« Politisons la ville ! »

Nathalie Blanc, Jacques Lolive, Dominique Chouquer et Dominique Boullier (Coord.), Aimons la ville !, 2004.

Émilie Bajolet

Image1Et si la renaissance de notre attachement à la ville passait par un changement de regard et de pratiques ? C’est le postulat de départ que semblent s’être donnés les auteurs d’Aimons la ville !. Venus d’horizons différents (chercheurs en sciences sociales, artistes, élus, architectes, acteurs associatifs, intervenants sociaux), les auteurs de cette collection d’articles convient le lecteur à une réflexion sur le fondement des liens urbains, au travers de textes aussi divers que des récits d’expériences, des témoignages, des billets d’humeur, des réflexions théoriques ou encore des relectures de quelques grandes pensées sur la ville — Park et l’École de Chicago, l’École de Los Angeles, mais aussi Kant, Ricoeur et bien sûr Simmel, qui, sans être explicitement cité, hante tout l’ouvrage.

Au fil de quatre parties distinctes, les auteurs se donnent pour ambition d’ouvrir des pistes pour tenter de renouveler nos modes d’appréhension et nos pratiques urbaines. La première, intitulée « Une urbanité qui se défait ? », est consacrée aux problèmes de ségrégation et d’auto-ségrégation, de mixité et de relégation sociale ; la seconde, « La part esthétique de la ville », offre un regard sur les aspects sensibles des mondes urbains et sur le rôle des artistes dans la construction d’une pensée renouvelée sur la ville ; le troisième volet de l’ouvrage propose, quant à lui, de revisiter l’approche écologique de la ville et d’apporter des éléments de réflexion sur les écosystèmes urbains, la nature en ville, le paysage et les formes urbaines. Enfin, le quatrième volet « Une politique urbaine dialogique ? » engage une réflexion sur les modalités de la participation politique des habitants, au travers de la description de plusieurs expériences locales.

Dialogue et articulations.

Au-delà de la qualité des différentes contributions, de ce point de vue très inégales, c’est le sens de leur articulation et plus généralement le sens de cet ouvrage qui semblent poser question. En effet, on peut se demander à quels objectifs répond cette collection d’articles derrière ce titre injonctif et énigmatique : Aimons la ville !, et dans quelle mesure il y parvient. Alors que l’enjeu politique et démocratique est clairement annoncé en quatrième de couverture, l’absence d’espace réflexion collective ou transversale sur les expériences rapportées interroge sa capacité à participer au débat politique sur la ville.

En effet, l’ouvrage ne fait lui-même jamais l’effort de construire des ponts entre les différents articles, d’expliciter les convictions communes des divers contributeurs, de tirer les fils conducteurs de ces récits d’expériences. Le soin semble donné au lecteur de lire entre les lignes, d’expliciter lui-même ce que seraient ces solutions politiques et pratiques proposées, et de les mettre en dialogue. Aimons la ville ! fait, de ce point de vue, un pari sur l’intelligence du lecteur… Mais, dans quelle mesure cette absence d’articulation entre les textes est-elle satisfaisante ? Le caractère inachevé des développements théoriques et politiques potentiels de cet ouvrage n’est-il pas l’aveu d’un impensé ? Car, comme nous allons tenter de le montrer, il existe bel et bien au fil de cet ouvrage un fonds éthique commun, un ensemble de recommandations politiques et pratiques convergentes, et beaucoup plus de cohérence que ne le laisse paraître sa forme hétéroclite.

Renouer avec l’urbanité simmelienne.

L’une des principales propositions que l’ont peut communément attribuer aux contributions de cet ouvrage, consiste à renouer avec les deux caractéristiques fondamentales de l’urbanité définies par Georg Simmel, l’incertitude et la rencontre.

Renouer avec l’incertitude, au cœur de la ville et de la démocratie participative (Bernard Francq), nécessite au préalable de rompre avec nos certitudes : Angelina Peralva en offre un bon exemple en réhabilitant, à la suite de Louis Wirth, le rôle socialisant et positif du ghetto ; de son côté, Anne Coppel, qui fait le récit d’une expérience citoyenne dans le quartier Stalingrad à Paris, montre à quel point la rupture des habitants avec leurs préjugés et leurs certitudes à l’égard des toxicomanes était le préalable nécessaire pour parvenir à établir, à terme, des recommandations communes. Mais renouer avec l’incertitude urbaine c’est aussi, comme le défend Jacques Donzelot, rompre avec une pensée de la ville idéale (planifiée, fonctionnelle, ordonnée tant du point de vue spatial que du point de vue humain) pour penser la ville réelle, comme sont plus enclins à le faire selon lui les américains ; et c’est aussi promouvoir une utilisation plus improvisée de la ville, une gestion plus contextuelle des problèmes urbains, comme en témoigne Frédéric de Beauvoir, élu parisien, qui fait le récit de la politique de négociation menée dans le 12e arrondissement auprès des occupants de plusieurs squats artistiques.

Les auteurs d’Aimons la ville ! invitent également à favoriser à nouveau la rencontre dans les villes. Pour que celle-ci ait lieu, s’impose au préalable de casser les frontières et les « logiques de séparation » (Donzelot), de contrecarrer les dynamiques de construction de « murs urbains » (Frey et Duarte), d’aider les habitants à réduire leur peur de l’autre (Coppel). Ainsi, ils nous invitent à être attentifs à toutes les formes de retrait de la vie publique, qu’elles soient le produit d’une exclusion sociale (Gotman) ou d’un retrait volontaire (Frey et Duarte). Toutefois, cette politique de la rencontre ne doit pas prendre la forme d’une injonction au mélange. Jacques Donzelot critique ainsi sévèrement la Politique de la Ville française qui, entend imposer la mixité résidentielle, alors que, selon ses analyses, une politique de défense du droit au travail, et donc au mouvement, serait beaucoup plus encline à favoriser la rencontre. Et c’est sans triomphalisme que les contributeurs de cet ouvrage réfléchissent à la question de la rencontre. Car la cohabitation est génératrice de frottements conflictuels et peut favoriser la croissance de la violence dans l’espace public (Peralva). Elle nécessite ainsi un véritable (ré)apprentissage de l’altérité : apprendre à rompre avec le sentiment de l’invasion intérieure (Frey et Duarte) et la peur de l’Étranger, avec l’escalade sécuritaire niant la vie urbaine (Coppel), et avec les tendances à la consommation sélective de la ville (Frey et Duarte). Enfin, elle présuppose également une reconnaissance en tant que telle de la différence. Dans cette perspective, les auteurs de ce volume, dénoncent les tentations politiques de dissolution de l’altérité : le modèle idéal de la ville républicaine invisibilisant les différences sociales, culturelles ou ethniques (Donzelot), les idéologies de la dissolution du ghetto (Peralva), les mécanismes pervers des politiques d’accueil, qui aboutissent à des phénomènes d’acculturation et de lissage des différences (Gotman).

Penser l’urbain pour faire la ville.

Plus encore, une revendication politique commune semble traverser cet ouvrage : le rejet unanime d’une gestion descendante de la ville et la défense d’une approche bottom-up de la décision politique.

Dans sa contribution, l’architecte Michel Cantal-Dupart, s’inscrit en rupture avec la tradition planificatrice des règlements d’urbanisme et, tout comme Nathalie Blanc et Jacques Lolive, invite les décideurs à rompre avec les politiques aménageantes plus préoccupées des dimensions techniques que du sens politique des actions entreprises. De son côté, Jacques Donzelot critique la tradition légaliste française – qui prédomine dans la Politique de la Ville — ainsi que la « magistrature sociale », la tradition d’encadrement des populations par les élites et les professionnels de la ville. D’autres contributeurs en appellent eux aussi à un rejet des discours et pratiques élitistes et ségrégatifs : Sandrine Robert questionne la logique de valorisation des centres historiques et son pendant : le regard péjoratif sur la périphérie ; Gérard Chouquer, pour sa part, prend de la distance avec la geste artistique des urbanistes, critique les opérations d’artialisation ne prenant pas en compte les milieux et propose le développement de projets partagés mettant l’accent sur la qualité des modes de vie qu’ils peuvent susciter. D’autres contributeurs, comme Georges Goyet et Anne Coppel, forts de leur expérience de participation citoyenne, soulignent les limites de la démocratie participative telle qu’elle existe actuellement et invitent les acteurs de la ville à engager une réflexion sur notre capacité à rompre avec les habitudes de confrontation frontale, à apprendre l’écoute et la négociation politique.

Tout au long de cet ouvrage, les contributeurs défendent d’une approche citadine de la politique urbaine, les politiques d’empowerment et de promotion des capabilités individuelles (Donzelot, Coppel, Chouquer, Goyet…) et réfléchissent à la possibilité de renouveler les procédures institutionnelles du projet urbain. Anne Coppel comme Michel Cantal-Dupart soulignent le rôle des ateliers citoyens pour responsabiliser les populations et organiser la transmission des savoirs ; Arnaud Lecourt insiste quant à lui sur la dimension socialisante et éducative des collectifs de défense qui sont l’occasion d’une reconquête du statut de citoyen. Mais de son côté, Bernard Francq critique les formes démagogiques de participation imposées par les institutions représentatives. Georges Goyet, au travers du récit de deux expériences participatives à Grenoble, souligne lui aussi les échecs et les difficultés dans la mise en place d’une réelle concertation : s’appuyant sur le « parcours de la reconnaissance » des capabilités promut par Paul Ricoeur, il dénonce les dérives des effets d’annonce et invite à une véritable révolution dans nos pratiques politiques. Enfin, d’autres auteurs soulignent l’importance d’une reconstruction de la confiance sociale (De Beauvoir, Francq…), d’une démocratisation culturelle et politique, qui passe par la création d’espaces d’expression (Donzelot, De Beauvoir, Francq, Coppel…), et de nouveaux supports de réflexion collective, utilisant notamment le travail artistique (Blanc et Lolive) ou les événements festifs (Bonnier Chalier).

Ainsi, c’est à la fois la ville de droit, offrant un cadre légal garantissant la liberté, la protection et la mobilité pour tous, et l’autonomie politique des groupes qui sont ici défendues. Pour les différents contributeurs de cet ouvrage, il ne s’agit plus de penser la ville pour faire l’urbanité, mais bien son contraire : reconstruire la ville à partir du citadin, en pensant en priorité les modèles d’urbanité.

Présences du politique.

Ce n’est ni la validité morale de ces discours, ni la qualité scientifique ou humaine de leurs auteurs, mais bien leur mise en forme ou plutôt l’absence de leur mise en articulation qui fait ici l’objet de nos critiques. Au fil de l’ouvrage, l’argumentaire politique construit ci-dessus reste morcelé et pluriel : jamais les options défendues ne font l’objet d’une synthèse, comme nous avons tenté de le faire dans le paragraphe précédent. Ainsi ce qui gêne, ce n’est pas le rassemblement de paroles fort diverses, ce n’est pas non plus les modèles politiques défendus, mais bien la manière d’aborder la question du politique.

Comment, en juxtaposant des expériences localisées et des écritures trop diverses pour être comparées, en évacuant ces réflexions politiques de la présentation générale de l’ouvrage et en l’absence d’articulations analytiques entre les contributions, le lecteur peut-il, d’une part, comprendre le message sous-jacent de cet ouvrage, — la conviction forte et commune à tous les contributeurs qu’il faut repolitiser la ville —, s’il n’est pas mieux explicité ; et d’autre part, se donner les moyens d’identifier les modèles ici défendus et les mettre en dialogue ? Il semble régner une forte cohérence dans les options politiques des différents contributeurs, mais qui, à force d’être tues, non discutées, semblent verser dans le consensus mou. Ce qui aurait dû être mis en débat ne l’est pas, et cette absence de dialogue nuit, à mon sens, tant à la validité politique que scientifique de cet ouvrage.

Pensée de la diversité vs pensée de la complexité.

Ainsi, l’absence d’articulation entre les différentes contributions est révélatrice du défaut réflexif dont souffre cet ouvrage. En effet, en dépit des débats de fond que sa lecture peut soulever, concernant les visions dominantes sur la ville, les pratiques urbaines et leurs effets pervers, les enjeux démocratiques et urbains auxquels il faut aujourd’hui répondre, on peut reprocher à Aimons la Ville ! d’en rester à l’état de catalogue hétérogène et inégal de contributions.

Il est louable d’avoir voulu placer sur le même plan des réflexions sociologiques de fond, avec des récits d’expériences ou encore des billets d’humeur sur les limites de la démocratie participative, mais cette collection d’articles nous laisse néanmoins un arrière-goût d’inachèvement. En effet, le soin est laissé au lecteur de faire le lien entre ces différents textes, comme nous avons ici tenté de le faire, de tirer des clés de lecture et des pistes communes. On aurait peut-être souhaité qu’une longue présentation, une postface ou encore des textes d’introduction à chacune des quatre parties, tracent clairement des pistes d’analyses, prennent de la hauteur par rapport aux contributions singulières et réunissent les parti pris communs qui se cachent derrière des textes de nature bien différente.

Plus qu’une remarque formelle, il nous semble important de prendre au sérieux cet aspect additionnel des contributions, cette absence de mise en perspective. Outre l’absence d’explicitation des modèles défendus dont nous avons déjà parlé, on peut en effet se demander dans quelle mesure ce type d’édition est révélateur, ou s’incrit en miroir de nos pratiques urbaines et politiques réelles, qui plutôt que de parvenir à construire un modèle unifié de la complexité, tant à faire simplement se juxtaposer la diversité des points de vue. Ainsi, malgré l’espoir porté par le contenu des différentes contributions, la quasi-absence de liens clairement explicités entre celles-ci nous laisse penser qu’un grand pas reste encore à faire pour passer d’une pensée de la diversité à une pensée de la complexité.

Nathalie Blanc, Jacques Lolive, Dominique Chouquer et Dominique Boullier (Coord.), Aimons la ville !, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, Collection « Cosmopolitiques – Cahiers théoriques pour l’écologie politique » n°7, 2004. 222 pages. 18 euros.

Résumé

Et si la renaissance de notre attachement à la ville passait par un changement de regard et de pratiques ? C’est le postulat de départ que semblent s’être donnés les auteurs d’Aimons la ville !. Venus d’horizons différents (chercheurs en sciences sociales, artistes, élus, architectes, acteurs associatifs, intervenants sociaux), les auteurs de cette collection d’articles […]

Émilie Bajolet

Doctorante à l'Ehess, elle poursuit une thèse en anthropologie urbaine sur la construction symbolique des friches urbaines et leurs enjeux urbanistiques. Parallèlement, elle achève actuellement un bilan critique sur la manière dont les sciences sociales ont traité le rapport entre individus, Tic et modes de vie urbains. Elle est également chargée de cours vacataire à l'Université de Paris 10 – Nanterre.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Émilie Bajolet, « « Politisons la ville ! » », EspacesTemps.net [En ligne], Livres, 2005 | Mis en ligne le 17 février 2005, consulté le 17.02.2005. URL : https://www.espacestemps.net/articles/politisons-la-ville/ ;