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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Là-haut, sur la montagne…

Ces morts qui nous habitent.

Freda Josephine MacDonald, 1907, Saint-Louis (Mississipi, États-Unis d’Amérique).

Vous souvenez-vous de Justin-Bonaventure Morard de Galles ? Né en 1761, il décède en 1809. Assurément, il est un important général de la Révolution française. Le nom de Jean-Pierre-Firmin Malher vous est-il familier ? Général français sans doute assez glorieux, né en 1761, il meurt au combat à Valladolid en 1808. En fait, ces noms ne vous disent sans doute pas grand-chose. À nous non plus, avouons-le. Et pourtant, ils reposent bel et bien parmi les Grands Hommes auxquels la France accorde officiellement toute sa nationale reconnaissance. Mieux encore, ils représentent les figures les plus courantes des désormais 81 habitants de ces lieux. Parce qu’ils sont des hommes, comme 75 d’entre eux. Parce qu’ils sont nés entre 1730 et 1769, comme un peu plus de 50 % d’entre eux. Parce qu’ils sont morts entre 1800 et 1819, disons même entre 1800 et 1815, comme près de 55 % d’entre eux. Parce qu’ils sont nés en France, comme plus de 85 % d’entre eux, et ce en considérant que, avant 1860, la Savoie ne fait pas partie du pays. Parce qu’ils sont militaires, enfin, comme 22 de leurs cohabitants, tout juste un peu plus nombreux que lesdits hommes politiques qui sont au nombre de 21.

Freda Josephine McDonald est sans doute beaucoup plus connue que les précédents. Plus connue, peut-être même, que la plupart des occupants de la nécropole nationale qu’est le Panthéon, et ce, même si quelques-uns, plutôt rares du reste, ont une notoriété qui dépasse de beaucoup les pentes de la « montagne » Sainte-Geneviève : Voltaire ou Rousseau sont probablement de ceux-là. Le cas de Josephine devenue Joséphine est donc d’emblée, et un peu paradoxalement aussi, singulier. Et pas seulement pour toutes les raisons qui, à cette occasion, auront probablement été battues et rebattues. Née aux États-Unis en 1906, elle rejoint non seulement le groupe très fermé des femmes panthéonisées, mais encore celui des étrangères de naissance, dont Marie Curie était jusque-là l’unique représentante. Au total, seuls dix enterrés étaient nés à l’étranger, que ce soit en Italie, en Suisse ou aux Pays-Bas. Détail. Autrement encore, retrouvant le groupe des cinq résistants déjà là, elle en est la troisième femme et assure ainsi la parité des représentants et des représentantes. Femme noire, elle rejoint Félix Éboué et Aimé Césaire, encore que le corps physique de ce dernier demeure en Martinique. Au fond, et de multiples manières, l’entrée au Panthéon (30 novembre 2021) de Joséphine Baker, accentuant son prénom en devenant française en 1937, bouleverse quelque peu les lignes et autres habitudes acquises. Dans quelle catégorie la classer, elle qui en traverse quelques-unes déjà établies ?

Ainsi pose-t-elle encore la question de la « mémoire officielle », tout autant que celle de l’officialisation de la mémoire dans ce que Mona Ozouf a pu qualifier d’école normale des morts (Ozouf, 1984). Autrement dit, celle de la mémoire et de son contenu, tout autant que celle de la mémorisation et de son processus, de ses acteurs, voire de ses détracteurs.

Toute entrée au Panthéon est une décision qui se prend au plus haut niveau de l’État. Dans ce cas, les conclusions de l’Élysée étaient claires. Joséphine Baker serait donc « l’incarnation de l’esprit français ». Il n’en fallait pas plus, mais pas moins non plus, pour lui ouvrir les portes du plus prestigieux des cimetières de France, d’abord peut-être par sa localisation, au cœur et en haut de Paris. Être au Panthéon, Temple du souvenir et de l’exemplarité, apothéose des gloires posthumes, c’est habiter pour l’éternité ce haut-lieu symbolique où quelques vies finies fixent les mémoires glorieuses de l’État. Encore que la part de ce dernier ne s’arrête pas là.

À l’exception des cas où l’enterrement a directement lieu au Panthéon, il faut déplacer les corps. Le geste ne va pas de soi, matériellement aussi bien que juridiquement. Et encore, tous les corps présents ne le sont pas dans leur intégrité. Dans quelques cas, le corps aura été, volontairement ou non, fragmenté. C’est ainsi que de l’ami Morard, seul le cœur est physiquement présent. Quant à Joséphine, son corps demeurera dans le cimetière de Monte-Carlo, là où il est actuellement. De ce point de vue, elle n’aura fait qu’une entrée symbolique – mais n’en fait-on jamais une autre ? –, tout comme Aimé Césaire l’avait déjà faite avant elle. Mais d’autres n’auront pas eu cette chance, René Descartes par exemple, toujours fixé à l’église de Saint-Germain-des-Prés où il repose depuis 1819 alors même que son crâne se trouve, quant à lui, au Musée de l’Homme. Il y a pire nous direz-vous. Mais retenons plutôt ceci : peut-être les morts ont-ils un avantage sur les vivants : non seulement ils peuvent être dans plusieurs lieux à la fois (Esquerre et Truc, 2011), mais encore, ils peuvent habiter sans être présents. Tel est le miracle, un peu tardif reconnaissons-le, pour celles et ceux qu’il illumine, que seul un État peut effectivement réaliser, et ce n’est pas rien. En en déplaçant les corps, faire entrer les morts dans l’éternité nationale. Même pour les morts, la localisation fait sens.

Mais cela fait-il tout ? Car, si sont réunis au Panthéon, les habitants modèles d’un État qui ne cesse d’en définir les contours, la seule « présence » dans ce Temple suffit-elle à figer les souvenirs ?

Cette fois encore, le cas de Joséphine est singulier. Car son accès au Panthéon ne tient pas à la seule volonté de l’État. Il résulte aussi d’une sorte d’élan « populaire », même si les 37 287 signataires de la pétition « Osez Joséphine » – lancée par Laurent Kupfermann et relayée par Régis Debray et d’autres personnalités, qui de la politique, qui du journalisme, qui des arts et de la chanson, ne font pas un peuple, elles donnent un élan dont le président de la République, décideur final, se fera l’écho et le relais, même s’il n’en est pas tout à fait l’initiateur. En l’occurrence donc, l’impulsion vient de la société civile, en tout cas de celles et de ceux pour qui Joséphine compte. Compte plus que Descartes pour ceux qui y pensent encore. Et, en outre et dans tous les cas, ils et elles sont plus nombreux que les idolâtres de Morard ou de Malher (Jean-Pierre-Firmin). De fait, si la plupart des habitants du Panthéon ont été désignés par l’État pour être inscrits comme parangons – médiévaux, nous dirions exempla –, de la mémoire nationale, le cas Baker procède d’une logique autre, celle de l’élection par la société plus ou moins globale.

Du coup, ce qui se joue encore relève d’un profond changement de régime mémoriel, une transformation des manières de mémoriser telle qu’on peut aussi la constater avec le passage, au cours des années 1960, du monument au patrimoine (Lazzarotti, 2019). Ou, plus exactement, d’une mémoire monumentale à une mémoire patrimoniale. Si les monuments sont bien des édifices désignés par les élites savantes, le patrimoine qui prend le relais à partir des années 1960 est aussi, voire davantage, reconnu et élu par la société civile, le cas échéant sous forme de visiteurs, pourquoi pas des touristes.

Ce chemin d’une mémoire désignée, expression d’idéologies officielles et de militants de grandes causes étatiques – Napoléon Ier a abondamment cultivé le genre –, à une mémoire élective, dont Joséphine Baker serait l’une des premières représentantes, ne constitue pas qu’un changement de processus.

C’est aussi le contenu qui change, autrement dit ici, le modèle d’habitant mis en lumière. L’énumération de ces différences qui marquent le corps et l’esprit de Joséphine est longue et pertinente. Mais il n’y a pas que cela. Celle qui, symboliquement, entre au Panthéon est une habitante bien singulière, ne serait-ce que par rapport à ces nouveaux co-habitants : femme noire, chanteuse brillante, résistante implacable, combattante contre le racisme, etc. Pour autant, et au-delà même de tout cela, elle est de celles qui a inventé la vie à laquelle sa sociologie, voire sa biologie natales ne la destinaient pas. L’une de celles qui balaya transversalement un siècle et un Monde qui n’étaient pas trop prévus pour être les siens, mais qu’elle participa, malgré tout, à façonner, à sa place et pour sa part. Un être singulier, attaché moins à des cadres ou des catégories préétablies, peut-être moins encore à des structures qu’à une éthique. Représentante assez réussie des habitantes mobiles, elle a choisi d’habiter le Monde. Elle refuse ainsi l’assignation et l’injonction de choisir entre être d’ici et être de là elle peut chanter, comme elle le fait depuis 1930 : « J’ai deux amours » : n’est-ce pas cela que de se reconnaître et s’affirmer dans et de plusieurs lieux ?

À regarder la photographie d’une enfant dans les yeux, qui l’eût cru ? Être de choix et de libertés, de volontés aussi, arrachée au modèle sacrificiel de quelques-uns de ces compagnons d’éternité, l’entrée au Panthéon de Freda Josephine McDonald, inventée comme Joséphine Baker ne changera probablement pas grand-chose à une notoriété déjà entretenue par le Musée qui lui est consacré. Encore que les plus de 700 000 visiteurs qui ont parcouru le Panthéon en 2017 (Mémento du tourisme, 2018) auront peut-être, la croisant, quelque chose à en penser. Mais elle peut tout changer pour quelques autres. Par exemple, en scellant non seulement un changement de modèle d’habitant panthéonisé et même, avec un peu de retard sur d’autres mémoires, un changement d’un régime de mémorisation, mais aussi en éclairant, en officialisant, en étatisant, un changement de société, ouvrant la définition d’une nationalité non pas de manière innée et, pour ainsi dire, un peu figée, mais en la reconnaissant pleinement comme une des manières françaises d’habiter et, ce faisant, d’inventer le Monde.

Résumé

La présence de Freda Josephine McDonald au Panthéon, nécropole nationale française, n’interroge pas seulement les souvenirs attachés à chaque personne enterrée ici. Elle questionne la part de l’État et celle de la société globale dans les processus de mémorisation. En outre, habitante atypique et singulière du lieu, Joséphine Baker signale d’importants changements dans le choix des figures ici honorées.

Bibliographie

Esquerre, Arnaud, et Gérôme Truc. 2011. « Les morts, leurs lieux et leurs liens », Raisons politiques. https://doi.org/10.3917/rai.041.0005

Lazzarotti, Olivier. 2019. « Cinq leçons géographiques sur les mémoires », In Situ. Au regard des sciences sociales. https://doi.org/10.4000/insituarss.425

Ozouf, Mona. 1984. « Le Panthéon, l’École normale des morts ». Dans Les lieux de mémoire, t. 1 : La République. Sous la direction de Pierre Nora, 139-196. Paris : Gallimard.

Notes

Auteurs

Partenariat

Cet article est proposé par le rhizome Chôros.

Sérendipité.

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