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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Vulnérabilité temporelle : arbitrer pour tenir le rythme.

Illustration des auteurs

Mobilités, temps et rythmes

Dans une société exigeant toujours plus de flexibilité, de nombreux travaux s’accordent sur la montée en puissance de l’injonction à la mobilité (Bacqué et Fol, 2007), comme vecteur de nos activités. Le découplage entre les caractéristiques propres à un acteur qui lui permettent d’être mobile – la motilité (Kaufmann et al., 2015) – et sa mobilité effective fait inexorablement apparaître des inégalités dans la société. Lorsque ce découplage a lieu, les populations vulnérables temporellement, spatialement, économiquement ou socialement instrumentalisent leur mobilité comme « un outil qui permet d’articuler [les] différentes sphères [familiale et domestique, professionnelle, du temps libre et des loisirs ainsi que de l’engagement associatif ou non-rémunéré]. […] Si la mobilité est un outil, il est évident que tout le monde ne dispose pas du même outil et ne s’en sert pas de la même façon » (Larose, 2011). Les répercussions des contraintes particulières à chaque type de vulnérabilité sont alors vivement ressenties sur le rythme de la vie quotidienne, y compris sa mobilité. La conciliation des activités dans les différentes sphères remplit rapidement une journée en ne laissant qu’une faible marge de manœuvre aux enchaînements. L’équilibre (ou le déséquilibre) qui en résulte peut inciter ces populations à, par exemple, s’ancrer un peu plus dans la proximité afin de diminuer la charge issue des déplacements, ou de protéger le « projet familial » (Vignal, 2006). Cette recherche propose donc de dévoiler comment les individus abordent et font face à leur vulnérabilité temporelle. Elle s’inscrit dans la lignée des recherches récentes sur les rythmes de mobilité quotidienne et y contribue par une analyse des arbitrages déployés par les ménages pour satisfaire leur programme d’activités. La notion de rythme donne à voir de nouvelles relations entre les individus, l’espace et le temps (Drevon et al., 2018) qui se répercutent assurément sur la façon de se déplacer ou, parfois, sur la façon de rester immobile.

Qui est vulnérable temporellement ?

Cet article est le fruit d’un travail mené dans le cadre d’un projet de recherche interdisciplinaire. L’objectif primaire est de questionner les implications sociales de la planification du système de transport, telle qu’appréhendée dans une perspective « ingénieur ». L’enquête qualitative se base sur un corpus constitué de douze entretiens réalisés auprès de onze ménages francophones en Suisse romande et en France voisine. La population d’enquête a pour point commun de faire état d’une vulnérabilité temporelle à priori selon des situations qui caractérisent souvent des rythmes soutenus, à savoir (1) une charge parentale assumée par un seul parent dans le ménage, (2) la présence de plusieurs enfants dans le ménage et/ou (3) un accès limité à une voiture au quotidien. De tels critères de sélection laissent naturellement apparaître un panorama d’enquêté·es dont les caractéristiques socioéconomiques sont très hétérogènes. Seules la structure du type de ménage (avec au moins un enfant à charge) et la situation sur le marché de l’emploi (actif·ve) sont communes à l’ensemble de l’échantillon ; deux caractéristiques dont le rôle sur l’intensité du rythme quotidien ne fait aucun débat. En revanche, il s’agit aussi bien de couples que de ménages monoparentaux, de cadres que d’employé·es et de trentenaires que de quarantenaires. Cette diversité doit permettre l’émergence d’une variété dans les formes de vulnérabilités temporelles détectées, et donc des solutions pour y palier. Cette thématique et les critères de sélection du corpus nous ont inévitablement conduit·es vers une majorité de femmes résidant en périphérie des centres-villes, bien que deux hommes et deux ménages « citadins » aient été interrogés.

Les entretiens semi-directifs menés dans cette étude explorent la façon dont les enquêté·es organisent leur quotidien, ou du moins l’ensemble des conditions qui participent de sa pérennisation jour après jour. Il est principalement question de la manière dont les différentes sphères de l’individu – domestique, du travail, de l’engagement et du temps libre – s’enchaînent, s’entremêlent voire se chevauchent, et du rôle spécifique de la (des) mobilité(s) dans cet équilibre. Le protocole d’enquête se veut volontairement vague autour de la vulnérabilité temporelle pour que les enquêté·es élaborent librement et de manière située l’expérience de leur quotidien. L’apparition, puis la récurrence, d’un champ sémantique lié aux temps dans la description de l’organisation quotidienne (être efficace, pressé par le temps, besoin d’optimiser, éviter l’imprévu, une journée fatigante, etc.) nourrit l’ambition d’une analyse plus générale sur les rythmes ainsi repérés. Le protocole d’enquête se présente en quatre volets successifs, puis se termine par un cadrage qui permet d’établir les caractéristiques socioéconomiques de l’enquêté·e :

La configuration de mobilité et la satisfaction, par une exploration de la manière dont le sujet concilie tous ses déplacements journaliers contraints et libres, le chevauchement de ses sphères, et les niveaux de satisfaction, de frustration et/ou d’épuisement qui ressortent de cette organisation.

La perception des services, qui vise à faire ressortir et prioriser les motivations des individus, et à mettre en tension leurs aspirations avec la réalité du projet de mobilité quotidienne.

La temporalité et le budget-temps, qui met la sphère du temps libre au cœur de la discussion : le rythme de vie et le temps à disposition sont les éléments principaux de cette partie de l’entretien.

L’organisation et les ressources, où la discussion porte sur l’organisation nécessaire pour faire face au rythme des déplacements. Ce thème met en lumière les stratégies et tactiques mises en place, les habitudes ainsi que l’importance relative des ressources.

Stratégies et tactiques contre la vulnérabilité temporelle des ménages

La mobilité est essentielle à l’insertion sociale (Maksim, 2011) et les inégalités qui en résultent sont un thème courant dans la littérature. Les populations touchées par ces inégalités peuvent être qualifiées de « vulnérables » (Nicolas et al., 2012) au regard des différentes ressources engagées. Souvent considérées d’un point de vue économique (Fol, 2009) ou territorial (qualité de desserte), les inégalités sont beaucoup moins souvent étudiées dans leur dimension temporelle.

Sur ce thème du temps, le cas des familles est particulièrement révélateur, celles-ci étant obligées de concilier des trajets professionnels, d’entretien et d’accompagnement pour garantir la stabilité du ménage (Jouffe et al., 2015). La vulnérabilité temporelle est alors d’autant plus grande chez les familles monoparentales, qui peuvent être considérées comme un des groupes les plus défavorisés de la société par rapport à la mobilité (Castro et al., 2015), sitôt que leur organisation de vie quotidienne est primordiale (Kaufmann et Flamm, 2002). La meilleure solution pour ces ménages reste généralement de déployer des stratégies structurantes, comme l’ancrage à proximité de la famille ou d’infrastructures de transport particulières, qui se concrétisent à la fois sur une profondeur temporelle et sur un horizon spatial (Godard, 1990, Coutard et al., 2002 ; Jouffe et al., 2015 ; Villeneuve, 2017). Ces stratégies cadrent dès lors la mise en place de tactiques de mobilité dont les conséquences se matérialisent plutôt à court terme (Jouffe, 2007). Ensemble, stratégies et tactiques visent ainsi à l’institution de routines capables d’éviter autant que possible des situations de choix rationnels, sources de charge mentale supplémentaire et signes d’une « absence de privilèges » (Abbott, 2016). Ces stratégies et tactiques peuvent par ailleurs se transformer en systèmes d’entraide, comme le covoiturage, qui se basent couramment sur un principe de mutualisation ou d’usage commun d’un mode de transport pourtant individuel (Vincent, 2008 ; Vidal, 2013). Les nouveaux acteurs, du numérique notamment, accompagnent cet élan et proposent de plus en plus d’alternatives aux pratiques de mobilité traditionnelles, invoquant la durabilité comme motivation incitatrice (Brimont et al., 2016). Certaines solutions de déplacement, qui n’étaient alors que des arrangements temporaires, se retrouvent de facto institutionnalisées par les autorités de transport (Vincent, 2010), comme par exemple les vélos en flotte libre. Ces tensions entre stratégies et tactiques, collectif et individuel, ou pratiques formalisées ou non, sont des éléments caractéristiques dans l’organisation du projet de mobilité des personnes interrogées. Celles-ci se matérialisent par une série de mécanismes déployés au quotidien pour faciliter l’orchestration des différentes activités journalières, et constituent un enjeu majeur dans la compréhension organisationnelle des ménages.

Notons que les stratégies sont des processus décisionnels qui permettent de modifier, généralement dans le bon sens, les conditions d’accessibilité et donc la motilité des ménages (Kaufmann et Widmer, 2011). Dans l’approche sociologique de la notion, il s’agit d’étudier les prises de décision d’un individu qui rythment son parcours de vie par trois paramètres principaux : le champ des possibles, les dispositions (aptitudes et habitudes) et les choix réalisés par l’individu. En d’autres termes, les choix stratégiques d’accessibilité, qu’ils soient résidentiels, professionnels ou sociaux, améliorent la mobilité quotidienne sous réserve d’arbitrages ou en réponse à des contraintes. En ce sens, les stratégies regroupent les moyens mis en œuvre en vue d’une finalité.

Les tactiques de mobilité sont des procédés qui s’effectuent à une échelle temporelle inférieure, ayant une portée plus limitée au cours du parcours de vie. Elles permettent à l’individu de réagir à des situations récurrentes ou singulières (Bourdieu, 1987). Les pratiques de mobilité tirent ainsi nombre de leurs caractéristiques directement des tactiques, notamment en ce qui concerne la mutualisation et la rationalisation. En effet, si le covoiturage peut aujourd’hui être défini en tant que pratique, il n’est à la base qu’une solution facilitatrice motivée par une nécessité de mobilité sous contraintes.

Les stratégies et tactiques, qui se déploient à la fois dans le temps et l’espace, incitent à penser les formes de vulnérabilités temporelles en lien avec la mobilité quotidienne. C’est d’autant plus vrai que cette vulnérabilité se joue au sein du paradoxe entre une accélération des rythmes de vie qui tient de l’injonction (Rosa, 2013) et un budget-temps alloué au transport limité (Zahavi, 1974 ; Crozet, 2011). L’augmentation du nombre d’activités « obligatoires » (et de la durée de ces dernières) qui en résulterait, couplée à une mobilité dont l’efficacité se heurte aux défis de l’urbain et de la congestion, obligerait donc les familles ainsi débordées à répondre à des arbitrages indispensables.

Changer de métrique pour saisir les rythmes

De récentes recherches tentent de produire des mesures objectives du rythme à partir du programme d’activités ou des déplacements quotidiens des individus (Drevon et al., 2020). Ces recherches postulent que l’intensification des pratiques de mobilité spatiales s’accompagne d’un rythme plus « soutenu » ou « élevé ».  Dans une société qui, d’une part, valorise l’aspiration à la mobilité et qui, d’autre part, tend à stigmatiser les formes d’ancrages produites par des modes de vie immobiles, le risque est de faire du rythme une caractéristique qu’il serait bon de promouvoir et d’accroître dans la mesure du possible. Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol renforcent cette idée en conclusion de L’inégalité face à la mobilité :

« La vision positive, à la fois descriptive et prescriptive de la mobilité comme forme de liberté, renvoie à des aspirations bien réelles. Mais elle rencontre aussi la force des pratiques sociales, l’inertie des ancrages territoriaux et la critique sociale. Celle-ci n’est pas seulement celle des exclus de la mobilité mais rejoint une contestation plus large, certes encore balbutiante, portant sur les modes de vie contemporains et les difficultés de la gestion individuelle du temps. » (Bacqué et Fol, 2007, p.13).

Pour aller dans le sens de Bacqué et Fol, et pour tenter une nouvelle articulation du rythme et de la mobilité, il semble primordial de ne pas occulter les aspects non-spatiaux ou qui ne sauraient se révéler par des mesures de distances parcourues et d’occurrences de déplacements. Pour une démarche heuristique, la notion de rythme doit permettre à celui qui y fait recours de différencier des particularités de genre, de classe sociale ou encore de revenus qui peineraient à se révéler par la simple analyse des pratiques de mobilité dans le temps et l’espace. Il est question ici de remettre en avant la composante subjective du rythme, celle qui permet de rendre compte d’un culte de l’urgence (Auber, 2009) par la dépendance au local et/ou par des déplacements restreints.

Ce travail propose une réflexion sur l’éventualité d’observer des formes soutenues de rythmes conjointement à une réduction des pratiques de mobilité spatiale. Plus précisément, en suivant la même idée que les travaux sur la vulnérabilité économique, il s’agit de révéler dans quelle mesure des vulnérabilités temporelles ne se manifestent plus seulement par une intensification du programme d’activités journalières, mais aussi par des arbitrages plus ou moins contraints qui conditionnent nécessairement les déplacements (et leur répartition) au sein du ménage. Cette volonté requiert de penser la mobilité quotidienne comme conjoncture d’un ensemble de situations, qu’il s’agisse de choix ou de contraintes, et dont la portée s’étend bien au-delà de simples considérations spatiales. Les recours aux notions d’arbitrage, de potentiel de mobilité et de vulnérabilités soulèvent également une tension épistémologique entre le paradigme du manque (i.e. raréfaction des ressources) et la théorie de l’excès telle que proposée par Abbott (2016). La « paupérisation » impliquerait alors un besoin permanent d’actualiser ses stratégies et tactiques du quotidien, alors que les compétences conduiraient à un excès de choix et donc à moins d’arbitrages rationnels dans la structuration du projet de mobilité. Ces arbitrages réalisés « dans l’excès » permettraient par ailleurs une réduction de la charge mentale, qui s’est avérée déterminante dans l’organisation des ménages enquêtés. En ce sens, il est pertinent d’observer la dialectique entre la raréfaction du temps d’une part, et l’excès d’opportunités résidentielles, spatiales et/ou économiques d’autre part, qui s’illustrerait par un rythme d’activités soutenu. Les notions de « tactiques de mobilité quotidienne », « stratégies résidentielles » et « projets d’ancrage locaux », développées par Yves Jouffe et al., résonnent particulièrement avec cette approche. Ils soulignent la manière dont la combinaison de ces trois types d’ajustements permet aux ménages vulnérables économiquement de lutter contre une dépendance automobile particulièrement péjorative pour cette catégorie de population. Ces ajustements, qui vont de la mutualisation de la possession automobile au déménagement à proximité d’autres membres de la famille, accompagnent et configurent la manière dont les individus se déplacent au quotidien tout en nécessitant un investissement personnel qui n’est pas directement perceptible dans la spatialisation et la mesure de ces pratiques.

Le présent article soutient ainsi l’hypothèse que les divers ajustements opérés dans le projet de mobilité quotidienne donnent à voir chez les ménages vulnérables temporellement de nouvelles formes de mobilité, qualifiées d’émergentes, plutôt qu’une intensification des pratiques quotidiennes.

Les « stratégies d’arbitrage » pour s’affranchir de la dichotomie entre « stratégies » et « tactiques »

© Pauline Hosotte

Pour traiter de ces nouvelles formes de mobilité, une lecture légèrement différente de celle proposée par Jouffe est employée. En effet, les ménages vulnérables « temporellement », dont il est ici question, n’obéissent pas nécessairement aux mêmes contraintes et logiques que les ménages vulnérables « économiquement », tels qu’enquêtés par Jouffe. En particulier, les premiers disposent à priori de ressources plus importantes que les seconds en termes économiques mais également sociaux (par exemple : l’accès à des services de garde, ou l’aide et le soutien de tierces personnes dans l’orchestration des activités).

Dans le cadre des vulnérabilités temporelles, la gestion de la ressource « temps » se traduit davantage en matière de compétences organisationnelles du projet de mobilité. Cela appelle donc un cadre conceptuel qui laisse plus de place à l’articulation des tactiques et stratégies mises en place : les « stratégies d’arbitrage ». Cette notion propose une lecture du quotidien qui autorise à dépasser deux caractéristiques inhérentes à la séparation entre tactiques et stratégies. Premièrement, les stratégies d’arbitrage orientent d’emblée un raisonnement multi-scalaire où des situations sont susceptibles d’agir à différents niveaux à la fois, contrairement à « [la] distinction entre tactiques et stratégies [qui] ouvre la voie à une lecture scalaire des différents ajustements, qui intègrent donc pleinement les projets comme troisième échelle » (Jouffe et al., 2015). Ainsi, cette approche permet de mieux déceler des orientations individuelles (ou familiales) dont les conséquences sur d’autres horizons (spatiaux et temporels) sont plus souvent conscientisées par les enquêté·es. Deuxièmement, le cadre conceptuel proposé par Jouffe se pense assez naturellement de manière séquentielle, où les tactiques de mobilité s’imbriquent à des stratégies résidentielles qui, à leur tour, s’imbriquent à des projets d’ancrage.

Regrouper l’ensemble des ajustements qui façonnent le rythme quotidien sous la notion de « stratégies d’arbitrage » permet donc de décloisonner la dichotomie stratégie-tactique. Par exemple, les stratégies d’arbitrage permettent d’envisager l’utilisation « pratique » du vélo comme la conséquence d’un déménagement mais aussi comme la cause de celui-ci. Cette perspective n’empêche pas l’émergence d’une liberté dans l’exercice de hiérarchisation des stratégies qui tient beaucoup aux autres ressources (économiques, sociales) à disposition des ménages vulnérables temporellement. Comme le montrent les travaux d’Andrew Abbott (2016), il existe une forme de privilège dans la capacité qu’ont les individus à s’éviter des situations de choix rationnels chronophages dans leur quotidien. D’un côté, les ménages « en excès » de ressources socio-économiques développeront des stratégies d’arbitrage dont les bénéfices sur le long-terme se manifesteront par l’absence d’imprévus dans un quotidien routinier qui laisse place à des temps de pause. De l’autre, pour les ménages les plus précaires, des contraintes structurantes les obligeront à s’organiser dans le court terme, transformant le peu de temps libre à disposition pour arbitrer en vue de la prochaine échéance.

Vers des utilisations usuelles …

L’analyse des entretiens ne révèle pas de grandes surprises sur la configuration de mobilité routinière puisqu’elle penche principalement en faveur de l’utilisation de la voiture pour tout motif de déplacement. La flexibilité de la voiture ainsi que son insubordination au temps permettent de bâtir un projet de mobilité complexe relaxé des contraintes horaires, avec plusieurs boucles de déplacement et un rythme très soutenu. Cette observation se vérifie également pour les sujets ancrés dans la proximité, ou pour les sujets se déplaçant sur un territoire très bien desservi par les transports publics. Là où, dans le cas des ménages vulnérables économiquement, les arguments contre l’usage des transports publics se concentrent sur des questions de tarifs et de manque de desserte, les enquêté·es sont ici plus sensibles aux contraintes temporelles inhérentes aux transports en commun.

« Je ne pourrais pas survivre sans ma voiture. Déjà parce que je trouve les transports en commun particulièrement fatigants, inconfortables et peu fiables, et surtout parce qu’aucun autre mode ne me permettrait d’être aussi efficace dans mes journées ! »

— Jeanne, 46 ans, mariée, indépendante et secrétaire, mère de deux garçons de 11 et 15 ans

« Si je devais suivre des horaires de train, j’aurais l’impression d’être encore plus pressée, et d’avoir encore moins de temps »

— Yasmine, 35 ans, divorcée, mère de deux jumelles de 13 ans

Les enquêté·es sont de grands optimisateur·trices et sont souvent satisfait·es des configurations modales et socio-temporelles dans lesquelles il·elles se trouvent ; tout du moins dans les cas où ces configurations sont choisies, et non subies. Les sujets ont tendance à rapprocher différentes sphères, notamment par la mutualisation d’une partie des temporalités domestique et professionnelle. Parmi eux·elles, les automobilistes se révèlent très rationnel·les et privilégient la praticité et l’efficacité économique en cherchant à faire un maximum d’activités et de distance en un minimum de temps.

« On en parle chaque jour [avec mon mari], de comment optimiser notre journée de demain au niveau des déplacements. Cela fait partie des discussions du quotidien, même si on n’en a pas tellement envie mais c’est comme ça. »

— Aurore, 40 ans, mariée (et multi-résidente), entrepreneure, mère d’un fils de 5 ans

Les deux sujets altermobiles du panel trouvent une grande satisfaction à ne pas utiliser la voiture, en termes de confort mais aussi de convictions. Ils ont aussi en commun une tendance à organiser minutieusement leur chaîne de déplacements comme la grande majorité des autres sujets, mais laissent moins la place à l’imprévu. Ils sont l’illustration convaincante de la relative flexibilité dont peuvent faire preuve les enquêté·es à poursuivre un quotidien qui s’organise autour d’un choix de mode de transport alternatif à la voiture.

« […] moi la voiture, franchement, là, je ne l’utiliserai pas. J’ai d’autres ressources. Souvent, les gens qui ont une voiture ne se rendent pas compte qu’il y a d’autres façons de réagir que de sauter dans ta voiture […]. »

— Marie, 43 ans, enseignante, mère de deux filles de 11 et 15 ans

…qui se comprennent dans contexte plus large

Ces premières interprétations illustrent les ressorts des pratiques de mobilité des ménages vulnérables temporellement. Pour les approfondir, le concept de stratégies d’arbitrage permet de resituer ces pratiques dans un projet de mobilité plus général, qui déterminera finalement la conduite du quotidien. Les entretiens permettent de confirmer que des stratégies d’arbitrage sont déployées pour façonner ou modifier les prédispositions aux pratiques de mobilité en place. Ces stratégies sont mobilisées à des moments charnières d’une vie, et se pérennisent dans la façon de se déplacer chaque jour.

Ainsi, plutôt que des décisions indépendantes mais conditionnelles les unes aux autres, le projet d’ancrage, les stratégies résidentielles et les tactiques de mobilité quotidienne se confondent en stratégies d’arbitrage.

Ce changement de focale révèle des formes de séquençage et de hiérarchisation des décisions propres à chacun·e des enquêté·es, selon l’importance accordée aux éléments constitutifs du quotidien. Les entretiens révèlent cinq stratégies d’arbitrage mobilisées dans le parcours de vie des enquêté·es : les stratégies d’arbitrage résidentielles, d’architecture temporelle, familiales et professionnelles, mutualistes et modales.

La stratégie résidentielle reste souvent celle de référence, qui va conditionner les autres et qui aura la plus grande inertie sitôt qu’elle implique des ancrages spatiaux, sociaux et économiques forts. Cette stratégie d’arbitrage n’est cependant pas immuable, et se réfléchit souvent parallèlement à ses conséquences sur la mobilité quotidienne comme l’illustre le cas d’Alice.

« Lorsque j’ai fondé ma famille, j’habitais en zone rurale, excentrée de tout. C’était un petit village où les enfants ont pu grandir au bon air. [Lorsque] leur père a quitté le domicile familial, nous avons déménagé dans une plus grande ville. Là, les enfants […] prenaient alors le bus, et étaient autonomes. Si nous étions restés dans le village, ils auraient dû faire plus d’une heure de trajet pour rejoindre le collège en train et bus, je ne voulais pas cela pour eux, et mon travail ne me permettait pas de les emmener en voiture. » 

— Alice, 38 ans, divorcée, conseillère d’éducation, mère de deux fils de 5 et 7 ans

La stratégie résidentielle est ici très forte et nécessaire pour pérenniser le projet familial, au détriment des sphères du travail et du temps libre. Activé par une rupture de l’équilibre domestique, ce changement radical de mode de vie a permis à la famille de gagner en autonomie et d’accroître différentes formes d’accessibilité. Ce choix n’en reste pas moins conditionné par d’autres stratégies d’arbitrage liées à l’autonomisation des enfants, aux contraintes professionnelles et au choix du mode de transport. Il illustre également une volonté première, celle de faciliter les trajets scolaires, qui se traduit par une réduction apparente de l’intensité de la mobilité quotidienne des enfants.

La stratégie qualifiée d’architecture temporelle est également très présente dans les entretiens. Cette stratégie s’articule en deux temps : (1) prendre un rythme d’activité régulier et récurrent afin d’éviter les situations d’aléas, ce qui renvoie à la routine et aux habitudes, et (2) redéfinir les délimitations et rapports entre la sphère familiale d’une part et professionnelle d’autre part. Ainsi, il est fréquent que les enfants aillent passer du temps au travail des parents qui n’ont pas d’autre choix que de faire se chevaucher les sphères domestique et du travail. À l’extrême, ce raisonnement peut annuler certaines pratiques de mobilité dans le cas où ces deux sphères sont parfaitement conjuguées. C’est par exemple le cas de Catherine, institutrice, qui formule une demande spécifique pour que son jeune fils soit scolarisé dans l’établissement où elle enseigne.

Les stratégies familiales et professionnelles s’imbriquent elles aussi aux autres stratégies d’arbitrage. A savoir que lorsque le travail du parent est très contraignant, ce dernier fera appel à une tierce personne de façon régulière pour s’occuper des enfants (nourrice, personnel de ménage, grands-parents, jeunes-gens au pair, etc.). Dans d’autres cas, les enfants seront responsabilisés de manière précoce afin qu’ils soient en mesure de se déplacer individuellement. Dans le cas où la vulnérabilité temporelle ne viendrait pas de la monoparentalité mais du fait d’une famille nombreuse, des stratégies professionnelles entre les conjoint·es se mettent en place. Il peut s’agir, de manière formelle, d’un emploi à temps partiel, mais aussi d’arrangements informels, comme des appels téléphoniques quotidiens pour organiser les trajets liés aux enfants. Ces stratégies tendent alors à se reposer sur une plus grande flexibilité des pratiques de mobilité au jour le jour. C’était le cas de Bernard et Joëlle :

« Du fait de nos postes à responsabilités, beaucoup de gens comptent sur nous et nous travaillons énormément, l’un comme l’autre. Nous exploitons déjà au maximum les horaires de la garderie avant et après l’école. Généralement les séances de chantier commencent tôt, et peuvent finir tard. Comme c’est imprévisible, j’appelle [ma conjointe] autour de 17h chaque jour pour savoir qui peut se libérer le plus facilement pour aller chercher les enfants à la fermeture de la garderie, à 18h. »

— Bernard, 35, marié, architecte, père de deux filles de 5 et 7 ans

Il y a donc une conjugaison des temps qui s’avère parfois aiguë au sein des familles vulnérables temporellement (Orfeuil, 2010), et qui fait appel à une grande capacité d’adaptation et à des formes d’arbitrages soutenus.

Les stratégies mutualistes apparaissent lorsque les personnes ne sont plus en mesure, individuellement, de trouver une solution pour faire face à leur vulnérabilité temporelle. Des ententes de voisinage sur le partage de véhicules sont un bon exemple de ce type de stratégie, qui dépendent alors évidemment des stratégies résidentielles opérées. Un autre exemple est celui de Myriam, résidente de la périphérie, qui s’est arrangée pour que son fils puisse être véhiculé de manière durable par un chauffeur de taxi :

« Pendant 3 ans, [mon fils] prenait le taxi tous les jours pour aller à l’école. C’était pris en charge par l’assurance invalidité parce qu’il était dans une école spécialisée à  Lausanne. Il passait une heure et demi par jour en taxi, l’aller-retour. Le taxi s’arrêtait pour prendre 3 autres enfants. C’était quelque chose de très satisfaisant. »

— Myriam, 46 ans, divorcée, employée de commerce, mère d’un garçon de 14 ans

Quand bien même elles sont pensées dans des logiques interdépendantes, ces stratégies s’avèrent souvent être des solutions pour rééquilibrer une décision en faveur d’une sphère particulière. Il en découle alors des situations de mobilité fortement contraintes qui nécessitent ce genre d’ajustement.

Enfin, les stratégies modales font face à la prédominance du mode « voiture » utilisé par la majorité des familles. Peu importe la motivation à ne pas être motorisé, les altermobiles mettent en place des organisations particulièrement fortes, et ont tendance à simplifier au maximum le projet de mobilité en diminuant le nombre de boucles et en optimisant l’itinéraire. Les familles se contentent globalement d’utiliser d’autres pratiques usuelles (par exemple les transports publics) à leur disposition. L’originalité naît plutôt dans l’orchestration des divers modes courants et dans l’exploitation accrue de leurs avantages respectifs.

Lutter contre le temps par le temps

La déclinaison des stratégies d’arbitrage permet de structurer une certaine logique d’action dans les processus de décision liés à la mobilité. L’hypothèse générale soutenue doit être nuancée : les pratiques de mobilité observées mettent en valeur des ajustements quotidiens qui ne relèvent pas nécessairement des pratiques émergentes. Même si les ajustements stratégiques et tactiques sont nombreux, ils donnent généralement à voir des pratiques de mobilité tout à fait usuelles. Ces pratiques révèlent en revanche une réflexion plus approfondie, réfléchie et anticipée commune à toutes les personnes interrogées pour cette étude. Cela leur permet de se créer les opportunités nécessaires pour faire face à la contrainte temporelle forte en laissant une place réduite à l’improvisation et aux aléas. Les stratégies d’arbitrage viennent ainsi en amont des prises de décisions dans l’exercice du quotidien : elles conditionnent la mobilité quotidienne. Cet exercice d’actualisation et d’optimisation du champ des possibles permet de modifier son potentiel de mobilité. Il se traduit à travers cinq stratégies d’arbitrages principales, à savoir les stratégies d’arbitrage résidentielles, d’architecture temporelle, familiales et professionnelles, mutualistes et modales.

Ce travail mobilise des récits et descriptions parfois difficiles à interpréter, et qui présentent de fortes dépendances aux représentations, aux imaginaires et à la capacité des personnes à devenir actives dans la création de nouvelles opportunités en matière de mobilité. Les stratégies d’arbitrage prennent tout leur sens dans les 12 entretiens réalisés, augmentant le déphasage entre une volonté grandissante d’instaurer une politique des transports durable et la réalité des processus décisionnels individuels du choix modal. Développer les infrastructures de transports publics ne suffit pas à garantir l’accessibilité des ménages au réseau de transport en commun, encore faut-il qu’ils puissent se l’approprier. Ces questions résonnent avec d’autres champs de recherches et dévoilent un enjeu épistémologique pour articuler les pratiques d’arbitrages avec le phénomène de socialisation, l’inertie des habitudes et de la routine, l’adhérence du système de transport au territoire ou encore la dichotomisation entre aspirations individuelles et interventionnisme institutionnel. Par ailleurs, les opportunités au regard de la rythmanalyse (Lefebvre, 1992) sont nombreuses : au-delà d’étudier les modes de vie et les pratiques de mobilité par le prisme des rythmes, les pratiques d’arbitrage permettent de questionner la capacité à changer de rythme quand celui-ci est déjà très contraint, et que les personnes disposent déjà de grandes compétences d’ajustement au quotidien.

Les propriétés multi-scalaire et décloisonnée du concept de stratégies d’arbitrage sont aussi l’occasion de questionner la diversité de la population enquêtée. Les entretiens montrent des ressentis contrastés quant à l’impression de « manquer de temps », celle-ci paraissant conditionnée au fait que certain·es enquêté·es réussissent, ou non, à dégager du temps libre malgré un programme d’activités chargé (selon les mêmes logiques d’arbitrage). Il en ressort des quotidiens plus ou moins « équilibrés », c’est-à-dire dont la pratique est plus ou moins bien vécue. Le prisme des stratégies d’arbitrage révèle des formes d’articulation et d’orchestration des activités plus ou moins hiérarchisées selon (toutes) les ressources à disposition de la population. Pour certain·es, la situation de pression temporelle est anticipée et émane d’un choix assumé construit selon une volonté forte (déménagement professionnel, proximité de la famille, idéologie contre l’usage de la voiture) qui se traduit par des compensations grâce aux autres pans des stratégies d’arbitrage. Il en résulte une situation d’équilibre dont l’expérience s’avère être la garante. Pour d’autres, lutter contre les pressions temporelles s’avère être un travail de tous les instants, et le séquençage des stratégies d’arbitrage se trouve être beaucoup plus contraint, dans un ordre qui rappelle le travail d’Yves Jouffe sur les ménages vulnérables économiquement : un projet d’ancrage conditionnera des stratégies résidentielles qui configureront des tactiques de mobilité. Ici, l’équilibre est beaucoup plus précaire et sujet à toute forme de perturbation du quotidien, quelle qu’en soit l’échelle (du changement d’emploi à l’imprévu sur le trajet). De futures analyses sur la distinction entre ces deux types de populations seraient en ce sens éclairantes pour deux raisons. D’une part, ces catégories s’exposent à des conséquences individuelles naturellement différentes. D’autre part, et surtout, le travail sur la notion de rythme est identique pour chacune d’elles : les vecteurs de ce dernier ne sont ni uniquement spatiaux, ni simplement observables d’après les déplacements du quotidien.

Conclusion

Dans une approche exploratoire, les stratégies d’arbitrage semblent revêtir un double intérêt. Si elles permettent, d’une part, de mieux saisir l’intensité des rythmes quotidiens en incitant à penser ce qui se « cache » derrière les pratiques de mobilité observées, elles n’en sont d’autre part pas moins utiles dans une perspective opérationnelle. Aujourd’hui, les politiques publiques répondent bien volontiers aux problèmes de mobilité par une autre forme de (mise en) mobilité, qui consiste à offrir des solutions de déplacements à des ménages dont les besoins (professionnels, d’accompagnement, médicaux, etc.) ne pourraient être satisfaits dans une plus grande proximité. Ainsi, les personnes à qui profitent le plus ces politiques sont celles qui présentent déjà une forte propension, de par leurs ressources existantes, à se satisfaire de leur rythme quotidien (même soutenu).  À l’inverse, rares sont les interventions pensées dans une logique où les pratiques de mobilité sont la résultante d’un ensemble de situations. En mettant en valeur la manière dont les ménages vulnérables temporellement organisent et optimisent leur quotidien par des stratégies d’arbitrage, il s’agit de révéler les biais par lesquels ces derniers « jouent » sur plusieurs tableaux. Il n’est alors plus simplement question d’accroître la mobilité de la personne concernée dans une perspective spatiale, mais aussi de réfléchir à la manière de « mettre en mobilité » ses autres ressources ou de tout simplement réduire ses besoins de mobilité et, de fait, d’en adapter ses pratiques. Ces variations, qui résultent d’un travail d’organisation parfois intensif, sont une occasion de saisir, de comprendre et de tranquilliser les rythmes du quotidien. Pour ceux dont la vulnérabilité temporelle résulte du choix d’un rythme de vie soutenu, ces interventions repensées pourraient non pas modifier leur niveau de mobilité, mais en changer les habitus et les formes ; vers une mobilité davantage consciente de ses répercussions sur la société. Un simple report occasionnel du mode, de l’itinéraire emprunté, de l’horaire du déplacement ou de sa destination, peut avoir un impact concret sur la mobilité plus contrainte vécue par ceux dont la vulnérabilité temporelle est davantage subie.

Résumé

Alors que les conditions d’accès à la mobilité n’ont jamais été aussi bonnes, les injonctions sociales qui se matérialisent aussi bien au travail, dans les loisirs ou dans la famille peuvent créer des formes de vulnérabilités temporelles. Cet article soutient l’hypothèse que ces dernières, lorsqu’elles sont renforcées par une situation de forte responsabilité parentale ou de dépendance à la voiture, incitent les ménages à instaurer des pratiques de mobilité qui sortent de l’ordinaire. Ces pratiques, qualifiées ici d’émergentes, leur permettraient de tenir le rythme intense de leur projet de mobilité quotidienne. L’analyse d’une douzaine d’entretiens semi-directifs nuance cette hypothèse : si des stratégies et tactiques permettent d’ajuster les déplacements courants, le processus de décision lié à la mobilité prend racine dans des stratégies d’arbitrage plus larges qui conditionnent le projet de mobilité quotidienne. Cinq stratégies d’arbitrage sont dégagées. Celles-ci permettent aux personnes sous contrainte temporelle de structurer et d’orchestrer un ensemble de possibles en matière de mobilité.

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