En guise d’aveu.

by Responsable éditoriale | 16.05.2011 00:00

Mesdames et Messieurs, chers amis,

C’est pour moi un grand honneur, pour ne pas dire un grand plaisir, de recevoir ce soir à Lausanne le prix Charles Veillon que le jury m’a attribué dans un geste de générosité fort bienvenu.

En des occasions comme celle-ci, il est d’usage que l’auteur ainsi honoré et heureux se livre à quelques indiscrétions ou bien, pour dire les choses en termes un peu plus pompeux, qu’il s’adonne devant l’assemblée venue participer à cette célébration à une confession créative dans laquelle il rende compte des moteurs de sa création — pour autant que lui-même les voit distinctement. Pareil discours sur soi-même ne s’inscrit pas seulement dans le cadre des coutumes civilisées, il présente aussi l’avantage de la plausibilité psychologique, car un prix est un miroir qui rend beau, ne serait-ce que pour la durée de l’éloge du jury, en sorte que ne pas s’y regarder serait un témoignage d’ingratitude envers l’occasion qui s’offre à nous. Je vais donc pouvoir, Mesdames et Messieurs, vous confronter au cours des minutes qui viennent aux résultats du courage dont j’ai fait preuve pour faire face à la beauté, inspiré par la faveur du moment. Écoutez, puisqu’il le faut, les fragments d’une confession — je peux tout de même supposer que vous le savez : lorsque les écrivains passent aux aveux, il n’en sort jamais que des poétologies.

Une anecdote concernant Thomas Mann et remontant à l’automne 1939, anecdote relevée par l’écrivaine suédoise Tora Nordström-Bonnier, nous fournit un exemple de l’inévitable convergence des discours confessionnels et poétologiques. Lors d’une réception donnée par une maison d’édition à proximité de Stockholm, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les invités discutent de la situation oppressante dans laquelle se trouve le monde. Le cabinet anglais s’est réuni : à Danzig, dit-on, on tire sur les douaniers. Thomas Mann se tourne vers son hôtesse pour lui demander s’il lui est plus facile de raconter ou de laisser parler les personnages — lui-même, en effet, a toujours les plus grandes difficultés à développer son récit sur le mode narratif. La dame rougit et reconnaît à voix basse qu’elle aussi a terriblement de mal à trouver des actions, mais, ajoute-t-elle d’une voix encore plus discrète, « mon mari m’aide ». Pour récompenser cet aveu, Thomas Mann se livre à une autre révélation, d’une générosité somptueuse : « Et moi, je vole dans la Bible ». Sur quoi la dame renchérit : « Et chez Goethe ».

Mesdames et Messieurs, nous comprenons immédiatement que cette conversation est d’un haut degré de modernité et de professionnalisme : elle permet de discerner que les protagonistes ne se font plus d’illusions sur la nature des processus créatifs. Nous voyons ici des connaisseurs entre soi qui, franchissant le fossé qui sépare les sexes, se sont mis d’accord sur le fait qu’il est temps de remplacer les conversations sur l’inspiration par des conversations sur les larcins. Le critère du professionnalisme de ce type de discussions tient au fait que les participants livrent volontairement le nom des victimes de ces vols, du moins lorsqu’ils en parlent avec des collègues, disons justement : au niveau poétologique — raison pour laquelle il serait superflu de les inviter à révéler les noms des donateurs anonymes d’idées. Les écrivains ne parlent que trop volontiers de ceux qu’ils préfèrent le plus voler, ils chantent leurs louanges, ils rêvent d’accéder eux-mêmes un jour au rang de ceux chez qui l’on peut commettre des larcins, et comme pour combler la mesure de l’immoralité spécifique à ce métier, ceux qui, parmi eux, ont le goût du prestige se plaisent à s’imaginer qu’ils ont vocation à former ou à enrichir une nouvelle génération de voleurs d’idées — les pessimistes, parmi eux, ajoutent cependant que les jeunes escamoteurs ne savent plus piquer comme autrefois.

Dans ces conditions, Mesdames et Messieurs, les aveux des écrivains sont toujours aussi des propos sur leur position dans les processus au cours desquels idées et procédures sémantiques changent de propriétaires. On n’a donc pas réglé la question en disant, comme Hemingway, que deux éléments sont nécessaires pour faire un auteur : du talent et une enfance malheureuse ; il faut ajouter qu’il est nécessaire de détenir le talent de s’approprier sans scrupules des jeux de langage intéressants, et qu’il faut apporter avec soi ce type de malheur que des techniques syntaxiques de bonheur peuvent transformer en bonheur momentané — techniques de bonheur que l’on connaît mieux sous le titre de littérature.

Vous voudrez peut-être déjà me demander, Mesdames et Messieurs, comment il se fait que je n’aie jusqu’ici mentionné ni sur le fond, ni par son nom, la philosophie avec laquelle la rumeur me prête une relation, bonne ou mauvaise, et dont je porte même le titre dans les intitulés de mes chaires — et pourquoi je semble être sur le point de faire ici des aveux d’écrivain et non des aveux de philosophe. Pour répondre à cette question comme il se doit, nous devrons faire dans la théorie des médias et des nations une petite digression que je veux immédiatement cerner par une vague esquisse ; mais il faut d’abord noter, tout de même, que selon ma conviction seuls les écrivains peuvent faire des aveux, parce qu’ils ont des secrets — je décrirai plus loin la forme générale de ce type de secrets — tandis que les philosophes ne peuvent que se tromper, mais pas avoir des secrets. Je me doute bien entendu que les connaisseurs pressentiront déjà dans ces allusions le but de ma réflexion : un propos sur la forme hybride de cette activité d’écrivain que l’on dit philosophique et que je professe depuis mes débuts publics — une forme, donc, à la fois pourvue et dépourvue de secret.

Permettez-moi d’abord de prononcer quelques phrases sur le rôle des médias dans les sociétés modernes, parce qu’un écrivain est un phénomène relevant du secteur des médias et devrait sans doute être compris sous cet angle. Le rôle des médias dans la société moderne — Mesdames et Messieurs, c’est une formulation qui présente l’avantage d’être tellement trompeuse et triviale qu’elle semble exiger par elle-même que l’on améliore l’expression ou que l’on mette la réflexion au point. Car le rôle des médias dans la société moderne, c’est précisément ce qui n’existe pas et ne pourra jamais exister. Pourquoi ? Parce que pour qu’ils puissent jouer un rôle dans lesdites sociétés modernes, celles-ci, en tant que sociétés, devraient exister avant leurs médias — de la même manière qu’un théâtre doit exister pour que les comédiens puissent s’y glisser dans leurs rôles et réciter des textes. En revanche, il est caractéristique de la réalité de la société moderne — et même de la société en général — que sa réalité ne puisse être là ne fût-ce qu’une seconde avant les médias dont les effets provoquent sa formation. Il n’existe donc pas de médias moderne ni de rôle qu’ils jouent dans la société, il n’existe que des états de médialité que nous appelons société. C’est la société qui est dans les médias et non, à l’inverse, les médias dans la société. C’est une idée que l’on pourrait, dans sa version la plus stimulante, voler à Marshall McLuhan, ce pour quoi la grande majorité des intellectuels allemands à partir des années 1960 se sont cependant crus trop malins — avec pour conséquence que dans mon pays, on ne sait pas encore vraiment à ce jour pourquoi le médium est le message. C’est une idée que l’on aurait aussi pu trouver, dans une variante plus sombre, chez René Girard qui, dans sa théorie du bouc émissaire, a reconstitué la naissance du consensus à partir de l’indignation commune inspirée par un prétendu fauteur de troubles. C’est surtout une idée qui, dans une période récente, a été appréhendée avec une telle précision par Niklas Luhmann qu’il est plutôt recommandé, désormais, d’aller la voler chez le sociologue de Bielefeld plutôt que chez le médiologue canadien ou l’anthropologue français de la culture — d’autant plus que Luhmann, avec son inimitable discrétion, a remplacé le terme « voler » par le concept de « rattachement ». À la surface, nous n’avons par conséquent plus affaire à des questions concernant la capacité à être volé, mais à des questions concernant la capacité à se rattacher, et tant que les protagonistes savent de quoi il s’agit au fond, cette expression relevant à la fois de la théorie scientifique et de la diplomatie a une haute valeur civilisatrice. Les voleurs occasionnels peuvent aussi se rattacher aux richesses de Luhmann, raison pour laquelle il n’est pas exclu que les journalistes culturels allemands parviennent un jour à comprendre que les sociétés ne sont pas faites de gens, mais de communications.

Mais que signifie être fait de communications ? Je me suis penché sur cette question dans plusieurs publications au cours de ces dernières années, enrichi par le butin que j’avais rapporté de la lecture de quelques grands sociologues du siècle passé. La somme des allusions que j’ai publiées ne forme pas encore une théorie compacte, mais tout de même quelque chose comme des études liminaires à une théorie asémantique de la société, qui sera construite autour des concepts de stress, d’auto-excitation, de résonnance interne et de performance pure. Il me semble utile d’en citer très brièvement quelques fragments, pas seulement pour faire pressentir la portée d’une sociologie du stress et du mimétisme, mais aussi parce que seul l’arrière-plan fourni par cette théorie permet de comprendre comment je conçois la fonction d’un écrivain en général, et d’un écrivain philosophique en particulier.

Je me permets un larcin dans l’un de mes propres entrepôts d’idées et de formulation que j’ai ouvert en 1995 sous le titre Dans le même bateau. Essai sur l’hyperpolitique — un dépôt qui n’a pas été pillé jusqu’ici et où l’on distingue déjà, avec le recul, les contours de mon projet des Sphères. J’y ai présenté, sous le mot clef de « paléopolitique », quelques propos sur la constitution communicative de sociétés primitives à l’échelle de la centaine de personnes :

Cet ilôt humain en train de prospérer, y lit-on, est rempli de bruits et de sons que l’on pourrait définir, pour reprendre l’expression du compositeur canadien Murray Schafer, comme le soundscape caractéristique d’un groupe — paysage sonore ou sonosphère qui attire ses membres à l’intérieur d’une sorte de bulle psycho-ascoustique. D’une certaine façon, on est en droit de dire que le mode d’existence des groupes préhistoriques est un mode global — non parce que les individus auraient su que la terre était un globe physique à la surface duquel ils auraient pu vivre partout, mais bien parce qu’ils existaient à l’intérieur d’un globe physique et sonore, et pouvaient y survivre partout, à la seule condition que cette sphère acoustique se maintienne intacte. Les hordes primitives […] socialisent leurs membres dans un continuum psychosphérique et sonosphérique […]. La plus ancienne société est une merveilleuse petite bulle babillarde — chapiteau de cirque invisible tendu au-dessus de la troupe et se déplaçant avec elle. Chaque individu est relié de façon plus ou moins continue à la caisse de résonance du groupe par des cordons ombilicaux psycho-acoustiques […]. Faire groupe, ce n’est effectivement rien d’autre ou presque, du moins au début, que se regrouper sur des sons — et c’est précisément là, jusqu’à l’intervention des cultures écrites et des empires, que réside le lien social primordial. […] C’est la singularité des paroles, des balbutiements, des chants, des tambourinages et des laquements de main qui donne au petit groupe son continuum acoustique, l’assurant par là-même que cette horde est bien cette horde-là (P. Sloterdijk, Dans le même bateau, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Rivages poches, 2003, pp. 22-25).

Sous l’angle de la rhétorique, on peut penser ce que l’on veut de ce passage. Son utilité éventuelle est avérée à l’instant où on la présente comme une incitation à demander comment de grandes sociétés modernes dont les membres se comptent par dizaines de millions de personnes, remplissent la fonction que l’on a définie ici comme la cohésion psychoacostique du petit groupe. Mesdames et Messieurs, vous comprenez certainement ce que j’ai en tête en posant cette question : j’aimerais justifier un deuxième larcin dans un autre grenier qui m’est personnel, une deuxième autocitation, cette fois extraite d’un discours politique que j’ai tenu à l’occasion d’un 9 novembre allemand au Renaissance-Theater de Berlin. Nous sommes en 1998 et le titre a une tonalité suspecte : « Le motif fort d’être ensemble ». On devine que cela va déboucher sur un théorème politologique hybride, ou plus précisément sur un propos concernant ce que les sociologues appellent le lien social et que les philosophes désignent même sous le nom de synthèse sociale. J’y résume quelques-unes des intuitions et des principes de Mc Luhan et de Luhmann, pour former la thèse selon laquelle la société n’est que la somme de ses conversations avec soi-même ou, pour le formuler dans les termes de la théorie du système, la somme de ses auto-irritations et de leur traitement. Cela se fonde sur un argument d’une forte suggestivité : du point de vue structurel et numérique, les sociétés modernes sont des entités tellement complexes et centrifuges que de monstrueuses forces d’auto-stress doivent être à l’œuvre afin d’enserrer ces populations dans un minimum de cohérence symbolique. Dans la politologie traditionnelle, on l’a compris à tort comme la prestation de l’État. Si nous nous estimons fondés à réviser tous nos concepts sur le sens de la société, de l’État, de la culture et de la communication, c’est parce que nous commençons peu à peu à comprendre dans quelle mesure la vie sociale est conditionnée par le médial. Les grandes sociétés nationales, ces agglomérations de cinquante ou cent millions de personnes, voire plus, sont comparables à un corps composite en vibration, un Léviathan médial contraint d’absorber des thèmes en permanence et de les brûler pour se maintenir à la température légèrement relevée nécessaire à sa vitalisation. C’est du reste le sens fonctionnel de la culture de masse, et c’est la raison pour laquelle, en démocratie de masse, on relève trente-sept degrés sept le matin, quand la prise de température est effectuée avec Le Monde ou Le Figaro sous le bras, quelques fractions de degrés de plus lorsqu’il s’agit de la presse rectale — en cas de scandales, les chiffres augmentent en proportion. Dans le discours de novembre, on lit à ce propos :

La nation est donc […] une entité fondamentalement hystéroïde […] Son existence réelle dépend des communications autoplastiques invasives et infectieuses qui soumettent toute une population à la contrainte d’exister et de jouer un rôle (et de s’intéresser à des thèmes communs). Dans un premier temps, ces communications se déroulent surtout par écrit, raison pour laquelle les nations exigent toujours un minimum de dressage orthographique. Et comme les classiques littéraires ont été d’emblée dépassés par cette mission, de nouveaux médias ne pouvaient que se glisser au premier plan en même temps qu’eux — et surtout après eux : des médias plus grossiers, plus directs, qui se consacraient entièrement à la tâche consistant à maintenir, par le biais d’un stress thématique permanent, l’existence de la nation informée. La nation est un système d’information hystérique et panique qui ne peut que s’exciter lui-même en permanence, se stresser, voire se terroriser et se plonger dans la panique pour s’impressionner et pour se convaincre, en tant que société du stress vibrant en elle-même, qu’elle existe réellement. Une fois qu’un tel système d’information national est suffisamment construit — une fois que la majorité sait lire, écrire, et s’irriter elle-même — la nation est en mesure de s’éprouver […] jour après jour, comme une unité se contraignant elle-même, et de se persuader constamment de nouveau qu’elle possède un motif suffisamment fort pour justifier son existence et sa cohésion. Retenons cela : les nations modernes sont des communautés d’émotion qui se maintiennent en forme par stress synchrone […] engendré sous forme télécommunicative.

Mesdames et Messieurs, je renonce à faire appel à un catalogue de thèmes et d’affaires pour rendre ces suppositions plausibles, et je considère qu’il vous sera facile de vérifier à l’aune de vos propres constatations la pertinence du diagnostic induit par cette esquisse systémique. Il faudrait à la rigueur souligner l’impression que la dépendance des sociétés occidentales à l’égard d’auto-irritations avivées s’est accrue ces dernières années, sans aucun doute par le biais de la tendance globale à la surmédiatisation de l’espace public — la médiasphère allemande, par exemple, n’a plus trouvé le repos ces dernières années et se délecte d’une surchauffe qui, sous sa forme chronique, n’est pas sans danger. Car si notre analyse est exacte, les contenus jouent un rôle de plus en plus secondaire dans ces mises en scène de l’autostress chronique. Nous pouvons partir du pronostic que l’indignation morale chronique conduit tout droit à la démoralisation progressive. Dans la société en excitation permanente, il devient de plus en plus manifeste que la logique médiale se moque totalement de savoir si une société discute de l’introduction d’un médicament contre l’impuissance ou d’une entrée en guerre, de l’utilisation inadéquate de cigares par des politiciens américains ou de la gestion illégale de comptes bancaires destinés à recueillir les dons aux partis politiques, du surhomme cloné ou de la viande de bœuf britannique, pour autant que cette logique peut, d’une manière ou d’une autre, être auréolée de l’apparence de la discussion et être synchronisée par de quelconques scandales. On n’ignore pas ici qu’il existe, en même temps que les opinions publiques générales, d’innombrables systèmes fragmentaires et sous-cultures qui se maintiennent en tension avec des thèmes d’auto-excitation plus restreints.

En prenant cette esquisse comme arrière-plan, on peut à présent, Mesdames et Messieurs, dire en une seule phrase ce qu’est au juste un écrivain : un arrangeur de signes persuadé que l’utilisation normale du langage, celle qui vise à produire un stress thématique public et sous-culturel, ne peut pas tout faire. Pour donner à cette conviction une caractérisation plus concrète, je me rattache ici à la fameuse distinction établie par Roland Barthes entre l’écrivant et l’écrivain — une différence que l’on ne peut pas mettre en oeuvre dans tous les cas avec la clarté souhaitable et qui apporte pourtant un éclairage considérable. Selon Barthes, qui effectue un larcin très fructueux chez Sartre et les structuralistes, l’écrivant est un auteur de phrases utilitaires, ou, comme il le dit aussi, de texte transitif, et par conséquent de propos qui visent des situations extratextuelles. Si je trouve, en revenant chez moi, un morceau de papier m’enjoignant : « Allume le chauffage et nourris les chats ! » je sais, en tant que deuxième meilleure moitié d’un couple idéal, ce qu’il m’appartient de faire ; mais en tant que sémiologue, je sais qu’en l’occurrence, j’ai affaire à un cas de prose d’écrivant. De la même manière, ce sont des écrivants qui sont à l’œuvre lorsque nous apprenons, grâce à un journalisme qui s’accroche inexorablement au scandale, ce qui unit si intimement les représentants de la classe politique allemande aux banques suisses — cela produit toujours un texte chargé d’une valeur d’indignation considérable ; mais les professeurs de philosophie sont eux aussi des écrivants, lorsqu’ils expliquent ce que Platon et Dewey ont bien pu vouloir dire, ou quels défis éthiques soulèvent les souris rendues intelligentes par la technologie génétique. Bien entendu, Hans Küng est lui aussi un écrivant lorsqu’il tente de ramener l’animisme, l’Évangile et l’éthique chinoise à un dénominateur commun — éthique du monde et stress du monde ne sont que deux expressions pour désigner la même chose. Tout ce que les ingénieurs, juristes, économistes, politiciens, psychologues, théologiens, informaticiens, germanistes et journalistes écrivent dans le cadre de leur profession est bien entendu formulé sur la face de l’écrivant, de la même manière que tout ce que l’on appelle le discours ne peut relever que de cette fonction. Sont aussi des écrivants, pour finir, tous les auteurs qui ne se lassent pas de nous expliquer qu’il faut au plus vite changer de paradigme.

Les phrases d’écrivant portent une charge de stress plus ou moins importante, parce qu’au-delà d’elles-mêmes, elles renvoient à cette zone du réel que l’on a coutume, en se rattachant à Aristote et à Marx, d’appeler la pratique. Elles envoient toujours le destinataire plus loin, elles l’envoient loin d’elles, dans la réalité, de la même manière qu’un livre de recettes nous envoie à la cuisine, que l’éthique du discours nous envoie dans la situation idéale de la parole, qu’un dépliant touristique nous envoie sur la plage et que la note de bas de page nous envoie aux sources — toujours plus loin vers l’engagement suivant, l’attitude suivante, la routine suivante. Les textes transitifs sont des bons pour transfert dans l’immédiatement et le moyennement proche. Dans leur somme, les phrases du langage transitif produisent le mode d’emploi de la réalité, pour peu que nous tenions compte du fait que l’expression « réalité », bien comprise, est l’intitulé de la totalité en stress — le monde comme approvisionnement et soumission à l’effort.

En revanche, la fonction de l’écrivain est de rédiger des textes dont on ne peut absolument rien faire. Car le texte de l’écrivain n’envoie pas son destinataire plus loin, il ne l’aiguillonne pas, il ne lui recommande rien. Il l’invite à séjourner auprès des signes présents comme s’il n’y avait plus d’extérieur — dans le cas le plus extrême, une seule phrase est déjà à elle seule une île qui n’a pas besoin d’îles voisines. Reste donc, je suis si belle ! Par conséquent, l’écrivain n’a pas d’autre mission que de produire du narcissisme, certes pas au niveau psychique, où il existe en abondance, mas au niveau des signes, où il est rare. Il s’agit de montrer que les gens ont la possibilité d’interrompre ce mouvement de passage permanent d’une excitation à une autre, d’une routine à la suivante — le texte intransitif ou autoréférentiel ne fait rien d’autre que cela. Il doit être formulé de telle sorte qu’il ne parvienne jamais à en venir au fait — il atteste en effet qu’il ne s’agit pas d’en venir à un fait quelconque, mais de se détacher de lui. Or l’unique direction dans laquelle on se détache est celle qui mène au texte autoréférentiel — je laisse pour l’instant sans réponse la question de savoir si les techniques syntaxiques de bonheur, alias littérature, sont ou non compatibles avec les techniques de bonheur asymboliques de la méditation. Pour le texte de l’écrivain, il ne s’agit pas de capacité à se rattacher, mais de capacité à se détacher — c’est-à-dire de la capacité à se fermer aux réutilisations, ne fût-ce que pour un instant. De manière typique, le caractère utilisable des textes se révèle, on le sait, dans le fait de pouvoir être cités dans d’autres textes — et c’est précisément ce qu’il faut empêcher si l’on doit atteindre un statut intransitif. On reconnaît une phrase d’écrivain à ce qu’elle détonne et perturbe dans un contexte d’écrivant, et qu’elle décourage efficacement les utilisateurs potentiels.

Nous avons à présent, me semble-t-il, Mesdames et Messieurs, les éléments minimums du décor devant lequel il me sera possible de passer des aveux globaux. Je n’ai jamais fait mystère du fait que je pratique mon métier sous l’intitulé d’écrivain philosophique, selon de célèbres modèles, du reste, qu’il n’est pas possible de désigner nommément sous peine de paraître immodeste. Cela signifie que, parce que je reconnais seulement une forme adjectivale de la philosophie, l’accent se porte sur le substantif, la fonction d’écrivain, et cela mène inévitablement à des complications — agréables pour certaines, désagréables pour d’autres. Je veux me consacrer d’abord aux complications désagréables, parce qu’elles sont une meilleure source d’information, et j’aimerais dire, sous un prétexte actuel autant que chronique, un mot sur le rapport en ligne brisée qu’ont certains collègues philosophes avec mon travail — mais aussi sur les efforts que je produis afin d’étendre l’amour de notre prochain à l’amour de notre collègue. Une chose est sûre : dans la mesure où j’opère comme écrivain, enseignant en grande école, essayiste et éditeur dans le champ philosophique, et où je prends mon métier comme présupposé, j’évolue d’abord et bien entendu dans la zone de l’écrivant et je sais, comme chaque collègue, qu’il s’agit ici de citer, de problématiser, de différencier, d’argumenter, de donner une dimension narrative, de détruire et de reconstruire, mais aussi, à l’occasion de plaider — comme il se doit pour un philosophe, ou pour parler plus généralement comme il sied à un représentant des professions de l’élaboration du sens. Dans mes fonctions d’enseignant et d’orateur, je ne fais que ce que les autres utilisateurs de signes sont accoutumés à faire.

S’il existe parfois dans mes productions un élément susceptible d’agacer, cela tient d’abord au fait que j’ai un projet supplémentaire pour les jeux d’écrivants soumis à des règles. Je l’avoue, j’ai volé dans la philosophie, je vole aussi dans les sciences humaines et la psychanalyse, et ce depuis toujours, on le sait. Depuis peu, et de plus en plus, je commets même mes larcins dans la médecine, en particulier chez les immunologistes, les endocrinologues et les spécialistes de la biologie moléculaire, dont je suis convaincu qu’à l’avenir, ils seront les compagnons de route de la philosophie avancée. C’est donc cela, un écrivain philosophique tel que je l’entends : un voleur du discours qui emporte des théorèmes, des vocabulaires, des langages spécialisés, pour les transposer dans une sphère de formulation intransitive. Cet écrivain vole au sens global du terme — non pas telle ou telle idée, tel ou tel procédé : il vole tout l’ordre discursif et le transpose à un palier formel qui permet de discerner une valeur spécifique, même si c’est souvent au terme d’une élévation à peine perceptible. Dans cette mesure, de nombreux collègues, dans ma propre spécialité et dans les disciplines voisines, sont tout à fait dans le vrai lorsqu’ils ont parfois l’impression, à la lecture de mes textes, que je leur enlève quelque chose — même les critiques, surtout s’ils nourrissent leurs propres ambitions — laissent souvent transparaître le sentiment d’être, d’une manière ou d’une autre, appauvris lorsqu’ils voient ce que j’ai fait des discours qui constituent toute leur fierté. Ils remarquent que même le même n’est plus tout à fait le même, et pire encore que l’autre n’est plus tout à fait l’autre. Ils ne tardent pas alors à ramener mes tournures intransitives dans la dimension transitive, où ceux qui en rendent compte veillent personnellement à ce que le résultat soit défavorable. Jusque là, leur étonnement correspond à mes intentions : je considère en effet qu’une partie de ma profession consiste à bloquer la capacité de rattachement des théories et la réutilisation rapide des discours, tant que la chose est possible.

Mais il arrive que cet ajournement ne dure pas longtemps, comme on a pu le voir un mois d’octobre, il y a dix ans, lorsque les pages culturelles à scandale de la presse allemande ont écrabouillé comme s’il s’agissait d’un éditorial du Spiegel un texte quelque peu artificiel, un nocturne philosophique à la tonalité problématisante, pleine de discours indirect. Des professeurs de philosophie ont eux aussi participé à ces trivialisations, en partie par opportunisme, en partie en raison d’une incapacité sincère que je reconnais malgré tout chez certains collègues comme une forme atrophiée de la vertu professorale. Au total, cette affaire mise en scène depuis Starnberg et Hambourg était la vengeance de quelques écrivants aigris qui ont pris du plaisir à rendre vulgaire tout ce qui est en hauteur et intransitif, et à instrumentaliser des réflexions libres au profit de la production d’indignation la plus primitive.

Je me permets de souligner le fait que mes travaux n’ont à aucun moment constitué en une littérarisation de fonds de connaissances extralittéraires. Il s’agit plutôt de bien comprendre que l’acte fondamental du comportement philosophique d’intelligence, consistant à se retirer du préjugé vécu, ne peut être accompli que dans la langue intransitive. L’epoché — contrairement à ce que pensait Husserl — n’est pas un acte purement mental, mais un incident rhétorique dans la vie de la conscience. La liberté est dans la phrase, ou bien elle n’est nulle part. Raison pour laquelle la pensée ne peut pas sortir de la peau du langage autant que les diplômés de l’université s’efforcent de le faire, et une pensée qui ne compte pas en tant que texte mis en forme est finalement interchangeable et insignifiante, y compris en tant que pensée philosophique. L’unique philosophe de langue allemande de ce siècle pour lequel on pourrait envisager une exception à cette règle est Karl Jaspers, qui, lui aussi, est presque devenu important avec un style gris, mais n’a finalement pas convaincu. Parce que l’activité philosophique n’est qu’une fonction adjectivale de la conscience lors la production de textes, il s’agit, lorsqu’on s’y adonne, d’interrompre le comportement discursif, le passage d’un réflexe mental au suivant, d’un cliché logique à l’autre — tant que la chose est possible, je répète cette précision. Il va en effet de soi que dans le cas de l’écrivain philosophique, la soustraction du langage transitif et sa conversion intransitive ne débouchent pas sur des textes autonomes, elle ne s’achève pas sur la fiction ou sur la poésie, mais vise à un retour dans la sphère commune — c’est-à-dire à un rattachement aux courants linguistiques de la société et à la rentrée dans les langages utilitaires des sous-cultures de la discussion, à cette différence décisive près qu’un destinataire aurait, après le passage par la prose intransitive, gagné un peu de recul sur la mécanique du discours — qu’il aurait, pour un instant philosophique, fait une halte dans l’espace de bonheur d’une autre formulation, ou bien, pour dire l’essentiel : qu’il aurait trouvé l’accès à l’irrésolution. C’est le sens de l’essai comme méthode et comme forme — il soustrait les figures des langages standardisés, les transpose dans la sphère de l’exacerbation et de l’expression démultipliée, les entoure d’une aura de liberté et de polysémie, puis les restitue aux groupes parlants — et ce, si l’on peut le dire en termes paradoxaux, avec pour plus-value en inutilisabilité pour les emplois ordinaires.

Mesdames et Messieurs, un jour où on lui demandait ce qu’il sauverait de sa maison en flammes, Jean Cocteau est censé avoir répondu : le feu. Si l’on me demandait à moi ce que je sauverais d’une société communiquant à flammes vives, je dirais : les phrases réussies. Je me compte au nombre de ceux qui considèrent l’auteur non pas comme une base, mais comme une condition privilégiée du texte. Je ne ferais pas un usage aussi obstiné de la qualification professionnelle d’écrivain philosophique si je ne voulais un jour ou l’autre restituer la totalité de ce que j’ai soustrait aux propriétaires légaux, pour autant qu’ils voudraient encore leurs propres pensées — et l’expérience nous le montre, c’est surtout le cas chez ceux qui sont disposés à dépasser leurs formations et à s’écarter de leurs fonctions dans le système de stress collectif. L’adjectif exprime le fait que je tiens à l’idée sentimentale selon laquelle il existe un chemin permettant de quitter l’anarchie solitaire de l’instant philosophique pour revenir dans la sphère partagée — je ne l’appelle pas l’universel, mais le commun. Il en ressort que je suis forcément un homme aux manières démodées, car je ne peux cesser de m’intéresser au partage du bonheur. C’est sur ces mots que s’arrêteront les aveux pour ce soir. Si mes forces y suffisent, d’autres révélations suivront sous la forme de nouveaux livres.

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