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Sérendipité.

Que faire d’une « conception corrosive de la culture » ? Sur un commentaire de Hannah Arendt pour notre temps.

Michel Dias, Hannah Arendt, Culture et politique, 2007.

Image1De très nombreux ouvrages ont été publiés sur la théorie de la culture élaborée et diffusée par Hannah Arendt, certains attaquant, d’autres prenant la défense de sa thèse. Ce n’est pas tout à fait un énième ouvrage rédigé sur ce mode qu’on nous propose ici. Encore pourrait-il faire l’objet d’un véritable débat, orienté un peu différemment, puisqu’il s’agit presque exclusivement d’une retranscription de l’article de Hannah Arendt destinée à aider à la compréhension de cet article portant sur la culture, publié désormais dans l’ouvrage éponyme (La crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio, 1972).

Dès l’attaque de la lecture, on n’hésite certes pas longtemps à reconnaître un travail qui se situe entre glose et simple réécriture, mais quel que soit le terme choisi, il est clair qu’il s’agit avant tout pour l’auteur de recopier le texte de Arendt en l’assouplissant et en en dénouant la densité. On hésite toutefois moins à affirmer que cette retranscription a une visée relative au monde des lecteurs contemporains, plus qu’à celui de Arendt et à la nécessité de réinterpréter parfois certains problèmes du passé pour les lecteurs de nos jours. D’autant que l’auteur de cet ouvrage, en fin de compte, nous plaçant face à la distribution page après page d’une évidente platitude de lecture, nous oblige à nous demander pourquoi nous pouvons, ou nous avons pu ces dernières années, ajouter tant d’importance à cet article publié en 1960 dans la revue Daedalus. Voire, pourquoi nous devrions relire ce texte pour traiter des problèmes de notre temps.

Une première chose est certaine, l’auteur s’intéresse à cet article de Arendt pour des raisons d’attachement à une problématique de la « crise ». On sait que si « crise » et « critique », deux mots issus du Grec, partagent la même étymologie, ils ne servent pas à produire les mêmes effets théoriques. D’ailleurs, les auteurs contemporains dont les textes portent sur ce thème d’une « crise » de la culture contemporaine sont plutôt à ranger du côté de l’imprécation que du côté des théoriciens promoteurs d’un avenir.

L’auteur repère dans l’article de Arendt une démarche en trois temps qui lui semble décrire correctement notre propre situation : d’abord le récit d’une histoire qui nous a conduits à la dissolution de la culture, puis une étude de l’incidence de cette dissolution sur les fondements de l’activité politique, et enfin l’affirmation de la possibilité d’une existence spécifiquement humaine, dans un contexte de crise. Trois temps qui organisent, selon lui, la possibilité d’une défense d’une posture humaniste pour une époque qui ne sait guère comment et vers quoi s’orienter : une posture humaniste susceptible de nous appeler à la confrontation avec la pensée d’autrui, ainsi qu’à l’exercice du jugement, notamment en matière politique. Un humanisme, en fin de compte, qui, sur le plan des affaires publiques, refuse de célébrer plus longtemps le primat accordé aux spécialistes et aux experts sur les citoyens dès lors qu’il est question de résoudre leurs problèmes ; et qui préfère prôner la discussion horizontale plutôt qu’entretenir la hiérarchie instaurée dans notre société entre les spécialistes qui savent (et auxquels on se soumet) et ceux qui ne « savent rien ». Il est vrai qu’il s’agit bien là de la question du jugement et de son rôle dans la sphère politique.

À l’instar de son modèle, l’auteur se focalise d’ailleurs entièrement sur le jugement esthétique, afin de donner corps à une « voie de sortie » hors de la situation actuelle faite à la culture, dont on sait, puisque chacun le répète, qu’elle est colonisée par les industries culturelles. L’exercice de la faculté de juger et la mise en œuvre du goût, affirme-t-il classiquement, c’est–à-dire dans la tradition d’Immanuel Kant, ouvrent la pensée au jugement des autres, et à la recherche d’un accord mutuel dont la condition n’est pas le respect des normes de la vérité, mais l’existence d’un sens commun. Dans cette perspective, qu’il nomme « humaniste », les hommes constituent l’humanité lorsqu’ils choisissent d’entrer en relation les uns avec les autres afin de délibérer à propos du monde. Et c’est bien à propos du monde que se tisse l’amitié humaniste, à laquelle il propose de reposer sur un nouveau critère : apprendre à exercer son goût librement.

Cet apprentissage consisterait même, en son fond, en cette conception « corrosive » de la culture qu’il appelle de ses vœux, dès lors qu’on a redonné à la culture son statut philosophique de gardienne du monde, de conservatrice de l’essentiel (sans conservatisme, précise-t-il), dans le souci de perpétuer l’espace public comme théâtre d’une liberté spécifiquement humaine.

C’est donc dans ce but que l’auteur nous fait parcourir ― un parcours qui est fort bien conduit, si l’on se contente d’y chercher le miroir du texte ― l’article de Arendt, en suivant exactement son découpage, sa lecture étant placée globalement sous l’axe suivant : « là où s’efface l’amour de la beauté comme manifestation de la culture, ce sont les conditions de possibilité de l’activité politique qui se trouvent menacées » (p. 124). L’incontestable avantage de ce commentaire un peu plat, c’est, néanmoins, qu’il est moins nostalgique que beaucoup d’autres, relativement à la question de la culture, et qu’il n’est pas uniquement dénonciateur de la situation contemporaine. L’auteur euphémise d’ailleurs totalement le propos et ne prend aucun exemple contemporain.

Il rappelle que Arendt distingue « nature » et « monde ». Qu’elle fait du monde l’instance qui relie les hommes et ce qui leur est commun. Le monde constitue le « domaine public », ce qui est commun à tous les hommes, ce à quoi ils se rapportent (selon le principe arendtien : « il n’y a d’homme au sens propre que là où il y a un monde, et il ne peut y avoir de monde que là où la pluralité du genre humain… »). Enfin, pour mieux entrer dans le problème, il souligne combien la politique chez Arendt est liée à l’idée de monde. Fondée sur la reconnaissance irréductible de la pluralité, la politique met les hommes en relation les uns avec les autres, sans jamais requérir des humains tous identiques. Voilà qui implique qu’un homme isolé et croyant avoir sa propre vision du monde, ne voit pas le monde. Le monde ne se donne comme réel que dans l’entrecroisement des paroles plurielles. Seule la discussion entre les hommes permet d’éclairer les choses du monde sous l’angle du sens qu’elles peuvent avoir pour les hommes.

C’est par ce biais que Arendt entre dans la critique de la société moderne. Dans le monde moderne, l’homme a perdu la dimension du monde. Tout est devenu objet de consommation. L’idée d’un monde commun est même devenue indifférente. L’humanité est par conséquent menacée.

Tout ce qui s’ensuit est expliqué point par point par l’auteur : le philistinisme des intellectuels (avec un bon rappel quant à l’usage du terme), la différence entre la société de masse et la culture de masse (là encore, il clarifie les choses pour un lecteur pressé), notamment. La plupart des caractères qui peignent l’homme de la société de masse sont déjà présents en l’homme de la société moderne. Dans la société de masse, l’homme est voué à l’abandon et l’excitabilité, la consommation et l’égocentrisme. Il est abandonné aux processus et aux mécanismes de la société. En elle, les populations sont certes désormais intégrées à la prospérité commune. Elles sont incorporées au processus social et participent au renouvellement des forces vives de la société. Mais, s’il s’agit d’une émancipation, elle a aussi des effets pervers. Tout le monde est inclus dans le processus de croissance, mais l’intégration de tous, sans exception, aux mécanismes sociaux qui entretiennent le processus vital, rend plus délétères les carences de la société moderne transposées telles quelles dans la société de masse. Au cœur de ces sociétés, la banalisation des objets culturels ne cesse de s’étendre. Dans le contexte de la massification, l’objet de culture perd son statut de marqueur social. Il se dévalue pour devenir un simple bien de consommation.

C’est ici que le texte de Arendt prend une autre orientation. L’entrée dans la seconde partie du texte montre d’emblée qu’une perspective nouvelle vient se confronter à la première analyse. Arendt repart maintenant de la définition, romaine, du terme culture (et des rapports entre Romains et Grecs autour de cette question ; ce point étant bien mis en valeur par l’auteur). Voilà qui lui permet de montrer que la culture n’est pas, comme on l’entend de nos jours, réductible aux productions culturelles auxquelles un peuple peut s’identifier. Ces productions à vocation identitaire ne relèvent pas de la culture, au sens de Arendt. La culture correspond plus exactement à la relation qu’entretient le spectateur avec les composantes du monde que sont les œuvres de l’homme. C’est par le spectateur et non par l’artiste qu’il y a culture. La culture est affaire de perspective prise sur les œuvres par ceux qui ne les considèrent qu’une fois achevées. Et c’est l’entrecroisement des perspectives des spectateurs qui donne au monde son existence.

C’est alors qu’Arendt entreprend ces analyses qui sont devenues célèbres et qui consistent à relier la question du jugement esthétique à celle du jugement politique. Relisant chez Thucydide, les propos de Périclès portant sur la vertu du citoyen grec, Arendt construit cette parenté entre la beauté et l’activité politique. Commentaire de l’auteur : « Les conditions de l’activité politique sont à ce point semblables à celles de la culture qu’on pourrait presque lier cette dernière à l’existence d’une république des spectateurs qui serait l’exacte pendant de la république des citoyens » (p. 123). Il a toutefois bien raison d’insister sur les deux éléments qui permettent les rapprochements :

1) L’activité politique et l’activité culturelle se déploient dans un espace public au sein duquel les hommes sont en relation avec les éléments constitutifs du monde commun. De ce fait, l’élément commun à l’art et à la politique est que tous deux sont des phénomènes du monde public.

2) Les deux activités s’ancrent dans le jugement. Le jugement n’est pas arbitraire, il met en œuvre un discernement.

Dans cette affaire du jugement, voici ce qui se joue : Arendt appelle jugement une proposition énoncée en tenant compte de la pensée des autres. Même si on juge seul, le jugement doit exiger la possibilité de l’accord des autres. « Juger, c’est se prononcer toujours dans les limites de ce qui est susceptible de susciter l’accord de tous les autres » (p. 134). En cela, il est bien question de politique, d’une faculté proprement politique, qui contribuerait à voir les choses non seulement d’un point de vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent présents. Le jugement devient bien l’une des facultés fondamentales de l’homme comme être politique (p. 136).

Au demeurant, l’auteur ajoute un aspect du problème à son commentaire : « se pose ici le problème de l’égale formation de tous les membres de la communauté politique à l’exercice du jugement » (p. 134, note). Cela aurait pu être développé. Et cela aurait dû être complété par la référence aux travaux de Arendt portant sur le totalitarisme, qui forment tout de même l’arrière-plan de sa décision de parler ainsi des démocraties.

Le détour par Kant permet à Arendt de préciser le caractère politique du jugement esthétique et ainsi le lien entre la culture et la politique, par l’intermédiaire de la notion de « sens commun ». Le jugement décide sur fond de pluralité (p. 148). Moyennant quoi, s’il est question ici d’une conception « corrosive » de la culture, puisque ce sont les termes de l’auteur à l’adresse de la thèse de Arendt, il aurait convenu de s’attarder sur ce point.

Il serait temps de rédiger une critique de la conception arendtienne de la culture, qui en trace plus clairement les apports et les limites. Arendt nous aide certes à penser l’humain de façon réfléchissante : ce qui consiste à penser l’homme comme inscrit dans la pluralité, mais aussi la tension et le développement. Et dans ce cadre, les problèmes de l’humain, désormais, ce sont moins des problèmes de définition de l’humain, ou d’opposition de la nature et de la culture, que des problèmes de jugement qui deviennent centraux. Mais ces problèmes tiennent probablement moins à la perte du sens commun qu’à notre incompétence à poser le problème du collectif (sans renvoyer le différend à une domination).

Michel Dias, Hannah Arendt, Culture et politique, Paris, L’Harmattan, 2007, 180 pages, 15,50 €.

Résumé

De très nombreux ouvrages ont été publiés sur la théorie de la culture élaborée et diffusée par Hannah Arendt, certains attaquant, d’autres prenant la défense de sa thèse. Ce n’est pas tout à fait un énième ouvrage rédigé sur ce mode qu’on nous propose ici. Encore pourrait-il faire l’objet d’un véritable débat, orienté un peu ...

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