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Serendipity.

Déplacer les disciplines : le nouveau rôle des aires

Photo by Alfred Eisenstaedt

Man working on millionth map of Latin and South America made under supervision of political geographer Isaiah Bowman. It is 1/1,000,000 actual size. These maps have helped settle many disputed boundaries. (Photo by Alfred Eisenstaedt)
Credit: The LIFE Picture Collection via Getty Images

 

La nature n’est pas la seule menacée par des pratiques insoutenables à court et long termes. L’organisation des sociétés l’est aussi ; les multiples signes de fatigue de la mondialisation – populismes, replis identitaires, exaspérations polymorphes – en témoignent. La production et la diffusion du savoir et, plus spécifiquement, les sciences humaines et sociales sont parties prenantes du grand bouleversement en cours. On y retrouve les mêmes tendances contradictoires, entre globalisme obstiné et repli méfiant, mais aussi les mêmes questionnements et tentatives de repenser le monde en profondeur. Au cœur des débats, revient constamment un défi : comment rendre compte de la pluralité humaine, une pluralité qui s’invite dans le tissu de nos sociétés et qu’il n’est plus possible de mettre à distance grâce à un universalisme abstrait ou au moyen d’enfermements illusoires ? C’est dans ce contexte que s’inscrit cet article, réflexion collective sur le sens à donner aujourd’hui à la connaissance du monde dans sa diversité [1].

Dans bien des universités à travers le monde, les discussions ces dernières années ont tourné autour d’une réflexion sur l’articulation des « aires culturelles » et des disciplines dites « généralistes » des sciences humaines et sociales : division ? complémentarité ? imbrication ? De ces échanges découle d’abord une impression d’essoufflement des « aires culturelles », non pas de ce que leur étude cherche à accomplir, mais de l’expression elle-même. Traduction de l’anglais « culture area », elle a été conçue par l’anthropologie nord-américaine au début du 20e siècle (Wissler 1927, p. 881-891) et développée en France par Marcel Mauss et Fernand Braudel. Mais la référence culturelle est devenue aujourd’hui problématique. Alors qu’il s’agissait à l’origine de mieux connaître et valoriser des formes marginalisées par la pensée coloniale, des logiques de territoire — nationales, religieuses, institutionnelles — ont sédimenté le champ. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler d’études aréales. Cette expression, apparue aux États-Unis à la fin des années 1940 sous la forme area studies, a l’avantage de permettre une plus grande liberté dans la construction des objets de recherche. La préférence pour cette expression ne signifie pas la négation des facteurs culturels ; au contraire, en découplant le culturel du territorial, il s’agit de mieux rendre compte du caractère historique, dynamique et translatif des langues, des agencements sociaux, des imaginaires collectifs, des formes artistiques et de tout ce qui porte la productivité humaine.

Typologie.

On peut appréhender les études aréales des quatre façons suivantes :

  1. Les études aréales comme complément des disciplines
  2. Les études aréales comme position critique
  3. Les études aréales comme discipline
  4. Les études aréales comme déplacement des disciplines

Mises côte à côte, ces différentes conceptions possibles des études aréales dessinent les linéaments d’une histoire. Cependant, les mécanismes logiques qui les sous-tendent ont une portée transhistorique et interagissent constamment. C’est la raison pour laquelle il est important de dégager les principes de chacune de ces phases. Si l’on peut espérer que certaines finissent par s’étioler et que d’autres au contraire s’affirment, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit de mouvements extrêmement lents. La prise en compte de cette inertie est à considérer dans la perspective même de la transformation. Nous mettons ici l’accent sur l’Europe occidentale à la période contemporaine, mais il va de soi que l’on pourrait reprendre et développer l’analyse sur d’autres échelles d’espace et de temps.

Les études aréales comme complément des disciplines.

Description historique.

L’éducation moderne, telle qu’elle s’est développée en Europe à partir du 18e siècle, est organisée en deux phases. Une première passée dans des écoles conçues sur le modèle du cloître à apprendre les humanités classiques et les mathématiques, à laquelle succède une période de découverte pratique du monde par l’armée, le commerce ou le tourisme, suivant les fortunes personnelles. Le monde abstrait de l’ici précède l’expérience concrète de l’ailleurs.

L’apparition des disciplines universitaires modernes (géographie, histoire, sociologie, économie…) procède du même mouvement. À la théologie, au droit canonique et aux arts libéraux s’ajoute progressivement un ensemble de méthodes visant à connaître le monde (l’ailleurs) sur un mode défini d’après des schémas internes : découpage du monde en continents ad hoc ; recherche de l’origine unique de l’homme dans une logique post-biblique ; classification des races sur la base d’une supériorité de la race blanche ; description des langues à partir de la grammaire latine ; typologie des arts suivant les critères du beau grec, etc.

Dans ce cadre, les études aréales visent à compléter les savoirs locaux. L’objectif peut être de faire progresser la science pour elle-même, suivant une logique d’efficacité à long terme, ou d’acquérir des compétences pratiques dans une logique de progrès immédiat. La fondation de l’École spéciale des langues orientales (1795) illustre cette tension. D’un côté, le décret-loi présidant à sa fondation met en avant l’importance des langues « pour la politique et le commerce » : former des interprètes, des traducteurs, des experts, c’est permettre d’avoir un meilleur accès à des marchés et des territoires nouveaux. De l’autre, Silvestre de Sacy, son premier administrateur, n’a eu de cesse d’affirmer l’importance d’une science autonome par rapports aux intérêts de l’époque.

Toutefois, cette différence de sensibilité ne modifie pas le schéma. Tant sur le plan institutionnel qu’épistémologique, il existe dans les deux cas une relation hiérarchique et instrumentale entre les disciplines et les études aréales. D’un côté une science postulante, qui propose des hypothèses indissociables de ses propres intérêts et représentations, de l’autre une approche descriptive qui complète, fournit des limites et permet le renouvellement marginal des hypothèses. L’ensemble fonctionne de manière organique et constitue un système extrêmement puissant d’appréhension et de domination du réel.

Principe.

Toutes les grandes sociétés humaines ont mis au point des organisations efficaces qui leur permettent de se reproduire et de se développer. Ce qui fonctionne au présent pour soi a valeur de vérité. L’observation de ce que connaissent et pratiquent les sociétés voisines permet soit d’enrichir et reformuler ses propres usages, soit simplement de les légitimer par antithèse. Un lien de domination (intellectuel, symbolique, économique, voire territorial) est inhérent à cette approche. Ce sont les fameux rapports de « savoir-pouvoir » projetés ici sur le champ des études aréales.

Les études aréales comme position critique.

Description historique.

Cette deuxième fonction des études aréales est tout aussi importante et tout aussi ancienne que la précédente. Étudier les réalités étrangères ne vise plus à la domination de l’autre, mais à la critique de soi, à la mise en cause des vérités d’ici. Cet effort relève dans son essence d’une position sceptique, comme on la trouve par exemple chez Montaigne.

Depuis la fin du 18e siècle, toute une frange de l’orientalisme s’est développée dans cette perspective, en particulier dans le cadre des différentes formes de romantisme. L’intérêt des romantiques allemands pour l’Inde et le sanskrit est intimement lié à une volonté de rompre avec l’unité du classicisme. Plus généralement, cette approche critique des cultures étrangères correspond à un moment de retour au réel des schémas généraux, au temps deux d’une dialectique. Ce mouvement est toutefois souvent contrebalancé par un phénomène de reconstruction a posteriori d’une vérité nouvelle.

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, la théorie critique, dans sa volonté de refonder la rationalité dans un réel pratique et immédiat, a donné un nouvel élan à cette approche des études aréales. Nourrissant les études post-coloniales et les subaltern studies, elle a mis en évidence l’importance de la médiation de l’autre pour critiquer les schémas théoriques qui se pensent universels quand ils ne sont qu’autocentrés.

Toutefois, la théorie critique, comme l’a bien noté Marcuse, est incapable de proposer une nouvelle synthèse. Elle n’est, comme il le dit avec une forme de dépit, que la voie du « Grand Refus » (Marcuse 1968, p. 281), ce qui conduit souvent à un sentiment d’impuissance.

Principe.

Aucun usage, aucune technique n’est pareillement valable pour tous. Toute pratique, tout savoir, introduit de la hiérarchie et de la discrimination. Celui qui sait comment fabriquer un arc ou comment fonctionne une administration possède un pouvoir que d’autres n’ont pas. L’Autre désigne celui qui n’a pas le pouvoir en question, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la société. Prendre en compte le point de vue de l’Autre vise à mettre en évidence une relation inégale, et par conséquent à déconstruire une forme de violence inhérente au savoir.

Les études aréales comme discipline.

Description historique.

L’ethnographie, l’ethnologie, l’anthropologie et avec elles tout une part des « sciences de l’homme » se sont progressivement affranchies au cours du 20e siècle de la hiérarchie sciences occidentales / données locales dont elles procèdent au départ. La transformation de l’anthropologie physique, qui mesurait les corps suivant des schémas racialistes, en anthropologie sociale et culturelle en est l’exemple type. À partir des années 1920-1930, le caractère euro-centré et exotique de l’anthropologie s’est progressivement dissous.

Au cours de ce processus, toute une partie des études aréales s’est transformée en une discipline nouvelle. Marcel Griaule, Georges Condominas, Maurice Godelier, pour ne citer que quelques auteurs français, ont en commun une connaissance approfondie des terrains, ils sont les produits dérivés des études aréales (au sens 1) qu’ils ont, par réaction, fait évoluer vers l’anthropologie contemporaine.

Pour les anthropologues d’aujourd’hui, la maîtrise de la langue des populations étudiées est devenue obligatoire, de même qu’une connaissance fine de l’histoire et des mœurs locales. La connaissance de l’autre n’est pas vue comme une fin en soi, comme un objectif pratique lié à un rapport de domination, mais souvent comme un processus permettant de dépasser la relation sujet – objet, soit « par le haut », sous la forme de la généralisation conceptuelle, soit « par le bas », sous la forme de l’empathie et de la communion.

Au sens de l’anthropologie contemporaine, les études aréales n’ont cessé de se développer et d’étendre leur champ d’application. Nées sur la base de l’observation des peuples lointains et primitifs, elles se sont considérablement renouvelées dans les années 1960 quand les Grecs et les Romains ont, à leur tour, fait l’objet de l’attention des chercheurs. On a commencé à admettre que les « autres » puissent faire l’anthropologie de « soi », et l’on a vu apparaître des anthropologies locales et sociales. La connaissance de l’autre est devenue une connaissance de l’homme, tantôt dans sa généralité et ses rapports internes, tantôt dans l’infinie variété de sa différence.

Principe.

Les humains peuvent se reproduire et se mélanger à l’infini. Il existe une humanité de l’homme qui relativise fondamentalement les découpages en sociétés et cultures. L’étude de l’autre n’est, au fond, pas différente de l’étude de soi, ce qui compte est de comprendre ce qui fonde historiquement et socio-culturellement l’espèce humaine, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes qui articulent le général et le particulier. La prise en compte de la différence s’inscrit dans la perspective d’« une connaissance globale de l’homme », pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1958, p. 348).

Les études aréales comme déplacement des disciplines.

Description historique.

Depuis les années 1980-1990, s’affirme une volonté de déplacer et de décentrer les disciplines. Celle-ci peut se comprendre comme un prolongement des études postcoloniales, mais elle constitue de fait une nouvelle proposition épistémologique. Ainsi l’histoire connectée et plurielle ou connected histories initiée par Sanjay Subrahmanyam (Subrahmanyam 1997), n’est plus simplement la déconstruction critique, « décolonisatrice », d’une histoire euro-centrique et hiérarchique, mais un dépassement de la relation centre / périphérie par une attention systématique portée aux nœuds de circulation et au pluralisme des archives. Du côté des sciences sociales, le décentrement s’opère notamment par l’analyse intersectionnelle qui bouscule les catégories identitaires de manière transdisciplinaire, parcourant la sociologie, le droit ou encore la science politique. Ces nouvelles tendances ont suscité des débats – sur leur solidité conceptuelle, sur leur instrumentalisation – dont la pertinence devra être examinée avec plus de recul. Mais notons dès à présent ce qu’offrent ces démarches, à savoir un changement de focale, de la « différence » vers la « diversité ». Le regard n’est plus porté sur l’Autre comme donnée fondamentale, mais sur la pluralité comme condition humaine. Cette pluralité est perçue comme indispensable à l’adéquation des sciences humaines et sociales avec le monde que celles-ci entendent analyser.

Une telle réorientation scientifique donne une nouvelle signification aux études aréales. Ici elles ne sont ni complément des disciplines, ni discipline à part entière, ni point d’observation critique de ces dernières, mais méthodologie. La méthode aréale se fonde sur une pratique du décentrement qui ne consiste plus à partir de soi pour, in fine, revenir à un soi encore plus cohérent. Elle ne sert pas à produire une unité de la recherche, de ses catégories de savoirs et de ses codes, mais vise au contraire à faire de la reconnaissance et de la connaissance de la diversité les points de départ et d’arrivée de toute démarche scientifique. En ce sens, la méthode aréale est une pratique du pluralisme. S’intéresser à une « aire », c’est considérer le faisceau d’expériences partagées qui délimite un espace, territorialisé ou non, et une temporalité ; une entité spatio-temporelle qui entre en contact avec d’autres, formant la diversité des sociétés humaines. Le but n’est pas tant d’établir un champ de savoir – « les études aréales » – débarrassé des logiques de domination, que d’irriguer l’ensemble des sciences humaines et sociales en examinant les formes et les pratiques du partage de la diversité.

Principe.

L’expérience de l’altérité, une expérience humaine aussi primordiale que l’acquisition de la marche ou du langage, est communément source de « problèmes de société ». La perception de la différence et la définition / désignation de l’Autre engendre historiquement du conflit. Mais un changement de paradigme semble émerger, faisant de la différence un besoin plutôt qu’un défi.

« La diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant », affirme l’Unesco (Unesco 2001). La nécessité de la diversité humaine va, de fait, au-delà de la culture et inclut les mémoires collectives, les représentations de la nature et les imaginaires sociaux.

Vers l’établissement d’une méthode aréale.

Nous partons ici du principe que nous souhaitons accompagner les études aréales dans leurs transformations les plus récentes, dans l’objectif de déplacer les disciplines existantes (sens 4). Bien que nous soyons conscients de la rémanence des formes antérieures, nous avons pour ambition de faire des études aréales le vecteur d’une transformation des sciences humaines et sociales en général. Le cas de l’anthropologie (sens 3) ne sera pas développé ici.

Les questions que pose l’émergence d’une nouvelle conception de l’étude des réalités étrangères sont directement liées à certains des grands problèmes auxquels est confronté le monde contemporain : place de l’éthique et de l’esthétique au sein de la connaissance ; définition des acteurs et des bénéficiaires de la science ; rapport entre savoir et domination. En cela, cette réflexion possède nécessairement une dimension politique au sens large.

Le monde prémoderne était construit sur l’éthique. La religion dominait la société, l’esthétique était à son service et la science, sous son emprise. Le monde moderne s’est ensuite développé à partir de la science, et l’éthique a dû s’adapter à ses propositions. Quant à l’esthétique, elle a été objectivée, elle est devenue elle-même une science se rapportant pour l’essentiel à des objets socialement marginaux. Mais l’évolution récente du monde oblige à renverser notre système de valeur. Dans un monde où les phénomènes climatiques menacent les populations, où l’air devient insalubre dans certaines villes et métropoles, où les résidus inorganiques de l’activité industrielle s’insinuent partout, une réévaluation de l’esthétique paraît inévitable, car c’est la relation physique, sensible, de l’homme au monde qui est mise en péril. Les êtres humains, sauf à choisir une fuite en avant mortifère, vont devoir partir de ce qu’ils sentent et adapter la science et la morale à cette nouvelle configuration du réel. Il se pourrait bien qu’ils deviennent ainsi matérialistes par nécessité.

L’approche aréale place par définition l’expérience sensible au fondement de la relation à l’autre et au monde. À la différence de l’orientalisme de cabinet du 19e siècle, elle suppose des séjours prolongés dans les zones considérées, un apprentissage en profondeur de la langue et son utilisation pratique, l’assimilation de gestes et réflexes socio-culturels, de connaissances triviales et largement partagées. Elle transforme le sujet de l’intérieur. Elle ne le rend pas identique à l’autre, le sentiment d’écart perdure, mais elle tend à dédoubler l’individu qui devient capable de distinguer des sons qui lui échappaient jusqu’alors, d’infléchir la position de sa voix, d’adapter sa gestuelle, sa manière de communiquer et son comportement général. Elle travaille le corps, le rend malléable, ce qui est relativement facile quand le sujet est jeune, plus dur quand il est âgé et que ses chemins intérieurs sont creux et bordés. L’approche aréale implique le corps entier, elle a une dimension charnelle. Elle est à ce titre en adéquation avec le mouvement général en faveur d’une société écologique, pour qui l’esthétique, c’est-à-dire un rapport sensible au monde, ne peut être qu’au centre de la vie humaine.

Ce travail d’apprentissage / transformation est non seulement lent, mais il est aussi par nature inachevé. Dans la mesure où l’effort est entrepris avec sincérité, le rapport à la culture étudiée ne saurait être surplombant. Face à la résistance des mots, des formes et des structures qui l’entourent, le sujet est amené à une forme d’humilité. Sans cesse ramené à ses propres limites, il est maintenu dans une inquiétude constante. Les études aréales induisent structurellement un rapport patient et respectueux à l’autre. Elles constituent par conséquent une méthode permettant de sortir des logiques héritées de supériorité raciale et/ou coloniale.

La dimension éthique inhérente aux études aréales découle d’une altérité physique et sensorielle. Elle est en partie subordonnée à l’esthétique. Toutefois, elle ne doit pas se limiter au terrain de l’expérience. Elle doit s’abstraire de l’expérience pour s’appliquer à toute autre configuration similaire. Pour le dire sous la forme d’un exemple, qui s’intéresse aux réalités exogènes doit être capable de projeter le rapport vécu qu’il entretient avec son objet d’étude sur des territoires dont il n’est pas spécialiste. Ce qui implique une forme de prudence, de conscience aigüe de sa propre vulnérabilité, mais aussi une forme de confiance dans la capacité d’appréhender le monde entier de façon juste grâce à l’existence de références et de textes produits par d’autres suivant les mêmes méthodes. Dans la perspective des études aréales, l’universalité est une construction collective. L’idée qu’un individu puisse proposer sur un mode spéculatif un raisonnement universellement applicable est contestée dans ses fondements.

Si les politiques d’éducation nationale, en France et ailleurs, encouragent généralement la transmission aux populations, et aux jeunes en particulier, l’idée d’une appartenance essentielle, unique et spontanée à la « Nation », les études aréales insèrent un coin dans cette conception identitaire. Elles produisent des individus ouverts, pas simplement sur le plan intellectuel, mais avant tout sur le plan sensible et moral. Des individus ontologiquement ouverts, pourrait-on dire. Cette ouverture vécue prédispose les individus à un rapport plus attentif et connecté au monde, que ce soit sur le plan social ou environnemental.

Dans la perspective des études aréales, la connaissance n’est jamais complètement séparée de l’esthétique et de l’éthique, des sens et de la morale, des formes et des questions socio-politiques. Elle est incarnée et répond à des besoins humains. Elle vise à décrypter des situations et non à fournir des schémas généraux. Elle s’occupe à décrire les nœuds et non à mailler les territoires. Sa créativité tient à sa manière de faire travailler ensemble des points de vue, des concepts et des catégories de nature dissemblable, ou, à l’inverse, à sa capacité à repérer des similitudes en termes de structures et de dynamiques, par-delà la dissemblance des formes. Elle provient aussi de sa sensibilité aux rapports complexes que les réalités humaines entretiennent entre elles, aux triangulations, aux dérivations, aux logiques de réseau, aux rapports de force et à tout ce que Foucault appelle les « espaces de dissension » (Foucault 2015, p. 161). Elle vient enfin de la valeur particulière qu’elle attache aux rencontres et aux intuitions qui les accompagnent.

Les études aréales ne sont pas une alternative aux disciplines. La connaissance des fondements méthodologiques d’une ou plusieurs disciplines leur est indispensable. Mais comme elles se développent dans plusieurs espaces linguistiques, culturels et sociaux, elles s’opposent par nature à toutes les approches radicalement abstraites et désincarnées qui, sous couvert d’universalité, sont en fait puissamment autocentrées. Elles s’intéresseront donc davantage aux fondements des disciplines qu’à leurs derniers développements spéculatifs. Toutefois, en tant que mise à l’épreuve et transformation des sciences humaines et sociales en général, il est nécessaire qu’elles soient aussi conscientes de leur propre histoire. Elles doivent par conséquent, d’une part, porter une attention soutenue à l’histoire des savoirs sur le monde (orientalisme, savoirs coloniaux, cultural studies…), mais aussi s’intéresser de près à l’épistémologie des SHS, ainsi qu’à toutes les philosophies de la connaissance (herméneutique, théorie critique, archéologie du savoir, sociologie des sciences…). Elles doivent enfin affirmer leurs présupposés esthétiques et éthiques, ainsi que le type de questionnement et les méthodes d’analyse qui en découlent. En termes de questionnement : le repérage des nœuds au sein (ou entre) langues, cultures et sociétés. En termes d’analyse : la mise en évidence des différences de structure et de dynamique derrière la proximité des formes ; ou, inversement, la recherche des parallèles de structure et de dynamique derrière la dissemblance des formes.

Vu sous un angle systémique, tout dans le monde humain est comparable à tout : l’imitatio romaine des Grecs au mitate japonais des Chinois ; la décolonisation de l’Algérie à celle de la Corée ; les alliances entre les royaumes européens à celles des tribus amérindiennes. Ni la « modernité », ni les « structures de production », ni bien sûr les « races » ou les « continents » ne constituent des seuils infranchissables. Au niveau des principes, l’histoire humaine doit s’embrasser dans sa totalité. Toutefois, il va de soi que tout n’est pas égal à tout : ainsi des décisions similaires sur le plan politique ou économique peuvent-elles avoir des conséquences radicalement différentes d’un endroit à l’autre. La force des études aréales tient à sa capacité de faire dialoguer des points de vue extrêmement éloignés — ne serait-ce que ceux d’ici et de là-bas —, ce qui lui confère une grande originalité, mais aussi un sens aigu de la variation, des tensions et des interactions de tout ordre.

Les études aréales entendues comme déplacement des disciplines correspondent à la vision la plus contemporaine de l’étude des sociétés humaines. Elles sont utiles au renouvellement de l’ensemble des sciences humaines et sociales, voire des sciences dites « dures ». Elles sont en adéquation avec un monde humain averti de sa complexité et de sa fragilité, soucieux d’équité et visant une vie de qualité pour tous.

Elles reposent sur le postulat que l’apprentissage des langues et cultures étrangères transforme le sujet de l’intérieur et le rend capable de mieux apprécier la différence des points de vue. L’acquisition d’une ou plusieurs langues étrangères, tout comme les séjours de terrain, ne sont pas de simples outils de la connaissance, mais des expériences qui déterminent la connaissance d’un sujet devenu intimement conscient de la pluralité. Cet effort constitue le socle fondamental des études aréales.

Les enseignements disciplinaires restent essentiels. Mais ils doivent surtout être considérés dans leur histoire et leur diversité interne. Il convient donc d’assumer une certaine distance par rapport aux grandes théories abstraites et universalisantes. Dans le même ordre d’idées, il faut intégrer à part égale les auteurs locaux et ne pas se contenter d’approches occidentalo-centrées.

Dans la perspective qui est la nôtre, la recherche aréale n’a ni vocation à appliquer sur le monde des modèles théoriques généraux produits en Occident, ni à élaborer des discours de défense culturalistes et/ou essentialistes. Elle s’intéresse en premier lieu à comprendre la formation des systèmes de valeurs, la circulation des savoirs, les dynamiques de transformation et les rapports de domination, mais elle vise aussi à dénouer les nœuds interprétatifs, que ce soit au niveau linguistique, politique, religieux ou artistique. Elle est enfin sensible aux écarts qui existent entre les formes et les structures, tout comme elle prend en compte la complexité des interactions transaréales (relations en miroir, triangulaires, à plusieurs niveaux, etc.).

La division qui a structuré l’enseignement et la recherche depuis des siècles, entre d’une part ce qui relève de l’Occident et ce qui relève du reste-du-monde, n’est plus pertinente au niveau du principe. Elle conserve cependant une forme de rationalité immédiate, non seulement parce qu’elle décrit une situation de fait dans de nombreuses institutions, mais aussi parce qu’il existe des hiérarchies héritées entre les aires culturelles qu’il importe de considérer de manière spécifique.

Notre analyse concerne au premier chef l’enseignement supérieur et la recherche, mais elle pourrait s’appliquer au niveau du secondaire. La construction d’individus solidement conscients de l’intérêt d’une pluralité culturelle vécue et approfondie doit permettre d’échapper tant au repli nationaliste qu’au relativisme sentimental et à l’universalisme abstrait. Un pays riche d’une grande diversité comme la France y a particulièrement intérêt. Dans cette perspective, l’identité nationale ne renvoie ni à un attachement topologique ou sanguin, ni à un certain sens de la raison, de la liberté ou de la démocratie, mais à une articulation vécue, nourrie, fondée dans les langues et les pratiques, qui peut se décliner tant au niveau d’un rapport à l’étranger, qu’en interne, au niveau régional.

Abstract

Our societies appear increasingly polarized between the camp of the advocates of "de-globalization" and that of the relentless globalists. Such polarization obscures, by caricaturing it, the complexity of the challenge of human plurality and generates a dilemma, illusory to a certain extent, between the quest for generality and the consideration of particularities. In the humanities and social sciences, this dilemma takes the shape, among others, of a recurring debate about the relation between “the disciplines” and area studies. Overcoming this dilemma, by considering the study of areas as a method, or even as a praxis, offers a means of redesigning the issue of human diversity through its multiple expressions, including its relationship with nature.

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Notes

[1] Cet article est issu d’une conversation bilatérale qui elle-même s’inscrit dans un ensemble d’échanges menés depuis plusieurs années avec de nombreux collègues et en particulier Alain Delissen, Eloi Fiquet, Emmanuel Lozerand, Catherine Mayeur-Jaouen, David Recondo et Bernard Thomann, ainsi que Fariba Adelkhah, Stéphanie Balme, Sébastien Billioud, Mélanie Bourlet, Hamit Bozarslan, Bénédicte Brac de la Perriere, Yannick Bruneton, Olivier Dabène, Annick Horiuchi, Jean-François Huchet, Paul Jobin, Madalina Joubert, Gilles Kepel, Laurence Louer, Françoise Mengin, Daniela Merola, Dana Rappoport, Cécile Sakai, Kapil Raj, Kathy Rousselet, Stéphane Sawas, Jean-Frédéric Schaub, Stéphanie Tawa-Lama-Rewal, Marie-Orange Rivé-Lasan, Ghassan Salamé, Etienne de la Vaissière, Cécile Vidal, Jakob Vogel, Kazuhiko Yatabe. Le présent article n’engage cependant que ses deux auteurs.

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