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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Pratiquer l’interdisciplinarité : pourquoi persister ?

Illustration : fla m, « connections », 22.07.2010, Flickr (licence Creative Commons).

Pour introduire ce texte, il me faut revenir sur l’émotion ressentie quand j’ai reçu la charge de conclure, à Nanterre, la journée du 12 juin 2015 consacrée aux « Pratiques de la pluridisciplinarité » de jeunes chercheurs d’horizons disciplinaires divers. Réaction insolite, qui mérite d’en approfondir la raison. Car ce n’est certes pas parce que, une fois de plus, j’aurais à deviser sur l’interdisciplinarité, ce terme qui me colle à la peau depuis ma participation, en tant qu’historienne, à l’aventure Plozevet où j’ai côtoyé Edgar Morin et Donatien Laurent (Orain et Robic 2007). D’ailleurs, faire un retour réflexif sur cinquante ans de voyages entre disciplines et interdisciplinarités (Mathieu, 2014b) ne me procurerait qu’un sentiment pénible de répétition, voire de bégaiement. Au terme de ma carrière – au diable la quête de reconnaissance – je suis toujours avide de nouvelles aventures intellectuelles. Le mot est lâché ! Il y avait une promesse d’aventure dans cette invitation.

C’était d’abord la perspective d’entendre des jeunes chercheurs qui en prennent le risque parler de leurs pratiques de l’interdisciplinarité. J’y vois un double défi : d’une part celui de ne discuter du sens de l’interdisciplinarité que sur la base de pratiques et, même si la « quête d’épistémologie » (Mathieu et Schmid 2014) est nécessaire, de ne pas y voir une théorie au sens propre, mais plutôt une méthode, pour ainsi dire « opportuniste », qui requiert une mise en examen critique de sa valeur heuristique et de son utilité sociale ; d’autre part de mettre au centre de cette réflexion critique la « jeune recherche » (Bonin et Mathieu 2004) sur qui repose l’inventivité indispensable pour affronter un contexte historique marqué par des multi-crises, une incertitude et une complexité croissante.

C’est ensuite l’idée que, pour comprendre la valeur et le sens de la mise en œuvre d’une pratique interdisciplinaire, comme d’ailleurs pour constituer un capital méthodologique et épistémologique sur l’interdisciplinarité, le dialogue avec des « anciens » pourrait être profitable à tous.

En y réfléchissant je devrais reconnaître que ce n’est pas la première fois que je mise sur l’écoute de jeunes chercheurs confrontés à l’interdisciplinarité pour élargir ma propre expérience de recherche et celle du courant Natures Sciences Sociétés [1], ni d’ailleurs que j’ai attendu du dialogue entre une interdisciplinaire confirmée et un jeune néophyte – je pense à certains des thésards que j’ai dirigés – l’émergence de connaissances inédites, voire de sérendipité (Hucy 2002) (Grésillon 2010). Mais cette fois j’allais le faire en territoire inconnu, hors du milieu scientifique qui m’environnait et que j’avais construit autour de moi. D’où l’impression ressentie : loin des ronronnements des colloques qui se multiplient et s’affichent obligatoirement internationaux, j’allais peut-être prendre part à un évènement scientifique proprement dit.

Une écoute et des lectures à l’affût des convergences et de l’inattendu.

Pour mesurer l’intervalle entre cette attente initiale et le ressenti de cette journée du 12 juin 2015, il ne me reste que la mémoire et mes notes sur les interventions entendues, auxquelles j’ai ajouté les six textes qui y furent distribués [2], lus et relus à plusieurs reprises depuis. C’est à partir de ce matériau d’une grande richesse qu’il me faut mettre en évidence : 1) ce qui rejoint mon point de vue et ma posture sur l’interdisciplinarité ; 2) ce qui me semble au contraire une définition minimale de la pluridisciplinarité ; 3) enfin et surtout, ce qui m’a véritablement étonnée par la lucidité et la réflexivité sur les limites et l’apport des pratiques interdisciplinaires.

Commençons par ce qui rejoint mon évaluation personnelle et qui confirme la raison pour laquelle nous sommes un certain nombre à porter un intérêt indéfectible aux pratiques pluri et interdisciplinaires. La conférence introductive de Claire Zalc capta indiscutablement mon attention. Plusieurs énoncés de son « interdisciplinarité en actes », à portée épistémique, auraient pu sortir de ma bouche : « Combattre les règles rigides faisant frontière entre les disciplines », n’accepter aucune assignation à un type d’outils ou de matériaux sous prétexte qu’ils sont spécifiques de « sa » discipline [3], « dialoguer à haute voix en explicitant les spécificités de l’histoire devant les sociologues », « savoir donner une place au « je » » et, surtout, considérer que « la question précède le terrain », que l’écriture collective [4] subsume les frontières et les hiérarchies disciplinaires. Mais, bien qu’inconnue du cercle de Natures Sciences Sociétés, cette proximité avait quelque chose de générationnel qui me confortait, certes, mais ne me surprenait que partiellement. Il fallait concentrer ma capacité de lecture et d’écoute sur ces jeunes chercheur(e)s invité(e)s à partager leurs réflexions sur « la question de la mise en pratique du pluridisciplinaire » [5].

Un point presque commun à tous me frappa : ce qu’ils nommaient « pratique » procédait d’une curiosité empirique et non théorique [6], d’une volonté de se détacher des chemins et objets de leur discipline, parfois même de se démarquer d’une appartenance officielle, « institutionnelle », qui pourtant leur donnera le label de la thèse. Avec ce qu’ils pensent être une culture « interdisciplinaire » parce qu’ils appartiennent à des labos qui se disent tels, c’est la « mise en œuvre concrète », le goût de l’expérimentation qui les poussent à adopter « une approche pluridisciplinaire » (Telep) qui est donc un « choix pratique » plus qu’un « choix épistémologique ».

Dans les raisons de leur engagement ainsi que dans l’insistance à définir la pluridisciplinarité comme une pratique, je retrouvais ainsi notre propre définition de l’interdisciplinarité comme méthode de travail [7], ainsi que le profil du chercheur interdisciplinaire énoncé il y a déjà plus de 20 ans :

« La première caractéristique, on ne le dira jamais assez, réside dans l’aspect humain : l’état d’esprit, la motivation et le profil des chercheurs. Quatre mots clefs semblent le caractériser : ouverture d’esprit, curiosité, volontarisme et indiscipline. Est-ce une question de tempérament ou une question de formation ? Les deux en même temps. Chez les jeunes chercheurs, ce qui semble primer c’est l’absence de tout souci concernant l’avancement de leur carrière et l’absence de territoire à défendre. Chez leurs aînés, mal à l’aise dans les paradigmes disciplinaires, c’est à la fois un esprit de contradiction et de conciliation très fort. Tous partagent de fortes motivations personnelles à la fois basées sur la structuration de leur personnalité, de leur pensée et de leurs références scientifiques, mais aussi sur leur formation universitaire, souvent polyvalente. Cette motivation à travailler avec d’autres et à rompre une solitude jugée « stérilisante », imprégnée à la fois de charge affective et de volonté raisonnée, assure une cohérence au travail dont l’intérêt prime souvent sur les incitations financières. » (Barrué-Pastor 1992).

Pour ma satisfaction et malgré le changement de contexte, je constate que l’état d’esprit des jeunes chercheurs s’exprimant en 2015 à Nanterre ne diffère guère de celui des jeunes embarqués dans les programmes interdisciplinaires des années 1980-90, ni d’ailleurs de ces jeunes docteurs en « études urbaines » dont j’esquisse le profil « indiscipliné » dans le dossier « Approches urbaines insolites » (Mathieu, Martouzet et Guermond 2010) (Mathieu 2012).

Cependant, autre constat certes moins gratifiant, la majorité des pratiques pluridisciplinaires présentées ne révèlent pas le « déplacement » radical, que requiert l’interdisciplinarité, entre sciences de la nature et sciences de la société. La pluridisciplinarité en question [8] se limite à une « interdisciplinarité de proximité » ou endogène, comme Marcel Jollivet et Jean-Marie Legay la qualifient, et qu’ils opposent à l’« interdisciplinarité élargie » ou exogène [9] qui caractérise le courant NSS (Jollivet et Legay 2005). Le terme de « rencontre » utilisé pour (re)définir l’approche pluridisciplinaire est significatif. Inscrite dans le sujet de recherche choisi, la pratique sort difficilement de la discipline « mère » et motrice où le jeune chercheur sera reconnu par les maîtres.

J’ai eu ce sentiment en entendant les interventions de Karine Ginisty [10], d’autant que je (re)connaissais la discipline d’appartenance, la géographie, qui est aussi officiellement la mienne. Outre le fait que les géographes ont toujours considéré l’emprunt aux autres disciplines comme faisant partie de son identité, cette discipline a construit, dans la deuxième moitié du 20e siècle, des spécialités à ce point proches de la sociologie (géographie sociale), de l’ethnologie (ethno-géographie ou géographie culturelle) voire de la philosophie politique (géopolitique) que l’on en arrive à se demander si la compétition ou la concurrence pour des objets et/ou concepts au nom semblable [11] ne font pas obstacle à la valeur heuristique de la pratique interdisciplinaire « de proximité » elle-même. Le recours trop allusif aux « théories » des disciplines qu’ils mobilisent, de même qu’un usage souvent métaphorique des concepts convoqués [12] , brouillent plus qu’ils ne clarifient les « réels » qui font l’objet de ces recherches. Plutôt que de chercher la légitimité dans un vocabulaire partagé et dans l’air du temps, un retour critique sur les « biais et limites des méthodologies plurielles » et une mise en question de « la combinaison de méthodes » utilisées auraient été plus convaincants. Ce jugement peut paraître sévère. Il s’explique toutefois par mon investissement dans cette discipline – historienne, j’ai bifurqué par choix pour la géographie –, qui m’attirait non pas pour sa proximité avec les sciences humaines et de la société, mais par sa double appartenance aux sciences physiques et sociales et, en conséquence, pour sa potentialité d’« interdisciplinarité interne » (Mathieu 1992).

S’extraire de la rigidité disciplinaire.

Venons-en maintenant aux textes qui m’ont surpris, tant la pratique exposée témoignait de ce « déplacement » qui, selon moi, est le moteur et la caractéristique d’une démarche interdisciplinaire prometteuse de pistes inexplorées et de nouveaux apports cognitifs.

Oser choisir un « impensé » par la recherche, un objet entre corps et pensée qu’aucune discipline ne revendique, c’est ce qui a provoqué en premier mon étonnement, en entendant et en lisant ces jeunes chercheurs ne pratiquant pourtant l’interdisciplinarité qu’au sein des sciences humaines et sociales. Oser prendre pour objet de recherche un sujet hors-discipline établie est le premier seuil à franchir pour entrer dans l’interdisciplinarité. Le texte de Suzie Télep est exemplaire de cette audace. À travers son choix de la pratique langagière du whitisage, qui, parce qu’elle ne concerne qu’une minorité, a peu de chances d’être un sujet majeur des sciences sociales, Suzie Télep cherche à mettre au jour les traces de la colonisation dans la conscience (et l’inconscience) des Camerounais qu’elle interroge : pourquoi le mot de blanc renvoie-t-il à celui de colonisé, tandis que le refus du « parler blanc » est aussi le refus de l’assimilation et de la négation de soi ? Sa pratique est interdisciplinaire parce que le questionnement à l’origine de son engagement dans la recherche est lui-même interdisciplinaire, mettant en jeu le « soi », les rapports de pouvoir, l’histoire du colonialisme… Cette posture me rappelle celle des témoins anthropologues de l’ouvrage Modélisation et interdisciplinarité (Mathieu et Schmid 2014), qui revendique l’interdisciplinarité de cette discipline quand elle se pratique de manière holiste. Dans cette posture, l’objet de recherche ouvre « un champ par essence interdisciplinaire, ce qui ne la rend pas moins scientifique », à condition d’inventer un rapport pertinent entre « disciplinarité et une interdisciplinarité mobilisant et croisant des méthodes et concepts élaborés par des disciplines bien identifiées » [13]. Le chercheur ne se laisse ni définir ni enclore dans des normes dites scientifiques.

Je vivais déjà l’aventure intellectuelle promise. Mais ma surprise fut à son apogée quand, en fin de journée, j’entendis l’exposé du jeune philosophe Théophile Lavault, de même que celui de Barthélémy Durrive et Julie Noack, présentant les premières conclusions d’un collectif de « laboratoires juniors interdisciplinaires », avec un titre au cœur même de la question de l’interdisciplinarité : « L’interdisciplinarité : doit-elle choisir entre produire un savoir et cultiver une pratique ? ». Venant de chercheurs aussi jeunes et n’ayant pas, comme moi-même, une expérience longue de l’interdisciplinarité, je ne m’attendais pas à rencontrer une réflexivité épistémique aussi remarquable sur la valeur heuristique de sa mise en pratique. Ce qui me touche dans l’interrogation du premier – « Une monographie philosophique est-elle possible ? » – c’est qu’alors qu’il ne se réfère qu’à des philosophes, et en particulier à Michel Foucault, la question qu’il pose (Comment se déplacer du cadre de représentation que le chercheur, du fait de sa tradition disciplinaire, associe d’abord à son objet ?) est la question principale qui pousse le chercheur à s’engager dans l’interdisciplinarité. Il faut à la fois s’interroger profondément sur l’identité de la discipline qui formera sa ligne d’investigation première et, en même temps, savoir se déplacer, se déporter, se « dédisciplinariser » (Frodeman 2014) pour accéder aux problématiques non instruites, parce qu’elles sont incertaines et complexes et qu’aucune discipline ne peut les traiter à elle seule. Sortir de la « rigidité disciplinaire » et des « dispositifs méthodologiques définis » pour construire un « objet comme problème », entre l’empiricité radicale de l’histoire et l’arrière fond épistémologique de la philosophie, tel est l’objectif de Théophile Lavault. Pour lui, le croisement de méthodes vient après le déplacement et exige le refus de toute hiérarchisation, un usage respectueux de l’autre discipline, un goût de l’expérimentation voire une « empathie méthodologique ». La volonté d’ancrer sa pratique philosophique à un objet empirique et concret [14] me renvoie à ce rapport souvent difficile mais nécessaire avec une espèce particulière de philosophe, avec qui l’empathie joue un rôle positif : Anne-Françoise Schmid, introduite dans NSS par Jean Marie Legaym’attirait non  ance Technique  terdisciplinaires, méthodologie, épistémologieQuestions et pratiques de la recherche en environn (Mathieu 2013) et dont le récent objet-problème est le poisson génétiquement modifié, mais aussi Jean Borreil et l’équipe des Révoltes logiques pour qui le politique, universel concret, fondait toute expérience de recherche en actes. Seul regret sur lequel je reviendrai : l’objet-problème choisi n’inclut qu’une discontinuité relativement limitée – la différence des temporalités de l’histoire et de la philosophie –, alors que le discontinu critique à instruire aujourd’hui est, pour moi, celui entre natures et sociétés, dont d’ailleurs l’écart des temporalités est maximal.

Vers une interdisciplinarité élargie.

Si je termine l’analyse de mon ressenti par le texte de Julie Noack et Barthélémy Durrive, c’est non seulement parce que son titre interroge la relation entre deux finalités de l’interdisciplinarité, « produire un savoir » et « cultiver une pratique », mais aussi parce qu’il relate des expériences menées par un collectif de chercheurs confrontés à une pratique d’« interdisciplinarité élargie », comme ce fut le cas pour moi depuis mon embauche chez Pierre Coutin et l’expérience Plozevet. La première expérimentation, « Enquête sur l’homme vivant » rassemble des jeunes chercheurs de sciences de la vie et de sciences sociales auxquelles s’ajoutent des disciplines praticiennes (la médecine) et artistiques, et là encore la philosophie. Quant à la deuxième, « Appliquer, c’est tout un travail » les disciplines rassemblées, mis à part l’informatique et l’ergonomie (discipline elle-même interdisciplinaire), se rattachent aux sciences sociales (psychologie, sciences de l’éducation, ressources humaines, anthropologie et philosophie). Comme je l’ai tenté en comparant mes expériences d’interdisciplinarité interne et externe (Mathieu 1999), ces auteurs s’attachent à établir une évaluation comparative de leurs deux pratiques expérimentales. En mettant en vis-à-vis leurs récits avec les miens, je demeure étonnée de la profondeur et de la lucidité de l’autoévaluation de leurs résultats en termes de pratique et de production de savoirs. Tout mérite d’être pesé. En écho à ce que j’ai déjà vécu et exprimé, j’entends comme si elles étaient miennes ces expressions : l’incommensurabilité des objets qui rend l’intersection entre eux problématique, les différences d’approches et de méthodes qui plombent la pratique, l’importance du dialogue et de l’apprentissage d’un « art de vivre ensemble », l’importance de l’écriture pour construire une méthode et une pratique (Pivot et Mathieu, 2007), voire même la découverte de « l’individu » comme seul objet reconnu par toutes les disciplines [15]… Mais alors que reste-t-il d’inattendu, si ce n’est l’acuité et la vitalité de ces jeunes chercheurs qui, sans culture de l’interdisciplinarité, excellent à poser les bonnes questions, à définir les postures de recherche « déplacées » qui font défaut pour une nouvelle alliance sciences/sociétés ? Où se situent les divergences avec ce que j’ai entendu et lu ?

Conclure par un appel à poursuivre l’échange.

Comme en ce jour riche en moments où le pourquoi penser et faire de la recherche se sont conjugués, il ne me reste que peu de temps pour parler de moi, d’autant que ce qui m’importe le plus est d’encourager, en me solidarisant avec elle, cette jeune recherche curieuse d’expérimenter et de produire un savoir issu de la pratique interdisciplinaire.

En commentant les interventions et les textes, j’ai déjà dévoilé plusieurs aspects qui caractérisent ma posture et ma pratique de l’interdisciplinarité. D’abord persister dans cette position paradoxale d’ancrage dans une discipline pour en sortir et pour inventer des pistes propices à l’interaction entre disciplines. L’ancrage disciplinaire comme base robuste de l’inventivité.

Autre point d’accord : l’interdisciplinarité n’est pas une nouvelle discipline, avec son cadre théorique et paradigmatique et son aréopage qui fixe les normes et le système de reconnaissance. C’est essentiellement une méthode d’assemblage, qui parfois puise dans celles spécifiques d’une discipline et parfois s’en écarte, jusqu’à l’invention d’une démarche et/ou de concepts. L’incommensurabilité de ce que l’on tente d’assembler est la règle et, mis à part ceux qui croient la résoudre par la modélisation, elle est le moteur de l’inventivité. L’écriture du récit de la pratique, de la confrontation des méthodes et des concepts, des résultats disciplinaires et interdisciplinaires joue un rôle essentiel.

Outre le fait déjà signalé que, pour moi, l’interdisciplinarité prend son sens dans la mise en relation des sciences de la nature avec celles de la société, il me faut dire un point qui fait divergence avec la presque totalité des jeunes chercheurs. En effet, c’est la question (ou le problème) finalisée et non l’objet – même si on le dit hybride ou métisse – qui justifie la mise en œuvre d’une pratique interdisciplinaire. Cette question, qui ne peut être résolue par une discipline, est volontairement acceptée « commune » pour son intérêt heuristique et/ou pour sa finalité éthique. Le choix de se dédisciplinariser, de l’indiscipline et de l’interdisciplinarité n’a pas pour but de produire un savoir mais une réponse (ou un élément de réponse), nouvelle parce qu’inattendue. Là est l’origine des affinités et de l’empathie nécessaire pour aboutir à ce résultat : une solution à un problème ponctuel, non transférable et dont il faut accepter qu’elle n’ait, d’un point de vue scientifique, qu’une valeur méthodologique et éthique.

Pour illustrer ce dernier propos, je renvoie le lecteur à quelques articles ; celui posant, avec celle de l’embroussaillement sur le causse Méjan, la question « Faut-il qu’un paysage soit ouvert ou fermé ? » (Friedberg, Cohen et Mathieu 2000) ; ou celui où « comment éradiquer les « blattes urbaines » de trois tours de la ZUP Sud de Rennes » fut la question partagée par des écologues et des géographes (Mathieu et al. 1997). Se couler dans la question de l’autre, imaginer comment son expérience et ses acquis de recherche pourraient contribuer à la résolution d’un problème critique, telles sont encore aujourd’hui les raisons qui expliquent mon intérêt pour les questions de la construction de milieux (urbains et ruraux) durables, ou celle de savoir comment les gens ordinaires font face (s’adaptent ?) au problème du changement climatique.

La confrontation d’expériences, le dialogue sans crainte de dispute entre « anciens » et « jeunes » seraient-ils une voie pour que ces derniers aillent plus loin que nous ?

Résumé

Chargée de conclure une journée consacrée à l’évaluation des pratiques pluridisciplinaires de jeunes chercheurs de formations disciplinaires diverses, l’auteure emmène le lecteur de l’article dans une mise en regard des postures et expériences de ces « débutants » avec les siennes, construites dans la longue durée de son itinéraire en interdisciplinarité. Après avoir relevé les points de convergence – s’extraire de la rigidité disciplinaire et inventer une méthode d’assemblage, notamment –, elle note les points qui divergent du sens qu’elle donne à l’interdisciplinarité : résoudre un problème convoquant impérativement sciences de la nature et sciences des sociétés. Elle souligne aussi les pratiques de certains jeunes chercheurs, qui l’ont étonnée par leur originalité. Sa conclusion met l’accent sur les réponses pertinentes à la question « Pourquoi pratiquer l’interdisciplinarité ? », réponses qui émergeraient d’expériences transverses entre générations.

Bibliographie

Barrué-Pastor, Monique. 1992. « L’interdisciplinarité en pratiques » in Jollivet, Marcel (dir.). Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, p. 457-475. Paris : CNRS Éditions.

Bonin, Sophie et Nicole Mathieu (coords.). 2004. « Jeune recherche, la vitalité d’un laboratoire » STRATES, vol. 11.

Friedberg, Claudine, Marianne Cohen et Nicole Mathieu. « Faut-il qu’un paysage soit ouvert ou fermé ? L’exemple de la pelouse sèche du causse Méjan » Natures Sciences Sociétés, vol. 8, n°1 : p. 26-42.

Frodeman, Robert. 2014. Sustainable Knowledge. A Theory of Interdisciplinarity. Basingstoke : Palgrave Macmillan.

Grésillon, Lucile. 2010. Sentir Paris. Bien-être et matérialité des lieux. Versailles : Quae / NSS Dialogues, coll. « Indisciplines ».

Hucy, Wandrille. 2002. « La nature dans la ville et les modes d’habiter l’espace urbain : expérimentation sur l’agglomération rouennaise » Thèse de doctorat, Université de Rouen.

Jollivet, Marcel et Jean-Marie Legay. 2005. « Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales » Natures Sciences Sociétés, vol. 13, n°1 : p. 184-188.

Mathieu, Nicole. 1992. « Géographie et interdisciplinarité : rapport naturel ou rapport interdit ? » in Jollivet, Marcel (dir.). Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, p. 129-154. Paris : CNRS Éditions.

Mathieu, Nicole, Nathalie Blanc, Colette Rivault et Anne Cloarec. 1997. « Le dialogue interdisciplinaire mis à l’épreuve : réflexions à partir d’une recherche sur les blattes urbaines » Natures Sciences Sociétés, vol. 5, n°1 : p. 18-30.

—. 1999. « Interdisciplinarité interne, interdisciplinarité externe, quel intérêt heuristique pour la géographie : réflexion à partir d’une confrontation de pratiques » in Nicolas, Georges (éd.). Géographie(s) et langage(s). Interface, Représentation, Interdisciplinarité. Actes du Colloque IUKB-IRI (UNIL) de Sion 1997, p. 65-82. Sion et Lausanne : Institut Universitaire Kurt Bosch / Société Scientifique Ératosthène.

Mathieu, Nicole, Denis Martouzet et Yves Guermond. 2010. « Pour de nouvelles approches vers des villes durables. Introduction. » Natures Sciences Sociétés, vol 18, n°2 : p. 103-112.

Mathieu, Nicole. 2012. « L’utopie du développement durable et la recherche urbaine. De nouvelles pistes théoriques et méthodologiques » in Stoessel-Ritz, Josiane, Maurice Blanc, Nicole Mathieu (dirs.). 2012. Développement durable, communautés et sociétés. Dynamiques socio-anthropologiques, p. 215-236. Bruxelles : Peter Lang.

—. 2013. « Jean-Marie Legay, l’audace de l’indiscipline et de l’engagement » Natures Sciences Sociétés, vol. 21, n°1 : p. 91-93.

—. 2014a. « Mode d’habiter : un concept pour penser les interactions hommes-milieux » in Chenorkian, Robert et Samuel Robert (dirs.). Les interactions hommes-milieux. Questions et pratiques de la recherche en environnement, p. 97-130. Versailles : Quae, coll. « Indisciplines ».

—. 2014b. « Pratiquer l’interdisciplinarité entre natures et sociétés : Pourquoi ? Comment ? Retour réflexif sur l’histoire d’expériences vécues. » Conférence et PPT présentés à l’Observatoire des Pratiques Interdisciplinaires à Marseille, le 17 juin 2014.

Mathieu, Nicole et Anne-Françoise Schmid (dirs.). 2014. Modélisation et interdisciplinarité. Six disciplines en quête d’épistémologie. Versailles : Quae, coll. « Indisciplines ».

Orain, Olivier et Marie-Claire Robic. 2007. « Nicole Mathieu, un itinéraire en interdisciplinarité. » La Revue pour l’histoire du CNRS, n°18 : p. 29-33.

Pivot, Agnès et Nicole Mathieu. 2007. « Agnès Pivot : l’écriture, processus heuristique et outil pour le dialogue dans une démarche interdisciplinaire » Natures Sciences Sociétés, vol. 15, n°4 : p. 411-416.

Notes

[1] Le rapport des jeunes chercheurs à l’interdisciplinarité est une question récurrente dans la revue, depuis son origine jusqu’au colloque Cerisy 2013 « Interdisciplinarités entre natures et sociétés », dont fit partie un collectif de « jeunes chercheurs » invités à suivre les débats et à restituer leurs regards dans une table ronde finale.

[2] Ceux de Suzie Telep, Kristel Khoury pour la première table ronde : « Quand l’objet de recherche requiert une approche pluridisciplinaire ; la pluridisciplinarité : choix pratique ou choix épistémologique » ; celui de Karine Ginisty pour la deuxième : « Biais et limites des méthodologies plurielles ; la combinaison des méthodes en question » ; enfin ceux de Julie Noack et Barthélémy Durrive, ainsi que Théophile Lavault, pour la troisième : « Frontières, marges et créations de savoirs », introduite par Marc Dumont.

[3] Les archives pour l’histoire.

[4] Cf. l’entretien d’Agnès Pivot (Pivot et Mathieu 2007)

[5] Cf. Appel à communication pour la Journée d’étude des jeunes chercheurs du 12 juin 2015, Sophiapol, EA 3932, Université de Paris Ouest Nanterre.

[6] Peut-être à l’exception du jeune philosophe Théophile Lavault, pour qui la mise en œuvre d’une monographie (pratique) des archives du service d’assistance de la préfecture de police de Paris a pour objectif de fonder théoriquement la relation épistémologique de la philosophie à l’histoire.

[7] Cf. « L’interdisciplinarité en pratiques » (Barrué-Pastor 1992).

[8] Que l’on peut qualifier d’interdisciplinarité parce qu’elle vise une interaction entre disciplines et non leur juxtaposition, associée à des emprunts sans mise à distance critique de concepts « nomades » et de méthodes plurielles.

[9] « Il reste que l’on peut dire que l’interdisciplinarité « de proximité » procède d’une dynamique endogène de la recherche, c’est-à-dire d’une sorte de « mûrissement » progressif et collectif des questions au sein de communautés scientifiques très spécialisées (on pourrait alors parler d’une « interdisciplinarité endogène »), alors qu’il existe en effet une interdisciplinarité résultant des changements dans les rapports entre science et société : une interdisciplinarité que l’on pourrait, en somme, qualifier d’ »exogène » » (Jollivet et Legay 2005, p. 185).

[10] Pour laquelle je disposais d’un texte relu attentivement avant d’écrire ce texte.

[11] Par exemple celui d’espace, de territoire et de paysage et le nouveau mot coqueluche « communs ».

[12] Par exemple « justice sociale/justice spatiale » et « inégalités » pour Karine Ginisty.

[13] Phrases entendues pendant la journée.

[14] Une monographie du Service d’Assistance Technique de la Préfecture de Police de Paris (1958-1984).

[15] Ce qui rejoint mon hypothèse de l’essence interdisciplinaire de l’individu/habitant et du concept de « mode d’habiter durable » (Mathieu 2014a).

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Sérendipité.

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