À la santé de qui ?Peer review

Une ethnographie des discours professionnels sur le risque orphelin lié à l’alcool et à la grossesse.

Céline Schnegg

Je remercie Fabienne Malbois et Philippe Gonzalez (Laboratoire de Sociologie, Université de Lausanne) pour leur lecture attentive du présent article et leurs suggestions qui m’ont été précieuses. Un grand merci aussi aux lecteurs anonymes de la revue pour leurs remarques exigeantes et éclairantes.

Image 1 : Campagne Alcool et grossesse de la Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolisme, mai 2006.

Image 1 : Campagne Alcool et grossesse de la Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolisme, mai 2006.

Jeudi 24 avril 2008, le colloque « Alcool au féminin : de l’adolescence à la maternité » a lieu dans l’auditoire principal d’un centre hospitalier universitaire[1]. À cette occasion, le temps de la grossesse occupe une place centrale. Lors de cet après-midi d’information et de sensibilisation, destinée aux professionnels de la santé, les intervenants abordent tous les aspects du risque lié à l’alcoolisation fœtale. La directrice de la Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolisme (FEGPA) ouvre la journée et insiste sur la nécessité de prévenir la consommation d’alcool pendant la grossesse « Pas d’alcool bébé à bord », nous dit-elle — au même titre que la consommation d’alcool chez les jeunes femmes qui boivent de plus en plus et risquent de tomber enceintes durant un épisode d’ivresse. Plusieurs chercheurs se succèdent ensuite et nous donnent quelques indications sur la prévalence de la consommation d’alcool chez les femmes enceintes, avec tous les problèmes que pose l’auto-déclaration. À ce propos, deux médecins — l’une gynécologue, l’autre alcoologue — troquent leur blouse blanche pour mettre en scène une consultation gynécologique pendant laquelle le médecin adopte la bonne attitude pour faire parler la patiente[2]. La journée se termine avec la conférence du Docteur Maurice Titran, pédiatre au Centre d’action médico-social précoce de Roubaix en France. Expert dans le domaine des fœtopathies alcooliques et très engagé dans la prévention de ce « fléau », Maurice Titran sonne l’alarme[3]. Il fait défiler des chiffres — 8500 enfants par année en France sont victimes de l’alcoolisation in utero —, puis demande à l’assistance : « Vous viendrait-il à l’idée de mettre du vin dans un biberon ? », et martèle : « Faisons en sorte d’éviter ce risque 100 % évitable ». Pour terminer, le pédiatre projette une succession de photos d’enfants atteints du Syndrome d’Alcoolisation Fœtale (SAF)[4], toutes plus frappantes les unes que les autres. Sa conférence ressemble plus à une campagne politique qu’à une communication scientifique : il choisit des chiffres et des images destinés à marquer les esprits et son ton est engagé lorsqu’il raconte, ému, l’histoire de mères sorties de l’alcool grâce à l’intervention de son équipe. L’émotion est palpable. Un silence de plomb règne dans l’auditoire.

Ce colloque marque un moment inaugural[5] dans l’institutionnalisation du risque lié à la consommation d’alcool pendant la grossesse sur la scène suisse romande. Il signe mon entrée sur le terrain de l’alcool et de la grossesse. Lieu de réunion des principaux professionnels investis sur la question — sages-femmes, gynécologues, alcoologues, spécialistes de la prévention et des addictions notamment —, il est aussi un espace d’intéressement[6] et de diffusion d’un message d’abstinence qui semble faire consensus dans cette assemblée. Toutefois, contrairement à la France[7] ou aux États-Unis[8], où les conséquences de l’alcoolisation in utero suscitent des mobilisations de toutes parts, le risque lié à la consommation d’alcool pendant la grossesse est encore aujourd’hui un problème à bas bruit en Romandie, confiné à certains espaces spécifiques : des consultations spécialisées, des suivis de grossesse à risque, des campagnes locales de prévention[9]. L’enquête sociologique porte ici sur le risque en tant que problème public, les élaborations politiques et cliniques face au trouble causé par l’alcoolisation in utero[10]. Cet article entend restituer les différentes versions qui sont données de ce risque prénatal dans trois mondes[11] professionnels qui participent de son institutionnalisation : les mondes de la santé publique, des sages-femmes et des gynécologues[12]. Selon qui parle, ce qui est jugé « à risque » change : des corps (le corps maternel, le corps fœtal, le corps de l’enfant à venir, le corps social) entrent sur la scène, tandis que d’autres disparaissent. L’objectif est d’analyser les modalités de réappropriation du risque par les différents acteurs ainsi que les modes de réaménagement discursif et pratique qu’ils élaborent en situation. En cela, ma démarche se rapproche dans une certaine mesure de celle de Carricaburu (2010) et Burton-Jeangros (2010), qui analysent le transfert des risques liés à la grossesse et à l’accouchement (podalique) dans les mains des professionnels et des femmes enceintes : comment ces acteurs font-ils au quotidien avec ces risques ?

Dans le cas qui nous concerne, le « procès de publicisation » (Cefaï 1996) du risque associé à l’alcoolisation fœtale est mené avant tout par des professionnels de la prévention et de la santé. Les femmes, pour qui la consommation d’alcool pendant la grossesse fait problème sont en effet absentes de l’arène institutionnelle[13], en tant qu’actrices politiques[14], mais aussi en tant que mères. Ce rapatriement du risque statistique dans le domaine clinique a quelque chose d’intrigant puisqu’il a lieu presque sans patientes. Les patientes à risque ne sont présentes que dans la mesure où les professionnels tiennent un discours sur elles. Non seulement les femmes enceintes dont la consommation d’alcool serait problématique sont très rares dans les consultations[15], mais surtout aucun professionnel du suivi de grossesse n’a vu d’enfant SAF pendant sa carrière, ou alors une seule fois, même si, nous le verrons, un seul cas d’enfant marqué par l’alcool suffit à prouver la toxicité fœtale de l’alcool et à susciter l’engagement des soignants. Mais paradoxalement, contrairement à ce qu’une certaine sociologie de la déconstruction pourrait prétendre, l’absence de patiente fait exister le risque. Et si celui-ci reste orphelin[16], il n’en est pas moins une factualité : depuis plusieurs années, les milieux scientifiques et médicaux qui le prennent en charge ont œuvré à tout un travail de découverte et de publicisation du problème alcool et grossesse. Cependant, ce problème, en Suisse romande du moins, est d’abord une expérience à la troisième personne, d’où tout l’intérêt d’ailleurs, d’une analyse des discours professionnels sur ce risque.

La première partie de cet article traite de ma démarche théorique et méthodologique. Le projet de la sociologue Dorothy Smith — celui d’une sociologie du quotidien basée sur l’expérience — sera exposé. La perspective développée par Smith permet en effet d’opérer un déplacement par rapport aux recherches sociologiques menées jusqu’à aujourd’hui sur le risque alcool et grossesse qui le dénoncent comme le produit d’une conspiration de la médecine à l’encontre des femmes enceintes. L’alternative réaliste consiste à mener une « ethnographie institutionnelle » du risque alcool et grossesse. L’analyse des discours professionnels, à laquelle la seconde partie de l’article est consacrée, nous permettra d’identifier les différents registres mobilisés par les acteurs dans leur définition du risque, tous unis toutefois, sous la bannière de la « femme alcoolique », incarnation figurative ou réelle du risque. La restitution de ces discours sur le risque (et sur les femmes à risque) nous permettra d’opérer un dernier geste critique, celui d’une disjonction potentiellement écrasante entre le problème tel qu’il est formulé à la troisième personne et l’expérience du risque à la première personne.

L’expérience comme point d’appui.

Si l’on devait tirer un seul enseignement de l’œuvre de Dorothy E. Smith, il pourrait être celui de faire une « sociologie pour les gens » (a sociology for people) et non « une sociologie sur les gens » (a sociology about people). Sous cette enseigne, la sociologue canadienne invite en effet à un « tournant ontologique » (ontological shift) (Smith 2005, p. 4). Il ne s’agit plus de produire une sociologie qui prend les acteurs sociaux pour des objets et tente d’expliquer les phénomènes sociaux à l’aune des structures sociales n’ayant d’existence que dans la tête des chercheurs. Smith raconte à ce sujet cette anecdote amusante : à l’époque doctorante, assise dans la cafétéria de l’hôpital psychiatrique dans lequel elle fait son terrain, elle se demande, « Mais où est la structure sociale ? Comment mettre la main dessus ? »[17] (Smith 2005, p. 54). Smith nous propose d’abandonner toute ambition explicative et nous enjoint au contraire à faire une sociologie qui prend comme point de départ et d’appui l’expérience concrète des « vrais » gens (actual people). Une telle proposition théorique et méthodologique paraît à première vue banale, mais, comme nous allons le voir ci-après, elle secoue littéralement la sociologie dans le sens où elle bouleverse en profondeur les partis-pris épistémiques de la discipline. Afin de mettre en évidence les déplacements qu’effectue cette sociologie, attardons-nous un instant sur les raisons qui ont conduit Smith à définir ce « programme ».

Dans son ouvrage Institutional Ethnography : A Sociology for People (2005), Smith retrace le parcours qui l’a amenée à développer une sociologie des activités réelles. À la fin des années 1970, la jeune chercheuse observe que les femmes sont absentes en tant que sujets d’étude du champ de la recherche en sociologie : on ne sait rien ni de ce qu’elles sont, ni de ce qu’elles font. À ce sujet, Smith décrit le décalage, ou la « disjonction » (disjuncture), qu’elle vit entre son expérience en tant que chercheuse et enseignante à l’université, et son vécu en tant que mère célibataire de deux enfants, invisible et pourtant déterminant dans l’organisation de son quotidien. Mais il ne suffit pas de faire entrer les femmes dans la focale de la recherche sociologique pour remédier à leur invisibilité et à celle de leur travail (Smith 2005). L’expérience de cette contradiction conduit Smith à une réflexion plus générale, épistémologique et méthodologique, sur les modalités de production des connaissances scientifiques. Les méthodes de la sociologie traditionnelle[18], nous dit-elle, oublient que les phénomènes sociaux — le travail, la délinquance, la maladie mentale par exemple — sont issus d’un appareil bureaucratique et institutionnel qui en impose une définition et exclut donc certains modes d’existence. Prendre ces phénomènes comme grille de lecture sans en questionner l’origine peut conduire à occulter la réalité concrète des « vrais » gens, le travail domestique des femmes par exemple, toujours passé sous silence. Ce diagnostic effectué, Smith propose alors de partir de l’expérience concrète des femmes, de faire « une sociologie pour les femmes » (a sociology for women) qui prend leur quotidien comme levier réflexif et tente de le relier à une organisation sociale plus globale, extra-locale (faite de textes, de lois et de discours), mais toujours observable dans les pratiques. D’une sociologie pour les femmes, la chercheuse élargit sa proposition à celle d’une « sociologie pour les gens », qui part « d’en bas », de l’expérience située et qui, comme elle l’écrit, traite de la problématique du monde de tous les jours.

Smith nous convie donc bien à porter un nouveau regard sur le social et à effectuer un véritable virage ontologique. Dans sa perspective, le social n’est plus conçu comme un agglomérat de normes et de structures sociales, projetées sur le terrain par les chercheurs qui éclairent alors le monde de lumières dont eux seuls détiennent le secret. Selon cette sociologie, le social n’est en effet rien d’autre que ce que les acteurs sociaux font, acteurs sociaux conçus comme des membres compétents, aux prises avec différents ordres institutionnels et relations régulatoires (ruling relations) qui structurent le quotidien. C’est là une conception presque géométrique du social, en deux ou trois dimensions, qu’il nous faut cartographier : à la manière d’un jeu d’enfant, la sociologue est invitée à relier les points entre acteurs, activités, textes et institutions, et à dessiner alors la forme que prend l’organisation sociale dans un contexte situé. Le statut des outils théoriques change : d’un appareillage abstrait posé a priori, dont le terrain sert d’illustration voire de prétexte, comme c’est le cas dans la sociologie traditionnelle, les concepts n’ont d’existence et de valeur, dans la sociologie smithienne, que parce qu’ils sont ancrés dans les pratiques et ont une référence empirique.

La voie sans issue de la déconstruction.

En écoutant différents professionnels parler des risques liés à l’alcoolisation maternelle, confrontée à différentes versions du risque qui engagent des agents, des victimes et des responsabilités à géométrie variable[19], l’explication par une force supérieure, la « domination des médecins », me paraît plus que hasardeuse et avoir bien peu à voir avec les activités ordinaires. C’est ainsi que la lecture de Smith m’a amenée à opérer un décrochage par rapport à la littérature déjà existante sur l’alcoolisation maternelle. Précisons d’emblée que ce risque et la pathologie qui lui est associée ont été peu étudiés du point de vue des sciences sociales[20]. Monique Membrado[21] (2010) s’est penchée sur le cas français. Comme l’indique le titre de son article, elle s’interroge sur les « enjeux sociaux » du SAF en tant que « construction médicale ». En effet, comment expliquer qu’une pathologie, pourtant identifiée dès les années 1970 en France comme aux États-Unis, ne fasse pas partie du catalogue clinique des professionnels du suivi de grossesse ? L’auteure invoque différentes raisons dites sociales qui peuvent expliquer cette faible résonance du SAF et de la recommandation d’abstinence : le tabou de l’alcool au féminin, la culture du vin qui exclut l’alcool de la catégorie des toxicomanies, l’absence d’une dose-seuil, une étiologie encore incertaine. Cette dernière dimension, celle de l’incertitude quant aux risques « réels », amène Membrado à douter de la pertinence de la politique de tolérance zéro qui, selon elle, risque de manquer sa vraie cible, à savoir les femmes dépendantes ou celles pour qui l’alcool sert de palliatif à des difficultés existentielles.

Alors qu’elle est confrontée outre-Atlantique à l’explosion du SAF en tant que problème public, Elisabeth M. Armstrong (1998, 2008) développe cette même posture critique « dubitative »[22] mais de manière toutefois plus radicale[23]. La sociologue américaine, pionnière dans l’analyse du SAF, en retrace la carrière ascendante. Elle montre de façon tout à fait convaincante comment cette pathologie, d’abord confinée à l’observation de quelques cas d’enfants nés de mère alcoolique, est devenue dans les années 1990 un problème médical, social et politique, supposé concerner toutes les femmes enceintes ou en passe de le devenir. Cette « démocratisation » (Golden 2005) du risque, associée à un élargissement du spectre des pathologies allant du SAF à des effets plus subtils associés à une consommation occasionnelle ou modérée, est liée à l’impossibilité, pour les chercheurs en épidémiologie et dans les laboratoires, d’identifier une dose-seuil qui serait sans danger pour le fœtus. Comment expliquer que cet « échec » scientifique ait fait enfler le risque plutôt que de le désenfler[24] ? Selon Armstrong, la réponse est à chercher dans des ressorts sociaux : une médecine du risque dont les femmes sont les principales cibles, la définition du fœtus comme une « personne », la médicalisation de la grossesse et sa définition comme une situation à risque, le réduction des femmes à leur fonction reproductrice et à la responsabilité de protéger leur fœtus. Autant de ressorts qu’on ne peut nier[25], mais qui amènent l’auteure à franchir un pas supplémentaire — que nous ne franchirons pas.

Suivant une logique constructiviste, Armstrong conclut, de ses recherches sur un matériau pourtant très complet[26], que le risque alcool et grossesse est une « fiction sociale » mise en scène par les instances scientifiques et politiques, qu’elle qualifie d’entrepreneurs moraux[27]. Cette fiction fait d’autant plus recette qu’elle vise des femmes pauvres et vulnérables des réserves indiennes et des ghettos, comme dans le cas des « crack babies » des années 1980. Dans ce sens, d’après Armstrong, la recommandation de tempérance pendant la grossesse relève de la morale et non de la science, science dont on ne sait d’ailleurs pas, dans la logique d’Armstrong, à quelles conditions elle peut exister. Si la perspective constructiviste, souvent agrémentée d’une analyse en termes de rapports de force, a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires tout à fait convaincants — l’ouvrage de Ian Hacking La construction sociale de quoi ? (2008) est incontournable sur cette question —, l’on pourrait ajouter que le geste politique qu’elle effectue a une dimension cannibale, dans le sens qu’elle dévore tout cru l’objet auquel elle a elle-même donné naissance en en montrant les conditions d’existence. David T. Courtwright (2004), dans sa revue de l’ouvrage d’Armstrong au titre d’ailleurs évocateur, « How real is fetal alcohol syndrome ? », relève ce même problème sous-jacent au geste de la dénonciation : nier l’existence du SAF en distribuant des blâmes, de la même manière que les médecins dénoncés, précise-t-il.

En regard de ce cannibalisme, le projet sociologique alternatif de Smith nous offre une porte de sortie prometteuse. Dans une optique réaliste, il nous invite à prendre le risque alcool et grossesse au sérieux (et non à rebrousse-poil) et à ré-ouvrir l’enquête sur ce problème en voie d’institutionnalisation. Le virage ontologique de la sociologie smithienne s’accompagne en effet d’un projet méthodologique, celui de l’ethnographie institutionnelle[28] :

L’ethnographie institutionnelle en tant que projet propose une forme alternative de connaissance du social dans laquelle la connaissance propre des gens sur le monde de tous les jours est systématiquement reliée aux relations sociales et aux ordres institutionnels auxquels nous participons (Smith 2007, p. 43).[29]

L’expérience phénoménale constitue bien le point d’achoppement de la sociologie smithienne et un passage obligé pour la sociologue qui ne veut pas se rendre complice des régulations institutionnelles, mais au contraire les cartographier et les restituer. L’ethnographie ici correspond moins à une méthodologie codifiée et standardisée de l’enquête par observation directe qu’à une horizontalité du regard : porter la caméra sur l’épaule pour ne pas regarder les gens de haut, et accepter ainsi d’abandonner le poste de metteur en scène. Partir des pratiques locales pour les relier aux points de liaison institutionnels qui assurent la coordination de ces pratiques : c’est dans ce passage des activités locales aux régulations discursives et textuelles que se situent l’ambition, l’originalité et la dimension critique de l’ethnographie institutionnelle.

Voyons donc comment les différents professionnels de la santé rendent compte et, ce faisant, produisent une « socio-logique » (Latour 2005) du risque de l’alcoolisation fœtale. L’analyse s’attachera tout particulièrement à la façon dont, en lien avec des objectifs préventifs, cliniques ou thérapeutiques, ils négocient, voire (ré-)concilient, le niveau épidémiologique et ses études populationnelles, et le niveau des patients (fœtus, bébé et femme enceinte), tout en étant insérés dans des logiques parfois contradictoires de prévention des malformations néonatales, d’anticipation des risques fœtaux, d’efficacité thérapeutique et d’empathie. Autant de formulations à la troisième personne qui semblent disjointes de l’expérience des femmes, invisibles et silencieuses dans l’arène publique.

Le discours de la santé publique : du risque fœtal au risque social.

Ce que vous buvez, votre enfant le boit aussi. Aucune étude scientifique ne permet actuellement de déterminer un seuil en dessous duquel la consommation d’alcool d’une femme enceinte est sans conséquence pour la santé de son enfant. Par conséquent, il est recommandé de ne pas boire d’alcool durant la grossesse.

Voici ce qu’on peut lire sur la plaquette d’Addiction Suisse[30] publiée en 2007 sur l’alcool durant la grossesse. En l’absence de preuve scientifique sur une dose d’alcool qui serait sans danger pour le fœtus, c’est le principe de précaution[31] qui domine. Les spécialistes de la prévention que j’ai interviewés se font la voix et le relais des institutions de prévention qui préconisent toutes « zéro alcool pendant la grossesse », et reprennent le message de santé publique à leur compte. Leur discours se situe dans le cadre de référence de la santé publique : un cadre de pensée épidémiologique, fondé sur la notion de risque statistique qui se situe entre un facteur de risque et une pathologie. Mes interlocuteurs conçoivent le risque fœtal comme un risque statistique basé sur une logique probabiliste : selon les recherches épidémiologiques, la consommation d’alcool pendant la grossesse est un facteur de risque pour la santé néonatale. C’est avec l’appui d’études scientifiques, aux méthodes éprouvées, sur de larges populations, qu’il faut recommander l’abstinence pendant la grossesse. L’argument scientifique leur permet aussi de garantir la légitimité de leur intervention et de se protéger contre des accusations de moralisation ou d’abolitionnisme, dont les politiques de prévention dans le domaine de l’alcool sont régulièrement la cible. La recommandation « Zéro alcool pendant la grossesse » apparaît donc bien comme relevant de la science et non de la morale ou du charlatanisme. C’est dans ce sens qu’on peut qualifier le répertoire des acteurs de la prévention de « scientifico-politique ».

Du point de vue des spécialistes de la prévention, la consommation d’alcool pendant la grossesse est non seulement qualifiée de risque sanitaire, mais aussi de risque économique. En effet, l’alcoolisation fœtale représente un coût pour la société, en raison du suivi médical spécialisé dont ont besoin les enfants exposés in utero à l’alcool, parfois lourdement handicapés. Le risque de l’alcoolisation fœtale a donc deux faces, une face sanitaire et une face économique, qui toutes deux le font entrer dans la catégorie des problèmes de santé publique. Un problème de santé publique d’autant plus important que les acteurs de la prévention font référence à l’ensemble du spectre des effets fœto-alcooliques. De leur point de vue, le SAF n’est que la partie visible de l’iceberg. Partant de là, la consommation d’alcool pendant la grossesse est non seulement désignée comme un risque pour le corps fœtal, mais aussi comme un risque pour le corps social dans son ensemble : le spectre de l’hérédité de l’alcoolisme fait alors son entrée et introduit la menace de la dégénérescence sociale.

Selon une logique d’efficacité[32] et sur la base d’enquêtes épidémiologiques, les programmes de prévention définissent des populations à risque et des groupes cibles auxquels sont destinées les campagnes. Quelle est la population à risque dans le cadre de la prévention de l’alcool pendant la grossesse ? Du point de vue des organes de santé publique et des acteurs de prévention interviewés, l’ensemble des femmes en âge de procréer compose le groupe à risque. L’argument est le suivant : suite à l’émancipation et l’accès des femmes au travail, les femmes boivent statistiquement plus d’alcool[33]. En d’autres termes, l’égalité nuit à la santé. Comme les femmes boivent statistiquement plus d’alcool, elles courent le risque de boire aussi pendant leur grossesse et donc de nuire à leur fœtus. Les politiques de santé publique recommandent alors à toutes les femmes de ne pas boire d’alcool dès le moment où elles projettent de tomber enceintes et ce jusqu’à l’allaitement. Finalement, par un « drôle » de glissement, ce n’est plus l’alcool qui est le facteur de risque, mais le comportement des femmes enceintes. Face à cela, la stratégie d’action est celle de l’information : éditer des feuillets de prévention les plus neutres possible afin de garantir leur bonne réception, et ainsi éveiller ou réveiller la responsabilité individuelle des femmes enceintes de ne pas boire.

Sages-femmes : expertes et témoins de l’impuissance des bébés.

Après avoir rendu compte du discours des acteurs de santé publique, entrons maintenant dans le monde des sages-femmes : la logique épidémiologique, basée sur des populations, des calculs de probabilités et le principe de précaution, cède ici le pas à la logique clinique et thérapeutique, fondée sur l’interaction entre une soignante et une patiente. Ou devrais-je dire deux patients ? En effet, les sages-femmes définissent ainsi leur mission professionnelle : suivre la grossesse et assurer la bonne santé du bébé qui apparaît comme un acteur déterminant dans leur prise en charge, en tant qu’être à risque (et non « corps » à risque)[34]. Les sages-femmes parlent bien de bébé et non de fœtus, terme qu’elles utilisent très rarement. Dans ce sens, elles qualifient la consommation d’alcool pendant la grossesse de risque, non pour le fœtus, mais pour le bébé et l’enfant à venir. Selon ce cadre de référence, l’alcool est défini comme un problème prénatal, mais aussi postpartum en raison des troubles du développement et des difficultés scolaires que pourrait rencontrer l’enfant exposé, des troubles doublés de difficultés sociales et familiales dans les cas où la mère souffre d’une dépendance à l’alcool. Actrices du postnatal, les sages-femmes ont un rôle non seulement médical (réduit à sa dimension technique), mais aussi social, voire psychosocial, avec toute l’empathie et les compétences relationnelles que cette dimension de leur rôle suppose.

Pour les sages-femmes spécialisées dans le suivi de grossesses dites « à risque »[35], le problème de l’alcool pendant la grossesse concerne avant tout les femmes alcooliques et/ou polytoxicomanes, souvent précarisées, « des cabossées de la vie », pour reprendre l’expression d’une interviewée. En se basant sur leur expérience clinique[36], sur ce qu’elles voient dans leur consultation, ces soignantes définissent l’alcoolisation fœtale comme une problématique marginale des marginales[37]. Le risque alcool se voit encapsulé dans le risque lié à la vulnérabilité sociale, au point qu’il s’y confond. Elles valorisent alors les compétences particulières qui sont nécessaires pour prendre en charge cette population spécifique et se servent de la consommation d’alcool pendant la grossesse pour mettre en avant leur rôle d’accoucheuses, dans les deux sens du terme : d’une part, aider à la venue au monde d’un bébé en bonne santé ; d’autre part, mettre en place un contexte favorable aux aveux d’une femme enceinte quant à sa consommation abusive d’alcool. Cette rhétorique de l’aveu revient régulièrement et tout particulièrement lorsqu’on parle d’addictions et de dépendances, qui restent conçues comme des maladies honteuses et que l’on cache. Dans un cadre de luttes de pouvoir entre sages-femmes et gynécologues autour des suivis de grossesse, les interviewées démontrent leurs compétences propres avec des patientes alcoolodépendantes : établissement d’une relation de confiance, long temps de consultation, entretien motivationnel et autres techniques inspirées de l’alcoologie. Elles ne sont pas des soignantes comme les autres, n’ont pas peur « de se salir les mains », et favorisent une prise en charge globale de la personne.

Les sages-femmes ont un regard singulier puisqu’elles prennent en charge des patientes vulnérables. De leur point de vue, les femmes toxicodépendantes composent la population à risque de consommer de l’alcool pendant leur grossesse. Quant au risque de pathologie, il est celui du « Syndrome d’Alcoolisme Fœtal ». C’est bien cette expression et non celle de « Syndrome d’Alcoolisation Fœtale » qui est utilisée par les sages-femmes. D’après mon analyse, cette expression nous dit deux choses. Premièrement, elle renvoie à l’alcoolisme et à de fortes consommations quotidiennes d’alcool, et non à des consommations modérées et occasionnelles. Deuxièmement, cette formulation fait disparaître la femme enceinte qui produit l’action de boire. Le fœtus est alcoolique indépendamment de la mère. Et au fœtus alcoolique correspond un bébé au faciès caractéristique, souffrant de multiples malformations et lourdement handicapé, dont la vue marque à jamais l’esprit (les images évoquées sont dures et parfois difficilement soutenables). Cette dimension de la vue et du voir prend toute son importance dans le domaine clinique et plus encore chez les sages-femmes. Évoquer les effets fœto-alcooliques revient à mobiliser des images d’enfants SAF, dont les signes cliniques sont clairs. Ces récits d’expérience « d’avoir vu » (et d’avoir été affectée) constituent la trame des entretiens, et c’est bien le fait d’en avoir été la témoin qui constitue la preuve et fonde la réalité de la nocivité de l’alcool pendant la grossesse pour les sages-femmes[38], même si elles sont peu nombreuses à avoir rencontré le SAF. Lors des entretiens, les sages-femmes racontent d’elles-mêmes, très rapidement, sans que je le leur demande, si elles ont déjà vu ou non un bébé atteint de SAF : souvenir émouvant, marquant le début de leur engagement pour la prévention, mais aussi déception professionnelle et personnelle de ne pas avoir vu ou su voir que la mère buvait[39].

Aux prises avec une patientèle particulière, les sages-femmes se situent dans une pratique de réduction des risques. Si la référence à la tolérance zéro reste forte et l’idéal à atteindre pour toute grossesse, l’objectif, dans la pratique clinique avec des femmes dépendantes, reste cependant avant tout de limiter les dégâts pour le bébé. Dans le cadre d’une consommation occasionnelle ou sociale, les intérêts du bébé doivent prendre le dessus sur ceux de la mère qui aurait envie de boire un verre ; la responsabilité individuelle de la mère doit suffire à la faire renoncer à ce plaisir. Mais si la femme est alcoolique, la dépendance, définie comme une maladie, prend le dessus sur les intérêts du bébé : le besoin irrésistible de boire et de combler le manque fait oublier à la mère les besoins du bébé[40]. Les sages-femmes sont là pour rappeler les intérêts du bébé auprès de la mère. Plus encore, les sages-femmes se désignent comme les porte-parole de la cause des bébés. Lorsqu’une sage-femme explique comment elle parle à ses patientes toxicodépendantes pour les convaincre de diminuer leur consommation, elle me dit :

Sage-femme 1 : « Bébé, il aime pas trop ça, si maman elle boit un verre là parce que… Qu’est-ce qu’elle pourrait faire pour que bébé il dise, “Bravo maman, c’est pour moi que tu fais ça, t’es super géniale !” ». Après il faut aussi parler de tout ça, moi je parle beaucoup de tout ça avec bébé, avec les mamans. Je dis « Regardez voir un peu là bébé, quand il bouge, il est tout content, […] il va juste vous le dire, “Merci maman, t’as bu deux verres en moins !” »

Par cette mise en scène, la sage-femme, à la manière d’un ventriloque, fait parler le bébé et ses besoins. Si le ton est infantilisant, cette professionnelle fait entendre la demande par ailleurs indulgente du bébé. En tant que « représentantes fœtales », les sages-femmes cherchent à motiver les mères à arrêter de boire, à les responsabiliser et à les moraliser. La grossesse est alors définie comme une fenêtre d’opportunité, un moment privilégié pour avouer sa dépendance et entamer un sevrage, à condition que la sage-femme fasse remonter l’amour maternel mis en sourdine par l’addiction[41]. En même temps que les sages-femmes travaillent à faire resurgir la mère (devant prendre le dessus sur la toxicomane), elles l’utilisent comme un relais pour protéger le bébé.

La mission des gynécologues : informer la femme enceinte.

Du côté des gynécologues, la problématique de la consommation d’alcool suscite moins d’engagement, moral notamment[42]. Elle s’inscrit « simplement » dans leur mission professionnelle, celle de lutter contre les déficiences néonatales. C’est d’ailleurs dans cette catégorie des malformations fœtales que les gynécologues placent les effets fœtaux liés à l’exposition à l’alcool. Mais les effets fœto-alcooliques ont cette caractéristique d’être évitables (il suffit de ne pas consommer), contrairement à d’autres anomalies génétiques qui relèvent de la fatalité. C’est pour cette raison qu’il faut s’en préoccuper.

Du point de vue des gynécologues, toute consommation d’alcool pendant la grossesse est à risque. En effet, elle expose le « fœtus »[43] à un continuum de pathologies allant du SAF à des pathologies plus subtiles, telles que l’hyperactivité. Les gynécologues produisent toutefois un discours tempéré sur la tempérance. Toutes et tous le précisent à un moment donné, si une femme boit un verre de temps à autre, ou pour une occasion, par exemple du champagne à son mariage ou pour un anniversaire[44], il ne faut pas la culpabiliser, ça ne pose pas de problème. Le cadre de référence, ici, est celui de la pensée profane basée sur l’expérience : « Si l’alcool était si toxique que ça, si un verre suffisait, on serait tous topios[45]. Je suis sûre que ma mère buvait pendant sa grossesse et pourtant, je n’ai aucun problème ». Les gynécologues se montrent finalement relativement critiques par rapport à la politique de tolérance zéro, en lien notamment avec les exigences de la clinique. Si l’on prône la tolérance zéro, demandent-ils, comment faire si une patiente arrive en consultation et dit qu’elle a bu de l’alcool au début de sa grossesse alors qu’elle n’en avait pas encore connaissance ? Dans ce cas-là, de leur point de vue, préconiser la tolérance zéro reviendrait à encourager l’avortement (ce qu’ils veulent absolument éviter).

Le discours des gynécologues paraît alors construit comme un rempart contre des accusations de moralisation des femmes enceintes. Et dans ce sens, ce n’est pas la femme enceinte qui est désignée comme responsable, mais le comportement à risque qu’elle adopte : la nuance est de taille. Parallèlement, ils insistent sur le fait qu’une femme qui boit, ça se voit. L’alcoolisme est décrit comme une pathologie visible et qu’on peut détecter par des signes cliniques clairs, rien qu’en observant : visage, attitude, retard aux rendez-vous, fœtor[46] alcoolique. Pour les femmes dépendantes, qui sont finalement les plus à risque de mettre en danger leur fœtus, le regard du gynécologue suffit.

En ce qui concerne l’alcool pendant la grossesse (hors contexte de dépendance), le rôle des gynécologues se limite à poser la question de la consommation d’alcool lors de l’anamnèse (dans la liste des questions sur les habitudes de vie) et à informer les patientes sur les risques fœtaux. Après, il en va de leur rationalité et de leur bon sens.

Gynécologue 2 : Et si elle peut pas se passer de ça pendant cette période quand même ultra privilégiée qu’elle va vivre en moyenne 1,6 fois dans sa vie en Suisse, ben ouais, ben le bon sens près de chez nous me fait dire que ça devrait pas être trop difficile si on n’est pas dans un cadre de dépendance.

Ainsi, si les sages-femmes se situent dans le répertoire de la clinique morale, les gynécologues adhèrent plutôt à la face dite technique (ou rationnelle) de la clinique. L’intervention des gynécologues se focalise par ailleurs sur le corps des femmes enceintes. Le fœtus (et non le bébé) est le corps à risque, mais les intérêts fœtaux n’entrent pas en opposition avec ceux de la mère. Fœtus et femme enceinte sont deux « entités » interdépendantes : les gynécologues assurent le suivi des femmes enceintes en vue de préserver la santé néonatale.

 

Cette petite ethnographie du risque de l’exposition fœtale à l’alcool dans les mondes de la santé publique, des sages-femmes et des gynécologues nous a fait voir les différentes versions, réappropriations et mises en pratique de cette catégorie fondée par l’épidémiologie américaine. La circulation de cet objet ne se fait toutefois pas sans encombre : son importation dans le domaine clinique nécessite des ajustements qui varient en fonction de la mission professionnelle, des objectifs thérapeutiques et des corps à soigner. Mais au-delà de ces divergences, qu’est-ce qui fait le lien entre ces différents espaces et formulations du risque ?

Absentes de la scène publique, ce sont pourtant les femmes, en tant que figure, qui font le lien entre ces différents mondes de constitution du risque alcool et grossesse. Mais ce ne sont pas toutes les femmes enceintes. Ce sont les femmes alcooliques, voire polyconsommatrices, qui transitent dans les arènes et incarnent le risque. Elles représentent, dans le monde de la santé publique, la figure de la menace qui pèse sur toutes les femmes qui boivent pendant leur grossesse, la pointe de l’iceberg d’une pathologie silencieuse (l’ensemble des troubles causés par l’alcoolisation fœtale, réuni sous l’acronyme ECTAF). Elles sont l’emblème à partir de laquelle on va généraliser le risque[47]. Du côté de la pratique clinique, ces femmes alcooliques, malades de dépendance, sont le « cas de la chose réelle » (Quéré 1987). Elles sont le risque, celles pour qui on va développer des dispositifs particuliers. Les situations dramatiques observées, aussi rares soient-elles, servent de preuve à la toxicité fœtale de l’alcool, et appuient le discours général et global sur les risques de l’alcool pour le fœtus. Mais ces femmes à risque, réunies sous l’étiquette « grossesse à risque élevé » — « GARE tamponné sur leur dossier », me dit une sage-femme d’un hôpital universitaire —, incarnent plus largement la nécessité d’une clinique de la vulnérabilité et d’une médecine « bas-seuil », pour des soignants pas comme les autres : une prise en charge qui consiste moins en la prévention d’une pathologie, qu’en l’accompagnement psychosocial de ces futures mères.

En même temps que ces femmes alcoolodépendantes sont surexposées et servent d’emblème à la tolérance zéro, leur expérience est invisible et inaudible sur la scène publique. Ces femmes, dont « ça se voit » qu’elles boivent, les soignantes et les soignants en voient pourtant bien peu en consultation et encore moins des enfants atteints de SAF. La catégorisation médicale semble finalement peu efficace et le risque demeure orphelin. Plus encore, avoir bu soi-même pendant sa grossesse semble relever du registre de l’indicible[48]. Denis Lamblin, pédiatre et président de l’association SafFrance[49], s’en est rendu compte avant moi. Il racontait en effet, lors d’un colloque international sur le SAF en hiver 2011 à Strasbourg, qu’il n’avait trouvé aucune mère d’accord de témoigner sur sa consommation d’alcool pendant la grossesse. C’est finalement une mère anglaise de deux garçons atteints de SAF, fondatrice d’une association, qui est venue livrer son vécu. Des parents adoptifs ont ensuite pris le relais. Ce sont d’ailleurs majoritairement des parents qui ont adopté des enfants malades qui se mobilisent en France et aux États-Unis. Peut-être reste-t-il au risque orphelin à trouver des parents adoptifs en Suisse romande pour parachever son institutionnalisation ?

Mais l’invisibilité de l’expérience à la première personne des femmes-mères nous pousse à opérer le geste critique proposé par Dorothy Smith, celui d’une disjonction potentiellement aliénante entre la définition institutionnelle du risque alcool et grossesse et son expérience privée qui ne trouve ni lieu ni registre pour s’exprimer. Nous sommes face à un problème public dont la constitution est particulière puisqu’elle est désindexée de l’expérience privée. Cette désindexation vient contredire une certaine sociologie des problèmes publics[50], inspirée de la philosophie pragmatiste de John Dewey, selon laquelle l’expérience privée d’un trouble peut conduire à sa publicisation via un travail d’enquête visant à isoler les causes de la situation problématique et la constitution d’un public concerné par cette situation et sa résolution. Aussi stimulante soit-elle, cette conception du processus de problématisation, allant du privé au public, n’a pourtant rien de mécanique ni d’automatique. C’est d’ailleurs le constat que fait Joan Stavo-Debauge (2012) lorsqu’il montre que les victimes de troubles musculo-squelettiques ne se mobilisent pas pour changer le droit tant l’expérience qu’elles endurent est difficile à encaisser. L’expérience d’un trouble ne mène donc pas forcément à ouvrir l’enquête et peut largement entamer les capacités agentives des victimes. Le concept de disjonction, point de départ de la sociologie à la première personne de Dorothy Smith, pourrait venir enrichir cette réflexion sur la constitution, aboutie ou non, des problèmes publics. Dans le cas de l’alcoolisation fœtale, ce que nous dit cette disjonction, c’est qu’entre boire et être enceinte, il faut choisir, au point peut-être de rendre indicible l’expérience du trouble[51].

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Note

[1] Ce colloque se tient aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Il est organisé par la plateforme Femmes-alcool-parentalité. Fondée en 2005, cette plateforme regroupe des acteurs intéressés par le problème de la consommation d’alcool pendant la grossesse et après la naissance (gynécologues, sages-femmes, spécialistes des addictions et en santé communautaire, chargées de prévention).

[2] Ils mettent en scène la technique de l’« entretien motivationnel » qui a largement fait ses preuves en alcoologie et se diffuse dans le cadre du suivi de grossesse, au même titre que la technique dite d’intervention brève avec l’appui d’un questionnaire type AUDIT (Alcohol Use Disorders Identification Test). La question du « screening » de la consommation d’alcool des femmes enceintes est en effet centrale pour les cliniciens, en l’absence de test biologique fiable, et fait l’objet de plusieurs publications qui comparent différentes méthodes de dépistage pour cette population particulière que sont les femmes enceintes. Voir notamment l’enquête DéCAPI (dépistage de la Consommation d’Alcool à risque chez les femmes enceintes et approche Préventive par l’intervention brève), menée au CHUV (Centre Hospitalier Universitaire Vaudois), financée par le Fonds National Suisse et issue d’un partenariat entre sages-femmes, gynécologues et spécialistes en alcoologie. Cette recherche a abouti à une publication scientifique (Meyer-Leu et al. 2011), de même qu’à des guidelines publiées par la Fédération suisse des sages-femmes (« Recommandations de bonne pratique (Guideline) pour le dépistage et le conseil en matière de consommation de tabac et d’alcool avant, pendant et après la grossesse »).

[3] Dans le cadre de cette conférence, Maurice Titran s’adresse à un public de spécialistes. On ne peut donc pas le qualifier de « lanceur d’alarme », au sens où l’entendent Chateauraynaud et Torny (1999). Il en est toutefois un en France par la campagne de sensibilisation qu’il a menée dans le Nord et le soutien qu’il a apporté à des mères d’enfants atteints du Syndrome d’Alcoolisation Fœtale qui ont mené une action en justice contre le lobby de l’alcool pour tromperie sur la marchandise (dans le sens d’un défaut d’information). Son fils, Maître Benoit Titran, a défendu ces femmes. C’est suite à cette action qu’a débuté la démarche pour l’apposition d’un logo et d’un message de prévention à l’attention des femmes enceintes sur toutes les bouteilles d’alcool en France.

[4] Selon les statistiques épidémiologiques (largement issues d’études américaines), un à deux enfants sur mille seraient atteints du Syndrome d’Alcoolisation Fœtale (SAF), forme la plus grave des pathologies liées à l’exposition fœtale à l’alcool. Ce syndrome comprend divers symptômes, tels que retard de croissance pré- et postnatal, dysfonctionnement du système nerveux central (troubles du sommeil et du réflexe de succion chez le nouveau-né, retard dans le développement mental, intelligence déficiente, troubles de l’attention et de la mémoire, motricité fine perturbée, hyperactivité, troubles de l’élocution et de l’ouïe), symptômes physiques (taille et poids en dessous de la moyenne, petit pourtour crânien, plis au coin des yeux, petite ouverture des yeux, pont nasal profond, nez court et aplati, lèvre fine supérieure, absence de couloir entre la lèvre supérieure et le nez). Dans le prolongement du SAF, des pathologies moins visibles et plus fines sont associées à des expositions modérées ou occasionnelles à l’alcool. Elles sont réunies sous l’appellation TCAF (Troubles causés par l’alcoolisation fœtale) et forment un spectre de plusieurs pathologies neuro-développementales (difficultés d’apprentissage, déficit d’attention, hyperactivité, difficultés scolaires). Dix nouveau-nés sur mille seraient concernés par les TCAF. Les effets d’une consommation occasionnelle ou modérée font encore l’objet de controverses scientifiques (voir les articles de revue d’une équipe britannique : Henderson et al. 2007), relayées dans les médias suisses romands : « Maman boit, bébé trinque ? », demande, par exemple, le magazine Fémina, le 7 novembre 2011.

[5] C’est le premier événement d’une telle envergure, qui associe des partenaires et réunit des professionnels de divers horizons. Dès ce moment, les professionnels commencent à parler du risque alcool et grossesse entre eux (« On ne peut plus faire comme si on ne savait pas », me disent certains), et la tolérance zéro est affirmée dans plusieurs établissements hospitaliers de la région romande.

[6] Sur cette notion d’intéressement, voir notamment Callon (1986) et les travaux en sociologie de l’acteur-réseau. Les scientifiques sont vus comme des entrepreneurs dont l’activité principale est de tisser des réseaux. La solidité d’un fait scientifique dépend en effet de la taille et de la densité du réseau qui l’entoure.

[7] D’après mes recherches, la consommation d’alcool pendant la grossesse peut être qualifiée de problème public en France. En mai 2006, trois mères d’enfants atteints du SAF déposent un recours en responsabilité de l’État au tribunal administratif de Lille. Cette action en justice pour défaut d’information sur les dangers liés à l’alcool pendant la grossesse incite alors les pouvoirs publics à mener une campagne de prévention. Dès octobre 2007, un logo accompagné d’un message de prévention est apposé sur toutes les bouteilles d’alcool pour inciter les femmes enceintes à ne pas boire, une mesure unique en Europe. L’INSERM, de même que l’Institut de Veille Sanitaire, publient des recherches et revues de littérature sur la question de l’alcoolisation fœtale, alors que des sociétés savantes, telles que la Société Française d’Alcoologie et d’Addictologie, se prononcent pour l’abstinence pendant la grossesse. Plusieurs pédiatres, reconnus au niveau international — Dr Philippe Lemoine, le père français de l’embryo-fœtopahie alcoolique qu’il identifie en 1968, Dr Philippe Dehaene, Dr Maurice Titran —, se spécialisent sur la question et s’engagent dans la lutte contre ce « fléau ». À l’initiative du Dr Denis Lamblin, pédiatre à la Réunion, région fortement touchée par le SAF, l’association SAFFrance est fondée en 2008. Elle rassemble des professionnels de santé, du social, voire du judiciaire et du politique, intéressés par la question, organise chaque année un colloque international (réunissant des experts de tous les continents, de même que des parents), tout en faisant un travail politique d’information et de conscientisation. Des associations de mères d’enfants atteints du SAF (ReuniSAF à la Réunion et ESPER à Roubaix) se mobilisent par ailleurs dans l’espace public pour faire connaître ce syndrome et revendiquer un meilleur soutien médical, social et scolaire pour leurs enfants. Sur le cas français, voir notamment Dupont et al. (2007), Gadeyne (2008), Membrado (2010), Simmat-Durant (2009).

[8] La situation étasunienne en ce qui concerne l’alcoolisation fœtale a déjà été largement étudiée. Les États-Unis, avec le Canada, font figure de pionniers dans l’identification et la prévention du SAF dès le début des années 1980. Chercheurs de centres d’excellence, médecins, soignants, enseignants, éducateurs sociaux, parents se mobilisent pour combattre cette « épidémie » et sauver ses victimes innocentes. Le débat public est particulièrement radical : les femmes qui boivent pendant leur grossesse sont criminalisées et la question entre dans le domaine judiciaire. Voir Armstrong (1998, 2008), Armstrong et Abel (2000) Golden (1999, 2005), Palmer (1991), McNeil et al. (1992).

[9] Les discours et les pratiques autour de la consommation d’alcool pendant la grossesse en Suisse romande constituent le terrain de ma recherche de doctorat (en cours). Dans ce cadre, j’ai récolté différents matériaux : des entretiens (30) avec des professionnels de la santé (gynécologues, sages-femmes, pédiatres, spécialistes de la prévention, des addictions et en médecine communautaire, pédopsychiatres, psychologues du développement, généticien, neurologue), des articles scientifiques, du matériel de prévention, des colloques, des formations destinées aux soignants, des conférences internationales, des articles de presse, des documentaires et des émissions télévisées.

[10] Il existe toute une littérature, qu’on peut réunir sous l’appellation « sociologie du risque », qui se penche sur la fabrication sociale et historique de différents risques, avec une attention particulière pour les risques qui ont suscité des crises politiques, de même qu’une forte mobilisation profane (affaire du sang contaminé, vache folle, accidents nucléaires et radioactivité par exemple). Voir notamment les numéros de revue suivants Politix « Politiques du risque », 1998, vol. 11, n° 44 et Sociologie et Sociétés « Risque et santé », 2007, vol. 39, n° 1. Initiée par Ulrich Beck, et son ouvrage très critique voire alarmiste, La société du risque (1984), cette littérature (prolifique) a parfois l’inconvénient, de mon point de vue, de se focaliser sur la dimension publique des risques dits collectifs, et de moins se pencher sur les modalités de réappropriation pratique (clinique et profane) de ces risques, importés de l’épidémiologie.

[11] Cette notion de « monde professionnel » est inspirée de la notion de « monde social » développée par Becker (1988), qu’il définit comme un espace social cohérent dans lequel les différents acteurs partagent une définition du problème, des normes, des valeurs et des pratiques.

[12] Les données analysées ici sont principalement issues d’entretiens compréhensifs avec des spécialistes de la prévention, des sages-femmes et des gynécologues, engagés sur le terrain de l’alcoolisation fœtale (publication ou recherche scientifique sur la question, consultation prénatale spécialisée dans les addictions et grossesse à risques psychosociaux, prise de position dans la presse, élaboration d’une campagne de prévention). Il ne s’agit donc pas d’une population tout venant, l’objectif étant de cartographier le problème public « en train de se faire » sur la scène suisse romande.

[13] La notion d’arène institutionnelle se rapproche de la notion d’arène publique, héritée de la sociologie de Chicago et développée par Cefaï (1996). Une arène se déploie autour d’un enjeu de conflit qui conduit un certain nombre d’acteurs, experts ou profanes, à produire des définitions concurrentes de la situation problématique.

[14] En France, en Grande-Bretagne, au Canada et aux États-Unis notamment, des mères ou des parents (biologiques ou adoptifs) d’enfants souffrant du SAF ou d’atteintes plus légères se sont regroupés en associations et sont des acteurs importants dans l’espace public.

[15] L’absence de patientes ne signifie aucunement qu’il n’y a pas de femmes consommant de l’alcool pendant leur grossesse qui consultent (ou pas) un gynécologue ou une sage-femme. En revanche, leur quasi absence nous indique, nous le verrons ensuite, que seules les femmes alcooliques, voire polytoxicomanes, en situation de grande vulnérabilité sociale, sont catégorisées comme étant à risque et dépistées par les soignants.

[16] L’on pourrait rétorquer que ce risque clinique, dans la mesure où il est orphelin, n’est qu’une construction liée à la situation d’entretien. La situation d’entretien doit certes être prise en compte. Toutefois, comme mentionné plus haut, les personnes interrogées sont engagées sur la scène publique dans la constitution de l’alcoolisation fœtale comme problème. Ce risque, aussi orphelin soit-il, ne peut donc pas être qu’une pure invention de la sociologue, ou des milieux médicaux.

[17] Traduction de l’auteure : « But where is the social structure ? How do I find it ? ».

[18] Lorsque Smith parle de « sociologie traditionnelle », elle fait moins référence à un courant particulier (que seraient le fonctionnalisme, la théorie des rôles ou le structuralisme, par exemple) qu’à une démarche méthodologique, majoritairement enseignée aux étudiants en sociologie. Cette démarche dite « traditionnelle » consiste, avant toute entrée sur le terrain, à élaborer une batterie de concepts (la « domination » ou la « résistance » par exemple), relevant d’une école en particulier — l’appartenance à une école assurant le caractère sociologique et scientifique de la démarche — et à se servir ensuite du terrain comme d’une illustration de ces concepts préalablement définis.

[19] Gusfield (2001[1981]), selon une conception dramaturgique de l’action publique, montre comment l’alcool au volant est devenu un problème public. De la même manière, il analyse de façon tout à fait intéressante les luttes entre plusieurs « propriétaires » du problème qui invoquent différentes causes, victimes et responsables des accidents de la route. Ces acteurs s’accordent finalement pour dire que « boire ou conduire, il faut choisir », un fléau qu’il faut prévenir par des mesures publiques, et désignent alors l’alcool et le consommateur comme responsables de la mortalité routière.

[20] Il existe par contre une série de recherches sur la consommation de drogues (cocaïne, héroïne en particulier) pendant la grossesse et sur la « maternité toxicomane », problématiques et souvent associées à une forte précarité sociale et à des pathologies associées comme la séropositivité. En se basant sur des récits soit de professionnels de la prise en charge, soit de femmes enceintes, les différentes auteures analysent les stigmates qui pèsent sur ces femmes/mères dites « hors norme » (elles mobilisent largement la théorie de la déviance). Si ces femmes sont statistiquement moins nombreuses que les femmes qui consomment de l’alcool et que les effets fœtaux de ces substances sont moindres (prématurité, petit poids de naissance, retard de croissance et syndrome de sevrage, mais pas d’effets tératogènes irréversibles), la maternité toxicomane est toutefois plus visible tant dans le domaine public que dans la littérature sociologique. Voir notamment de Koninck et al. (2003), Kearney et al. (1994), Klee et al. (2002), Luttenbacher (1999), Murphy et al. (1999) et Simmat-Durand (2007, 2009). Relevons enfin que SAF et l’ensemble des troubles associés à une exposition in utero à l’alcool font l’objet d’une littérature médicale prolifique.

[21] Cette sociologue, qui a travaillé sur l’alcoolisme au féminin, a par ailleurs fait partie du comité de pilotage d’une recherche-action intitulée Alcool, grossesse et santé des femmes (Dupont et al. 2005). Portée par l’ANPAA 59, cette recherche réunit des professionnels de tous bords dans le but de réfléchir à une meilleure prise en charge (et visibilité) médicale, sociale et politique du problème lié à la consommation d’alcool des femmes enceintes.

[22] Cette posture « dubitative », qui consiste à dévoiler les enjeux sociaux propres à certains faits médicaux, est en somme largement dominante dans les travaux dits féministes ou en études genre qui traitent de la santé des femmes et en dénoncent l’emprise médicale. Autant de travaux dont la présente recherche se distingue clairement.

[23] Lowe et Lee (2010) adoptent une perspective comparable dans leur article sur la situation anglaise. Elles développent une critique acérée de la recommandation d’abstinence qui date de 2007 en Grande-Bretagne. Selon elles, le principe de précaution a peu de fondements scientifiques et vise à protéger l’enfant à naître sans tenir compte du fait que certaines femmes enceintes auraient parfois envie de se faire plaisir en buvant un verre, une consommation qui serait sans danger d’après les auteures.

[24] En cela, on peut rapprocher la perspective d’Armstrong d’un ensemble de travaux qui développent une réflexion plus ou moins critique sur le risque en médecine dont la grossesse est un cas presque prototypique, puisqu’elle cumule toutes sortes de risques (environnementaux, comportementaux, génétiques) de même qu’un arsenal de technologies de surveillance (échographie, diagnostic prénatal, tests génétiques). Voir notamment Gross et al. (2008) Manaï et al. (2010), de même qu’un numéro de la revue Sociologie et Sociétés (2007, vol. 39, n° 1) consacré à la question du risque en santé. Pour une réflexion critique sur le risque tabac et grossesse, voir Oakley (1989) et Oaks (2000).

[25] Encore que cette analyse en termes de facteurs sociaux (ou contexte social) extérieurs à la situation est discutable à plusieurs égards et pose la question de l’ontologie d’un phénomène social.

[26] Il comprend des articles et des ouvrages scientifiques, des articles de presse, des ouvrages de vulgarisation, des entretiens avec des médecins.

[27] L’expression est de Becker (1985).

[28] Différentes recherches ont depuis été menées dans cette perspective dite de l’ethnographie institutionnelle, dans le domaine de la sociologie des soins, des professions et des mobilisations. Voir notamment un numéro de la revue Social Problems, vol  53, n° 3, août 2006, de même qu’un ouvrage collectif édité par Smith (2007).

[29] Traduction de l’auteure : « Institutional ethnography as a project proposes to realize an alternative form of knowledge of the social in which people’s own knowledge of the world of their everyday practice is systematically extended to social relations and institutional orders in which we participate ».

[30] Addiction Suisse est une organisation non gouvernementale impliquée dans des projets de prévention et engagée dans la politique de santé.

[31] Le principe de précaution est aujourd’hui un paradigme dominant dans différentes sciences de la prévention, dans une logique de surveillance et de maîtrise de l’incertitude.

[32] En fonction aussi des budgets des institutions de prévention. En Suisse, comme je l’ai déjà mentionné, le problème de la consommation d’alcool pendant la grossesse est défini comme une priorité faible dans le cadre du Programme National Alcool 2008-2012. Les actions prioritaires portent sur la jeunesse, la violence, le sport et les accidents de la route. Il y a donc peu d’argent investi dans la prévention de l’alcoolisation fœtale.

[33] À la fin des années 1970, les femmes entrent dans le domaine de la prévention de l’alcool, suite, notamment, à des mobilisations féministes (Thom 1997). D’invisibles, les femmes deviennent un groupe à risque : biologiquement moins résistantes à l’alcool (dépendance, cirrhose, cancers), leur consommation à risque est fixée à un seuil inférieur à celui des hommes.

[34] Sur la définition du fœtus en tant que personne et figure publique, voir notamment Duden (1996).

[35] On retrouve souvent cette expression dans le catalogue des prestations des sages-femmes. Les grossesses à risque semblent être un créneau professionnel.

[36] À relever que les sages-femmes font rarement référence à des recherches scientifiques, contrairement aux spécialistes de la prévention et aux gynécologues. Elles fondent leur discours sur leur pratique clinique et son efficacité thérapeutique.

[37] On observe très clairement ici un changement d’échelle par rapport au discours de santé publique. À ce sujet, il est intéressant de noter que dans le cadre de la prévention de l’alcoolisation pendant la grossesse, la question de la dépendance n’est que très rarement évoquée. La prévention s’adresse à une population tout venant.

[38] Dans le monde de la santé publique, ces images sont totalement absentes : on fait référence à des recherches scientifiques, le plus souvent épidémiologiques. Et comme me le disait un interviewé, pas question de mobiliser des images d’enfants atteints de SAF dans une campagne de prévention, ça serait bien trop choquant et inapproprié. On reste donc dans le monde des chiffres et de l’abstrait.

[39] Je me souviens tout particulièrement de cet entretien avec une sage-femme indépendante, dont le cas d’une patiente vigneronne qui avait bu massivement pendant sa grossesse, hantait le récit. Récit d’un échec, de ne pas avoir su déceler la détresse psychique et sociale de cette femme et sauver son enfant, très vite séparé de sa mère après la naissance.

[40] En même temps, les sages-femmes insistent sur les « efforts » et les « sacrifices » que les femmes enceintes dépendantes (à une ou plusieurs substances) sont prêtes à faire pour le bien de leur bébé. Des récits de femmes dépendantes qui arrêtent de boire du jour au lendemain ponctuent (et pondèrent) les entretiens.

[41] On peut se demander a fortiori, si, du point de vue des sages-femmes, hors dépendance, l’amour maternel ne suffirait pas aux femmes enceintes pour être abstinentes.

[42] Leur discours est par ailleurs moins radical, plus mesuré.

[43] Les gynécologues parlent bien en termes de « fœtus » et non de « bébé ».

[44] L’exemple de la coupe de champagne revient constamment dans tous les entretiens.

[45] Expression argotique vaudoise pour qualifier une personne simple d’esprit.

[46] Terme médical pour désigner l’haleine.

[47] Il est à relever qu’au niveau historique, le SAF a été identifié sur des enfants nés de mères alcooliques et qu’il est resté longtemps une maladie associée à la dépendance maternelle à l’alcool, avant de devenir un spectre de pathologies lié à toute consommation.

[48] Lorsqu’on voit avec quelle violence les femmes qui boivent de l’alcool pendant leur grossesse sont rappelées à l’ordre par des pairs sur les forums de discussion électroniques alors qu’il s’agit de quelques verres, on comprend bien pourquoi les femmes se taisent.

[49] Association qui rassemble des professionnels investis sur le terrain des dommages liés à l’alcool in utero (voir note 7).

[50] Cette sociologie a reçu des renouvellements intéressants dernièrement dans un numéro de Raisons Pratiques consacré à l’expérience des problèmes publics (Cefaï et Terzi 2012).

[51] Dans le cadre de cet article, j’ai cartographié certaines régions particulières où se déploie le problème de la consommation d’alcool pendant la grossesse. Toutefois, cette ethnographie des investissements variés d’une forme — voir à ce sujet les travaux de Thévenot (2006) — n’est qu’une première étape de la démarche smithienne. Afin de mener jusqu’à son terme l’ethnographie institutionnelle de l’alcoolisation fœtale, il s’agirait, dans un deuxième temps, de montrer les nœuds d’articulation des différents mondes et activités, de même que leurs modalités d’apparition dans l’espace public. Un tel projet excède le cadre du présent article, mais demeure toutefois l’objectif de ma recherche de doctorat.

Résumé

Cet article traite des discours professionnels sur le risque lié à la consommation d’alcool pendant la grossesse. Si le risque alcool et grossesse est défini comme un risque fœtal par l’ensemble des acteurs de la santé et de la prévention, il n’a en revanche pas d’existence clinique dans la mesure où aucun soignant ou presque n’a vu, pendant sa carrière, de mère à risque ou d’enfant victime de l’alcool in utero. C’est au regard de ce paradoxe que nous proposons de qualifier ce risque de risque orphelin. Dans une première partie, prenant appui sur la sociologie de Dorothy E. Smith, nous exposerons les impensés liés à l’analyse du risque alcool et grossesse en termes de « fiction sociale ». L’alternative réaliste proposée par Smith nous permettra, dans une seconde partie, d’identifier les différents registres mobilisés par les acteurs dans leur définition du risque, des registres tous unis toutefois sous la bannière de la « femme alcoolique », incarnation emblématique du risque. L’analyse de ces discours nous amènera à évoquer une éventuelle disjonction entre la définition du problème telle qu’elle est formulée à la troisième personne et l’expérience du risque telle qu’elle est vécue à la première personne.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Céline Schnegg, « À la santé de qui ? », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2013 | Mis en ligne le 12 novembre 2013, consulté le 12.11.2013. URL : https://www.espacestemps.net/articles/a-la-sante-de-qui/ ;