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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Rythmes ambiants, rythmes de marche.

« Il est difficile de parcourir le soir les rues étroites et sombres de cette ville rêveuse sans se perdre dans une légère mélancolie […]. Porté par la vague ininterrompue des pieux carillons vespéraux […] on se promène ainsi, nonchalant, pensif, jusqu’à ce que l’on ressente soudain toute la majesté d’un spectacle où l’action et la vie semblent provenir du bruit soigneusement assourdi de ses propres pas » (Zweig 1996, p. 33).

« Naguère à Paris, le franchissement d’un quartier vers un autre […] avait accoutumé le passant […] à l’existence même d’odeurs qui traçaient, en les délimitant, des territoires différents. Au-delà du caractère strictement désagréable et nauséabond qu’elles suscitaient, ces odeurs étaient pour le moins reconnues et partagées par le passant en autant d’espaces porteurs de sens et révélateurs d’une pratique […]. Elles structuraient dans le temps, de manière invisible l’espace, en suscitant des ambiances particulières. Leur présence signalait au nez et au regard du riverain, un quartier, une rue, avec son fourmillement, ses clameurs et sa tonalité » (Dulau 1998, p. 82) [1].

Les rythmes ambiants participeraient-ils des rythmes de marche ? La périodicité des sons et des odeurs de la ville, la gradation des lumières, la discontinuité des textures au sol, les afflux soudains de la foule aux sorties des rames de métro ou la quiétude des rues désertes au petit matin… moduleraient-il les allures du pas ?

À lire ces auteurs – d’autres auraient pu être ici convoqués [2] – la réponse paraît aller de soi. Les ambiances constitueraient la toile de fond à partir de laquelle se déploient nos pratiques quotidiennes dans la ville, notamment nos pratiques de mobilité – les courtes enjambées que nous faisons pour attraper le bus du matin, les promenades nonchalantes que nous accomplissons en bordure des quais le dimanche, les traversées rapides que nous effectuons entre deux rendez-vous la semaine. Ces ambiances confèreraient par ailleurs une certaine coloration à « ce dans quoi nous sommes immergés » au quotidien. Elles influeraient sur nos perceptions et nos ressentis, auraient de l’effet sur nos trajectoires et nos allures, feraient que nous nous pressons ici, que nous « traînons par-là » ou que nous « filons ailleurs ». Mouvantes dans leur intensité comme dans leur tonalité – les ambiances résultent d’un arrangement entre des éléments matériels, sensoriels et sociaux hétérogènes et changeants –, elles qualifieraient l’arrière-plan sensoriel de toute situation matérielle et sociale. Elles seraient ainsi et à la fois, de l’espace et du temps – un espace-temps – qualifiés et éprouvés du point de vue sensible (Thibaud 2004).

Or, si la dimension spatiale et sociale des ambiances a été investie en France par des travaux situés au croisement des sciences de la conception et des sciences humaines et sociales [3], sa dimension temporelle a jusqu’ici été très peu étudiée. Bien que la thématique des mobilités urbaines – voire plus spécifiquement de la marche en ville – a largement nourri ces recherches (Augoyard 1979) (Amphoux 1999) (Thibaud 2007) (Thomas 2014) (Thomas 2010), peu d’entre elles se sont emparées des problématiques rythmiques liées à cette façon banale de se mouvoir en ville [4].

C’est ce chantier que me permet d’ouvrir ce dossier consacré aux rythmes des villes et aux rythmes de vie. Qu’en est-il de ces rythmes ambiants dont je présuppose l’existence et de ces rythmes de marche, dont je fais l’hypothèse ici qu’ils leur sont corrélés ? Comment les définir et les décrire ? Qu’est-ce que la connaissance de ces rythmes apporte à une écologie sensible du monde urbain, telle qu’elle se déploie dans le champ des ambiances ?

Mon propos restera modeste et très exploratoire, ce champ d’études réclamant bien plus que ces quelques lignes et ces premières intuitions. Il s’agira dans un premier temps de tenter de circonscrire ce que l’on peut entendre par « rythme » et plus particulièrement par « rythme ambiant ». Point donc d’articulation franche et documentée à une sociologie des temps dont Henri Hubert avec Marcel Mauss (1929), ou ce dernier encore avec Émile Durkheim (1901) (1991), furent les précurseurs, ni même à une réflexion sur les temps collectifs et leurs conséquences sur les temps individuels (Zérubavel 1981) (Pronovost 1996) (Dubar et Rolle 2008) (Rosa 2010). L’objectif ici est davantage de préciser un vocabulaire par rapport à un autre – le rythme n’est pas le temps mais il en est une catégorie –, en spécifiant ce que l’approche par le rythme permet de dire et de comprendre de l’articulation entre ambiances et marche.

La seconde partie de mon propos sera plus descriptive. Elle s’appuiera sur une relecture de travaux de terrain déjà anciens, menés dans le cadre d’une recherche collective consacrée à la part des ambiances dans les manières de marcher en ville (Thibaud et al. 2007). Plutôt que d’envisager la marche comme une catégorie générique du déplacement piéton – une telle proposition est courante et assez peu discutée aujourd’hui –, il s’agira plutôt de montrer comment elle mobilise de la part du piéton, et selon les situations dans lesquelles il se trouve engagé, une pluralité d’allures et de modes d’attention. Loin de postuler l’existence d’un déterminisme « ambiantal » de la marche, cette typologie des manières de marcher en ville se présentera davantage comme une façon d’éprouver l’hypothèse d’une réciprocité entre rythmes ambiants et rythmes de marche. A contrario de l’échelle de travail habituellement mobilisée dans les recherches sur les temporalités urbaines et les rythmes de vie des citadins – celle du macro –, elle sera aussi l’occasion de faire valoir l’intérêt du détour par l’échelle du micro – voire par celle du corps – pour appréhender au mieux cette articulation.

Circonvolutions autour d’une notion polysémique : du rythme aux rythmes ambiants.

« […] réfléchir aux pratiques humaines en termes de rythme relève à la fois d’une grande banalité, tant chacun d’entre nous croit connaître le sens du terme ou voit tout au moins à quoi il renvoie, et d’un certain mystère dès qu’on tente de le définir avec un minimum de rigueur : il est plus facile de l’invoquer que de le définir […] » (Fixot 2010, p. 3).

Le rythme n’est pas la cadence, ni même le tempo. Mais il s’en rapproche. Il n’est pas la vitesse, ni même la scansion. Mais il peut en avoir les traits. Qu’est-il alors ? Peut-on convenir d’une manière, sinon de le définir clairement, du moins de le circonscrire [5] ? Qu’est-ce qu’un rythme – ou plutôt des rythmes, au pluriel [6] – que l’on qualifierait d’« ambiant(s) » ? Comment le détour par les rythmes ambiants permet-il de décrire les mouvements de et dans la ville, au plus près des phénomènes physiques, des pratiques ordinaires et des configurations sensibles qui donnent sens au monde urbain ?

Le rythme, à l’interface du quantifiable et du qualifiable.

De Matila Ghyka (1938) à Paul Valéry (1957) en passant par Émile Benveniste (1966) et Henri Meschonnic (2009), une série de travaux se sont attelés, dans différentes disciplines et sans jamais trouver satisfaction, à définir clairement le rythme. Il faut dire que la notion est « fuyante » (Bourassa 1992, p. 103) : elle n’est pas univoque, mais polysémique ; elle se laisse peu interpréter de façon générique, sinon au risque d’aplatir les multiples acceptions qu’elle prend dans les domaines où elle s’emploie ; enfin, la signification des phénomènes auxquels elle se rapporte est toujours plurielle.

Faisons toutefois un court détour par son étymologie afin d’en déterminer quelques traits majeurs. Le rythme, du latin rhythmus  lui-même emprunté au grec ancien ῥυθμός (rhuthmós) [7] « mouvement réglé et mesuré » – désigne « la répétition périodique d’un phénomène de nature physique, auditive ou visuelle » [8]. Filant l’analogie avec le grec ancien rhuthmós, la huitième édition du dictionnaire de l’Académie Française le rattache aux notions de nombre, de cadence et de mesure. Mais elle ne précise jamais les liens et les écarts entre ces termes, préférant en exemplifier l’usage dans des disciplines où la notion de rythme est particulièrement employée – la musique et la médecine notamment : le rythme « se dit […], en termes de musique, de la succession régulière des temps forts et des temps faibles ; il se dit, en termes de médecine, du battement du pouls, pour exprimer la proportion convenable entre une pulsation et les suivantes » [9].

De ces tentatives de définition, on remarquera d’abord que la notion de rythme se situe à l’interface du quantifiable et du qualifiable. Le rythme, en tant qu’il est un mouvement réglé et répété, est une dimension du temps qui peut être objectivée en termes métriques. Le rythme se mesure. Il réfère à des intervalles de temps plus ou moins égaux et réguliers, dont il est possible d’évaluer la fréquence et la durée. Il en est ainsi de la mesure du rythme cardiaque, qui permet de déterminer le nombre de contractions qu’effectuent les ventricules du cœur au cours d’une minute. En musique, le rythme détermine la durée des notes qui sont jouées et qui se succèdent au cours d’un même morceau. Comme dans le vocabulaire médical, il exprime là encore un comptage du temps.

Mais dans ces deux cas, le rythme est aussi ce qui se sent ou se perçoit à l’aide des sens : il est ce battement de mon cœur qui palpite au bout de mes doigts lorsque je prends mon pouls au poignet, ou encore ces pulsations répétées de la musique que je capte à l’audition et qui me font frapper le sol du pied à intervalles réguliers.

Bref, le rythme renvoie également à du temps perçu et qualifiable. Il ne relève pas du seul fait physique, mais bien du phénomène sensible – littéralement de ce qui apparaît à mes sens. Il est alors et simultanément ce dont je fais l’expérience et qui me meut d’une certaine manière. Il est cette forme de mouvement qui me met en marche (au sens propre comme au sens figuré) selon des cycles établis – on peut penser à l’alternance des saisons ou du jour et de la nuit, qui influe sur mon moral autant que sur ma façon d’arpenter l’espace public – ou selon des micro-changements qui ont lieu dans mon environnement – l’odeur du pain qui s’échappe des conduites d’aération de la boulangerie chaque matin et qui me transporte un court instant hors de l’atmosphère âcre de la ville.

Rythmes : des moments qui se succèdent périodiquement, dans une variété d’accents.

De cette première circonvolution, on retiendra donc du rythme qu’il englobe « tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer au moins deux des qualités suivantes : structure, périodicité, mouvement » (Sauvanet 1992, p. 238). Mais on comprendra aussi qu’il ne peut se laisser enfermer sous les seuls traits d’une forme singulière et d’une dynamique répétitive : le rythme est pluriel, autant qu’il est protéiforme ; il relève d’un principe cadentiel quasi-métrique, autant qu’il se structure dans une diversité d’accents. Empiriquement, le rythme n’est jamais semblable d’un moment à l’autre. Il n’est perçu que dans l’alternance régulière d’écarts d’intensité (temps forts / temps faibles), de variations de durée (permanence / fugacité), de contrastes de vitesse (rapidité / lenteur).

Prenons, pour illustrer le propos, l’exemple du rythme des boulevards urbains en semaine. Chaque jour, à intervalles répétés, à l’heure des embauches et des débauches, ces artères se remplissent et se vident de véhicules plus ou moins bruyants et odorants. C’est alors que nous pouvons entendre le crescendo et le decrescendo du vrombissement des moteurs accélérant ou ralentissant à proximité des feux de croisement – « effet de vague » [10], nous diraient les auteurs du Répertoire des effets sonores (Augoyard et Torgue 1995) –, en même temps que les mêmes scènes de la vie urbaine se donnent à voir : des flots de passants pressés se déversant en quelques minutes sur les zébras blancs des passages piétons, le temps d’un feu rouge ; puis, l’instant d’après, ces mêmes zébras engloutis sous les pneus des véhicules et bornés, à leurs extrémités, par des grappes de piétons en attente de traverser.

Pourtant, à les écouter et à les regarder de près, ces rythmes du boulevard urbain ne sont jamais vraiment les mêmes. Les véhicules n’entrent pas sur la voirie en même temps, mais selon des intervalles de temps différenciés, qui font sonner l’espace de façon diachronique. L’impression, de visu, est alors celle d’un continuum, mais d’un continuum fait de pleins et de creux. Chaque conducteur a aussi sa propre conduite, sa propre manière de donner forme au mouvement de son véhicule : les uns esquissent de légères courbes, épousant avec harmonie le dessin du boulevard, tandis que les autres choisissent des amplitudes de trajectoire plus serrées. Enfin, les vitesses de chacun fluctuent, celle des automobilistes comme celle des piétons, donnant aussi à voir et à entendre de l’instabilité dans la régularité. Il en est de même des odeurs du boulevard urbain dans ces intervalles de temps : celles des pots d’échappement se mêlent continuellement à celles des égouts, composant finalement l’ambiance olfactive ordinaire du boulevard urbain – celle que l’on connaît et à laquelle on s’attend. Mais cette ambiance olfactive fluctue aussi dans sa tonalité, au gré des mouvements de systole du trafic urbain et des variations climatiques. Après la pluie, l’humidité de l’air accentuera le caractère nauséabond de ces odeurs – particulièrement lors des phases de crescendo du trafic –, les faisant percevoir comme « désagréables ». À d’autres moments, et dans d’autres conditions, elles sembleront plus conformes à l’odeur habituelle du boulevard urbain.

Autrement dit, ces rythmes du boulevard sont bien cycliques, mais discontinus ; répétitifs, mais changeants dans leur tonalité et dans leur séquentialité. Ils ont finalement lieu chaque fois « qu’une structure [phénoménale] évolue de manière périodique sur fond d’altération novatrice » (Wunenburger 1992, p. 17). Comme d’autres et comme ailleurs, ils renvoient à des moments qui se succèdent. Mais ces moments sont qualitativement différenciés, et perçus comme tel.

Rythmes ambiants : des « manière de fluer » des ambiances ?

Or peut-être touchons-nous là du doigt le cœur même de mon hypothèse initiale : celle de l’existence de rythmes que l’on pourrait qualifier d’« ambiants ». Car, finalement, si rythmes du boulevard urbain il y a – et je ne reviendrai pas ici sur l’emploi nécessaire du pluriel –, il semblerait qu’ils aient non seulement à voir avec les qualités sensibles du temps mais aussi avec les manières de les percevoir et de les sentir.

Ces moments qualitativement différenciés le sont, en effet, à partir de la perception située de fluctuations périodiques dans l’apparition, l’intensité et la durée de phénomènes sensibles particuliers : le va-et-vient d’un même son dans le vacarme de la ville, l’affaiblissement ou l’amplification de certaines odeurs, la fugacité puis la permanence d’un trait de lumière, l’alternance de zones de fraîcheur et de chaleur, etc. Tous ces phénomènes dépendent des propriétés physiques des espaces dans lesquels ils ont lieu, des pratiques qui se jouent dans ces espaces et les configurent en retour. Mais ils apparaissent aux sens, donnent le ton à ce dans quoi nous sommes immergés parce qu’ils émergent avec une certaine puissance dans un cycle continu, parce qu’ils prennent une certaine ampleur dans l’espace-temps dans lequel nous nous mouvons, parce qu’au milieu de la synchronie se perçoit des pulsations d’un autre genre et d’une autre harmonie. Pour les mêmes raisons, ces fluctuations et ces mutations des phénomènes sensibles affectent le citadin sur le moment présent, parfois dans la durée. Elles influent sur ses attachements comme sur ses aversions, en les faisant varier en intensité et en créant tantôt des impressions positives (un bien-être, un délassement), tantôt des impressions négatives (de l’écœurement, de la lassitude) qui vont perdurer différemment dans le temps.

Ces rythmes ont donc autant à voir avec les tonalités de ces moments qu’avec les formes de tonicité ou d’apathie qu’elles engendrent chez le citadin. Je les qualifie d’« ambiants » non seulement parce qu’ils engagent ces espace-temps qualifiés et éprouvés du point de vue sensible que sont les ambiances, mais aussi parce qu’ils renvoient à la dynamique interne de ces ambiances. Les rythmes « ambiants » désigneraient ainsi bien plus que « la manière de fluer » des activités (Michon 2005). Ils qualifieraient ces manières particulières de fluer des ambiances – en tonalité, en intensité et en durée – qui font que le citadin se trouve engagé dans un rapport plus ou moins stimulant avec l’environnement.

Rythmes ambiants et pratiques de marche en ville : une co-configuration.

Définir ainsi les rythmes ambiants présente l’intérêt de ne pas dissocier une approche des temporalités telle qu’elle se met en place dans le champ de la géographie urbaine et de l’urbanisme – particulièrement pour la connaissance des mobilités [11] – d’une approche plus sensible de la quotidienneté, telle qu’elle se construit dans le champ des ambiances architecturales et urbaines. Car ce qu’il s’agit de dire à la suite de ces circonvolutions, c’est que les rythmes ambiants ne sont jamais neutres pour les citadins. Ils influent sur leurs manières de pratiquer, de percevoir et de s’attacher aux lieux qu’ils fréquentent. Ils sont implicitement, mais activement, impliqués dans la redéfinition permanente de leurs rapports à leurs milieux de vie.

Aux rythmes des ambiances : le corps en marche.

Prenons, pour s’en convaincre, l’exemple d’une pratique banale en ville, pour laquelle l’importance du rythme ne semble faire aucun doute : la marche.

Dans un article maintenant ancien qui faisait état des conceptions de la marche dans diverses disciplines des sciences humaines et sociales (l’anthropologie, la sociologie urbaine et l’urbanisme), j’avais montré comment cet acte social ordinaire engageait – outre des techniques du corps (Mauss 1950) et des compétences socio-perceptives particulières (Goffman 1973) (Joseph 1992) – des manières d’être « en prise » avec son environnement (Thomas 2014). Par cette expression, j’entendais que la marche – loin d’être cette action uniforme de « fouler au pied le sol dans un mouvement continu », « d’aller d’un endroit vers un autre en faisant une suite de pas à une cadence modérée » [12] – prenait corps dans une pluralité de mouvements et d’attentions aux espaces sans cesse modelés par leurs qualités spatiales et sensibles.

En d’autres termes, je faisais valoir l’idée qu’il n’existe probablement pas une seule et même manière de marcher en ville – la flânerie ou son contraire, le passage, comme le laisse supposer l’abondante littérature sur le sujet –, mais bien une diversité de ces manières, pour lesquelles la qualité des ambiances ne serait pas anodine. Outre des postures et des allures, ces manières de marcher s’actualiseraient à travers des façons de se mettre en mouvement – des rythmes moteurs et des rythmes attentionnels, pourrait-on supposer ici –, pluriels et variables dans le temps comme dans leurs tonalités.

De telles considérations m’amenaient bien sûr à déplacer le regard sur les dynamiques urbaines du spatial vers l’ambiant, en même temps qu’elles nécessitaient d’appréhender les pratiques de marche à l’échelle du corps, et non plus seulement à l’échelle des discours ou des représentations de la marche.

Ce qu’il s’agissait aussi de dire dans cet article, c’est que la marche en ville constitue bien plus qu’un procédé de circulation permettant à un piéton d’effectuer un trajet à pied entre un point A et un point B, à une vitesse plutôt lente. La marche est un processus d’ancrage aux espaces et aux ambiances, qui prend forme dans une plasticité des regards, des modes d’attentions perceptifs, des postures, des allures… (Thomas 2010). Elle engage le corps dans son ensemble, en tant qu’il est un corps percevant et sentant. En retour, ces dynamiques du corps façonnent les ambiances et participent de la qualité de la relation des citadins à leurs milieux de vie. Observer et mettre à jour ces processus à l’œuvre rend intelligible les intrications entre la ville – en tant qu’elle est un milieu de vie – des expériences et des perceptions singulières, mais partagées.

Des villes qui marchent.

Ce parti pris a aussi traversé un travail de recherche mené en 2007 par l’équipe du Cresson (Thibaud et al. 2007), dans le cadre de sa participation à un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Ce projet – Des villes qui marchent –, coordonné par Sonia Lavadinho et Yves Winkin (2007), cherchait à mettre en évidence les dynamiques réciproques entre la marche et la ville : qu’est-ce qui fait qu’une ville favorise le développement de la pratique de la marche ? Quel est, en retour, l’apport du développement de ces pratiques en termes de dynamiques urbaines ?

Au regard de cette problématique large, l’équipe du Cresson avait fait le choix d’engager la réflexion en questionnant la part des ambiances dans ces dynamiques – en quoi et de quelle manière les qualités sensibles de l’espace participent-elles du recours à la marche ? – et en abordant la dimension temporelle de cette pratique :

« La marche relève d’une activité sociale qui se déroule dans le temps et qui mobilise un ensemble d’opérations pratiques. De ce point de vue, il ne s’agit pas de considérer la marche uniquement après-coup […] comme un ensemble d’états passés, mais aussi au moment où elle se déroule, en tant que mouvement en acte […]. Forme particulière de mobilisation corporelle, la marche nécessite de mettre à jour autant que possible l’élan qui la porte » (Thibaud 2014, p. 3-4).

Dans cette perspective, le choix a été fait de s’immerger in situ pour saisir les fluctuations de la marche dans la complexité de situations ordinaires en ville. Le protocole méthodologique comportait trois phases. La première consistait en une dérive urbaine d’une demi-journée, au cours de laquelle chacun des chercheurs s’imprégnaient des terrains. Huit ont été menées en avril 2006. Des prises de vue photographiques et l’enregistrement (sur dictaphone et en cours de cheminement) de leurs impressions permettaient, à l’issue, de dresser le portrait physique et sensible des quartiers. Dans une seconde phase, une série de « micro-trottoirs en marche » – 55 au total – favorisait la rencontre avec les usagers et les habitants des quartiers. Nous accompagnions les piétons sur une partie de leurs parcours, en les questionnant sur les raisons pour lesquelles ils recourraient à la marche et sur les éléments de leur environnement qui la rendaient attrayante ou déplaisante. Ces micro-trottoirs donnaient lieu à des entretiens plus longs réalisés sur place, ou après-coup lors d’un second rendez-vous. La troisième phase du protocole prenait la forme de reconductions de parcours. Chacun des chercheurs suivait à distance une personne (ou un groupe de personnes) sur une partie (ou la totalité) de leur trajet, en observant et en enregistrant les comportements (attitudes, rythmes, orientations corporelles) et les événements (rencontres, activités, interactions sociales) qui le ponctuaient. 144 reconductions ont été menées. Leur restitution prenait la forme d’un récit du parcours le plus précis possible, tant en termes de trajectoires et de tracés qu’en termes d’attitudes et d’événements.

Deux quartiers de la ville de Grenoble ont été choisis comme supports de l’enquête : le quartier Europole et le quartier de l’Île-Verte. Ils offraient des configurations spatiales et sensibles contrastées et des supports différenciés à la marche.

Situé à l’ouest du centre-ville de Grenoble, le quartier Europole s’étale de part et d’autre des gares ferroviaire et routière, qui en constituent un point névralgique en termes de densité de population et d’offres commerciales. Europole est, par ailleurs, le plus vaste et le plus important quartier d’affaires de l’agglomération. Dans la zone située à l’arrière de la gare ferroviaire, le World Trade Center, le Palais de Justice, l’École de commerce et la Cité internationale se donnent à voir dans une architecture épurée et lisse, où le verre et le métal dominent. Au sol, de grandes dalles de béton et de larges trottoirs offrent un support confortable à la marche. Ici, pas de ressauts et peu d’entraves, hormis cette impression de vide qui domine largement. La rue du doyen Louis Weil – la plupart du temps déserte – est emblématique d’une ambiance « aseptisée ». À son extrémité nord, la rue Félix Esclangon, large artère routière, marque une des extrémités du quartier autant qu’elle délimite la zone dédiée à la circulation piétonne.

Au sud, le cours Berriat fonctionne comme une limite du quartier et offre des configurations spatiales et sensibles changeantes. Ici, le soin apporté au traitement du sol et des façades est moindre, mais une ambiance animée attire le piéton et favorise autant son séjour que son passage. Ce morceau de quartier est fortement marqué par la présence de commerces, de logements et de deux lignes de tramway desservant le centre-ville : les lignes A et B. Depuis le World Trade Center et l’École de commerce, le piéton y accède par la rue Pierre Sémard, longue artère où se donne à lire, au travers de son environnement construit, la transition entre deux types de bâti et deux époques. L’emprunter en direction du cours Berriat confronte le piéton à des trottoirs étroits, parfois accidentés, tandis que dans l’autre sens – en direction du Palais de justice – l’indifférenciation des voies du tramway et du trottoir engendre un partage parfois conflictuel de la chaussée entre les usagers des modes doux. Le quartier, finalement, ne suscite pas une sensation d’unité : la coupure entre la partie ancienne, marquée par la forte identité du cours Berriat, ses commerces et sa sociabilité exubérante et la partie contemporaine, froide et minérale, vide d’activités et de public est prégnante spatialement et perceptible dans le parcours.

Europole : une architecture épurée et lisse ; un désert froid. Photos : Rachel Thomas.

Le quartier de l’Île-Verte présente des caractéristiques architecturales, urbaines et sociales différentes et des conditions de marchabilité hétérogènes.

Situé au sud-ouest, il n’a en effet ni le dynamisme, ni la vocation technologique et économique d’Europole. L’Île-Verte s’étend de chaque côté d’un axe central – l’avenue du maréchal Randon – sur lequel se concentrent des commerces de proximité, des écoles et quelques agences du secteur tertiaire (banques, pressing, agences immobilières…). Cette avenue assure à la fois la liaison directe avec le centre-ville et la charge circulatoire du quartier : le trafic automobile y est important ; l’avenue accueille la ligne de tramway B qui dessert le centre-ville, le centre hospitalier universitaire et, en bout de ligne, le domaine universitaire ; les piétons sont nombreux à circuler sur des trottoirs étroits mais bien entretenus. Ils sont présents également sur la place du docteur Girard, centrale dans le quartier. Cette sorte de giratoire en forme d’étoile accueille la station Île-Verte de la ligne de tramway. C’est autour d’elle que se croisent, dans une certaine profusion, cyclistes, piétons et automobilistes. C’est à partir d’elle ou vers elle que convergent les principales rues du quartier. De chaque côté de cette avenue maréchal Randon, le quartier constitue essentiellement une zone résidentielle. Le tissu urbain y est plus traditionnel qu’à Europole et donne à voir la succession des périodes d’aménagement du site. Si l’avenue offre au regard un défilé d’immeubles d’hauteurs variables mais de modénature homogène, les rues adjacentes se composent à la fois de petits immeubles collectifs et de maisons de villes, souvent avec jardins. L’hétérogénéité du tissu et des traitements des façades se retrouve au sol où, selon les rues, des contrastes de revêtement, de dimensionnement et d’entretien sont à relever.

Ici, le calme règne. L’ambiance semble à la fois hors du temps et de l’agitation urbaine. À la différence du quartier Europole, l’Île-Verte offre un cadre paysager et des conditions propices à la promenade. Le quartier est, en effet, limité sur son versant nord par la rive de l’Isère. En bordure de l’eau, des quais ont été aménagés. Le long du quai Jongkind, un chemin ombragé, composé au sol de grave calcaire, accueille régulièrement des familles avec enfants, des couples, des personnes âgées ou des joggers. Des bancs, tournés vers l’eau, permettent le séjour. Un muret isole le quai de la rue et accentue l’impression d’être « hors de la ville ». La seconde partie de cette voie sur berge se compose d’un chemin bitumé et d’une voie cyclable, tous deux confondus : le chemin de halage. Surélevé par rapport au niveau de la rue, favorisant l’exposition des passants, il accueille lui aussi les balades en famille de la fin de semaine. Enfin, au sud, le cimetière Saint-Roch s’impose dans le paysage par sa ceinture minérale – il est bordé d’un mur de clôture imposant – et par son cadre paysager. Ce lieu de rencontre – qui représente à lui seul le tiers de la superficie du quartier – se vit comme une poche hors du temps.

Île-Verte : la quiétude d’une zone résidentielle ouverte sur le paysage. Photos : Rachel Thomas.

Rythmes moteurs et rythmes attentionnels : des qualités de mouvement.

La relecture des données issues de cette enquête conduit à identifier différents types de marche. Chacun renvoie à des qualités de mouvement pour lesquelles les rythmes ambiants ne sont jamais indifférents. « La marche est souvent décrite comme un type de locomotion unique, qu’on oppose ensuite à la course ; mais une observation attentive révèle qu’il y a plusieurs types de marche, […] que chacune a son intensité particulière » (Morris 1978, p. 289). Marcher en ville exige en effet, de la part du piéton, qu’il mette en œuvre un travail de modulation tonique de son corps pour s’adapter aux conditions dans lesquelles il se trouve. Ce travail renvoie autant à des façons particulières de mettre un pied devant l’autre, d’ajuster sa posture, de moduler sa vitesse – ce que j’appellerai des « rythmes moteurs » – qu’à des manières de se mettre plus ou moins à l’écoute de son environnement, de se focaliser sur un événement particulier ou encore d’aller « le nez au vent » – ce que je nommerai des « rythmes attentionnels ».

La typologie exploratoire ci-dessous fait valoir ces intrications entre rythmes ambiants, rythmes moteurs et rythmes attentionnels. Elle révèle comment l’épaisseur rythmique des ambiances « agit » la marche en ville.

Déambuler.

La déambulation traduit une relation d’agrément entre le piéton et son environnement. Déambuler, c’est aller au hasard, lentement, sans but précis et en divers sens ; aller ça et là pour se distraire, tout en s’accordant des pauses. La déambulation est la marche « de l’homme qui fait les cent pas, plongé dans ses pensées » (Morris 1978, p. 289) mais aussi celle des couples ou des groupes en dilettante. Elle est une fin en soi.

Deux registres de la déambulation sont distinguables : celui de la promenade marchande, que l’on effectue sans empressement le long des rues commerciales ; celui de la promenade bucolique, que l’on adopte dans les espaces verts ou dès lors qu’un cadre paysager s’offre à la vue. Le cours Berriat donne à observer le premier type de déambulation ; l’Île-Verte le second. Cours Berriat, c’est l’exubérance et la chaleur d’un quartier animé qui prend au corps et donne de l’allant. Le pas est alors tonique, mais souple. Les regards comme l’écoute n’ont de cesse de se distribuer vers les diverses sollicitations sensorielles du quartier (la cloche du tramway qui annonce son entrée, la couleur des fruits sur les étals, la présence d’autrui sur le trottoir). Ici, la trajectoire dévie souvent ; la conserver linéaire n’est plus une règle stricte à observer. L’irrégularité des textures au sol et l’encombrement de la rue participent des détours.

À l’Île-Verte, les causes de la déambulation sont inverses : c’est la baisse des stimulations sensorielles – notamment des niveaux sonores et des intensités lumineuses – qui favorise le ralentissement du pas et la décontraction des postures. La vitesse se modère dès lors que le piéton quitte le vacarme des axes routiers pour s’enfoncer dans la tranquillité des rues résidentielles. Le buste se redresse, le regard balaye le paysage, l’écoute se fait flottante à l’approche des rives. Il faut embrasser le paysage, se laisser aller à sa découverte, gagner en liberté de mouvement.

Traverser.

La traversée est un type de marche qui traduit une relation de stricte fonctionnalité vis-à-vis de l’environnement. Traverser, c’est aller d’un bord à l’autre d’un espace tout autant que pénétrer un milieu (sensible et social). C’est à la fois s’avancer à l’intérieur d’un espace et s’y faire admettre.

Celui qui traverse se doit alors d’adapter son allure aux allures présentes. Il s’agit d’accomplir son chemin avec efficacité en tirant parti des éléments de l’espace qui le facilite (absence d’obstacle au sol, directionnalité marquée du lieu…), tout en restant précautionneux. Cette précaution du pas est particulièrement observable dans le quartier de l’Île-Verte, où le caractère résidentiel de certaines rues favorise une accessibilité visuelle et sonore du piéton. À Europole, c’est davantage la sensation de vide qui contribue à l’adoption de la traversée. Dans tous les cas, la démarche est rigide ; le buste orienté vers l’avant pour mieux pénétrer l’espace ; les enjambées longues ; le visage animé d’un mouvement de va-et-vient entre l’horizon et le sol. Il faut centrer son attention pour déjouer d’éventuelles contraintes et gagner en efficacité.

S’infiltrer.

L’infiltration est un type de marche proche de la traversée. Elle qualifie, comme elle, la relation de fonctionnalité qu’entretient le piéton avec l’environnement. S’infiltrer, c’est passer par un lieu parce qu’il se trouve sur son parcours. Mais à la différence de la traversée, ce « passage par » se charge toujours d’affect. Le mouvement se teinte d’un sentiment de violation du territoire et d’étrangeté : n’être pas à sa place, ni spatialement, ni socialement. Ce sentiment ralentit considérablement l’allure, non pas pour augmenter son temps de présence mais pour rendre le pas précautionneux. Il s’agit de taire sa présence, en diminuant les raclements ou les claquements des talons sur le sol, notamment dans les milieux réverbérants que sont les rues et les places d’Europole.

Dans le quartier de l’Île-Verte, l’infiltration qualifie le type de marche lente que le piéton adopte lorsqu’il « entre » dans le dédale des rues résidentielles. Elle est ici liée à l’expérience d’un franchissement des limites entre l’espace privé de l’habitant et l’espace public. Car s’infiltrer traduit toujours une relation de paradoxe entre le piéton et son environnement : malgré la publicité du lieu et son accessibilité, des indices spatiaux (présence de digicodes aux entrées d’immeubles, portails de maisons individuelles fortement privatisés…), sociaux et sensibles (coups d’œil répétés, regards insistants des habitants du quartier, voilages soulevés par souci d’observation de la rue…) placent le piéton en situation d’importun. Ils l’engagent alors à rectifier sa conduite. Malgré une lenteur remarquable du pas, proche de la flânerie, la démarche se stylise au point, parfois, de se rigidifier. Buste droit, pas accrochant le sol, le piéton avance non sans laisser son regard flotter pour découvrir l’intimité du lieu.

Piétiner.

Le piétinement est le mouvement inhérent à la fréquentation des sites populeux. Il traduit une relation conflictuelle entre le passant et l’environnement. Piétiner procède d’une négociation permanente entre une allure propre à chacun, l’aménagement du lieu, la présence d’autrui (voire de la foule) et les ambiances urbaines. Le piétinement se caractérise par une marche saccadée, lente et parfois impatiente du piéton qui, souhaitant continuer son chemin, se voit contraint de rester sur place ou d’avancer par petits pas, au rythme des passants qui le précèdent : « la vitesse est considérablement réduite, les pieds glissent précautionneusement sur le sol. Le pied ne se relève pas du talon aux orteils, mais reste à plat sur le sol et se lève à peine. Le pas est très court, le pied est « glissé » en avant, avec un bruit raboteux et traînant. C’est une progression d’escargot, mais elle permet à l’intéressé d’éviter l’immobilité totale » (Morris 1978, p. 289). Dans ce type de marche, la mobilisation motrice et attentionnelle est permanente : le buste oscille pour éviter les collisions et/ou anticiper les obstacles ; le visage s’oriente vers autrui et/ou vers l’avant ; les mouvements oculaires se multiplient.

À l’Île-Verte, le piétinement s’observe place du docteur Girard ou le long de l’avenue maréchal Randon, aux heures d’affluence. Mais il est surtout l’apanage des lieux contraignant la marche : chaussées ou trottoirs accidentés, trottoirs ne permettant pas le croisement de plusieurs piétons. Comme à Europole, c’est l’inadéquation entre l’aménagement de l’espace, son ambiance et l’action du passant qui favorise la saccade du pas, son déséquilibre et la vigilance accrue du piéton.

Glisser.

La dénomination de ce type de marche emprunte directement au vocabulaire des sports urbains free ride, tels le roller, le skateboard ou la trottinette. Dénuée du caractère rebelle qu’on lui attribue communément, elle est observable sur les grandes étendues urbaines nouvellement aménagées ou rénovées.

Car la glisse urbaine tire profit du caractère lisse et désertique de ces espaces : exécutée sur des sols sans aspérités et sans obstacles, au sein de milieux vides et peu adhérents, elle est un type de marche qui ne favorise pas l’ancrage du piéton. Celui qui glisse semble ainsi profiter de ses qualités pour non pas fuir, mais se détacher d’un milieu finalement peu hospitalier. La glisse est un type de marche rapide, caractérisé par une forte pénétration des corps dans l’air. La démarche est ici très stylisée : buste en avant, visage orienté vers l’horizon, bras en balancier le long du corps. Celui qui glisse se projette vers un après.

Fuir.

La fuite traduit un sentiment de malaise ou d’insécurité du piéton, à un moment donné de son parcours. Elle s’observe en journée, aussi bien que la nuit, dans des espaces peu fréquentés ou accueillant une forte circulation routière. Elle se caractérise moins par une rapidité que par une précipitation du pas : le piéton, subitement, accélère son allure comme pour sortir au plus vite du lieu. Dans cette précipitation, le piéton se recroqueville sur lui-même. Ses gestes se saccadent, ses bras se resserrent, son buste est généralement orienté vers le sol. Les rotations de la tête sont nombreuses, le regard tantôt se focalise, tantôt se distribue pour appréhender à distance un obstacle ou un événement quelconque.

« L’homme pressé se distingue facilement des autres, il se déplace aussi vite qu’il peut sans courir. Quelqu’un qui se dépêche pense qu’il fait plus de pas par seconde, mais ce n’est pas le cas. Il continue à marcher à la cadence de deux enjambées par seconde, comme le marcheur normal, mais il allonge le pas. Cela signifie que ses enjambées couvrent plus d’espace, mais que la cadence reste sensiblement la même » (Morris 1978, p. 289).

Il s’agit ici de se protéger d’un environnement qui met mal à l’aise.

Croiser.

Le croisement emprunte au piétinement son allure heurtée et son pas saccadé. Il est, comme lui, un type de marche qui donne à observer une négociation permanente entre le piéton et l’environnement. Pour autant, le croisement diffère du piétinement. Ce type de marche s’observe principalement au niveau des points de jonction entre plusieurs espaces. Il est utilisé par le piéton lorsque s’offre à lui un choix multiple d’itinéraires. Le croisement oscille ainsi entre l’attente, l’hésitation et la précipitation. Selon ces modes d’action motrice, la mobilisation corporelle évolue donc : moindre dans l’attente, elle s’accentue dans l’hésitation et se confirme dans la précipitation. Outre le rythme de déplacement et le type d’accroche des pieds au sol, ce sont aussi les mouvements du buste et du visage qui se multiplient : parfois orientés vers le sol, parfois oscillant de droite à gauche, ils se fixent finalement vers l’horizon et orientent le piéton sur la trajectoire à emprunter et le rythme à adopter.

Ouverture.

La tentation serait grande de lire cette proposition de lexique comme une forme de poétique éloignée de questionnements plus concrets sur l’aménagement d’espaces favorables à la marche, susceptibles de favoriser une meilleure adéquation des rythmes urbains et des rythmes de vie. Pourtant, une telle proposition ouvre une perspective de compréhension nouvelle des rôles réciproques des ambiances et des formes de la marche dans l’émergence de dynamiques rythmiques particulières en ville. Les rythmes urbains ne sont pas qu’une « affaire spatiale », pour le dire rapidement. Ils concernent également la fabrique des ambiances, en ce qu’elles sont ce qui m’entoure ici et maintenant et en ce qu’elles contiennent une vitalité et une intensité qui affectent les rapports des citadins à leurs milieux de vie. On sait par exemple l’importance des transitions d’ambiance dans la gestion des flux urbains et dans l’émergence de situations de stress pour les piétons atteints de handicaps psychiques. Mais que sait-on précisément du rôle des dynamiques rythmiques dans ces situations ou pour d’autres publics ? De quelles manières l’inadéquation entre les rythmes ambiants et les rythmes de l’individu rend compliqué une accessibilité à certains lieux, favorise des conflits entre des publics différents ? De telles questions me semblent importantes à poser aujourd’hui, à l’heure où l’on s’interroge sur les urbanités contemporaines. Reste qu’il faudrait aussi clarifier le rôle des mobilités dans l’émergence de ces ambiances et de ces rythmes ambiants (Kazig, Masson et Thomas 2017). Qu’est-ce que l’on fabrique comme type d’ambiances et comme type de rythmes, lorsque l’on favorise les modes doux et la multimodalité ? Quel type de conséquences la qualité de ces mobilités a sur les ambiances et les rythmes ambiants ?

Enfin, poser la question du rythme en terme « ambiant » (c’est-à-dire en prêtant attention aux potentialités rythmiques des modalités sensorielles de l’espace) permet de dépasser les approches géographiques du rythme qui – aussi intéressantes soient-elles – le limitent souvent à une modalité de connaissance de la qualité et de la vitalité des espaces publics urbains (Mels 2004) (Edensor 2010). Le rythme est certes « ce qui anime » ces espaces. Il constitue alors, et à ce titre, un outil de connaissance des dynamiques urbaines. Y prêter attention permet, par conséquent, d’articuler la question de la gestion (politique) du temps des villes à des problématiques individuelles, sociales et urbaines : celle, par exemple, de l’émergence de nouveaux conflits temporels directement liés à l’intensification de la polychronie des espaces urbains (Virilio 1977) (Pradel 2010) (Mallet 2014) (Mallet 2013) ; celle, aussi, de la continuité des services urbains au regard de la multiplication des temps « creux » et d’une demande d’accessibilité à ces services étendue dans le temps (Revol 2016) (Gwiazdzinski 2003). Mais l’étudier à travers le prisme des ambiances constitue une voie possible de décryptage d’une quotidienneté au sein de laquelle la qualité de ces rythmes constitue, sans aucun doute, une ressource implicite et diffuse – mais toutefois opératoire – à partir de laquelle le citadin construit ses trajectoires, ses pratiques et ses attachements.

« Le rythme, […] nous amène à prêter attention aux variations, aux instants critiques où se révèle une redéfinition du rapport à l’environnement, où le passant quitte une phase et un mode de relation à l’espace pour continuer sur un autre, quand l’espace naît dans une nouvelle dimension : celle du mouvement » (Bonnet 2013, p. 35).

Résumé

Ce texte explore les liens entre les rythmes de marche et des rythmes liés aux fluctuations de tonalités et d’intensité des ambiances urbaines. Il fait l’hypothèse d’une corrélation entre les allures du pas, les variations d’attentionalité du piéton et ce que je propose d’appeler ici « les rythmes ambiants ». Le rythme ne serait ni la cadence ni le tempo, mais plutôt une manière de fluer des ambiances et des corps. La relecture de travaux de terrain menés sur deux quartiers de la ville de Grenoble – Europole et Île-Verte – est alors un moyen de mettre à l’épreuve cette hypothèse et de proposer une typologie exploratoire de ces rythmes croisés.

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Notes

[1] Pour une revue de littérature des écrits sur les ambiances urbaines et les sens, voir ici.

[2] Je pense à Pierre Sansot et à son éloge de la lenteur (2000), mais aussi au piéton de Paris de Léon-Paul Fargue (1994) ou encore aux arpentages urbains de Julien Gracq (1985).

[3] Je pense ici aux travaux du CRESSON, menés à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble.

[4] À l’exception de la thèse de Viale (2007) et de celle de Bonnet (2013).

[5] À ce propos, voir la revue : Rhuthmos. Plateforme internationale et transdisciplinaire de recherche sur les rythmes dans les sciences, les philosophies et les arts. La présentation de la revue par Pascal Michon peut être consultée en ligne ici.

[6] Le séminaire « Enquêtes sur les temporalités », animé par Marc Bessin, Arnaud Fossier et Édouard Gardella, cherche à construire les temporalités comme objet de recherche des sciences sociales.

[7] Définition que l’on peut retrouver ici.

[8] Définition que l’on peut retrouver ici.

[9] Définition que l’on peut retrouver ici.

[10] « L’effet de vague » est un « effet de composition décrivant un son ou un groupe de sons que l’on entend suivant une courbe d’intensité dont la forme est analogue à celle de la vague et de son ressac : crescendo, point maximal, rupture du son rapide ou progressive, et decrescendo. Ces cycles, espacés par des intervalles métronomiquement assez longs (plusieurs secondes) se succèdent selon une fréquence régulière ou variable » (Augoyard et Torgue 1995, p. 158).

[11] Je pense aux travaux de la time geography et leurs apports pour la compréhension des comportements de mobilité en ville (Chardonnel 2001) (Dodgshon 2008) ainsi qu’aux travaux de géographie sociale et d’urbanisme autour de la question des usages du temps et de leur articulation au renouveau de la marche en ville (voir le numéro 8 des Carnets de géographes, intitulé « Géographie(s) de la lenteur ») (Lord et al. 2015).

[12] Définition que l’on peut retrouver ici.

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