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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Parlez-moi de la ville, parlez-moi de l’urbain.

Thierry Paquot, Conversations sur la ville et l’urbain, 2008.

Image1Lorsqu’il devient rédacteur en chef de la revue Urbanisme en 1994, Thierry Paquot décide de mettre en place un nouveau sommaire et de nouvelles rubriques. Parmi ces rubriques, un entretien avec un « “intellectuel”, un “artiste”, un “penseur”, un “spécialiste” des sciences humaines et sociales » (p. 9). Certains de ces entretiens, menés donc sur plus de dix ans, sont compilés dans cet ouvrage, qui selon les mots de son auteur, « contient plusieurs livres en un seul », car il est à la fois « une véritable encyclopédie sur la civilisation urbaine, un état des sciences humaines et sociales au tournant du siècle, des rencontres chaleureuses avec des penseurs ouverts et engagés » (p. 9).

Pour poursuivre sa réflexion sur l’urbain et l’urbanisation [1], « entendue à la fois comme une montée des villes et un effacement progressif du monde rural dans tous les domaines […], mais aussi comme l’affirmation de l’Homo urbanus, avec la diffusion et la généralisation de valeurs, de comportements, de manières d’être, de modes de vie impulsés par “l’esprit de la ville” » (p. 9), Thierry Paquot a rassemblé les entretiens qu’il a menés avec « les intellectuels les plus représentatifs des sciences humains et sociales » (p. 9). Soixante-dix-neuf entretiens sont retranscrits, présentés par ordre alphabétique pour ne pas « enfermer » les chercheurs dans leur discipline et valoriser une transdisciplinarité présente dans la majorité des textes. La lecture commence ainsi par un entretien avec Gérald Althabe et s’achève par un entretien avec Jorge Wilheim. Entre ces deux extrêmes alphabétiques : Marc Augé, Étienne Balibar, Augustin Berque, Manuel Castells, Anne Cauquelin, Peter Hall, Jacques Le Goff, Henri Mendras, Colette Pétonnet, Ignacy Sachs, Saskia Sassen, ou encore Pierre Vidal-Naquet, parmi tant d’autres. La lecture peut ainsi se faire en suivant l’ordre alphabétique ou bien au hasard.

Chaque entretien commence par une rapide présentation de la personne interrogée, [2] le plus souvent accompagnée de précisions sur le lieu de l’entretien et le déroulement de celui-ci. À l’exception de ces courtes introductions, parfois très émouvantes, comme celles des entretiens menés auprès d’Étienne Balibar et de Jack Goody, Thierry Paquot apparaît peu, laissant souvent libre champ à ses interlocuteurs, intervenant de façon ponctuelle et toujours pertinente, rebondissant sur les mots, approfondissant une réponse, abordant un autre thème, ouvrage ou terrain, confrontant la posture de l’un à celle d’un autre. [3] Dans la plupart des cas, les entretiens ne sont pas très longs, mais extrêmement denses, agréables et faciles à lire. L’un des aspects les plus fascinants de ces entretiens est qu’ils donnent à lire et à découvrir des Vies, dont chacune à sa manière contribue à alimenter une généalogie de la pensée sur l’urbain, mais également sur les transformations sociales et historiques dans lesquelles elles se sont inscrites.

Histoire de vies, chroniques de sociétés.

Ce que Thierry Paquot donne à lire dans Conversations sur la ville et l’urbain, ce sont avant tout des trajectoires, des parcours, des itinéraires : des Vies. Des vies fascinantes pour la plupart, à l’image de celle de Richard Sennett, violoncelliste qui s’inscrivit à l’université pour éviter le Vietnam, en sociologie sur les conseils d’Hannah Arendt, fidèle de ses concerts ; celle de Gilles Barbey, architecte, enseignant, globe-trotteur ; celle d’Azouz Begag, le gone du Chaâba devenu universitaire et homme politique ; celle de François Bloch-Lainé, ancien résistant qui a participé à la construction des grands ensembles, à la fermeture des Halles et à l’ouverture de Rungis et qui a toute sa vie milité pour la promotion de la vie associative ; celle d’Alain Caillé, l’un des fondateurs du Bulletin du Mauss, instigateur de l’appel de 1995 pour l’allocation universelle. C’est également la vie de Louis-Jean Calvet, ethnolinguiste parlant une dizaine de langues, biographe de Léo Ferré et de Georges Brassens, ami de Bernard Lavilliers, qui s’est intéressé à la linguistique en feuilletant les Éléments de linguistique générale d’André Martinet ; celle de Jean Chesnaux, victime d’une rafle en 1943 et emprisonné, parti durant deux ans avec trois amis (François Gall, Jacques-Francis Rolland et Robert Scipion) à travers le monde (Égypte, Inde, Irak, Iran, Afghanistan, Indochine, Ceylan, Malaisie, Vietnam, [4] Chine), membre de la cellule Sorbonne Lettres du Pcf aux côtés de Jean-Pierre Vernant, Madeleine Rébérioux ou encore Yves Lacoste. C’est aussi la vie de Michel Marié, fils de paysan qui voulait devenir navigateur, puis prêtre, avant de s’inscrire à l’université et de côtoyer Lefebvre, Morin et Chombart de Lauwe au Centre d’études sociologiques, de partir en Algérie, au Venezuela et au Chili ; la vie de Gustave Massiah, ingénieur qui côtoya Senghor, Michel Écochard et Philipp Langley, militant qui s’engagea pour le Psu, la Gop, le Crid (Centre de recherche et d’initiative pour le développement) et Attac. C’est en outre la vie de Jean Cuisenier, jeune agrégé de philosophie, nommé professeur de morale et de sociologie à Tunis, chercheur au Cnrs puis directeur du Musée des arts et traditions populaires ; celle de Jean Kaufmann racontant avec humour et pudeur ses origines, sa formation universitaire et l’histoire de son livre La chaleur du foyer (pp. 405-407) ; celle de Michel Onfray, issu d’une famille modeste, s’ouvrant à la philosophie dès l’adolescence, préférant le lycée à l’université pour faire une philosophie « pratique, concrète, existentielle, soucieuse du quotidien » (p. 624) et créateur de l’Université populaire de Caen.

Chacun de ces parcours de vie constitue alors, par l’histoire biographique, le révélateur d’une évolution sociale, d’une transformation historique.

De l’importance des pairs et des guides.

Dans tous les entretiens ou presque est perceptible l’importance de la transmission du savoir, des pairs et des guides qui font découvrir, avancer, progresser. Georges Balandier revient ainsi dans les paroles de Marc Augé et de Gérard Althabe, Chombart de Lauwe dans celles de Serge Antoine et de Roger-Henri Guerrand, Georges Canguilhem dans celles d’Étienne Balibar, Horst Rittel dans celles de Lucius Burckhardt, Claude Lefort dans celles d’Alain Caillé, Alain Touraine dans celles de Manuel Castells, [5] sa femme dans celles de Paul Claval. La figure marquante pour Augustin Berque est celle d’un professeur qui au lycée lui a donné le goût de la géographie. Autres professeurs importants : Monsieur Yung, professeur de droit, pour André Corboz ; Raymonde Moulin pour Florence Dubost ; M. Mercardier, professeur de lettres de Paul Claval, qui lui apprit à faire parler les textes et lui donna le goût pour l’histoire des idées ; Gilles Deleuze, professeur de philosophie de Michel Marié ; Gabriel Le Bras, professeur de droit romain et d’histoire du droit, qui fit comprendre l’importance de l’enquête de terrain à Henri Mendras. Georges Friedmann, Jean Stoetzel, Georges Gurvitch et Raymond Aron furent les quatre autres personnalités fondatrices de sa vie de chercheur. Raymond Aron revient accompagné de Claude Lévy-Strauss dans les mots de Jean Cuisenier, tandis que Georges Friedmann revient dans ceux d’Alain Touraine.

Méthode, rigueur, passion et terrains.

Dans la plupart des entretiens est posée, directement ou indirectement, la question du rapport à une discipline, aux sciences sociales et humaines, à la science en général et à la façon dont on la produit. Hervé Le Bras estime ainsi que la science naît de l’opposition ; [6] Alain Caillé se définit comme « un sociologue sans terrain » (p. 134), tandis que Gérard Althabe ne conçoit son travail de recherche que dans « l’implication » (p. 15). Au contraire, pour mener son travail de terrain, Colette Pétonnet suit le conseil de Leroi-Gourhan : « l’ethnologue doit “se faire comme étranger à son propre milieu” […]. Mon “terrain” était banal […], ma “population” était composite […], rien de très stimulant, de très valorisant […]. Il faut toujours conserver un regard distancié. […] Si l’affectif s’en mêle on devient incapable de restituer l’intimité des gens sans y projeter ses propres affects » (p. 652). Autre chercheur, autre démarche, celle de Jack Goody, qui se définit comme un « sociologue comparatiste, car je suis persuadé que la comparaison enrichit considérablement les connaissances que nous pouvons avoir d’une société […]. Comment oublier votre formation, vos préjugés, vos interrogations lorsque vous vous retrouvez sur votre “terrain” d’études ? Finalement le comparatisme s’impose » (p. 355).

Dans chaque entretien transparaît également la passion de la personne rencontrée pour sa discipline et ses recherches, mais également une exigence de rigueur de la pensée. Mohammed Arkoun explique ainsi qu’Emmanuel Lévinas et Paul Ricoeur, qui furent ses collègues à la Sorbonne, s’ils ont pensé l’altérité et l’Autre, n’ont jamais intégré à leur réflexion d’autres religions que la leur. [7] Max Querrien pose comme règle absolue que « l’architecte se doit d’être attentif à tous les volumes, bâtis ou non, au traitement des espaces dans lesquels l’homme se déplace, s’active ou se repose. C’est pour cette raison quais existentielle de la nature de l’espace que j’ai misé sur la création architecturale, contre l’uniformité, contre la facilité » (p. 713). L’entretien avec Paul Claval, d’une grande richesse, permet au géographe fondateur de la géographie culturelle en France de revenir sur son parcours et sa démarche, ses exigences et ses choix scientifiques. Dans un autre domaine, Gilles Clément, mi-jardinier, mi-paysagiste, explique avec des mots tout simples l’invention du « jardin en mouvement ». Après avoir acheté une friche, il décide d’en faire en jardin, en utilisant le moins possible de machines et de produits : « cela a donné un jardin très sauvage d’aspect mais, malgré tout, assez sophistiqué, où le jardinage est nécessaire, et la nature très présente en tant que diversité et dynamique. J’ai cherché à utiliser l’énergie qu’elle représente au profit du jardinier de façon à ce que lui travaille moins […]. À partir des conclusions tirées de cette expérience, je me suis rendu compte que je pouvais théoriser, c’est-à-dire généraliser sur des principes. Et cela a donné le “jardin en mouvement” » (p. 251). Bernardo Secchi explique quant à lui sa démarche d’urbaniste, d’arpenteur : « Lorsque j’arrive dans une ville pour laquelle on m’a demandé d’expertiser des situations compliquées, je récolte tout ce qui existe sur elle : de la littérature à la photographie en passant par la peinture, la musique, l’histoire, etc. Et je commence : marcher, marcher et après encore marcher. L’urbanisme est quelque chose que l’on fait avec les pieds. Il faut observer les détails minimaux, les noter, redessiner continuellement ce qu’on a vu, écouter les gens, leur imaginaire, les images de la ville qu’ils ont, les confronter à nos propres images, à nos propres projets » (pp. 850-851).

Enfin, un réel attachement au terrain parcouru, visité, investi, est perceptible dans la plupart des discours. C’est le cas par exemple avec Marc Augé, qui parle avec émotion de la Côte d’Ivoire et de la crise de l’ivoirité ; Augustin Berque, amoureux du Japon où il a en tout passé treize ans ; Gérard Althabe avec Madagascar, le Congo et Nantes ; Jean Cuisenier avec le djebel Ansariin ; Annie Fourcaut avec les banlieues rouges ; Colette Pétonnet avec les banlieues ; Richard Stren avec l’Afrique.

L’ancrage dans le Monde et ses sociétés.

Dans la majorité des entretiens rejaillit avec force le souci de penser le Monde, d’analyser le réel et de s’y confronter. Jean Chesneaux donne le ton : « Il y a le monde et il y a l’immonde. Voyager c’est ouvrir les yeux sur le monde et l’immonde », de même que penser, rajouterons-nous. Et les soixante-dix-neuf personnes interrogées par Thierry Paquot ont en commun de penser les deux. Étienne Balibar milite en faveur des droits des immigrés, de leur dignité sociale et civique, craint la résurgence actuelle du néofascisme européen et en particulier français (p. 66). Gérard Mendel a longtemps plaidé en faveur d’une « démocratie participative ». Gustave Massiah est vice-président d’Attac et président du Crid. Serge Latouche, théoricien de la décroissance, insiste sur l’importance de réduire son empreinte écologique ou encore de revenir à une agriculture de proximité et non productiviste. Il explique également très simplement que « deux forces, essentiellement, font avancer l’histoire : l’idéal et le coup de pied aux fesses. L’idéal c’est l’utopie, les coups de pied aux fesses ce sont les catastrophes. On a aimé la vache folle, on va adorer la fin du pétrole » (p. 462). Gérard Mendel jette également un regard fort pessimiste sur la société contemporaine, dépendante à l’automobile et en proie aux « maladies infantiles de la modernité » (p. 548). Même pessimisme chez Riccardo Petrella, qui craint « l’extension des cités plurimillionnaires » dans la mesure où pour lui, c’est le cadre géographique de la ville qui permet à la démocratie locale de s’exprimer : « il faut s’atteler à une œuvre gigantesque de reconstruction de ces villes en centrant l’action sur l’éradication des périphéries : […] nouveaux habitats, scolarisation gratuite et obligatoire, santé pour tous » (p. 667). Pour Nuno Portas, au contraire, « le grand problème n’est plus celui des banlieues mais celui de la ville-autre, de la “métapolis”. […] Les politiques urbaines doivent cesser de régénérer, d’améliorer la seule ville avec modèle » (p. 690). Jane Jacobs, quant à elle, parle longuement du cloisonnement urbain et de la ségrégation croissante. [8]

L’amour de la ville et de l’urbain.

La grande majorité des entretiens se termine par la même question : « Quelles sont vos villes préférées ? ».

Lucius Burckhardt, à la question « Quels sont vos villes ou lieux préférés ? » répond « les Alpes », où il est né, et « les Grisons », où l’on peut voir des paysagés inchangés « depuis des lustres » (p. 129), réponse paradoxale de la part d’un chercheur dont l’un des objets de recherche est la ville et ses changements, et frustration du lecteur qui aimerait connaître ses villes préférées. D’autres n’ont pas eu droit à la question finale, comme François Bloch-Lainé et Paul-Henry Chombart de Lauwe, ce qui est là encore frustrant pour le lecteur, qui prend en définitive beaucoup de plaisir à connaître les goûts des autres.

À part ces quelques exceptions, le lecteur apprend ainsi le nom des villes préférées de chaque personne rencontrée par Thierry Paquot. Il ne serait pas très utile de les énumérer, mais de très belles réponses méritent d’être citées, comme celle d’Étienne Balibar, qui aime « les villes qui produisent sur moi un effet d’émotion intense, de fascination et dans lesquelles j’ai envie de retourner […]. Outre que ce sentiment est toujours lié à des expériences personnelles, ce sont les villes où l’élément d’altérité intérieure est complètement reconnu et où il y a un effort collectif pour en tirer une culture spécifique » (p. 74). Notons aussi la réponse de Michel Conan, qui aime les villes tout en s’en méfiant : « Je suis allé à Mexico ; j’ai vu des choses extraordinaires, mais en même temps cette ville est terrifiante. La ville ne laisse pas d’espoir sur les conditions de vie des gens qui sont là, donc en dépit de tout ce que je vois de merveilleux dans la ville, il y a toujours un moment de recul » (p. 283). Nuno Portas avoue sa « fascination récente pour Rio Janeiro. C’est le théâtre d’une lutte sans fin entre le “génie du lieu” et les excès de l’urbanisme et de l’exclusion » (p. 692). Autres très belles réponses, celle d’Augustin Berque, qui retient « la plupart des lieux où j’ai vécu. Ce sont des aide-mémoire. Les souvenirs les traversent, et l’affection que j’ai pour ces lieux m’évoque à chaque fois une ambiance particulière. Le Haut-Atlas, celui de mon enfance, avec ses couleurs si violentes, Imintanout sur la route qui relie Marrakech à Agadir. L’hiver de Hokkaidô et son silence, et puis le Japon, tout le Japon. Le chevet de Notre-Dame de Paris dans l’aube qui éclot, avec le chant des oiseaux. Et Paris, oui, Paris… » (p. 108), et celle de Giancarlo De Carlo, pour qui « Sainte-Sophie est un miracle. C’est là que je comprends ce qu’est l’espace. C’est rare, une architecture qui parle à tous les sens » (p. 167).

Anne Cauquelin s’exclame avec humour, et non sans poésie : « Si Lucius [Burckhardt] a répondu les Alpes, moi je dirai les Andes ! Le ciel y est d’un bleu extraordinaire, un bleu sec, à la fois haut et pesant. Ce n’est pas un ciel d’aquarelle. Sinon j’aime passionnément Naples, le Naples sale. Tout proche, le lac d’Averne, dont les exhalaisons sulfureuses n’autorisent ni la vie, ni oiseaux, ni poissons, m’évoque le Styx » (pp. 189-190). Pour Annie Fourcaut, la réponse est Paris : « J’aime bien Paris et ses banlieues, ainsi que le rapport centre-périphérie tout à fait particulier, qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Encore en 2001, [9] quand on franchit le périphérique, cette muraille de voitures, dans un sens où dans l’autre, on change de monde, au moins dans les têtes » (p. 352). Toujours sur Paris, citons cette belle réponse de Jean Cuisenier : « Ce serait Paris sans hésiter si cette ville était connectée au reste de l’agglomération. Paris souffre d’être une ville toute petite, enserrée dans son périphérique. Ce lieu magique qui offre une combinaison d’histoire et de monuments rarissime parmi les autres capitales du monde a complètement raté son XXe siècle » (p. 313). Jane Jacobs cite quant à elle les bâtiments de Frank O’Gehry : « Je n’ai jamais visité de bâtiments de Frank O’Gehry, mais d’après les photos ils semblent vivants, avec cet air de dire : “Eh ! Regardez-moi ! Je suis un monument !” J’aime ça, ce sont des signaux, des points d’exclamation dans la ville » (pp. 403-403).

La plus belle réponse revient peut-être à Louis-Jean Calvet, qui, paraphrasant Bernard Lavilliers, répond qu’« on n’est pas d’un pays mais d’une ville » (p. 154). La réponse la plus poétique pourrait revenir à Hervé Le Bras (« Pour moi, la ville c’est la flânerie […]. Une ville doit sans arrêt vous passionner, comme une scénographie, au rythme du marcheur » [p. 478]), à Michel Marié (« Machu Picchu est une ville morte, mais on s’y sent tellement entre ciel et terre qu’elle est extraordinaire » [p. 524]), ou encore à François Loyer (« J’aime les endroits anarchiques, la béance, le hors d’échelle, l’immensité des lointains » [p. 511]). La réponse la plus sincère pourrait être celle de Jacques Le Goff (« Je suis un urbain, je déteste la campagne et la montagne m’effraie » [p. 488]) et la plus ironique celle de Michel Conan (« le nouvel urbanisme, celui financé par le prince Charles ou par Disneyland » [10] [p. 283]).

Certaines réponses donnent particulièrement à réfléchir, comme celle de Jean Chesnaux : « Voyager, à notre époque, signifie essentiellement voyager en ville. La ville est à la fois un ailleurs et un identique. Chaque ville possède son identité propre et son profil propre, mais partout on retrouve les mêmes tendances à l’œuvre » (p. 204) ; celle de Jean Rémy, pour qui « la ville est un espace qu’il faut explorer, un espace où il y a du risque, mais c’est un espace de toutes les chances » (p. 742) ; celle d’Ignacy Sachs (« Il en est avec les villes comme il en est avec les hommes, elles ont chacune leur individualité propre. Et il est important de ne pas perdre cette dimension » [p. 801]) ; et celle de Jack Goody (« Une ville est toujours plus qu’une addition de quartiers et d’activités, c’est un esprit, une ambiance, et je pense qu’il y a là des pistes fructueuses : qu’est-ce que la ville provoque ? » [p. 358]).

Soixante-dix-neuf rencontres à faire.

Au final, Conversations sur la ville et l’urbain est un ouvrage à la fois fascinant et excellent, à lire ou à feuilleter absolument, qui réveille, pour qui le lit, un désir d’ouverture d’esprit, de curiosité, et d’érudition, en renouant aussi avec le genre particulier de l’entretien en sciences sociales. Dès les premières pages de préface, Thierry Paquot revient sur ce sujet de l’entretien comme genre littéraire et sur sa parenté avec le journalisme, citant les démarches de Guez de Balzac, Fontenelle, Jules Huret ou encore Bernard Grasset. Ce dernier publie en 1911 L’Art, un livre d’entretiens entre Rodin et Gsell, dans lequel Rodin « pense son art non pour lui-même, mais eu égard à la société et l’évolution du monde » (p. 8), démarche qui est d’ailleurs adoptée par Thierry Paquot lorsqu’il pense la ville et l’urbain.

Certains détracteurs pourraient dire que Thierry Paquot adopte dans cet ouvrage la posture d’un érudit, et non celle d’un chercheur, laissant davantage exprimer son impressionnante culture que sa capacité de réflexion. Nous leur répondrons que cet ouvrage est un recueil d’entretiens, de conversations, et qu’il n’a pas par conséquent été pensé comme un manuel « clés en mains » pour comprendre la ville et l’urbain : c’est au lecteur, au fil des pages et des rencontres, de s’emparer de ces récits pour qu’ils lui donnent à réfléchir, à penser. Ainsi la démarche de Thierry Paquot est celle d’une double maïeutique : ces vies, ces trajectoires, ces recherches, ces postures intellectuelles, ces réalisations qu’il fait décrire à soixante-dix-neuf personnes, le lecteur s’en imprègne, s’en nourrit, et s’interroge en retour sur sa propre vie, sur son itinéraire intellectuel, géographique et même personnel. Et c’est là que réside la très grande force de cet ouvrage ; comme le dit d’ailleurs si justement Colette Pétonnet : « Les livres que j’aime sont ceux qui me nourrissent d’informations et fécondent ma pensée sans l’entraver » (p. 657).

Thierry Paquot, Conversations sur la ville et l’urbain, Gollion, Infolio, 2008.

Résumé

Lorsqu’il devient rédacteur en chef de la revue Urbanisme en 1994, Thierry Paquot décide de mettre en place un nouveau sommaire et de nouvelles rubriques. Parmi ces rubriques, un entretien avec un « “intellectuel”, un “artiste”, un “penseur”, un “spécialiste” des sciences humaines et sociales » (p. 9). Certains de ces entretiens, menés donc sur ...

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