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Sérendipité.

L’interdisciplinarité : doit-elle choisir entre produire un savoir et cultiver une pratique ?

Illustration : Giampaolo Macorig, « Geometry », 01.03.2008, Flickr (license Creative Commons)

Un retour d’expérience comparatif.

Bien plus qu’une méthodologie réglée et établie, avec un cahier des charges précis, l’interdisciplinarité est une pratique – c’est-à-dire, par définition, une activité où « nous fabriquons les règles en cours de route » (Wittgenstein 2004, p. 73). Pourtant, elle n’en pose pas moins des problèmes spécifiques – c’est-à-dire des problèmes qui, intrinsèquement liés à ce que l’ont peut constater dans un dialogue interdisciplinaire, se retrouvent (sous différentes formes) dans toute tentative visant à le mettre en œuvre.

Le présent article tente de présenter une réflexion sur l’interdisciplinarité en tenant compte de ces deux caractéristiques. D’une part, il se fonde sur un double retour d’expériences, pour ancrer la réflexion dans le terrain ; mais il ne les évoque, d’autre part, qu’afin de les comparer, car un propos épistémologico-méthodologique n’a d’intérêt que s’il est suffisamment général pour s’appliquer à d’autres expériences que celles sur lesquelles il se fonde.

Ce retour d’expérience comparatif se concentre sur les problèmes rencontrés dans l’exercice de deux « laboratoires juniors » interdisciplinaires. En effet, le but de cette comparaison est de proposer une analyse dans laquelle d’autres personnes seraient susceptibles de reconnaître leur propre expérience de l’interdisciplinarité. Le problème que nous voudrions aborder ici (car nous pensons que d’autres ont pu le rencontrer) est le suivant : quels savoirs l’interdisciplinarité peut-elle produire ?

Dans une brève première partie, nous présenterons le cadre institutionnel, puis le thème de ces « laboratoires juniors ». Dans une seconde partie, plus étendue, nous procèderons à la comparaison, en détaillant le problème commun puis en analysant les différences existant entre les solutions qui ont été mises en œuvre dans les deux cas. Des résultats de cette analyse, l’on tirera finalement une proposition quant aux conditions requises pour qu’un réel dialogue interdisciplinaire puisse avoir lieu.

Nature des projets comparés.

Les « laboratoires juniors » sont des petites structures d’initiation à la recherche, temporaires (deux ans renouvelables, de deux fois un an) et dotées d’un petit financement (environ 2000 euros). Ils sont portés par des doctorants et ouverts à tous (les masterants, mais aussi des personnes qui ne sont pas étudiantes). Ils sont créés sur appel à projets par différents établissements de l’enseignement supérieur français : les Écoles Normales Supérieures, traditionnellement, mais aussi certaines communautés d’établissements – l’Université de Lyon, par exemple. Le fonctionnement des laboratoires « juniors » n’est pas exactement le miroir du fonctionnement des laboratoires « seniors » (ce qui fait que le nom « laboratoire » est abusif, et quelque peu trompeur) : ils ne sont pas reconnus par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AÉRES), ou le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) – par contre, comme toute association étudiante, ils doivent rendre un bilan, financier et moral (en l’occurrence scientifique), à leur financeur, au terme de leur exercice. Les laboratoires juniors ne doivent pas être affiliés à un laboratoire senior (qui s’en servirait comme d’une extension budgétaire) ; ils dépendent donc directement de l’établissement ou de la communauté d’établissements. Dans la majorité des appels à projets de laboratoire junior (sinon dans tous), le caractère interdisciplinaire du projet est très fortement « encouragé » – ce qui bien sûr, en contexte de rivalité, signifie « exigé ». Par contre, la finalité, le cahier des charges (les critères d’évaluation [1]) du projet et sa méthode sont très libres – rendant les laboratoires juniors assez variés : certains s’engagent dans des processus de création (lire de la poésie, écrire un programme informatique), d’autres font vivre une revue spécialisée, d’autres encore se consacrent à la médiation scientifique, certains fonctionnent à la manière d’un séminaire doctoral, d’autres organisent des cycles de conférences. Sanctionnée par un conseil scientifique lui-même interdisciplinaire, la dimension de « recherche » distingue le laboratoire junior d’une simple association étudiante, mais la forme de cette recherche – et a fortiori sa nature de recherche « scientifique » – doivent être définies de façon spécifique, lors de la rédaction du projet et tout au long de la vie du laboratoire

Un thème de recherche à l’interface de différents objets disciplinaires.

Les laboratoires juniors « Enquête sur l’homme vivant : philosophie, biomédecine, pratiques artistiques » (Ehvi) et « Appliquer, c’est tout un travail ! » sont deux projets interdisciplinaires [2] pour la même raison : ils essaient d’étudier (de la façon la plus adaptée possible) une réalité qui est trop multidimensionnelle pour faire l’objet d’une discipline en particulier. L’interdisciplinarité n’était donc pas une « pièce rapportée », dans ces projets : c’était bel et bien la motivation principale, et c’est devenu un thème de recherche en soi dans les activités des équipes, intégré à leurs projets scientifiques respectifs. Ces deux points posent question : est-il scientifique, utile et viable d’intégrer ainsi aux axes de recherche un volet « expérimenter l’interdisciplinarité » ? Le tournant réflexif (orienter la recherche sur nos pratiques d’interdisciplinarité) a-t-il parasité, compromis, aiguillonné ou bien aiguillé l’autre partie de notre activité scientifique ? Nous évoquerons d’abord une série de faits, pour revenir enfin sur ces questions qui font débat.

Chacun des participants à ces projets avait déjà une connaissance disciplinaire de l’objet que l’on s’était à chaque fois donné pour thème : « le vivant », dans un cas, « le travail » dans l’autre. D’après les tours de table et les présentations de chacun, la motivation des participants tenait surtout à la curiosité de découvrir ce qui intéressait les autres disciplines dans cet objet que, en tant que spécialistes, ils connaissaient bien. C’est donc sur cette modalité que se sont progressivement concentrés les échanges, puis les réunions [3], puis le projet lui-même (au fur et à mesure de ses réécritures pour les différents prolongements) : alors que – à l’origine [4] – il s’agissait simplement de partir de notre terrain commun, l’attention du collectif s’est focalisée sur les différences d’approche entre les disciplines représentées. Plus précisément, nous nous sommes intéressés à la variété des préoccupations, questionnements, « essentiels », intérêts problématiques, etc. qui peuvent exister à propos d’une même réalité à travers différentes démarches disciplinaires.

Les thèmes précis (les objets d’étude) des projets sont donc nés de ce souhait. Le premier avait pris pour thème la question : « qu’est-ce qu’implique, pour l’homme, le fait d’être d’abord un être vivant ? », le second la question : « que fait-on concrètement quand on suit une règle en situation (de travail, notamment) ? ». Les disciplines comme l’« anthropologie physique » ou la « biologie humaine » envisagent chacune « ce qu’il y a de vivant dans le propre de l’humain » dans une perspective bien précise, qui répond à une préoccupation bien spécifique, à un cahier des charges bien défini. De même les disciplines comme l’« ergonomie », la « psychologie du travail » ou la « didactique professionnelle » envisagent chacune « ce que l’on fait pour appliquer la consigne » dans une perspective bien précise, qui répond à une préoccupation bien spécifique, à un cahier des charges bien défini. Au contraire, tout l’effort d’une approche interdisciplinaire de ces réalités est de se placer aux interfaces, pour essayer de penser la relation entre ces différentes dimensions. En d’autres termes [5] : « l’homme vivant » et « l’application des consignes » ne forment pas une quelconque terra incognita, une portion de la réalité qui ne serait cartographiée par aucune discipline ; c’est justement tout le contraire : ce sont des réalités tellement nodales qu’une grande diversité de disciplines y découpent leur objet propre, et c’est précisément l’intersection entre ces objets distincts que nous souhaitions décrire ensemble.

Figure 1 : La réflexion sur les manuels et modes d’emploi est un des points de départ du projet « Appliquer, c’est tout un travail ! ». Ici, les instructions à suivre pour ramer. Faute de disposer d’une méthode d’interdisciplinarité prédéfinie, les premières séances du laboratoire junior ont d’ailleurs essentiellement consisté à pratiquer cette activité. Source : Stoddart, William. 1893. Our boys : what they can do & how to do it, p. 47. New York : Hunt & Eaton.

Nous avons rapidement pris conscience que cet « objet-frontière » [6] ne fonctionnait pas du tout comme le « boundary object » (Star et Griesemer 1989) abondamment cité : alors que ce dernier se caractériserait par son « adaptabilité » et sa « robustesse » – le Muséum d’histoire naturelle existe bel et bien, au carrefour des points de vue, comme une réalité opératoire qui dicte son essentiel à chaque approche –, ce qui nous a interloqué, puis fasciné, était au contraire l’incommensurabilité de nos objets d’étude respectifs. Entre l’organisme vécu (par le danseur, par exemple) et l’organisme étudié en laboratoire, il doit bien exister davantage qu’une simple homonymie ; et pourtant aucun concept de « vivant » ne sera « adaptable » ou « robuste » au point qu’un artiste et un biologiste arriveraient à s’entendre dessus. À cela, il y a une raison évidente : ce n’est fondamentalement pas la même chose qui les intéresse dans l’objet « être vivant », car leurs disciplines se sont construites sur des questions totalement différentes. La différence est telle que l’on ne reconnaît souvent rien de très clair dans les préoccupations des autres disciplines. Cela peut entraîner deux conséquences : soit l’on considère que les questions de l’autre discipline sont insignifiantes, sans intérêt – soit, au contraire, l’on éprouve la curiosité qui pousse à se demander : « Mais qu’est-ce qui peut bien vous intéresser là-dedans ? » [7].

Notre point de départ était une sorte d’impasse : contrairement à l’objet-frontière, il n’y avait aucun élément commun entre nos objets respectifs. Il aurait donc été stérile de décréter que chacun possédait « un aspect » du thème commun, puisque tout le problème était de faire communiquer nos savoirs – c’est-à-dire, donc, de partir de leurs différences afin de voir si « la manière de décrire » du psychologue va pouvoir informer le sociologue [8]. Parler ici d’« aspects » revient à supposer que, quelque part sous les représentations incommensurables entre elles, il existe un substrat commun qui les réconcilie toutes – un « homme total », un « homme réel », un homme « en soi ». En plus d’être antiscientifique, cette proposition semble contreproductive pour le dialogue interdisciplinaire : elle revient, en quelque sorte, à prendre les choses à l’envers [9]. Si donc notre expérience de l’interdisciplinarité ne se reconnaît pas dans l’idée d’« objet-frontière », c’est parce que ce que nous avons voulu travailler ensemble était bien plus un « nid de problèmes » (sans parenté aucune entre eux) qu’une réalité multi-facettes. Or, c’est précisément ce point qui nous interpellait : comment est-il possible que certains enjeux décisifs de la réalité « homme vivant » ou « pratiques réglées » soient palpables quand on la regarde d’un certain point de vue disciplinaire, tandis que soudainement, dès que l’on change de perspective sur la même réalité, il n’y ait plus la moindre trace (ou le moindre équivalent) de ces problèmes dans la nouvelle description, le nouveau langage adopté ?

La séance du laboratoire junior « Enquête sur l’homme vivant », portant sur le « rythme », constitue un exemple réussi de ce que nous avons cherché à faire : un biologiste et un musicien y sont présenté les questions qui guidaient leurs propres recherches (scientifiques et artistiques) à propos des rythmes biologiques (circadiens, etc.) et des rythmes musicaux, dans leur domaine propre. Cet exemple est représentatif, car il montre à la fois l’incommensurabilité de nos préoccupations et l’intérêt de travailler ensemble à les mettre en commensurabilité. En effet, une mauvaise option d’interdisciplinarité aurait été, par exemple, que le biologiste nous explique qu’« avoir le rythme dans la peau » est une expression à prendre littéralement, étant donné que notre sensibilité (esthétique) rythmique serait conditionnée par des patterns comportementaux plus ou moins dérivés des cycles de l’organisme, et bien sûr sélectionnés au cours de l’évolution. Mais, d’autre part, le rapprochement des problématiques était assez évocateur (sur le plan heuristique) quant à la question : « pourquoi, dans la pratique musicale (même débutante) ou le plaisir de l’écoute, ce que l’on ressent est si fortement apparenté (dans notre expérience) à la vie organique ? ».

Le « pari » de notre projet scientifique interdisciplinaire consistait donc à se dire que la distance entre les problématiques pouvait elle-même faire l’objet d’une étude. Avant d’échanger nos contenus de savoirs, il fallait d’abord que nous échangions sur tout ce qui sépare nos méthodes et nos points de vue disciplinaires. La conviction qui motivait ce pari consistait à se dire que chaque discipline avait la prétention de saisir assez exhaustivement les grands enjeux de son objet d’étude – même si cette étude passait par une traduction dans un langage propre et un questionnement disciplinaire spécifique, hérité de toute une tradition de pratiques de recherche.

Sur ce premier point – l’objet d’étude interdisciplinaire –, la comparaison entre les deux projets sera rapide. Dans le principe, en effet, il s’agit de la même chose : se placer aux interfaces pour travailler à conscientiser chacun des différences d’intérêts théoriques sur une réalité multidimensionnelle, car fondamentalement problématique. Entre « l’homme en tant que vivant » et « les pratiques en tant que variations sur thème (adaptations de la règle au contexte) », le problème est le même : il s’agit de partir des pratiques concrètes (« culturelles » : la danse avec « Enquête sur l’homme vivant », le travail avec « Appliquer ») puis de « remonter » à ce qu’en disent les différentes disciplines. Enfin, il s’agit de s’engager sur un cheminement inverse : « redescendre » du plan épistémologique au plan des faits étudiés, puisqu’il s’agit alors d’interpréter « ce que ça dit sur » ou « ce que ça nous apprend de » ce en quoi consiste, concrètement, cette réalité si étrange et pourtant aussi familière (« le vivant humain » ou « nos activités réglées »). Autrement dit : dès que l’on se situe dans un contexte de dialogue interdisciplinaire, le cadre de l’échange doit faire l’objet d’une explicitation entre les interlocuteurs – et cela signifie que le groupe doit mener une réflexion épistémologique collective pour comprendre comment des paradigmes différents peuvent se situer les uns par rapport aux autres.

Une différence importante doit toutefois être soulignée : la place de l’empirie des données factuelles au sein des deux projets. Dans « Enquête sur l’homme vivant », il est assez vite apparu que les savoirs positifs ne pouvaient être qu’un prétexte à l’échange interdisciplinaire : ils étaient bienvenus, mais ils avaient aussi tendance à induire un malentendu sur l’intérêt de ce que le groupe essayait de faire. Un des membres les plus investis (doctorant en biologie) l’avait très bien compris – intuitivement – au fur et à mesure des rencontres, alors qu’au départ cela devait lui paraître très paradoxal. Ainsi, sur ces quatre ans de participation, il fut l’un des premiers à proposer d’organiser une séance, et – ayant choisi pour thème « la conscience de soi » – il avait présenté de façon très documentée un compte rendu de quelques expérimentations sur le stade du miroir chez les dauphins et les grands singes. Objectivement, l’exposé était tout à fait intéressant, mais au cours de la discussion de groupe, l’intervenant s’est rendu compte que les questions qu’il se posait (dans sa discipline) nous intéressaient bien plus que les réponses exactes qu’il donnait (dans sa discipline). Par comparaison, au terme des quatre ans et après plusieurs organisations de séances, il avait proposé d’organiser seul une des dernières séances en l’intitulant « Fun facts in biology ». Cette fois, le principe était tout autre : partir de quatre ou cinq faits plus ou moins évidents pour un biologiste, afin d’essayer de comprendre (en les soumettant discussion) en quoi ils étaient « fun » ; c’est-à-dire pourquoi ils nous semblaient totalement contre-intuitifs – à nous, vivants et praticiens en tous genres. Ici donc, l’attention était portée à la relation entre regard disciplinaire et regard extra-disciplinaire, à partir de faits qui n’ontt pas qu’une seule interprétation.

Le défaut de cette option épistémologique du laboratoire junior était double : une certaine frustration de plusieurs membres (notamment du côté des sciences exactes ; certains auraient en effet aimé « en apprendre un peu plus » et « acquérir du contenu en philosophie ») et une discontinuité assumée entre les séances. Nous nous demanderons, plus loin, si ces deux caractéristiques sont ou non compatibles avec le caractère « scientifique » du projet de recherche du laboratoire ; précisons simplement, pour l’instant, que le second laboratoire junior a, dès la formulation du projet, tenté de prendre le contrepied de cette démarche.

Dans le laboratoire junior « Appliquer », nous avons tenté de concentrer moins exclusivement l’attention sur la parole et le ressenti corporel (les deux leviers de la réflexivité collective au laboratoire junior « Enquête sur l’homme vivant »), mais nous avons essayé de faire la même chose en fixant le regard sur un objet tiers, empirique, et qui resterait le même d’une séance à l’autre, afin d’avoir, à terme, le sentiment d’avoir un peu progressé dans la compréhension de cette réalité multidimensionnelle. Intuitivement, il nous semble que la matérialité de cet objet-support – présent à chaque réunion – est très importante, car elle infléchit nos pratiques sans qu’il y ait besoin de prolégomènes « épistémo-méthodologiques ». Concrètement, nous avons fédéré une équipe autour de l’activité suivante : se réunir régulièrement pour visionner ensemble une séquence vidéo montrant une personne en situation de travail, et décrire chacun ce que l’on voit.

Le principe de l’échange interdisciplinaire est donc sensiblement le même : la différence interprétative entre nos regards, formés à différentes disciplines, interroge d’abord, puis fait l’objet du débat, c’est-à-dire de la discussion visant à mettre en commensurabilité nos perspectives problématiques propres. Simplement, la matérialité de la chose – l’image avec ses mille petits détails insignifiants, l’ambiance qu’ils créent, le ressenti qu’induit cette ambiance chez le spectateur – tout cela « reste », dans nos échanges, comme une matière encore à découvrir au fur et à mesure que les séances nous apprennent à regarder l’activité, les pratiques concrètes, « ce que l’on fait, concrètement, quand on suit une règle en situation » [10].

La dimension andragogique (apprendre à regarder) est-elle exportable à une équipe interdisciplinaire senior ? Exclut-elle la possibilité scientifique de produire des savoirs ? Est-il anodin que le corps soit mobilisé, et cela est-il compatible avec la prétention au caractère « scientifique » de notre projet de recherche ? Autant de questions ouvertes, que l’on abordera à partir d’une analyse des difficultés rencontrées.

Deux difficultés symétriques rencontrées en pratiquant l’interdisciplinarité.

Plusieurs membres d’« Enquête sur l’homme vivant » avaient exprimé une certaine frustration, à des degrés divers ; cela peut être le signe qu’ils avaient certaines attentes relatives à l’échange interdisciplinaire et que nos activités n’y ont pas tout à fait répondu – alors même que ces activités leur ont apporté quelque chose de positif en termes d’interdisciplinarité. Cette frustration touchait le statut de « prétexte » que le projet donnait volontairement aux savoirs positifs.

Ce même problème s’est posé de façon assez aiguë à un moment crucial dans la vie du laboratoire junior : le renouvellement de mi-parcours, qui est évidemment une occasion de bilan et de redéfinition des axes pour la suite. Entre co-responsables, il y a eu un débat difficile, dont le déclencheur a été la question des publications. Une option défendue était celle d’approfondir ce que nous avions expérimenté jusque-là – une pratique de dialogue –, indépendamment du fait que cette recherche ne produisait aucun résultat positif valorisable dans un écrit. L’argument était fort : faire de la recherche peut aussi être performatif (sans forcément devenir de la « recherche action »), puisque l’on peut tout à fait « trouver » sans que ce que l’on trouve soit de la nature du discours. Si (pour l’amour de la polémique) l’on pousse l’argument jusqu’au bout, il faudrait même dire que la meilleure recherche produit directement son effet dans les pratiques, et que l’on pourrait très bien soupçonner d’échec ou de stérilité les recherches qui, au contraire, n’aboutissent que dans des discours, dans des écrits. Cet argument (qui revient à comparer la recherche scientifique à la recherche créative du danseur, par exemple) s’applique d’autant plus fortement à la recherche interdisciplinaire, pour les trois raisons suivantes. D’abord parce qu’elle est difficile à évaluer objectivement, car les grilles de critères supposent un cahier des charges qui n’est jamais aussi clair que dans une discipline constituée. Ensuite parce que, dans un projet interdisciplinaire, la partie de « savoirs positifs » (nécessaire, sans quoi ce n’est pas de la recherche scientifique) est déjà très bien prise en charge par les disciplines représentées, chaque chercheur ayant une certaine formation, appliquant certains concepts « typés », mobilisant une certaine méthode identifiable, et ainsi de suite. Enfin, parce qu’il est difficile de savoir à quoi ressemblerait un « savoir interdisciplinaire » distinct du savoir « a-disciplinaire » – qui est non-scientifique dans la mesure où il ne relève d’aucune méthode identifiable – autant que des différents savoirs disciplinaires.

En face, l’argument était plus banal : tous ceux qui font de la recherche produisent des écrits, même les philosophes, qui ne prétendent pourtant pas produire des « savoirs ». C’est le fait de construire une méthode rigoureuse qui fait que leur recherche est scientifique. Même si « construire une méthode » est une pratique, il faut qu’elle s’explicite sous forme écrite : c’est la seule façon de garantir la portée « universelle » de la démarche scientifique que l’on suit. Cela étant, la question demeure : il est facile d’expliciter verbalement sa pratique, tant que l’on reste dans l’entre-soi disciplinaire, mais comment fait-on quand nous exprimons chacun dans notre langage « ce que l’on fait » pourtant « tous ensemble » ?

Avant de présenter la solution mise en œuvre pour sortir de cette impasse (c’est-à-dire du faux-dilemme exprimé dans le titre du présent article), nous présenterons la difficulté rencontrée dans le second laboratoire junior, puisque son projet a été défini pour prendre ce premier problème à bras-le-corps.

Le principe du laboratoire junior « Appliquer, c’est tout un travail ! » était de partir non seulement des questionnements disciplinaires de chacun, mais aussi de leurs savoirs spécifiques, pour essayer de les « mettre en commensurabilité » eux aussi. Notre équipe est constituée autour de deux « pôles » disciplinaires, avec d’un côté des doctorants de sciences humaines et sociales [11] (qui n’étudient pas des situations de travail, mais des pratiques « culturelles » diverses et variées), et de l’autre côté des doctorants issus de disciplines spécialisées sur l’objet « travail » – psychologie du travail, sociologie du travail, histoire de l’ergonomie, ressources humaines, sciences de l’éducation (spécialisée dans l’analyse du métier d’enseignant et de ses situations de travail). Cette bipolarisation de l’équipe visait à ce que les doctorants de sciences humaines et sociales mobilisent des concepts, des modèles, des schémas interprétatifs à apporter en termes de « normes », de « conditionnements », d’ « habitus », etc., c’est-à-dire des outils généraux car transversaux à tout phénomène social ; tandis que les doctorants sur le travail mobilisent des méthodologies, des grilles de lecture, des concepts opératoires analysant de façon beaucoup plus spécifique l’objet « situation de travail ». Entre ces deux sources de savoir, il nous semble y avoir complémentarité : dans la veine de l’ergonomie (qui est interdisciplinaire), ces différentes « sciences du travail » concentrent leurs efforts pour rendre visible l’activité concrète du travailleur, tandis qu’un défaut majeur du concept de « pratiques » est le paradigme structuraliste dont il ne parvient pas à se libérer (un paradigme qui – même dans sa version la plus dynamique (chez Bourdieu) – réduit encore l’agentivité à un « carrefour d’influences » [12]). Si les « sciences du travail » partent au contraire de « l’écart prescrit-réel » pour se donner comme objet « l’activité » positive des travailleurs, leur observation et leur description des pratiques in situ utilisent un éclairage qui va mettre en relief de façon différente (« inverse », aimerait-on dire) ce qu’il se passe concrètement dans l’étude des cas en question. Notamment, cela devrait permettre aux doctorants de SHS d’envisager leur propre matériau empirique avec un regard neuf : même quand il s’agit d’être conditionné par un habitus, nous « n’appliquons » pas mécaniquement, nous « retravaillons » les normes qui constituent nos pratiques.

Ce principe rencontre, dans sa mise en pratique, des difficultés importantes. Elles nous intéressent ici d’autant plus qu’elles nous paraissent être un « effet secondaire » du choix que nous avons fait au départ : celui de remettre les faits (l’empirie) au centre du projet (et non plus à la périphérie, dans la fonction de prétexte).

Le problème tient à ce que, paradoxalement, nous n’avons pas encore réussi à mobiliser les regards disciplinaires au cours de nos « séances ordinaires » ; les membres ont ainsi tendance à participer avec enthousiasme à l’échange – chacun surenchérit sur l’effort commun de description de « ce que fait la personne ici et à ce moment-là » – mais beaucoup [13] se sentent un peu perdus : « … et alors ? », ont-ils envie de dire à la fin d’une séance. Autrement dit : le dialogue interdisciplinaire fonctionne (car chacun participe à l’échange), mais il fonctionne comme un dialogue entre jeunes chercheurs plutôt que comme un dialogue entre représentants de différentes disciplines. Nous interprétons leur perplexité par le fait que, pendant l’effort commun, chacun parle « de » son expérience (au sens de la question « d’où parlez-vous ? ») et non pas « de » sa discipline. Ce faisant, il mobilise évidemment un savoir (un savoir d’expérience, justement), mais ce savoir ne bénéficie pas de la « valeur ajoutée » de l’expertise disciplinaire. Un pessimiste dirait que notre laboratoire junior ne diffère pour l’instant pas d’un groupe de parole du type « retour d’expérience » collectif [14]. Le reproche serait d’ailleurs d’autant plus facile que – dans les deux projets – nous intégrons fièrement et activement des membres non-universitaires (« chercheurs » au sens où ils adoptent dans leur travail une « posture recherche »), car la méthode que nous essayons de suivre fonctionne tout aussi bien avec le « dialogue science-société », puisqu’il s’agit, là aussi, de médiation des problématiques, bien que cette fois il s’agisse de mettre en commensurabilité des perspectives situées en-deçà et au-delà de la « rupture épistémologique ». À vouloir réinjecter du savoir positif, à vouloir donc partager entre nous des connaissances factuelles, nous avons mis ce savoir immédiatement en commun : ce savoir est devenu le matériau au centre des regards. Or, ce faisant, nous avons perdu la disciplinarité de ces regards : nos savoirs étaient certes partagés, mais ils n’étaient plus spécifiques – nous les partagions parce que tout un chacun pouvait les posséder. Tandis que l’écueil du premier projet tenait à ce que les membres obtenaient de la discipline mais le savoir leur manquait, inversement, dans ce second projet, si les membres obtiennent bien du savoir (tout de suite), il leur manque la valeur ajoutée des disciplines (ce n’est qu’un savoir d’expérience).

Des bricolages en devenir, aiguillés par une tension entre deux écueils.

À la fin de son existence (quatre ans maximum), un laboratoire junior doit rendre un bilan scientifique. À l’ENS de Lyon, la convention veut qu’il prenne la forme d’un événement scientifique (colloque ou publication) mettant en valeur les résultats obtenus et présentant la méthode développée. Malgré la difficulté évoquée, le projet « Enquête sur l’homme vivant » a très bien réussi cette épreuve puisque, – en plus des nombreuses journées d’étude qu’il a organisées – son exercice s’est soldé par la publication d’un très beau livre, Redéfinir l’individu à partir de sa trajectoire, publié début 2015 aux éditions Matériologiques [15].

Il y a donc bien eu production de savoirs, mais comment ? Tout d’abord, il a fallu « retraduire » notre problématique de groupe dans une langue vernaculaire qui puisse fonctionner le plus naturellement possible dans les différents « jeux de langage » disciplinaires. « L’homme en tant qu’être vivant » est ainsi devenu « l’individu », car d’une part ce terme est utilisable par un biologiste, par un sociologue, par un médecin, par un philosophe (les quatre disciplines représentées dans cet ouvrage), mais d’autre part cette notion n’est constituée en objet par aucune de ces disciplines. Personne n’étudie l’individu en tant que tel, personne ne s’intéresse à ce concept pour lui-même : or, c’est justement parce que le caractère individuel de l’organisme, de l’agent social, du patient, du cogito est annexe par rapport à la caractéristique essentielle que chacun retient de cette même réalité, que nous avons pu faire jouer ici à l’idée d’« individu » le même rôle que la périphrase « homme en tant qu’être vivant » avait joué dans nos pratiques d’interdisciplinarité.

Cette analogie fonctionnelle a en effet consisté à mettre en commensurabilité les problématiques que nous rencontrions chacun dans nos pratiques quotidiennes, c’est-à-dire nos propres expériences d’efforts pour étudier des individus dans nos disciplines propres. Prétendre, en effet, que « l’individualité est un problème central dans toutes nos disciplines » aurait été complètement artificiel et, de même, la tentation de partir d’une définition commune a minima des caractéristiques d’individualité organique, sociale, psychologique, métaphysique, etc. Au contraire, mimant à l’écrit ce que nous pratiquions en réunion, nous avons placé à l’horizon le concept d’individu pour partir chacun des problèmes pratiques que nous posait respectivement l’individualité de nos objets. C’était la consigne donnée aux contributeurs, qui ont joué le jeu à des degrés divers. Le constat qui s’est ensuite imposé de lui-même était celui de la parenté des problématiques rencontrées. C’est la raison pour laquelle nous avons construit – rétrospectivement – un axe de cohérence du recueil et une proposition de problématisation transversale, en introduction. Et comme nous avions aussi demandé aux auteurs de décrire les stratégies que chacun – dans sa pratique disciplinaire propre – avait développées pour dépasser (autant que possible) les difficultés rencontrées, la parenté de problèmes est poursuivie par une parenté de réponses, qui a permis d’avancer quelques propositions méthodologiques positives. En effet, au lieu de partir d’un plus grand dénominateur commun entre les contributions, nous avons au contraire pris le parti de laisser chacun développer la problématique commune (« qu’est-ce qu’un individu ? ») de la façon qui lui propre, et ce n’est que dans un second temps que nous avons mis en cohérence ces propositions (en les présentant dans l’introduction), d’une façon d’autant plus naturelle que les questionnements des uns et des autres se sont révélés véritablement apparentés.

Enfin, la troisième condition permettant un dialogue interdisciplinaire réussi pourrait être comparée au principe de « souveraineté partagée » du fédéralisme allemand. Si l’on prend un à un les articles, force est de constater qu’ils ressemblent à toutes les contributions d’un collectif : certains sont purement disciplinaires, d’autres pratiquent une interdisciplinarité « proximale » [16] à l’intérieur de leur propos ; tous défendent une thèse, tous ont un style et des notes bibliographiques « typées », d’une discipline identifiable. Il nous semble que c’était une nécessité : pour trancher notre débat de mi-parcours, nous sommes persuadés que les savoirs positifs sont forcément issus de compétences disciplinaires. À moins de cela, nous n’aurions rien pu écrire, car cela reste la pierre de touche de la rigueur. Par contre, tout ce qu’il est convenu d’appeler le « paratexte » porte l’interdisciplinarité : la structure du sommaire (avec les relations entre contributions), les annexes (en l’occurrence un entretien – entre Jean-Jacques Kupiec et Michel Morang – qui passe en revue les thèmes transversaux à l’ouvrage), la postface et bien sûr l’introduction avec ses deux pôles méthodologique et problématique [17]. Loin d’être accessoire, ce paratexte chapeaute, oriente, synthétise les différentes contributions : c’est lui qui porte le « contrat de lecture » (tacite, comme le « pacte autobiographique » de la littérature du moi). Alors que les articles sont tout à fait disciplinaires, les auteurs ont accepté de les faire figurer dans un projet éditorial très spécifique [18] – à savoir la confrontation des différentes manières dont différentes disciplines constituent l’individualité en problème – et axé sur la médiation (scientifique et entre sciences).

C’est ce caractère disciplinairement marqué que nous n’arrivons pour l’instant pas à retrouver dans les séances du laboratoire junior « Appliquer ». Il nous semble que c’est l’immédiateté du support de l’interaction interdisciplinaire qui a court-circuité le « détour » par la disciplinarité, que nous avons au contraire cultivé dans la pratique quadriennale d’« Enquête sur l’homme vivant ». Pour rendre plus fidèlement les enjeux de l’aventure interdisciplinaire, il faut ajouter la dimension de « temporalité » : fédérer une équipe aux intérêts hétérogènes autour d’ une question non directement compréhensible (car scientifique, ou du moins théorique) demande du temps. Dès que l’on sort de l’entre-soi disciplinaire, chacun perd ipso facto ses marques et une incompressible période de « rodage » est nécessaire pour que la problématique et la méthodologie qu’on leur suggère soient évaluées, rendues familières puis incorporées. Or, tout cela se fait par la pratique, par l’investissement progressif des participants. Non seulement les projets interdisciplinaires ne peuvent pas se reposer sur les « allant de soi » disciplinaires (la connivence entre personnes de même formation) pour introduire les membres à la problématique, mais cette problématique elle-même est nécessairement en décalage, tant vis-à-vis de leurs habitudes disciplinaires que des fausses évidences de l’expérience a-disciplinaire.

Ce second projet va donc tenter de dépasser sa difficulté actuelle en s’inspirant de la solution trouvée par le premier : après six séances ordinaires où nous nous sommes sensibilisés à la problématique en pratiquant la description collective, nous organisons une séance extraordinaire (sous forme d’une journée d’étude intitulée « Appliquer, oui mais comment ? ») où chacun présentera aux autres un point de ses recherches qui adresse ce titre, en acceptant de répondre aux questions du public. Là encore : puisque nos recherches sont disciplinaires (elles sont institutionnelles : thèses, contrat passé avec un organisme sur un cahier des charges précis, projet élaboré à partir de notre formation, etc.), les différentes « briques élémentaires » seront disciplinairement typées, tandis que le « ciment » (introduction à la journée, questions du public, temps de convivialité) sera interdisciplinaire. Mais c’est surtout la fonction que vient remplir cet événement ponctuel dans le processus continu du projet qui lui donne le « liant » interdisciplinaire que l’on espère voir « prendre », pour que la journée n’en reste pas à une juxtaposition de différentes disciplines.

Interdisciplinarité et ouverture au débat.

Revenons sur la question des savoirs. Les laboratoires d’où sont issus les enseignants qui nous ont formés en Master sont interdisciplinaires depuis longtemps (philosophie et littérature, philosophie et histoire des sciences notamment), mais affirment que l’interdisciplinarité ne peut s’appuyer que sur les compétences disciplinaires. L’effort de mise en commensurabilité des questions disciplinaires est donc simplement notre façon d’interpréter la mise en œuvre concrète de ce principe. Là où notre statut de « laboratoire junior », et la liberté d’expérimenter qu’il confère, nous permettent d’aller un peu plus loin dans l’interprétation, c’est que nous tâtonnons pour essayer de rendre compte le plus objectivement possible de la conviction que le dialogue interdisciplinaire produit un savoir spécifique. Par « spécifique », l’on veut dire un savoir qui est plus que la somme des savoirs disciplinaires mobilisés et un savoir qui porte sur un objet inaccessible à une autre forme de connaissance.

Dans l’expérience d’« Enquête sur l’homme vivant », il nous était apparu que ce savoir ne pouvait être que réflexif, heuristique, méthodologique. C’est pourquoi les « propositions » de l’ouvrage Redéfinir l’individu sont plutôt sobres (programmatiques). Si nous avons tenté de lancer un second projet directement branché sur un objet d’étude commun, c’est aussi parce que nous voulions obtenir un output comparable à l’ input : un savoir interdisciplinaire moins formel et plus directement factuel, empirique, applicable. Aujourd’hui, il nous semble que l’on tient une position limite : penser trop littéralement l’interdisciplinarité, sur le modèle de la production disciplinaire de savoirs, c’est tomber en effet dans la « superdiscipline » [19], ce qui est extrêmement dommageable, car cela fait perdre toute la spécificité d’un régime de production de savoirs alternatif. Réintroduire un paradigme unitaire, une cahier des charges normatif, une méthode hypothético-déductive… pour construire un objet unique, au croisement des perspectives disciplinaires, c’est gommer le relief que donnait à la réalité une telle vision, sinon multi- du moins binoculaire. C’est perdre une occasion de rendre compte scientifiquement de la multi dimensionnalité problématique de la réalité concrète, au milieu de laquelle « tranche » la section disciplinaire.

Paul Ricœur (1999) explique qu’il y a toute une éthique de l’hospitalité et de la tolérance, inscrite dans la pratique de la traduction. Faire de la version, c’est essayer d’habiter la langue de l’autre pour comprendre le texte de l’intérieur avant de chercher un analogue fonctionnel dans le système de sa propre langue. Or cela suppose à la fois de « jouer le jeu » de l’altérité – donc de « se faire comme » un autochtone – et en même temps de « faire l’expérience » de l’altérité – c’est-à-dire d’accepter de se sentir étranger. C’est au terme de ce double exercice préalable, une fois « revenu » dans sa langue à lui que le traducteur se rend compte de l’immensité du travail qu’il est censé fournir – de son impossibilité même. Et c’est fort de cette humilité qu’il accomplit les mille et un compromis locaux que représentent chaque tournure, chaque nuance. Avec notre histoire de « mettre en commensurabilité » la problématique de l’autre avec la sienne propre, nous avons essayé de décrire quelque chose d’analogue, puisque ce travail (à la fois solitaire et collectif) suppose d’ « habiter la question » de l’autre – comme le dit Heidegger (dont s’inspire Ricœur). Le seul point de détail que nous voudrions souligner est qu’il ne s’agit pas seulement d’une parabole éthique et politique, mais aussi très concrètement d’une expérience qui a une portée cognitive. En ce sens, elle a droit à une valorisation épistémologique en savoir, un savoir proprement inter-disciplinaire comme la traduction peut être inter-nationale parce qu’inter-linguistique.

Résumé

Nous proposons dans cet article un retour d’expérience comparatif entre deux projets interdisciplinaires, dont les thématiques sont différentes mais qui essaient pourtant de suivre la même démarche, la même méthode d’interdisciplinarité. Le premier a duré quatre ans (2009-2013) et le second a commencé en janvier 2015. Le but est de décrire quelques-unes des difficultés méthodologiques que l’on a rencontrées dans l’un et l’autre cas, en comparant entre elles les solutions apportées. Quitte à être un peu manichéenne, notre comparaison insiste sur ce qui a fonctionné dans l’interdisciplinarité du premier projet et qui peine à démarrer aujourd’hui dans l’interdisciplinarité du second. Cette différence nous semble constituer le défi central dans la mise en pratique de l’interdisciplinarité. La comparaison se fera sur trois points : d’abord sur l’objet (thème) de l’étude interdisciplinaire dans les deux projets ; ensuite sur la difficulté majeure rencontrée dans chacun des cas (deux écueils inverses) ; enfin sur le compromis trouvé pour bricoler une solution à chaque fois.

Bibliographie

Canguilhem, Georges. 2003. La connaissance de la vie. Paris : Vrin.

Durrive, Barthélemy, Mélodie Faury et Julie Henry. 2013. « Réflexivité et dialogue interdisciplinaire : un retour sur soi selon l’autre » in Béziat, Jacques (dir.). Analyse de pratiques et réflexivité. Regards sur la formation, la recherche et l’intervention socio-éducative, p. 152-166. Paris : L’Harmattan.

Durrive, Barthélemy et Julie Henry (dirs.). 2015. Redéfinir l’individu à partir de sa trajectoire. Hasard, déterminismes, rencontres. Paris : Éditions Matériologiques.

Jobert, Guy. 2011. « L’intelligence au travail » in Carré, Philippe et Pierre Caspar (dirs.). Traité des sciences et des techniques de la formation, p. 357-382. Paris : Dunod.

Ricœur, Paul. 1999. « Le paradigme de la traduction » Esprit, n°253 : p. 8-19.

Star, Susan et James Griesemer. 1989. « Institutional ecology, translations and boundary objects » Social Studies of Science, vol.19, n°3 : p. 387-420.

Wittgenstein, Ludwig. 2004. Recherches philosophiques. Paris : Gallimard.

Notes

[1] Les évaluations dépendant exclusivement des conseils scientifiques des établissements concernés ; il paraît difficile de les lister a priori, mais l’on peut dire qu’ils mêlent un ordre de critères scientifiques (où l’on évalue la production du laboratoire junior comme celle d’un laboratoire) et un ordre de critères pédagogique (où l’on évalue la production du laboratoire junior comme celle d’étudiants). Si l’évaluation scientifique se fonde sur des référentiels disciplinaires, l’évaluation pédagogique prend en compte la capacité à interagir des participants et la pertinence de cette interaction.

[2] Le projet « Enquête sur l’homme vivant » rassemblait une cinquantaine de jeunes chercheurs et/ou étudiants en biologie, médecine, sciences sociales, arts (danse, musique, théâtre) et philosophie ; il a existé de novembre 2009 à novembre 2013. Le projet « Appliquer, c’est tout un travail ! » rassemble une vingtaine de jeunes chercheurs et/ou étudiants en informatique, psychologie, sciences de l’éducation, ressources humaines, anthropologie et philosophie ; il existe depuis janvier 2015.

[3] On distingue les séances ordinaires (qui ont lieu entre une et deux fois par mois, et réunissent une dizaine de personnes) et les séances extraordinaires (qui prennent la forme d’une conférence par un intervenant extérieur, d’un atelier pratique ou d’une journée d’étude, et réunissent entre vingt et trente personnes).

[4] Comme nous avons pu l’expliquer rétrospectivement (Durrive, Faury et Henry 2013, p. 153-167), cette évolution a commencé par un échec : avec un terme aussi polysémique que le mot « vie », les malentendus disciplinaires ont rendu les premières discussions impossibles. D’où le « double écueil » entre les extrêmes, dans lequel il a fallu naviguer : l’on ne pouvait ni chercher a minima un terrain commun dans un « no man’s land a-disciplinaire » (car ce n’aurait alors plus été de la recherche, a fortiori de la recherche scientifique), ni prétendre construire a maxima un objet transversal à toutes les sciences en présence (car ce serait alors viser une « superdiscipline », et cesser de jouer le jeu de l’altérité disciplinaire).

[5]  On résume ici une analyse proposée en 2010 à propos du premier laboratoire junior (Durrive, Faury et Henry 2013, p. 153-167).

[6] Le concept d’« objet-frontière » (Star et Griesemer 1989) a été développé pour comprendre comment une réalité multidimensionnelle telle que le « muséum » (puisque c’est l’exemple pris par les auteurs) peut être étudiée simultanément par l’historien, le biologiste, l’urbaniste, le politologue et le pédagogue : il faut, disent les auteurs, faire exister, au milieu des différents objets « muséum » construits par chaque spécialité disciplinaire, un objet « muséum » qui soit à la frontière de tous ces découpages de disciplines, en présentant les caractéristiques communes que l’on retrouve dans les différents points de vue en question.

[7] Parmi les conditions sine qua non (quoique difficiles à réunir) pour qu’une telle question émerge, la première était peut-être que la situation soit « andragogique » (par opposition à pédagogique) : il fallait que chacun reconnaisse tacitement l’autre comme un spécialiste de sa discipline d’appartenance (à laquelle l’on ne connaît soi-même rien du tout), et que cette discipline soit elle-même reconnue tacitement comme légitime.

[8] Et par « dire quelque chose », on entend ici lui faire prendre conscience d’un biais dans la manière d’envisager les choses, qui vient de sa propre discipline. Généralement, c’est le biais disciplinaire des autres que nous percevons pendant le dialogue avec les chercheurs d’horizons différents des nôtres. Ici, il s’agit s’entraîner à être à l’écoute, en faisant attention à ce que cela nous fait: pourquoi la vision de l’autre ne nous est-elle pas familière ?

[9] Cet aspect précis du problème est détaillé dans l’introduction aux actes du laboratoire junior « Enquête sur l’homme vivant » (Durrive et Henry 2015, p. 4-12).

[10] Le point de départ du projet « Appliquer » est la distinction (établie et utilisée par les ergonomes de l’activité, Alain Wisner (1923-2004) particulièrement) entre « le travail prescrit » et « le travail réel » (Jobert 2011).

[11] Anthropologie, philosophie et histoire – pour l’instant. Nous cherchons activement des géographes, et nous tentons depuis le départ de faire participer des jeunes ingénieurs d’une école d’ingénieurs lyonnaise.

[12] Le mot et l’idée sont de Canguilhem (2003, p. 197).

[13] Il serait faux de dire « tous » : ceux qui sont sensibilisés à la démarche ergonomique (déjà interdisciplinaire) voient tout à fait les enjeux problématiques derrière chaque remarque, et (comme ce n’est que le début) ils sont assez amusés par le fait que l’on « redécouvre volontairement l’eau chaude », puisque nous optons pour une démarche « bottom-up » (arriver à la problématique ergonomique) et non pas « top-down » (en partir comme d’un donné.

[14] Et pourtant ce serait faux, justement parce que tout – en amont de nos discours – trahit la discipline dont nous sommes issus : notre problématique (qui vient directement de la philosophie de l’action), nos supports visuels (qui sont produits par des ergonomes pour illustrer le concept d’« écart prescrit-réel »), nos raisons de venir aux réunions (une curiosité théorique, un intérêt méthodologique), etc. C’est la raison pour laquelle la thématisation réflexive de cet ancrage disciplinaire, toujours déjà là (et effectif), nous permettra d’approcher une vraie « interdisciplinarité », et d’ainsi sortir de l’a-disciplinarité où nous avons actuellement tendance à revenir.

[15] Il s’agit d’un ouvrage collectif d’un peu plus de 300 pages, regroupant 10 contributions de différentes disciplines et postfacé par Guillaume Lecointre et Philippe Huneman. Faisant partie de la collection « Sciences & philosophie », son sommaire a été validé par un comité éditorial à la fois exigeant et pluridisciplinaire.

[16] En l’occurrence : biologie et physique ; sociologie et philosophie ; médecine et philosophie ; biologie et histoire des sciences.

[17] Nous n’avons pas voulu insérer de conclusion, car cela nous semblait alors prématuré ; c’est une question ouverte que de savoir si les recherches interdisciplinaires peuvent recevoir une conclusion (faute de cahier des charges et de paradigme disciplinaire univoque).

[18] Un appel à contributions avait été lancé et le thème avait beaucoup inspiré, mais les échanges avec les contributeurs potentiels n’ont finalement pas abouti, du fait des conditions trop précises et contraignantes du projet.

[19] L’idée d’une « superdiscipline » consiste dans l’option de dialogue interdisciplinaire où l’on ne se focalise que sur les points communs entre les disciplines concernées : en voulant ainsi rassembler tout ce qui va dans la même direction, on crée une nouvelle discipline, née de la fusion des précédentes.

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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