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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Science, histoire des sciences et vérité scientifique.

Recension croisée de Guenancia, Pierre, Maryvonne Perrot et Jean-Jacques Wunenburger (dirs.). 2016. Bachelard et Canguilhem. Dijon : Cahiers Gaston Bachelard (n°14) et de Barreau, Aurélien. 2016. De la vérité dans les sciences. Paris : Dunod.

Illustration : brian.abeling, « Doorway to the stars? », 17.01.2015, Flickr (licence Creative Commons).

L’époque actuelle est, dans la série des grandes partitions géologiques, dénommée l’Anthropocène, pour prendre acte du fait que les sociétés humaines sont devenues des acteurs importants dans l’évolution des environnements terrestres et maritimes. Un journal américain (Readfearn 2016) a, de plus, indiqué que depuis quelques jours nous étions, en fait, entrés dans le Trumpocène. Le terme n’est pas qu’un slogan politique. Il signale la rapidité des impacts des politiques économiques sur le climat et l’environnement. Ce qui était vrai sous Clinton, voire même sous Obama, peut, en matière de données climatologiques, ne plus être vrai à la fin du mandat de Trump. Le climat des 1247 parcelles viticoles de la Bourgogne, classé au patrimoine de l’humanité en 2015, sera-t-il toujours le même dans 4 ou dans 10 ans ? Est-il encore celui des vignes de l’époque de Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne ?

La question de ce qu’est une vérité scientifique n’est donc pas triviale et elle mobilise des enjeux politiques tels qu’il est souhaitable de s’en occuper avec soin et avec précaution. Deux ouvrages permettent d’y réfléchir de façon à la fois traditionnelle et nouvelle. Le premier, un recueil d’articles, étudie les liens entre les épistémologies de Bachelard, de Canguilhem et de Dagognet. Ces trois philosophes ont en commun d’avoir tous les deux une formation solide en sciences dites dures. Bachelard a été professeur de mathématiques et de physique avant de passer l’agrégation de philosophie. Canguilhem, lui, a fait l’inverse : après l’agrégation de philosophie, il fait des études de médecine et obtient son titre de docteur en 1943. François Dagognet, son élève, obtient l’agrégation de philosophie en 1949 et un doctorat en médecine en 1958.

Le second ouvrage est écrit par Aurélien Barrau, qui est docteur et HDR en astrophysique, de même que docteur en philosophie.

L’intérêt premier de ces ouvrages est qu’ils concernent des penseurs qui ont une forme de légitimité académique reconnue pour revendiquer une compétence en science et en philosophie. Cela change radicalement des philosophes qui parlent de science tout en l’ignorant grandement, ou des scientifiques qui parlent de philosophie sans rien en savoir. Inversement, cela place leur démarche dans la suite de très illustres scientifiques-philosophes, comme Descartes, Leibniz, Husserl, Russell… Le défi épistémologique et politique est sérieux !

Le premier ouvrage s’ouvre sur un chapitre d’histoire, qui décrit le fonctionnement de l’Institut d’Histoire des Sciences et des Techniques (IHST) que Bachelard dirigea de 1940 à 1955. Canguilhem lui succéda de 1955 à 1971. Après que l’IHST s’est joint à une équipe CNRS, il a été dirigé par Bouveresse (1984-1988) puis par Dagognet (1988-1994). L’auteur de cet article, Jean Gayon, a été partie prenante dans l’aventure. Il indique, d’une part, que lui-même n’a pas tout compris des événements alors qu’il en était l’un des acteurs (p. 56, « il n’a pas bien compris toutes les subtilités relatives aux deux entités ») et il déclare d’autre part (p. 57) qu’il s’agit d’une « discrète guerre de tranchées institutionnelles » entre le CNRS et différentes universités parisiennes. Ce chapitre introductif expose comment, en pratique, en fait, en acte, la philosophie des sciences se construit : les philosophes ne comprennent pas tout en temps réel et ne collaborent pas toujours entre eux. La philosophie des sciences se construit aussi dans les conflits et parfois dans l’ignorance. Il est remarquablement honnête qu’un ouvrage scientifique, un texte d’études universitaires sur la philosophie des sciences, commence par une telle mise en garde : ne cédons pas à « la fiction – idéalisante et idéaliste – d’une histoire dont le ressort ultime serait intellectuel et seulement cela » (p. 59).

La réalité de la construction historique d’un savoir, fût-il impulsé par l’exigence d’être scientifique et philosophique à la fois, n’est pas réductible à une démarche intellectuelle. Il y a du pouvoir, des jeux et des incompréhensions.

Les cinq chapitres suivants se partagent comme suit : quatre d’entre eux (écrits par Debru, Damien, Vinti et Biris ) abordent les modalités historiques de la filiation critique entre Bachelard et Canguilhem et un seul (écrit par M. Bulcao) traite de façon plus synthétique les articulations entre les principaux concepts que Bachelard, Canguilhem et Dagognet mettent en place.

Le point commun à ces chapitres est d’aborder la notion de vérité scientifique, en dehors de la logique, et au cours de l’histoire de la construction des sciences. Pour cela, le raisonnement comporte deux étapes majeures.

La première consiste à se débarrasser de l’idée logique de vérité, la seconde à construire une science à partir d’une imagination créatrice. Dans un premier temps, les différents auteurs reprennent assez littéralement les textes des trois philosophes, textes qui récusent tout contrôle, tant externaliste qu’internaliste, sur la science. Cela signifie d’abord, classiquement, qu’il n’existe pas de norme qui s’imposerait de l’extérieur sur la science. Plus originalement, cela signifie aussi que, au fur et à mesure qu’elle se constitue, la science ne construit pas davantage de norme, de procédure absolue de vérité. Ce que la science construit (de façon interne), c’est une série de savoirs et de questions. Ce n’est en aucun cas une vérité ontologique, et jamais la pratique scientifique actuelle ne se constitue (ne devrait se constituer) en modèle pour la pratique scientifique à venir. Selon Canguilhem en particulier, la science se construit progressivement, en étant toujours en rupture, par rapport à la nature et par rapport à la culture. La rupture quant à la nature vient de ce que les sciences découpent des objets, des thématiques, des problématiques au sein du monde sans tenir compte de la distribution initiale de ces objets, car « la nature n’est pas d’elle-même découpée et répartie en objets et en phénomènes scientifiques. C’est la science qui constitue son objet » (p. 70).

La rupture quant à la culture vient de ce que la science s’élabore dans un rapport à la non-science. Le terme « non-science » ne désigne pas un domaine irrationnel, mais l’ensemble des objets qui, à l’instant t, ne sont pas considérés comme pouvant être objets de science et qui, à cause d’une invention technique, à cause d’un changement socio-politique, le deviennent à l’instant t+1. L’exemple classique, selon Canguilhem, est celui de la biométrie et de la psychométrie, qui ne sont devenues sciences possibles qu’après la mise en place d’une scolarité obligatoire, posant la question pédagogique basique : qu’est-ce que les enfants de tel âge peuvent tous comprendre ?

Pour autant que la science ne définit pas de norme et ne dépend ni d’une « nature » ni d’une « culture », elle ne sort pas de nulle part. Elle est dépendante de la décision du scientifique de s’installer sur le terrain de la rationalité. En opposition à Kuhn, Canguilhem explique que la rationalité du scientifique ne dépend ni d’un paradigme ni d’une normativité de fait. Selon lui elle est un acte libre et responsable qui s’attache à séparer le vrai et le faux. Il déclare que le principe de non-contradiction distingue entre le « vrai » et le « faux », mais qu’ensuite il faut choisir : le « faux » est peut être plus intéressant que le « vrai ». La logique stricte ne dit rien du monde.

« Si nous comprenons mieux ainsi désormais que la recherche de la vérité est l’effet d’un choix qui n’exclut pas son inverse, nous n’avons pas pour autant réponse à toutes les difficultés concernant le fondement de la science comme discours, dont l’histoire atteste l’entêtement à se poursuivre, et dont les réalisations techniques attestent qu’il est discours de la réalité » (p. 77).

L’étape suivante consiste à déterminer comment faire de la science rationnellement, maintenant que l’on sait que la science ne dit pas à coup sûr si le « vrai » est préférable au « faux » en toutes circonstances. Canguilhem déclare alors que le vrai est inventé comme « une falsification du réel », comme « une institution de sécurité vitale », en « réaction de défense préventive contre l’imprévu ». On invente un vrai qui est exact, durable, pour se rassurer.

« Le savoir anxieux d’un objet stable, identique à soi-même, serait peur non de la mort, mais de la vie en tant qu’elle est puissance, lutte, invention, risque et souffrance » (p. 77).

La réponse est trouvée dans le travail de Dagognet, particulièrement dans son ouvrage de 1977 : Une épistémologie de l’espace concret. Néo-géographie. Il revendique de considérer le progrès scientifique comme une forme d’imagination créatrice. Il faut construire une rationalité chaque fois plus vaste et plus cohérente, au « moyen d’un combat implacable contre les convictions valorisantes et les images primaires » (p. 97). Une des méthodes les plus efficaces pour inventer ainsi une rationalité élargie consiste à utiliser des « représentations symboliques figuratives », telles que des croquis, des schémas, des digrammes, qui seules permettent de mettre un ordre compréhensible dans le chaos et la variabilité des phénomènes. Dagognet prend l’exemple de la géologie, qui ne peut exister sans coupes, cartes et digrammes stratigraphiques. Il écrit même un chapitre « Reliefs et paysages, pour une épistémologie de la géomorphologie », dans lequel il prend l’exemple de la science des formes du relief pour exposer ce qu’est une « science de signes » ou des traces. Il ajoute alors qu’en ce sens, la géomorphologie est semblable à la psychologie « qui sous les symptômes discerne aussi une évolution ». Il prend le soin de préciser qu’il n’a aucune affinité avec ceux des géographes qui cherchent la spécificité du local et que, tout au contraire, il se sent proche de ceux d’entre eux qui, à partir de la variabilité des changements observés dans un phénomène, cherchent à le « cinématographier, à entrer dans son déplacement-déploiement » (p. 84).

Pour les trois philosophes, Bachelard, Canguilhem et Dagognet, la science se construit donc en temps réel, par invention rationnelle continue, invention qui ne suit aucune loi logique, mais qui se met en place au fur et à mesure que des observations font voir des changements dans l’objet étudié. Cet objet n’est pas naturel, il est un découpage que le scientifique fait dans le monde, parce qu’il a repéré que tel ensemble de faits faisait, du point de vue d’un mouvement, un tout. En conséquence, un objet scientifique peut très bien être quelque chose qui appartient à la fois au culturel et au social (Dagognet parle de « sociogramme »). « Il en résulte une néo-épistémologie qu’avec d’autres, la science des paysages, des parcours et des configurations, appelle » (p. 212). La science est mouvement de la raison qui dessine en temps réel le mouvement des objets d’études.

Tous ces textes datent des années 1940-1990. Quelle valeur épistémologique ont-ils aujourd’hui ?

Le livre d’Aurélien Barrau vient exactement continuer ce débat. Il n’est en aucun cas une suite, une étude nouvelle de la pensée de ces trois philosophes, qu’il ne mentionne qu’une fois en bibliographie. Barrau prend ses sources philosophiques chez des analyticiens réalistes (comme Armstrong et Putnam) aussi bien que chez leurs contradicteurs (Rorty et Goodman). Similairement, il s’appuie sur Derrida, Foucault et Deleuze, mais aussi sur ceux qui les critiquent sévèrement, comme Sokal, Bricmont et Bouveresse. De façon assez surprenante en apparence, il s’inspire de tout et de son contraire. De façon subtile, il commence, dès qu’il parle de ses inspirateurs, à mettre en question la validité du vrai et du faux.

En tant qu’astrophysicien, il explique que « la certitude en science n’existe pas » (p. 16). Son travail de scientifique consiste à inventer « un modèle dans un rapport au monde qu’on pourrait dire essentiellement esthétique » (p. 17).

La nature, en effet, n’est pas le miroir de nos attentes. Elle n’est pas ce que nos théories veulent, ou n’est pas seulement cela. En conséquence, Barrau écrit (p. 17) que le chercheur « est aux prises avec l’implacable factualité d’un réel qui n’est jamais purement contractuel ».

Il n’existe aucune forme absolue de corrélation entre notre pensée (fût-elle celle d’un scientifique dur) et le monde. Aucun contrat ne lie la pensée et le réel. Il faut donc décider, rationnellement, mais sans certitude, de construire une vision scientifique du monde à partir d’un point de vue rationnel personnel. Cette décision, dans le cas des sciences de l’univers, implique un choix, qui repose sur des images, des mesures, des photos, des observations. Ce choix a une dimension esthétique. Il est motivé également par des préférences quant à l’harmonie visuelle de la figure et sa cohérence avec les faits à expliquer.

À partir de là, quelques conclusions fortes sont exposées. Tout d’abord, l’être ultime du monde n’existe probablement pas (p. 19). Exit l’ontologie de l’être du monde, exit l’ontologie du réel. Exit la discussion sur la vérité.

Ensuite, penser en scientifique n’est pas « enclore le réel dans ce que nous souhaitons qu’il soit ; c’est vouloir penser au-delà de nos fantasmes et de nos croyances » (p. 34). Il faut penser la science en tant qu’art (p. 47), c’est-à-dire en tant que création qui procède par essais et erreurs et qui vise à une cohérence harmonique entre pensée et faits.

Enfin, penser en scientifique, c’est penser en politique. Ce que les scientifiques étudient n’est pas le monde, mais des ensembles de choses, des relations qui sont des réponses à leurs manières d’interroger. Ce sont donc les choix esthétiques des scientifiques (qui décident d’étudier X ou Y) qui déterminent ce qui ensuite, dans le produit scientifique (le livre, l’article, le théorème), apparaît comme le monde. En un sens, le scientifique crée, par choix, tel ou tel monde. Il a alors une responsabilité éthique. Il peut créer un monde théorique à partir de quelques axiomes et tenter de tout réduire à ce système unique. C’est l’ambition de ceux qui cherchent l’explication ultime, ou de ceux qui veulent réduire à un naturalisme initial l’ensemble des sciences de la vie. Pour Barrau, c’est un mauvais choix politique parce que cela crée un monde « pauvre » qui ne démontre que le côté narcissique de son auteur. Il faut, au contraire, accepter que le réel scientifique soit une multiplicité : tous les scientifiques ne font pas, en effet, les mêmes choix. Cependant, tous ont égale légitimité à choisir.

La dimension politique apparaît alors clairement. Il ne s’agit pas de tomber dans un relativisme qui dirait que tout se vaut. Il s’agit d’accepter tous les choix possibles et de discuter de leur compatibilité et de leur pertinence. Tous les choix scientifiques ont une force de performativité. Pour autant tous les choix ne se valent pas. Il faut donc « faire face à la complexité performative du vérace sans nier la dimension nécessairement normative du vrai » (p. 70)

Barrau s’inspire alors de Deleuze, de Derrida et de Husserl et tente de décrire ce que serait cette science. Il termine son ouvrage en indiquant trois choses, qui peuvent être comprises comme un programme épistémologique (p. 82-83). D’une part, les différents champs cognitifs ne sont pas réductibles à la seule physique : il y a plusieurs rationalités. Ensuite, la phénoménologie et la psychanalyse ne sont pas des langages creux : elles parlent de non-dit, d’implicite, de sensations qu’il serait « naïf » de ne pas prendre en compte. Enfin, il y a des spécificités à la science qui lui confèrent une efficacité pour appréhender le réel, avec le désir d’en découvrir des propriétés « belles ».

Barrau conclut alors que la science est indéfinissable, la vérité inaccessible, cependant la science est une manière de faire des mondes. Tout est dans la manière, mouvante, imprévisible, délicate, joyeuse.

Le livre de Barrau répond un peu à celui de Quentin Meillassoux, qui défendait une forme subtile de réalisme, tout en établissant que ce qu’il y a d’ultimement réel est d’abord la contingence. Le débat (celui qui avait incité Barrau à se référer aussi bien au « réalisme » d’Armstrong qu’au « relativisme » de Derrida) reprend en partie les thèmes qu’avaient travaillés Bachelard, Canguilhem et Dagognet. Qu’est-ce qu’une science ? Est-ce une démarche qui parle d’un réel et qui est engagée dans un rapport de vérité avec lui, ou est-ce une vision du monde qui, pour un temps, fonctionne dans un monde donné ?

Du côté de la corrélation réel-pensée, et donc de la notion de vérité, il y a des prises de positions récentes en grand nombre et des écrits remarquables (Badiou, Meillassoux, Kistler, Andler en France). Il n’y avait plus, depuis Dagognet, que des philosophes non scientifiques (Deleuze, Derrida…) pour penser la science sur le mode du choix, de la création individuelle du scientifique. Il est important et bienvenu qu’un scientifique officiellement « dur » prenne parti.

Résumé

Que signifie la vérité pour les sciences ? Bachelard, Canguilhem et Dagognet, philosophes français qui étaient aussi mathématiciens et docteurs en médecine, ont avancé des idées à ce sujet. La vérité est quelque chose qui ne dépend pas de l’objet étudié, mais de la volonté du scientifique qui l’étudie. C’est une création subjective. Plus récemment, un philosophe docteur en astrophysique, Barrau, a élaboré un enjeu épistémique original en abandonnant le concept de vérité, qui ne serait pas ce que la science cherche.

Bibliographie

Dagognet, François. 1973. Une épistémologie de l’espace concret. Néo-géographie. Paris : Vrin, coll. « Vrin-Reprise ».

Meillassoux, Quentin. 2006. Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence. Paris : Seuil.

Readfearn, Graham. 2016. « We are approaching the Trumpocene, a new epoch where climate change is just a big scary conspiracy » The Guardian, 21 octobre.

Notes

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