2006) trouve une illustration très intéressante dans les mobilités spéléologiques. La spéléologie fonde ainsi son existence historique sur la réalisation de la première « traversée » souterraine, dite de Bramabiau (Mont Aigoual), réalisée en 1888 par Édouard-Albert Martel (Spelunca 1993, André et Duthu 1999). Que nous dit cet événement pionnier et quel sens accorder à la portée que lui reconnaît toute une communauté disciplinaire ? Cette traversée est dite « pure », car elle suit un même cours d’eau, d’une perte à une résurgence. Cette première mondiale fait donc date, même si les Autrichiens du Verein für Höhlenkunde [21] avaient auparavant procédé à des explorations méthodiques du monde souterrain. La traversée a donc une généalogie et l’événement lui-même ne saurait se résumer à une action linéaire, réalisée au premier essai le 28 juin. Il avait en fait été précédé de reconnaissances (les traversées d’éclaireur) depuis l’aval.

Cette traversée fondatrice est aussi le point de départ d’une praxis, la traversée souterraine, aujourd’hui codifiée, mais avec des contours assouplis et des catalogues. Fabien Darne et Patrice Tordjman proposent de la définir comme « un parcours qui consiste à pénétrer dans un réseau souterrain par un de ses orifices pour en ressortir par un autre, distinct, l’un des deux pouvant être artificiel » (2002, p. 5). Les auteurs en recensent ainsi 60 en France. Qu’on ne s’y trompe pas : les espaces et les spatialités du traverser sont ici chevauchants et les dimensions de la traversée ne sont pas seulement celles données par les auteurs, soit pour Bramabiau : 84 m de dénivelé, 400 m de distance à vol d’oiseau entre les deux orifices et une distance parcourue sous terre dans un temps estimé toujours dans l’espace euclidien, mais intégrant les approches : 30 minutes de marche d’approche, 2 heures passées sous terre (« pour une équipe de quatre spéléos entraînés »), 20 minutes de marche de retour… mais 0 km de navette de voiture. Et la fiche de décliner également la spéléométrie du réseau (développement et dénivellation totaux et nombre d’entrées). Les métriques sont beaucoup plus complexes encore et les fragmentations spatiales sont multiples. Un fait toponymique retient également l’attention : le changement de nom — jamais corrigé depuis l’invention de la traversée — de la rivière entre la perte et la résurgence : le Bonheur devient en effet le Bramabiau…

Les clés de lecture de Leroi-Gourhan (1965, 1971) sont ici particulièrement efficaces et peuvent être prolongées. Fondant ses observations sur Lascaux, il souligne des agencements spatiaux déroulés, allongés, « plan après plan » sur un parcours. « Quel que soit le fond du mythe, il s’ordonne linéairement et dans la répétition » (Leroi-Gourhan 1965, p. 157). Nous aurions donc affaire à des spatialités successives. Ainsi,

le nomade chasseur-cueilleur saisit la surface de son territoire à travers ses trajets ; l’agriculteur sédentaire construit le monde en cercles concentriques autour de son grenier. (Leroi-Gourhan 1971, p. 157)

Avec deux grands ordres d’appréhension du monde selon lui, la percussion et la préhension. Les traversées souterraines évoquées plus haut relèvent en fait désormais d’un espace feuilleté, d’un empilement de spatialités. L’aboutissement de la traversée peut désormais être projeté, finalisé. Pour n’envisager qu’un plan, l’espace référent Bramabiau est contenu dans toutes les autres traversées. Et la verticalité n’est pas seulement celle, descendante, du cours d’eau à travers un objet physique.

Lussault utilise le terme de « transspatialité » pour nommer

la spatialité spécifique [de] l’expérience spatiale majeure en même temps que de plus en plus routinisée : celle du franchissement d’une limite, d’un seuil, d’une barrière. […] La réalisation de la mobilité des individus implique donc de pouvoir passer à travers. (Lussault 2013, p. 179)

Dans le traverser, cette approche transverse de la traversée, liée à la mise en tension d’ancrages externes donne un sens postcirculatoire à l’espace. Traverser l’espace relève bien d’un agencement de circulations singulières projetées en dehors et à travers un espace référent, agencement qui se fait dans un « retour sur ». La diatigisation fait sens par l’usage d’une langue de la distance : l’appellation « traversée » valide cette figure spatiale en tant que mise en relation. Celle-ci a ses artefacts autant que sa sémiotique qui expriment un arrangement spatial dans la sémiosphère (Raffestin 1974, 1990 et Lotman 1966, 1999). L’image du tramway de la Nouvelle-Orléans [22] au début de ce travail dit l’induration de ces incréments spatiaux plus qu’elle ne dit une vitesse quelconque. Les différentiels d’induration des espaces du dehors et du dedans, la coprésence des individus mobiles soulignent combien il s’agit dans ce cas d’une projection sociale dans l’espace. Pour utiliser un vocabulaire cinématographique, le photographe a ici le rôle de chef opérateur. Ce sont bien les acteurs sociaux qui « réalisent » (dans le sens du réalisateur) ou non la traversée. Un exercice local par excellence, une figure spatiale qui produit du lieu.

Traverser l’espace est une expérience spatio-temporelle partagée et ordonnancée a posteriori. Les grilles de lecture de Lussault (2010) nous permettent d’ailleurs de comprendre l’expression de « traversée du désert » comme une régulation sociale ou individuelle des relations de distance qui conduit à une mise à l’écart du groupe social, à perdre sa « place ». C’est une forme de gestion du vide dans l’appropriation de celui-ci. La traversée est réalisée, s’achève et se révèle quand l’individu retrouve sa place dans l’espace du corps social. L’espace traversé a donc ici une substance sociale propre, ce qui contredit une interprétation symbolique appauvrie du référent « désert ». Et le traverser renvoie finalement bien à un traitement de la distance et des distances tel que l’explique Lévy (2009). Traverser l’espace, c’est donc une façon de l’intégrer, dans tous les sens du verbe. Il y a dans la diatigisation une convergence croisée, une concordance des spatialités qui dit la condensation de la mobilité. Le traverser est un processus de substantivation sociale qui fait advenir la distance parcourue comme unité d’espace. Lévy n’hésite d’ailleurs pas à rappeler que cette dernière

est partout, dans un continuum, du quotidien au biographique, de l’éphémère au définitif, des choses aux hommes, de l’infra-local au mondial. La mobilité, ce n’est pas seulement le déplacement, c’est aussi la possibilité, la potentialité, la virtualité de déplacement. Nous sommes impliqués dans le mouvement même lorsque nous sommes arrêtés. La compétence, le capital de mobilité, la disposition à la mobilité (la motilité chez Vincent Kaufmann [2000]). (Lévy 2004, p. 298)

Le traverser n’est pas ici un point de contraction d’un espace appelé à disparaître, mais bien le point d’expansion d’un univers spatial. L’appréhender pleinement nécessite un renversement des perspectives. C’est bien ici l’invite de l’artiste plasticien Philippe Ramette (on pense à ses Contemplations irrationnelles 2003) avec ces montages photographiés qui renversent les perspectives et font se croiser l’horizontal et le vertical pour donner le vertige.

Ma démarche est une attitude contemplative. L’idée forte consiste à représenter un personnage qui porte un regard décalé sur le monde, sur la vie quotidienne. Dans mes photos je ne vois pas d’attirance pour le vide, mais la possibilité d’acquérir un nouveau point de vue. (Bazou 2013)

Abstract

This work is about the “traverser” as a scientific notion. It is understood as the stacking of rhythms and spatial figures. Building a relation between space of departure and arrival through a reference space is a social challenge that mobilizes all spatial skills. This paper outlines the languages used to define the “traverser” : spatial architectures and spatialities are decoded with different figures and spatial maps ; visibility rules are developed through the study of tangible and intangible materials. The “traverser” is understood as the social validation of spatial practices organized a posteriori. This process is a type of social substantiation that considers the distance traveled as a spatial unit. The concept of diatigisation concerns the processes that coordonate the different spaces of the “traverser”.

Bibliography

Notes

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