Penser en mouvement.

Jacques Lévy et Michel Lussault, 2013. Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Nouvelle édition. Paris. Belin.

Jacques Lévy et Michel Lussault

La nouvelle édition du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés que vous avez entre les mains est pour une bonne part la conséquence du succès de librairie que la première édition a rencontré. Ce résultat a été obtenu sans aucun compromis sur le niveau d’exigence que nous nous étions fixé tant pour le degré d’innovation que pour la rigueur de son expression. Bonne nouvelle, donc : il y a un public pour les travaux de ceux qui placent très haut leur estime du public ; ce constat à lui seul nous rassure et nous conforte dans nos choix. Ajoutons que, au cours des dix années de vie de la première édition, il n’y a pas eu épuisement progressif de la demande, mais un maintien et un renouvellement.

Nous avons pu constater que les avancées intellectuelles les plus risquées qui avaient constitué la signature de la première édition ont été validées par les réactions des lecteurs et intégrées dans le débat scientifique. Ces innovations étaient de deux types : la structure de l’ouvrage, qui offre une série de fils conducteurs ; les concepts, énoncés de manière très homogène, de façon à constituer un corpus stabilisé, qui donnent la substance de la démarche. Pour chacune d’elles et pour les deux ensembles, le formalisme du dictionnaire a pleinement joué son rôle d’expérimentation en vraie grandeur d’une cohérence, celle- ci exigeant en conséquence une cohérence au moins comparable pour être réfutée.

Une responsabilité renforcée par le succès.

Cette attente nous engage et c’est aussi pour cette raison que, au lieu de procéder à un nouveau retirage, nous avons choisi, en plein accord avec l’éditeur, de reprendre l’ensemble de la matière, de la relire de manière critique, de l’augmenter et même, sur certains points, de la repenser. Nous avons pris le parti d’une démarche d’intégration qui atteigne un équilibre satisfaisant entre assimilation et accommodation. Cela impliquait de s’ouvrir sans sectarisme à tous les apports et de s’en « accommoder », ce dont rendait compte le nombre et la diversité des auteurs. Cela signifiait que la démarche ne soit pas seulement accommodatrice, c’est- à- dire, en pratique, « accommodante » vis- à- vis du foisonnement des recherches et des écoles de pensée. Nous avons aussi développé, comme pour la première édition, une logique d’assimilation de cette richesse à un processus d’unification par la cohérence des énoncés. Par le choix des entrées, des auteurs, par la proposition d’un ensemble unifié de définitions des concepts qui peut être lu en lui même comme un texte continu, nous avons relevé le défi que ce livre soit considéré comme le produit d’une école de pensée. Tout simplement car nous sommes convaincus, aujourd’hui plus encore qu’il y a dix ans, que, pour donner sa force propulsive à la pluralité qui caractérise la géographie et, en général, les sciences sociales d’aujourd’hui, rien n’est plus utile que de proposer un fil d’Ariane, une armature, un système de significations commun. Et c’est aussi pour cette raison que la première édition de ce dictionnaire n’est pas restée confinée dans le petit monde de la discipline géographique : il a été lu, analysé, commenté, utilisé dans l’ensemble des recherches en sciences sociales qui prennent l’espace au sérieux. Ce n’est pas la moindre de nos satisfactions.

Pour toutes ces raisons, les lecteurs ont fait du Dictionnaire un « ouvrage de référence » presque systématiquement utilisé dans la recherche et l’enseignement supérieur, en géographie et au- delà. Au point que nous avons perçu le risque que, de « moderne », l’ouvrage se transforme en «classique » et que la référence se transforme en révérence, créant le danger de retirer une part de sa percussion à notre démarche. D’où notre volonté de relancer le mouvement et de montrer que « notre » géographie a évolué et se trouve plus que jamais immergée au cœur des questions vives des sciences sociales.

Qu’est- ce qui a changé ?

Dix ans plus tard, qu’avons- nous voulu changer ? Pas la démarche d’ensemble, bien sûr, qui sort, nous l’avons dit, renforcée de l’épreuve. Nous sommes toujours d’accord, pour l’essentiel, avec ce que nous avions écrit ou proposé d’écrire il y a dix ans – même si aujourd’hui nous ne l’écririons plus exactement de la même manière, car nous avons, nous aussi, évolué. C’est réconfortant car nous aurions pu avoir à reconnaître que nos idées n’étaient que conjoncturelles et qu’elles avaient été balayées par le mouvement de la pensée. C’est exactement la situation contraire que nous percevons : les pistes que nous avions lancées en 2003 sur les acteurs et l’agir spatial, sur la justice spatiale, sur l’espace public, sur la mondialisation, sur la cartographie, sur les dimensions qui échappent à une vision strictement socio- économique du monde ont souvent été explorées depuis lors, par nous et par d’autres. Néanmoins, parce que la manière de faire de la géographie n’est plus tout à fait la même qu’au début des années 2000, il est probable qu’un nombre non négligeable de notices auraient été rédigées différemment par leurs auteurs s’il avait fallu repartir de zéro. Nous assumons donc la composante « palimpseste » de cette nouvelle édition. Nous prévoyons même de faire de la diachronie du Dictionnaire une ressource spécifique en mettant un jour prochain à disposition du public les différentes couches de savoir accumulées.

De fait, les lecteurs attentifs remarqueront aisément les notices que nous avons laissées volontairement inchangées, à quelques amodiations bibliographiques près, parce que nous avons renoncé à les réécrire totalement et qu’il nous a semblé qu’elles jouaient un rôle utile d’ancrage de cette nouvelle édition dans la précédente. Surtout, nous avons rapidement compris que le fait de refondre totalement quelques articles- clefs et d’ajouter de nouvelles entrées « stratégiques », qui expriment les évolutions scientifiques majeures de ces dix ans, suffisait à redonner une nouvelle vigueur à des textes non retouchés, mais ainsi remis en perspective nouvelle. À la tabula rasa, nous avons préféré une recomposition par touches, les nouvelles couleurs rehaussant les teintes anciennes, et redonnant de la vigueur à la composition d’ensemble.

Ce qui a changé, c’est d’abord que nous ayons à déplorer la mort de quatre de nos auteurs : François Ascher, Georges Benko, Isaac Joseph, Claude Liauzu. Par ailleurs, plusieurs « penseurs d’espace », certains appartenant à la liste précédente, décédés depuis 2003, font leur apparition comme sujets d’une notice. Pour tenir compte, plus généralement, des avancées des sciences sociales de l’espace, nous avons ajouté 75 entrées ou notices, confiées pour une part à de nouveaux auteurs et en avons retiré un petit nombre, dont le contenu a été réorganisé et intégré à d’autres articles, avec l’objectif de ne pas alourdir à l’excès cette nouvelle édition. Le Dictionnaire, version 2013, est donc l’oeuvre de 127 auteurs. Nous avons également corrigé des milliers de petites erreurs typographiques, rhétoriques, informationnelles ou logiques. Nous avons enfin mis à jour les références conceptuelles et bibliographiques en tenant compte des dynamiques de la géographie et des sciences sociales.

Sur le fond, nous avons d’abord clarifié notre vocabulaire à la lumière de travaux récents. Ainsi le couple espace/spatialité, uni dans la géographicité, est plus nettement affirmé. Et en même temps, il est affiné, car nous avons, chacun de notre côté, beaucoup écrit depuis 2003 sur ces deux termes. Cette nouvelle édition nous a donné l’envie de pousser plus loin encore leur mise en tension, qui nous paraît au coeur du projet cognitif de la géographie. Du côté de l’espace, l’affirmation du concept d’environnement spatial nous paraît décisive, car il donne une nouvelle dynamique à la saisie de cette dimension de la société. En même temps, ce concept permet de poser l’espace comme un environnement d’une spatialité pensée comme un « faire avec ». Et l’on peut affirmer que cette décennie a été particulièrement fertile pour la théorie de la spatialité, qui s’est imposée comme un des nouveaux champs de la géographie, dont la portée dépasse également la discipline. À tel point que le tournant géographique, que l’on avait pu déceler à la fin des années 1990 et qui s’est confirmé, s’est avéré celui de la prise en compte de plus en plus manifeste des questions de spatialité humaine par la plupart des sciences sociales. De nouveaux développements sur l’urbanité, l’habiter, les compétences de spatialité, la mondialité, les nouveaux enjeux de la cartographie, les mondes numériques, l’espace économique, le corps, la vitesse, la nature et l’art voient le jour. La problématique de la vulnérabilité a pris également une grande importance, et marque notre contribution, sans doute originale et décalée, au débat sur les questions de « durabilité ». La visibilité de la triade acteur/objet/environnement a été renforcée car elle constitue un cadre de pensée utile, notamment en ce que, conçu pour comprendre la dimension spatiale du social, il peut constituer une proposition pour l’ensemble du monde social. La notion d’environnement complète donc et rééquilibre efficacement les avancées sur l’acteur et l’agir, d’une part (que cette version du dictionnaire conforte), et sur les objets, y compris les « non- humains » (c’est-à -d ire sur les actants non acteurs), d’autre part, que les sciences sociales ont produites ces dernières décennies. Cette boîte à outils élémentaire permet de mieux comprendre en quoi une société d’individus, c’est à la fois plus d’individu et plus de société. Ainsi nos partis pris d’il y a dix ans sur le constructivisme réaliste et le systémisme dialogique se sont trouvés confirmés et ont été enrichis. Ils constituent des balises d’autant plus utiles que les sciences sociales de l’espace sont soumises à de fortes turbulences.

L’intelligence ouverte du social et ses ennemis.

L’interrogation sur les conditions d’énonciation, qui en elle- même constitue une des composantes utiles de la réflexivité du chercheur, a été tournée par certains courants en une injonction à l’alignement sur des lignes politiques définies par l’appartenance à des communautés à base biologique (sexe, race). Dans le cas où ces approches sectaires l’ont emporté, les domaines touchés se présentent comme des champs de ruines où tout reste à reconstruire. C’est le cas du « culturel », un domaine où le culturalisme anti- historique s’est engagé jusqu’au bout de l’impasse jusqu’à rencontrer un mur infranchissable. Au moment même où les forces vives de l’anthropologie sortaient avec bonheur de cette aporie, des zones intellectuellement périphériques mais très actives dans le débat public prenaient le relais pour tenter de fonder en raison un prétendu « post- structuralisme » qui n’est en fait qu’un néo- structuralisme. Aux quatre grands corpus structuralistes des XIXe et XXe siècles, le marxisme, la psychanalyse freudienne, l’anthropologie structurale et la linguistique structurale, dont le bilan est contrasté, s’ajoute un néo- structuralisme syncrétique et infra- théorique, fortement instrumentalisé par un néo- conservatisme caritatif. Celui- ci consiste, sous prétexte de faire payer une dette inextin guible contractée depuis le Paléolithique par une liste interminable de « dominants », à imposer un paradigme intrinsèquement inégalitaire, dans lequel les « dominés », faute d’être soumis aux mêmes devoirs que les autres, sont condamnés à ne jamais obtenir les mêmes droits et à n’avoir pour perspective que la « résistance ». Les idéologies de la critique sociale perdent ainsi tout contact avec l’optimisme raisonné des Lumières et cherchent à entraîner les sciences sociales dans la sombre courbure d’une métaphysique du désespoir. Il va de soi que notre position est tout autre, ce qui ne nous incite pas à réfuter la nécessité de penser les rapports de pouvoir, mais jamais en les lisant au prisme d’une telle dogmatique.

Un autre danger de la décennie passée aura été la poussée du néo- naturalisme, un compagnon au fond assez utile pour le structuralisme, puisque tous deux récusent l’idée que la société puisse être  mue par elle- même et ses composantes. Ce naturalisme modernisé se décline en deux versants. D’abord, un réductionnisme venu de la physique et plus encore de la biologie, en particulier des neurosciences, cherche à démontrer que les sciences sociales sont inutiles puisque tout du « comportement » humain peut être décrypté sans elles. Ensuite, la composante anti- humaniste de la conscience écologique qui voudrait que les humains présentent leurs excuses au monde bio- physique, seul porteur de valeurs morales « intrinsèques » et les mettant, lui, vraiment en pratique, pour avoir, par son existence même, fait tant de mal à la nature.

Ce courant est porteur d’une « théorie sociale » et d’une philosophie politique plus ou moins implicites : point de projet pour la société et ses composantes, seulement les « besoins » ; point de délibération entre citoyens, seulement l’état d’exception imposé par l’urgence ; point de vulnérabilité à alléger, seulement la catastrophe à exorciser par l’expiation. Là encore, notons que notre approche de ces questions est radicalement différente. Et ce d’autant plus que dès la première édition, ce dictionnaire ouvrait de nombreuses perspectives innovantes pour la géographie en matière de prise  en compte des non- humains, de leurs rôles dans la construction des réalités spatiales, de même qu’il approchait la nature en rompant avec les habitudes de la discipline. Nous avons poursuivi dans cette veine, sans vouloir jamais franchir le pas d’un néo- naturalisme profondément dévastateur, au plan scientifique, et trouble, au plan politique.

Enfin, ce qu’on a souvent appelé postmodernisme pourrait plutôt être caractérisé comme archéo- modernisme : moderniste, il se veut, typiquement, en rupture totale avec le passé, mais, au nom d’un relativisme déshistoricisé, il vise à dévaloriser quelques acquis majeurs des Lumières : la conscience de l’historicité, la nécessité de la théorie, l’autonomie du travail scientifique, la réflexivité, réduite à une déconstruction consistant non pas à augmenter la prise de recul des chercheurs sur leurs recherches, mais à banaliser leurs complaisances vis- à- vis des ambiances et des conjonctures. Ces positions n’étant pas tenables très longtemps, le postmodernisme apparaît intellectuellement forclos, ayant fonctionné davantage comme une mode que comme un moment de la pensée, mais il a eu le temps de faire quelques dégâts. D’abord en contribuant à dévaloriser les sciences sociales comme projet de connaissance : elles auraient pu se passer de ce ridicule. Ensuite, en incitant les chercheurs à baisser la garde en matière de cohérence et de pertinence.

Dans une partie des sciences sociales, surtout dans le monde anglophone, la combinaison d’un néo- structuralisme conspiratoire et d’un néo- naturalisme culpabilisant, emballés dans la désinvolture « post- moderne », a parfois abouti à déchirer le contrat éthique que tout chercheur signe implicitement avec la société : s’engager à construire des vérités utiles comme telles, sans cacher la tension et même la part d’utopie que recèle ce projet, mais sans jamais, pourtant, y renoncer. L’alignement des thématiques de recherche sur les appartenances communautaires se révèle à cet égard détonant, c’est- à- dire à la fois dangereux sur le principe et peu productif en pratique. On peut comprendre que les chercheurs états- uniens soient tentés de tourner le dos au monde extérieur, pour partie peuplé de libertariens à la gâchette facile et de créationnistes obsessionnels. Cependant, développer la pleine puissance du doute et de l’esprit critique, mais ne pas se fâcher avec le monde, car il n’y en a qu’un et c’est le nôtre, telle doit rester notre calme devise. Tenons- nous du côté de ceux qui, comme Paul Valéry ou Albert Camus dans les temps comparables de l’entre- deux- guerres ou de la Guerre froide, n’ont jamais accepté la démission de la pensée.

Ce qui s’écrit, c’est une nouvelle phase de la tortueuse entrée du monde social dans la sphère de la connaissance légitime. Après la philosophie du Sujet et les structuralismes, qui proposaient des entrées de biais, sinon à reculons, la période actuelle n’est, à y regarder de plus près, pas si négative car au- delà de ces vicissitudes, en définitive assez superficielles, le projet d’expliquer, en le comprenant, le social par le social ne s’est jamais aussi bien porté. Quantitativement, il y a de plus en plus de chercheurs, d’enseignants, d’étudiants, de citoyens cultivés ou désireux de l’être qui travaillent les sociétés pour en élucider les mystères et construire à leur propos des énoncés intelligibles et fertiles. Qualitativement, malgré les obstacles institutionnels, les débats théoriques prospèrent et font progresser les énoncés, certes souvent en marge des disciplines. De nouvelles idées émergent, en assumant la tension théorie/empirie, ce qui oblige à mobiliser toute notre intelligence face à des sociétés en mouvement rapide. Ces idées circulent, par des canaux multipliés, et sont débattues à la fois dans le monde universitaire et en dehors. Constatons par exemple combien les sciences de l’urbain se sont transformées, en se désenclavant et en échangeant leurs idées avec les urbanistes. La prise en considération des concepts englobants d’urbain et d’urbanité, par exemple, ou celle, étonnament récente, du concept d’espace public, offre l’exemple parfait d’une fécondation croisée par la géographie, la sociologie, l’urbanisme et la philosophie sociale et politique.

Observons à quel point les questions d’espaces et de spatialités sont de plus en plus prises au sérieux par les mondes de l’action. Regardons comment les grands concepts qui explorent la géographicité : métriques, échelles, lieux, territoires, réseaux, Monde… font mouche dans la société au moment même où ils sont travaillés et retravaillés par les chercheurs. Enfin, les big data offerts par la télécommunication numérique lancent de nouveaux défis à l’intelligence du social que les sciences sociales, et en particulier les sciences sociales de l’espace se doivent de relever : là se trouve, à toutes les échelles, un gigantesque réservoir d’empirie qui attend sa théorie pour rendre possible un niveau de réflexivité du social sur lui- même totalement inédit. Cette nouvelle édition du Dictionnaire aborde de front les problématiques télécommunicationnelles, en les reliant au corpus déjà constitué autour des questions mobilitaires, et tente de formaliser un certain nombre de postulats théoriques, comme le montrent des notices consacrées à la vitesse, à l’hyperspatialité ou encore les développements consacrés aux « sociétés à compétences spatiales », notion développée il y a peu dans le monde anglophone. Pour nous, donc, le combat contre le positivisme ne saurait s’accompagner d’une faiblesse en matière de pertinence et de cohérence. La science post- positiviste ne devient pas plus « littéraire » ou plus soumise aux idéologies ambiantes. Rompant avec le mythe d’une transparence de la théorie à l’empirie, les acteurs de la recherche s’emploient au contraire à développer des constructions d’autant plus rigoureuses qu’ils sont conscients du fait qu’ils sont les seuls constructeurs. À ce sujet, de même que le repérage des actants non acteurs (objets matériels et immatériels, non- humains issus du monde bio- physique et socialisés en tant que réalités naturelles) ne devrait pas avoir pour effet de minorer les acteurs, mais au contraire de montrer leur spécificité, fondatrice de la spécificité plus générale des mondes sociaux contemporains, de même, la description rigoureuse de la vie de la recherche comme une activité sociale parmi d’autres aboutit, non pas à la banaliser en la réduisant à sa composante institutionnelle, mais à identifier, par la comparaison, sa singularité.

Seul l’enjeu de son autonomie comme univers de l’argumentation libre rend la recherche socialement utile. Prendre conscience que le travail scientifique ne se déroule pas dans une tour d’ivoire et met en scène à sa manière les enjeux des sociétés dans lesquelles il est immergé : c’est essentiel. Construire un espace de liberté et de responsabilité, dont les acteurs dialoguent sans arrogance avec les autres acteurs du social, promeuvent les logiques et les enjeux propres de leur travail, assument le fait d’être comptables de leurs actes devant la société et luttent de toutes leurs forces pour que les mécaniques institutionnelles, si nécessaires soient- elles, n’aboutissent pas à une standardisation et à une stérilisation des forces d’innovation : c’est fondamental.

De nous à vous.

C’est en partie pour cette raison que nous considérons l’espace francophone non comme un réduit ethnique, mais comme une ressource cognitive. En effet, l’Europe continentale, notamment germanophone, italophone et francophone, a mieux résisté à cette triple tentation néo- structuraliste, néo- naturaliste et postmoderniste de renoncer au projet de connaissance des mondes sociaux en tant que mondes sociaux. Malgré leurs limites, les sciences sociales de l’espace, telles qu’elles se déploient dans la sphère francophone, présentent l’avantage de faire dialoguer entre elles toutes les orientations théoriques, avec des exigences argumentatives qui vont au- delà de la politesse ou de la tolérance. En outre, les tendances à l’uniformisation par le bas de la communication scientifique, renforcées par la combinaison de visées idéologiques hégémoniques et de modes d’évaluation appauvrissants, s’y sont jusqu’ici moins nettement imposées qu’ailleurs. Cet espace francophone, tel que nous le concevons, prend presque le statut de « mouvement de pensée », même si sa diversité interne ne fait pas de doute, ce que cet ouvrage exprime. Dialoguant avec tous, y compris en anglais bien sûr, ouvert au Monde, ce dont la liste des auteurs de ce livre témoigne également, il ne prétend nullement défendre le vieux mandarinat à la française, mais contribuer à l’émergence d’une scène de débat scientifique qui soit vraiment universelle et vraiment plurielle. Il apparaît comme un point d’appui pour poursuivre en la renouvelant la démarche des sciences sociales de l’espace que ce dictionnaire met en oeuvre.

Manière de redire que c’est vous et vous seuls, chers lecteurs, qui nous donnez force et légitimité. Puisse ce Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés vous apporter quelque concours dans votre quête d’intelligence du monde.

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1. Ensemble des réalités * extérieures à un système *, notamment un système social, conditionnant son existence et interagissant avec lui. Spécialement, les réalités biophysiques comme environnement des sociétés *.Le terme environnement a un sens évolutif qui s’est construit [...]

Compétences de spatialité.

Michel Lussault | 15.07.2014

Capacités spécifiques des individus* nécessaires pour accomplir et assumer leurs actes spatiaux*. La spatialité, c’est- à- dire, fondamentalement, l’activité permanente qui résulte de l’existence de la séparation et des distances, est essentielle. L’homme (au sens générique de l’espèce, quel que [...]

Cartogramme.

Jacques Lévy | 15.07.2014

Un cartogramme est une carte* dont le fond de carte n’a pas été construit en utilisant les variables de distance*, d’angles ou de surface mesurées sur l’espace* à représenter. [...]

Résumé

La nouvelle édition du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés que vous avez entre les mains est pour une bonne part la conséquence du succès de librairie que la première édition a rencontré. Ce résultat a été obtenu sans aucun compromis sur le niveau d’exigence que nous nous étions fixé tant pour […]

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Jacques Lévy et Michel Lussault, « Penser en mouvement. », EspacesTemps.net [En ligne], Traverses, 2014 | Mis en ligne le 15 juillet 2014, consulté le 15.07.2014. URL : https://www.espacestemps.net/articles/penser-en-mouvement/ ;