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Sérendipité.

Qu’est-ce que le social ?

Plusieurs ouvrages récents incitent à poser la question du social comme objet scientifique spécifique et doté de sa propre unité : c’est le cas notamment de Pour une science du social, du groupe Dulac (comportant 7 chercheurs géographes, historiens et archéologues), paru en 2022, et Les structures fondamentales des sociétés humaines de Bernard Lahire, en 2023. Cette Traverse se propose de faire converger et discuter ces démarches qui visent à fonder une science du social en offrant un ensemble de regards croisés. Dans ce texte, nous commencerons par comparer les démarches du groupe Dulac et de Bernard Lahire : quelques points communs très généraux méritent d’être mis en exergue, de même que la diversité des approches, allant jusqu’aux désaccords.

Sur la forme, les deux démarches, collective pour la première et individuelle pour la seconde, sont plus épistémologiques et théoriques qu’empiriques. Elles revêtent aussi toutes les deux une dimension militante. Le « Pour » et le « une » du titre dulacien affirment nettement l’unicité de la science du social, contre le pluriel kaléidoscopique de la formule consacrée des « sciences humaines et sociales ». Dans son ouvrage, Lahire singularise et substantive également « le social » comme un domaine en soi de la recherche. Dans les deux cas, on considère donc que le social existe bien en tant que tel et on cherche à en dégager des principes généraux par une démarche scientifique.

Encore faut-il s’entendre sur ce que recouvre « le social ». Et les divergences émergent alors. Lahire considère que le social renvoie à l’organisation des rapports entre les groupes et les individus et s’oppose au culturel : le social est fait d’invariants et le culturel de variations, et les interactions entre invariants et variations expliquent les caractéristiques des sociétés, faites à la fois de points communs et de différences. Tandis que le culturel renvoie à la grande variété des formes de vie en société, les invariants du social sont des structures biologiques universelles qui conditionnent nos comportements. Par exemple, l’altricialité secondaire (soit la nécessité biologique de prendre soin pendant longtemps des petits humains après leur naissance pour qu’ils survivent) participe à expliquer la domination masculine. Si le culturel est plus spécifique des humains que des animaux, le social tend à effacer la limite entre humains et animaux (et même les plantes), puisque cette dynamique groupes/individus se retrouve dans ces différentes populations.

Pour Dulac, les grandes catégories d’objets étudiés de manière scientifique sont au nombre de trois : la matière, le vivant et le social. Le social est ici conçu comme la part idéelle du réel, c’est-à-dire ce qui est créé, diffusé et transmis sans inscription dans le patrimoine génétique. À l’opposé des invariants biologiques de Lahire, Dulac met en avant l’historicité du social, qui ne fonctionne pas selon les mêmes règles à différents moments de son histoire. Certes, la vie des humains est conditionnée depuis le Néolithique par l’agriculture et l’élevage, et très probablement ils ne redeviendront pas chasseurs-cueilleurs : de ce point de vue de l’alimentation, et donc du fonctionnement biologique des êtres humains, Lahire a raison de lister les points communs identiques à tous les humains. Mais, au-delà de ce continuisme biologique, il semble tout aussi intéressant de relever les différences entre les mondes post-écriture ou post-internet avec les mondes antérieurs : certaines innovations sont radicales et changent la donne sociale de manière durable. Contrairement à Lahire, le social est conçu par Dulac comme une substance historicisante : elle crée de l’historicité, capable en retour de transformer le fonctionnement social, qui est donc en déséquilibre permanent. Le social se caractérise en effet par une cumulativité des savoirs et une agentivité réflexive potentiellement porteuse de bifurcations : tout en étant sans cesse structuré par des matérialités physiques et biologiques, le social peut se modifier lui-même de manière beaucoup plus rapide et efficace que le très lent processus biologique de la sélection darwinienne. Cette dynamique réflexive se traduit par des productions plus spécifiques aux humains qu’aux animaux, tels que le temps et le politique. Le fait de savoir que les choses (qu’elles soient physiques, biologiques ou sociales) ont une fin et sont limitées dans le temps semble propre aux humains. S’ils ont des capacités de mémorisation (notamment ils peuvent se souvenir de caches de nourriture), les animaux, a contrario des humains, ne savent pas que le temps existe : a priori, ils ne savent pas que, à long terme, ils vont mourir. Cette conscience temporelle autorise des mécanismes, non seulement d’inertie et d’imitation, mais aussi d’anticipation et de projection d’une portée sans équivalent chez les humains par rapport aux animaux. Les variations du rapport héritages/innovations, couplées à la cumulativité des savoirs, peuvent se traduire par une réorganisation profonde, proprement politique, des sociétés humaines. A contrario, chez les animaux, les innovations transmises uniquement socialement, et non pas génétiquement, sont rares et ne reconfigurent pas puissamment leurs rapports sociaux. Certes, dans l’île de Koshima, les chercheurs japonais ont observé en 1948 une pratique inédite par une femelle macaque, consistant à laver les patates douces dans l’eau de mer avant de les manger ; ce comportement, jamais observé jusqu’alors, s’est transmis à tout le groupe de proche en proche et de mois en mois et existe encore aujourd’hui. Cependant, la diffusion de cette nouvelle pratique n’a pas fondamentalement modifié par ailleurs le fonctionnement du groupe.

Osons une prédiction extrêmement futuriste : les animaux ne pourront pas s’adapter à la fin de l’étoile solaire dans 2,5 milliards d’années, tandis que les humains en auront peut-être la possibilité. La raison de cette différence réside dans le fait que les humains savent que la capacité lumineuse et calorifère du soleil sur la Terre aura une fin, même si celle-ci est très loin de nous, ce qu’ignorent les animaux. Une sortie du système solaire nécessiterait un changement fondamental d’organisation politique : si ceci est évidemment incertain, c’est possible, tandis que la chose est impossible pour les animaux, et plus encore pour les plantes, qui ne s’adapteront à cette transformation que jusqu’à un certain point limite, au-delà duquel ils disparaîtront, de la même manière que les dinosaures ont disparu suite à la collision d’un très grand astéroïde avec la Terre. Cette réflexivité du social induit que la science du social est incluse dans son objet, et c’est là une différence majeure avec la physique et la biologie. Ainsi, la découverte de l’héliocentrisme aux 16e-17e siècles a radicalement changé le monde des humains, tandis que cette découverte n’a pas changé la position du soleil ou de la Terre au sein de l’univers. À partir de cette interrogation sur la fin de l’étoile solaire, on peut aller au-delà sur la capacité du social à augmenter l’écart entre les humains et les autres animaux : d’ici la fin de l’étoile solaire, les humains seront-ils toujours des humains ? Il semble aujourd’hui que la future transformation de Sapiens résulte davantage de l’intégration corporelle de l’intelligence artificielle que de la continuation de son évolution biologique mise en valeur par Darwin. Si elle s’avérait justifiée, cette hypothèse de la neutralisation de l’évolution darwinienne par l’évolution technologique poserait une limite de type sociale entre les humains et les autres vivants, puisque c’est le social qui permet cette hybridation cerveau-machine.

Cependant, excepté cette différence de réflexivité, la science du social n’est pas moins scientifique que celles de la matière et du vivant. Sur ce point, Lahire et Dulac, et d’autres, tels que Dominique Boullier, convergent. Toute science est fondée sur des protocoles d’analyse qui permettent, dans une perspective prédéfinie et problématisée, de produire des énoncés indubitablement valides, jusqu’à ce qu’on démontre le contraire avec les mêmes conditions de départ. Ces protocoles dépendent de concepts et d’équipements qui permettent d’isoler certains traits du réel pour les rendre intelligibles, opérant nécessairement une réduction du réel. Un microscope permet par exemple d’étudier le comportement de cellules indépendamment de leurs interactions avec les éléments physiques, chimiques, végétaux et animaux habituels : elles sont en effet isolées sur une lame mince dans un lieu dont la température, l’hygrométrie ou l’acidité sont contrôlées et ne ressemblent en rien à l’environnement habituel de leur déploiement – par exemple, le corps humain ou un milieu aquatique. De la même manière, les images du cerveau humain produites par la technique de l’imagerie à résonance magnétique (IRM), conditionnées par un corps sans mouvement en position couchée dans un tube, sont très restrictives par rapport au fonctionnement habituel du corps : elles seraient certainement très différentes si on pouvait produire une IRM du cerveau d’une personne en mouvement, par exemple en train de marcher ou d’avoir un rapport sexuel. Alors même que les pratiques de la marche et de l’activité sexuelle ont des incidences fortes sur l’état de santé, des diagnostics utiles sont établis sur la base tronquée des actuelles IRM. Ainsi, en biologie et en physique, le réel n’est accessible que lorsque des procédures techniques mettent en relief certaines caractéristiques des objets étudiés. Il en est exactement de même pour le social. Sans être l’exact équivalent des instruments que sont par exemple les générateurs de champs électromagnétiques pour la physique et des microscopes pour la biologie, les concepts découpent, ou mieux traversent, pareillement, le réel pour le rendre intelligible. Ils correspondent à la problématique avec laquelle on analyse un objet quelconque, les autres éléments constitutifs de cet objet n’étant pas pris en compte. On sait au départ que c’est une situation fictive, la réalité étant toujours multifactorielle, mais c’est la seule manière de produire un énoncé scientifique stable. Bien qu’immatériels, les concepts ont une portée opératoire très forte en science du social. Et l’on peut aisément transposer au social la métaphore du filet que Wittgenstein a produite pour la mécanique : on aboutit à une description différente du réel selon que le filet disposé sur le réel est un réseau à mailles triangulaires, carrées ou hexagonales (Wittgenstein 2022[1921]). La différence entre la définition du social de Lahire et de Dulac en est en exemple : les deux permettent de produire des énoncés différents et valides, chacun en fonction de ce qui est considéré, au départ, comme constitutif du social, l’articulation groupes/individus pour Lahire et la substance historicisante pour Dulac. Chacun d’eux aboutit à des énoncés opposés sur les différences humains/animaux, qui sont minimes pour Lahire, essentielles pour Dulac car le parti-pris au départ, biologisant ou idéel, n’est pas le même. Il faut simplement choisir son camp, en défendant un usage conceptuel plutôt qu’un autre, et avoir ensuite la rigueur de respecter les choix initiaux. Dans tous les cas, seules des parcelles de réalité peuvent être étudiées scientifiquement, qu’il s’agisse de la matière, de la vie ou du social.

Prenons un autre exemple concernant l’histoire médiévale, qui n’échappe pas plus que les autres disciplines à la nécessité d’une rigueur scientifique : selon le sens que l’on met derrière le mot « territoire », c’est-à-dire suivant la manière dont on construit ce mot en concept, on peut dire à la fois que la seigneurie des époques médiévale et moderne est ET n’est pas un territoire. Si on entend par « territoire » un espace contrôlé-borné de projection d’une institution (sens de Max Weber), alors, oui, la seigneurie est un territoire. Mais si on entend par territoire un espace à métrique topographique, c’est-à-dire continu et opposé au réseau (sens de Jacques Lévy), alors, non, la seigneurie n’est pas un territoire, mais un réseau. Reste à chacun d’argumenter sur l’intérêt d’adopter telle ou telle acception conceptuelle, la première juridique ou la seconde géographique.

Aussi impermanente et insatisfaisante soit-elle, la sélection des informations choisies suivant un point de vue assumé est nécessaire. L’approche interactionniste ou ethnométhodologique a permis de nombreuses avancées, notamment dans le champ de la sociologie des sciences, mais rencontre ses limites sur le plan théorique. Il y a une forme d’épuisement dans cette volonté de reconstituer le réel à la manière de Bruno Latour (2006[1988]), par exemple en relevant minutieusement qui arrive à telle heure au laboratoire, qui prend la parole en premier, combien de temps dure la réunion… Ces éléments de culture matérielle ne sont pas négligeables, loin de là. Mais dérouler intégralement l’écheveau de ces échanges, qui tissent la science en train de se faire, revient à reproduire la complexité du réel, plus qu’à la rendre intelligible. Il faudrait par exemple prendre en compte de nombreux autres éléments : la structuration académique de la production scientifique avec la course aux publications et aux financements, la formation initiale des intervenants, les parcours biographiques propres à chacun des acteurs de la recherche, les équipements techniques en évolution permanente, les affinités personnelles facilitant ou empêchant des rapprochements scientifiques, les évènements accélérateurs de convergences et de nombreuses autres choses encore… jusqu’au battement d’ailes d’un papillon lointain. Espoir illusoire que de produire un récit de l’infinie complexité du réel !

Il est donc clair que les protocoles scientifiques (formant l’assise le plus souvent des spécialités disciplinaires) conditionnent les énoncés et mettent en exergue des objets différents. Ainsi D. Boullier (2023) indique que les recensements, les sondages et les traces numériques éclairent respectivement les structures sociales (et donc les déterminismes des héritages), les préférences individuelles (et donc la liberté de choix, certes très encadrée, mais bien présente dans certaines situations où l’on peut procéder à des arbitrages) et les propagations (qui nous traversent par effet de voisinage et qui produisent imitation et innovations). Cependant, ceci est compatible avec l’affirmation selon laquelle tous ces objets relèvent de la même matière, celle du social. Les actuelles disciplines, dont les servitudes et grandeurs ont été récemment présentées par différents chercheurs (Birnbaum et al. 2024), sont des métiers institutionnalisés par le fonctionnement académique : il nous semble qu’elles gagneraient à être des techniques mettant en œuvre des concepts transversaux au service de la science du social, et non pas une addition de SHS sans unité commune, ce qui revient à confondre théorie et méthode.

Il y a une autre conséquence à l’enchâssement de la science du social dans le social lui-même : poser la question « à quoi ça sert » n’est pas indécente, et paraît même salutaire, dès lors qu’on ne restreint pas le sens de « servir » à « être rentable ». On peut par exemple se demander si un cursus universitaire unifié de science du social ne serait pas aussi opportun que l’actuelle segmentation des cursus disciplinaires. L’avantage d’une théorie réflexive du social est de permettre de poser la question « à quoi servent les sciences sociales ? » autrement que de façon utilitariste.

Cette traverse entend donc croiser des regards différents, mais qui se répondent, sur cette question centrale : qu’est-ce que le social ?

Résumé

L’actualité scientifique récente des sciences dites « humaines et sociales » questionne à nouveaux frais la manière de produire de la science par l’interdisciplinarité. Le social est de plus en plus utilisé, voire revendiqué, au singulier et comme substantif : ne serions-nous pas en train de passer de l’univers kaléidoscopique des SHS à celui, plus unifié et tout aussi procédural et rigoureux que les sciences biophysiques, de la science du social ? Cette traverse croise les approches de différents auteurs, individuels ou collectif, sur cette question centrale : comment construire le social comme objet scientifique ?

Bibliographie

Birnbaum, Pierre, Luc Boltanski, Pierre Bouretz, Johann Chapoutot, Robert Darnton, Pascal Engel, Laurence Fontaine et al. 2024. Servitudes et grandeurs des disciplines. Paris : Éditions Gallimard.

Boullier, Dominique. 2023. Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales. Malakoff : Armand Colin.

Dulac. 2022. Pour une science du social. Paris : CNRS.

Lahire, Bernard. 2023. Les structures fondamentales des sociétés humaines. Paris : La Découverte.

Latour, Bruno et Steve Woolgar. 2006. La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques. Traduction par Michel Biezunski. 2ème tirage. Paris : La Découverte.

Wittgenstein, Ludwig. 2022. Tractatus logico-philosophicus. Traduction et édition de Christiane Chauviré et Sabine Plaud. Édition dirigée par Sandra Laugier. Paris : Flammarion.

Notes

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