Vous nâavez pas pu rater lâinformation. Si vous nâavez pas lu lâĂ©tude de The Atlantic en dĂ©cembre 2018 (Julian, 2018), vous aviez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ dĂ©couvert le problĂšme par Le Monde (Bouanchaud, 2018) ou LibĂ©ration (Girard, 2018) en juin de la mĂȘme annĂ©e. Au mieux, vous avez pris connaissance de travaux de recherche sur le mĂȘme sujet, comme ceux de Jean Twenge, Ryne Sherman et Brooke Wells (2017). La terrible nouvelle en tout cas sâimpose : les adolescents commencent leur vie sexuelle plus tard et les jeunes adultes ont une sexualitĂ© moins dense que celle de leurs aĂźnĂ©s. De lĂ Ă conclure, comme Quentin Girard (2018), quâ« on [ne] baise plus », il nây a quâun pas qui pourrait nous plonger dans un grand dĂ©sarroi, comme chercheurs et comme citoyens.
Reconnaissons quâil nâest pas facile dâinterprĂ©ter ce constat, circonscrit jusquâici Ă quelques classes dâĂąge. Il peut sâagir dâun « effet de cohorte » qui sâannulera pour les gĂ©nĂ©rations suivantes. Ce peut mĂȘme ĂȘtre un Ă©vĂ©nement conjoncturel peu significatif, rĂ©versible, et faiblement prĂ©dictif de la suite. Lâouverture des singularitĂ©s individuelles invite aussi Ă Ă©viter les gĂ©nĂ©ralisations et Ă sâintĂ©resser Ă des parcours biographiques beaucoup moins normĂ©s quâautrefois. Le fait pourtant est lĂ et il interroge, tant il met en cause des modĂšles implicites de la dynamique historique des sociĂ©tĂ©s que nous avons tous plus ou moins en tĂȘte.
Essayons de rester lucides en classant, parmi les logiques qui concourent à la vie sexuelle celles qui vont dans le sens de davantage de sexualité et celles qui, au contraire, poussent à une limitation des pratiques.
Pourquoi plus de sexualité ?
Notons dâabord lâextension du droit effectif dâinteragir librement entre individus, avec notamment un accĂšs enfin reconnu de ce droit pour les femmes et les jeunes. Le groupe des humains reconnus comme des individus autonomes par la sociĂ©tĂ© sâest Ă©largi en intĂ©grant lâensemble des adultes et une partie, ondoyante, des adolescents.
On pourrait dire que, dans presque toutes les sociĂ©tĂ©s, lâobsession pour la reproduction biologique et le statut dominĂ© des femmes permet de rendre compte de lâessentiel de la vie sexuelle des humains durant des millĂ©naires et nous montre a contrario tout ce qui nâĂ©tait pas possible en la matiĂšre et qui le devient. La pĂ©riode 1850-1950 a Ă©tĂ©, en Occident, une sorte dâultime caricature de tout le mal que des ĂȘtres humains pouvaient infliger Ă dâautres humains Ă travers la rĂ©pression toujours massive et de plus en plus irrationnelle du sexe (Foucault, 1976-2018 ; Iacub, 2008).
Par la suite, la sexualitĂ© sâest dĂ©contractĂ©e avec lâaffaiblissement des topologies qui encadraient le « marché » des relations sexuelles en crĂ©ant de vastes zones dâinterdit (jeunes, vieux, mariĂ©s, femmes veuves ou divorcĂ©es et bien sĂ»r homosexualitĂ©). Ces prohibitions se sont progressivement effacĂ©es. Le mouvement dâĂ©mancipation des femmes vis-Ă -vis de la domination masculine a des consĂ©quences en chaĂźne sur les pratiques sexuelles, qui deviennent plus Ă©galitaires, moins convenues et dont les plaisirs circulent plus facilement entre partenaires. Une fois Ă©cartĂ© lâimpĂ©ratif procrĂ©atif, les orientations sexuelles, toujours plus variĂ©es, sont seulement des dispositions personnelles. Et pour ce qui est des identitĂ©s sexuelles, les genres, de plus en plus indĂ©pendants des sexes physiologiques, se multiplient eux aussi et relĂšvent souvent dĂ©sormais du dĂ©claratif. Si lâon ajoute les effets de la mobilitĂ©, qui mettent en prĂ©sence, dâune maniĂšre ou dâune autre, la majoritĂ© des habitants de la planĂšte et lâouverture des esprits en matiĂšre de diffĂ©rence dâĂąge entre partenaires et ce, dĂ©sormais, dans les deux sens (un homme peut devenir prĂ©sident dâun pays dĂ©mocratique en vivant avec une femme nettement plus ĂągĂ©e que lui), on peut parler de dĂ©senclavement gĂ©nĂ©ral du potentiel de relations. Cela signifie quâun individu a sur son tableau de bord personnel une virtualitĂ© dâinteractions sexuelles avec des milliards dâautres individus, un phĂ©nomĂšne qui, de prĂšs ou de loin, ne sâĂ©tait jamais produit dans lâhistoire de lâhumanitĂ©.
En outre, aprĂšs la parenthĂšse, en voie de fermeture, des « annĂ©es sida », qui avaient refroidi lâunivers de la sĂ©duction et des relations Ă©phĂ©mĂšres, la tendance a repris de plus belle, lâusage du prĂ©servatif sâimposant finalement comme un moyen de simplifier les choses au lieu, comme on le voyait autrefois, de les compliquer. Les sites de rencontre rassurent les timides et atteignent des rythmes de croisiĂšre soutenus pour les femmes autant que pour les hommes. Pour les personnes que leur handicap prive dâune libre interaction avec autrui dans ce domaine, lâesquisse dâun service sexuel public par lâintermĂ©diaire dâassistants sexuels appelĂ©s en anglais surrogates (« substituts ») est apparue aux Ătats-Unis puis en Europe dĂšs les annĂ©es 1970 avec la sympathie des Ătats-providences.
Faire lâamour avec quelquâun devient plus universellement accessible et davantage empreint de sĂ©rĂ©nitĂ© sans pour autant que cela ne soit jamais ni banal, ni insignifiant. Le respect de lâautre est plutĂŽt une valeur en hausse mais cela nâentraĂźne pas pour autant que lâon doive passer sa vie Ă se demander, comme le faisaient les hĂ©ros des romans du XIXe siĂšcle, si faire lâamour avec untel ou untel est une bonne ou une mauvaise idĂ©e.
Pourquoi moins de sexualité ?
La sexualitĂ© se compare dĂ©sormais Ă dâautres activitĂ©s utiles ou agrĂ©ables et parfois (pourquoi pas ?) plus agrĂ©ables quâelle. Cette relativisation est paradoxale car elle participe du mĂȘme mouvement que les changements favorables Ă une sexualitĂ© libĂ©rĂ©e. Nous assistons en effet Ă la fin de lâobsession sexuelle des sociĂ©tĂ©s et Ă la fin de lâexception sexuelle des individus. Le sexe Ă©tait un domaine oĂč deux raisons convergeaient pour une intrusion autoritaire dans les relations interindividuelles : la quĂȘte par tous les moyens dâun niveau de fĂ©conditĂ© suffisant pour permettre la reproduction biologique du groupe ; la crainte quâune libertĂ© de pratiques dans un domaine oĂč prime la recherche du plaisir puisse nuire au maintien dâun ordre social fondĂ© sur le devoir.
LâaccĂšs au marchĂ© sexuel nâĂ©tait certes pas facile pour beaucoup, trop pauvres ou trop marginaux, mais, si tout se passait bien, il y avait au bout du chemin un petit bonheur quotidien garanti qui allĂ©geait, sans lâannuler, le fardeau des hiĂ©rarchies sociales. Pour une personne de sexe masculin appartenant aux couches infĂ©rieures et vivant dans une sociĂ©tĂ© « traditionnelle », il y avait au moins la possibilitĂ© de faire lâamour chaque soir avec son Ă©pouse et, en comparaison de ce quâoffrait le reste de la vie, câĂ©tait certainement digne dâintĂ©rĂȘt.
Ces contraintes et les tensions qui en ont rĂ©sultĂ© ont servi de ressource Ă une bonne partie de lâart occidental â littĂ©rature, opĂ©ra, thĂ©Ăątre, cinĂ©ma â dans laquelle Ăros et Thanatos allaient de pair â, autrement dit si tu touches au sexe hors-cadre attends-toi Ă risquer ta vie. Les tabous et les refoulements ont servi de matiĂšre premiĂšre Ă la maladie mentale et toute la construction intellectuelle de la psychanalyse se trouve fragilisĂ© (Ehrenberg, 1998).
Tout cela, glorieux ou sordide, apparaĂźt en effet datĂ©, mĂȘme si dans certaines rĂ©gions du Monde (notamment dans les sociĂ©tĂ©s de lâIslam occidental, du Maghreb Ă lâAfghanistan, ou en Inde), ce genre de choses continue dâempoisonner la vie des gens ordinaires. En Occident, en tout cas, Mai 68 peut servir de point dâinflexion Ă cet Ă©gard : en renversant les tabous, on crĂ©e un monde plus libre mais aussi beaucoup moins simple. On peut ainsi penser que le « dĂ©sir mimĂ©tique » cher Ă RenĂ© Girard (1972), qui, avec ses avatars de lâenvie (de lâautre) et de la jalousie (du ou de la rival/e), se sentait comme chez lui dans la sexualitĂ©, amorce son dĂ©clin aussi et peut-ĂȘtre dâabord par la sexualitĂ©.
Dans un premier temps, câest le caractĂšre dĂ©nombrable des actes sexuels qui a pris le relais de la possession : on pouvait compter ses « conquĂȘtes », en faire la collection et cela maintenait, dâune autre maniĂšre, la sexualitĂ© dans un secteur Ă part au sein du monde affectif. Depuis lâavĂšnement des rĂ©seaux sociaux, on compte aussi, câest vrai, ses « amis » mais, ses vrais amis, on en cĂ©lĂšbre la qualitĂ©, pas la quantitĂ©.
Aujourdâhui, Ă tout ce fatras qui faisait du sexe un monstrueux paradis ou un sinistre supermarchĂ©, on peut dĂ©sormais dire non sans risque dâĂȘtre ostracisĂ©. DâoĂč lâaffirmation et la demande de reconnaissance de lâasexualitĂ©, un phĂ©nomĂšne quâon commence Ă Ă©tudier et Ă mettre en valeur et qui toucherait, selon certaines Ă©tudes, entre 5 et 10% de la population adulte.
Plus dĂ©cisive encore, lâautosexualitĂ© devient la modale. On parle de moins en moins de masturbation, un terme qui connotait une perversion ou un manque, mais de « solo ». Ce fut sans doute lâaspect de la sexualitĂ© le plus marquĂ© par les interdits : sâĂȘtre « livrĂ© Ă lâonanisme », ne serait-ce quâun jour de sa vie, constituait une tache indĂ©lĂ©bile dans une biographie. Aujourdâhui, la sexothĂ©rapeute Nathalie Giraud-Desforges (http://www.nathalie-giraud.fr) nous dit que câest seulement Ă partir de cinq fois par jour quâil faut commencer Ă se poser des questions. Cela laisse une marge de progression substantielle Ă nombre de nos contemporains, qui commencent tout juste Ă assumer cette pratique, courante chez les personnes vivant en couple tout autant que chez les « cĂ©libataires », ce qui lui donne un statut de gabarit Ă©lĂ©mentaire, comme la marche Ă pied pour la mobilitĂ©Â : il y a peu, on ne la comptait mĂȘme pas comme un mode de dĂ©placement et on dĂ©couvre que, dans les grandes villes, câest tout simplement le plus rĂ©pandu et que tous, mĂȘme les automobilistes, la pratiquent sans toujours sâen rendre compte.
Dans ce nouvel environnement lĂ©gitime, plutĂŽt que de faire de la pornographie ou de lâindustrie du « jouet sexuel » des branches indĂ©pendantes qui sont parfois vues comme une annexe de la prostitution, câest plutĂŽt au titre dâassistance Ă lâautosexualitĂ© (comme on parle de conception assistĂ©e par ordinateur, CAO) quâil faut leur donner une place. Lors du confinement consĂ©cutif Ă la pandĂ©mie de coronavirus de 2020, lâaccĂšs gratuit aux fonctionnalitĂ©s dâhabitudes payantes des sites pornographiques a Ă©tĂ© saluĂ©e comme une mesure de bon sens pour favoriser dans ce contexte difficile une pratique Ă lâintersection de lâexercice physique, du loisir et de la dĂ©tente, et pour soutenir ainsi la santĂ© psychique des personnes cloĂźtrĂ©es.
Ă lâinverse, lâallosexualitĂ© (celle qui exige la participation dâun tiers) tend Ă devenir un cas spĂ©cifique qui ne peux prĂ©tendre au mĂȘme degrĂ© de fluiditĂ© et de bĂ©nignitĂ©Â : mĂȘme avec un agenda bien rempli, il reste relativement aisĂ© de prendre rendez-vous avec soi-mĂȘme et le risque dâautoviol demeure faible.
Ici la force de dĂ©matĂ©rialisation offerte par le numĂ©rique joue son rĂŽle. Sa combinaison avec lâautosexualitĂ© explique le paradoxe que la sexualitĂ©, qui implique les corps tactiles, prospĂšre sur le Net oĂč ceux-si semblent rĂ©duits Ă des images et Ă des sons : la multisensorialitĂ© reste centrale en-deçà et au-delĂ de lâĂ©cran mais serait moins facile sans lui. Aussi tomber amoureux dâun systĂšme dâexploitation ne pose-t-il pas de problĂšme pratique mais bute plutĂŽt sur les limites de nos capacitĂ©s affectives (Jonze, 2013). Câest que lâInternet offre une mĂ©diation qui permet lâĂ©mergence de lâintime â un dialogue reliant les diffĂ©rentes strates du moi. On voit lĂ une expansion, grĂące Ă lâimage, des Ă©vĂ©nements intimes qui peuvent nâimpliquer quâune personne : la complexitĂ© du psychisme appelle de nombreuses activitĂ©s menĂ©es « en interne » par lâindividu seul, dans lâespace public comme dans le privĂ©.
Cet ensemble de pratiques ne devrait pas, en toute logique, ĂȘtre retirĂ© de lâunivers des « rapports sexuels » et cela suffit Ă modifier les termes de comparaison avec la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente.
Dans ce contexte, le couple homme-femme de longue durĂ©e peut ĂȘtre vu comme un frein Ă une sexualitĂ© intense, car son conatus (sa capacitĂ© Ă persĂ©vĂ©rer) ou, si lâon est plus lucide, sa rĂ©silience (sa capacitĂ© Ă survivre) repose souvent sur lâexistence dâautres logiques que la sexualitĂ©, et mĂȘme, dans une large mesure, que la vie affective. On assiste donc Ă une inversion de la situation dâil y a un siĂšcle dans laquelle le mariage Ă©tait une contrainte qui garantissait en retour la « mise en commun » et lâ« usage rĂ©ciproque des organes et des facultĂ©s sexuels de deux individus », selon lâexpression dâImmanuel Kant (1853 [1795]). Ce nâĂ©tait pas forcĂ©ment la panacĂ©e et le couple Ă©pouse/maĂźtresse ou Ă©pouse/prostituĂ©e montrait que les humains de sexe masculin, dominants et dotĂ©s, aspiraient dĂ©jĂ Ă autre chose. Aujourdâhui, la lĂ©gitimation et la gĂ©nĂ©ralisation de pratiques alternatives contribuent Ă mettre le couple classique en porte-Ă -faux du point de vue de la sexualitĂ©.
Une des raisons provient de ce que cette association bi-individuelle conserve un lien, certes de plus en plus vague, avec la procrĂ©ation. Eva Illouz (2012 ; 2020) voit mĂȘme dans la difficultĂ© Ă stabiliser cette situation la preuve que les femmes, asservies Ă leur « horloge biologique », seraient, comme dâhabitude, les victimes des changements de modes de vie qui fragilisent les couples. On peut penser quâelle se trompe tant les pratiques de procrĂ©ation se dissocient de la vie de couple. Les congĂ©lations (de sperme et dâovocytes), les procrĂ©ations crĂ©atives comme la procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e (PMA: H*F, *H+F, F*H+F, H*H+F, H*F+F, H+F*H+F, H+F*F+FâŠ) ou la gestation pour autrui (GPA: F*H+F, F*H+H, F+H*H+F, F+H*H+HâŠ), les adoptions Ă tout Ăąge et plus ou moins lĂ©gales deviennent lâĂ©quivalent du streaming, licite ou non, du tĂ©lĂ©chargement, du replay et de toutes les maniĂšres de regarder des images animĂ©es sur toutes sortes dâĂ©crans qui ringardisent ce quâon appelait autrefois « regarder la tĂ©lé ». Elles rĂ©pondent de mieux en mieux Ă nâimporte quel type de « dĂ©sir dâenfant » qui semble avoir atteint une sorte de maximum dans les annĂ©es rĂ©centes mais qui donne, Ă en juger par les indices de fĂ©conditĂ©, quelques signes de faiblesse, mĂȘme lĂ oĂč, comme dans lâEurope du Nord-Ouest, des politiques publiques natalistes bien financĂ©es ont ralenti le phĂ©nomĂšne. LâidĂ©e que, pour les femmes, « le compteur tourne » apparaĂźt plutĂŽt comme une ultime tentative communautariste, pour biologiser le genre en maintenant Ă toute force un lien entre sexualitĂ© et procrĂ©ation. Cependant, mĂȘme dissociĂ©e de la reproduction, la force du couple comme ensemble de pratiques ayant leur propre logique systĂ©mique, demeure prĂ©sente et peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme plutĂŽt dĂ©favorable Ă lâexpansion de la sexualitĂ©.
Enfin, la libĂ©ration de la tyrannie et des violences masculines peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©lĂ©ment de dĂ©prise : on avait dĂ©jĂ peur mais on agissait sous la contrainte. Maintenant les innombrables victimes de ce systĂšme de domination, les femmes, les enfants et aussi les personnes de sexe masculin qui se voyaient enjointes de jouer un rĂŽle dĂ©testable, secouent le joug. Une alternative possible serait alors le retrait, chacun dans son coin. Les femmes dĂ©couvriraient que lâhomosexualitĂ© procure les mĂȘmes plaisirs, sans la souffrance de la domination et de la soumission. Si câĂ©tait la direction prise, cela devrait se traduire par une divergence entre les courbes dâĂ©volution des homosexualitĂ©s fĂ©minine et masculine. Or la grande majoritĂ© des enquĂȘtes nationales disponibles, qui se sont multipliĂ©es depuis les annĂ©es 1990 [1], converge vers deux types de changements : une progression des identifications des personnes Ă lâhomosexualitĂ© (parfois au-delĂ de 5% dans les Ă©tudes les plus rĂ©centes), une proportion plus Ă©levĂ©e pour les hommes que pour les femmes, qui, inversement, marquent une attirance plus rapidement croissante pour la bisexualitĂ©. Cela laisse penser que lâautoconfinement communautaire nâest pas privilĂ©giĂ© par les femmes lorsquâelles se libĂšrent de la domination masculine et, plus gĂ©nĂ©ralement, des conformismes sexuĂ©s.
Un langage, une Ă©thique
RĂ©sumons. Nous nâassistons pas Ă une sextinction, mais plutĂŽt Ă une sextension, une extension du domaine de la sexualitĂ©, qui, contrairement Ă ce que voulait en dire Michel Houellebecq (1994), est plutĂŽt joyeuse et dĂ©mocratique. Ses virtualitĂ©s augmentent, ses actualitĂ©s ondulent, mais, du point de vue de lâĂ©mancipation des individus, ce nâest pas un mauvais signe. Le sexe se rĂ©invente, y compris quand il se trouve en Ă©mulation avec dâautres activitĂ©s.
La sexualité était un message perclus de tabous et de commandements. Elle devient un langage au répertoire de signifiants et à la grammaire sans doute limités (ce qui est le propre de tous les langages), mais aux sémantiques ouvertes.
Ainsi, lâidĂ©e longtemps consensuelle selon laquelle lâamitiĂ© Ă©tait proche de lâamour par lâintensitĂ© de lâattachement mais se dĂ©finissait par son absence de sexualitĂ©Â est rĂ©volue. On se trouvait alors dans lâĂ©poque quâAnthony Giddens (2004 [1992]) appelle « romantique » par opposition Ă la « relation pure » qui caractĂ©rise selon lui lâĂ©poque contemporaine. Et aujourdâhui, en effet, la sex friendship et le « polyamour » â qui dĂ©signe plutĂŽt, malgrĂ© son nom, une sexualitĂ© multipartenaire assumĂ©e â rebattent les cartes : lâamitiĂ© et lâamour deviennent deux sentiments diffĂ©rents, chacun pouvant tout autant inclure, ou non, une dimension sexuelle. Entre la prostitution (sans asservissement ni contrainte) et le couple durant-toute-la-vie, il existe un spectre encore plus vaste que naguĂšre de pratiques sexualisĂ©es libres, Ă©galitaires et respectueuses dâautrui qui peuvent cohabiter dans une mĂȘme sociĂ©tĂ©. Une Ă©thique de la sexualitĂ© â comme on la rencontre dans les chroniques de MaĂŻa Mazaurette qui en propose chaque semaine depuis 2015 dans Le Monde une dĂ©clinaison prĂ©cise â tend Ă remplacer la sale morale de nos aĂŻeux. La sexualitĂ© devient donc aussi une culture, Ă prĂ©requis techniques limitĂ©s, qui se nourrit de tous nos autres rapports au monde et y concourt par sa touche inimitable.
Pas dâerreur : je-ne-baise-plus nâest que le nom dâun bijou dâune autre Ă©poque. Alors camarades, puisque la libertĂ© dâaller et venir Ă toutes les Ă©chelles se confirme comme cardinale, quâest-ce quâon attend pour faire mentir les statistiques ?