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Sérendipité.

Nôtres Dames. Un chantier des mémoires

Le 15 avril 2019 des millions de spectateurs, peut-être plus partout dans le monde, accrochés aux directs des retransmissions télévisées, assistèrent à l’inimaginable : faisant suite à un départ de feu enregistré à 18 h 43 dans les combles, la charpente et le toit de l’église ne faisaient désormais plus, au cœur de la Ville lumière, qu’une aveuglante torche libérant, dans des cieux assombris, son apocalyptique panache de fumée. Vers 20 heures, – le temps divin s’accolerait-il désormais avec celui de la fournaise médiatique ? – la flèche, 93 m de haut, s’embrase. Elle plie, se brise et s’effondre. Jamais satisfait, le brasier déchaîné en un funeste dessein prétendait désormais se régaler de la tour nord. Mais son terme devait encore être autre : l’écroulement d’un édifice que l’orgueil des architectes et la fierté de tous ceux qui l’avaient élevé ont bâti comme un défi au ciel et, après deux siècles d’un labeur acharné jusqu’à son achèvement au milieu du XIVe siècle, aux outrages du temps. Alors, en cette nuit du 15 au 16 avril, 600 pompiers armés de 18 lances luttèrent, quinze heures durant, sans relâche ni d’efforts ni de risques, pour mater la bête. Imaginez un peu : plus de 300 tonnes de plombs en fusion s’étaient échappées.

Au jour du lendemain, silence après la fureur des braises : la totalité du toit et de la charpente faisait décombres. Les pierres, noircies par traînées, affaiblies, délitées presque par la chaleur du foyer, ne dessinaient plus qu’une dentelle de ruines, ruisselante d’eau, offertes, nues, livrées au ciel découvert. Mais la Croix et la Pietà de l’autel étaient sauves. Tout comme les majestueuses orgues de jubé, maintes fois retravaillées du reste, celles-là mêmes qu’avaient fait vibrer, depuis cette fin du XVIIIe siècle où elles ont été installées, le génie en œuvre de plus de cinquante maîtres d’art. Signe du destin ? Ce mardi 16 avril, dans les cendres encore chaudes de l’église dévastée, fut retrouvé, retenant toujours en son sein ce morceau dit de la Sainte Couronne d’épines que, la veille encore, il abritait des vents et des eaux, déchu mais intègre, gueule toujours ouverte, les 30 kg de cuivre, perchés là depuis 1835 : voici le coq de la flèche.

Ce même jour, le Président de la République française, Emmanuel Macron, projetait alors de reconstruire la Cathédrale en cinq ans. L’idée ne fit pas que grand bruit. Car, reconstruire, certes, il le fallait, mais reconstruire, comment ? Le débat était vite lancé quand le Président suggéra l’idée que ce comment pourrait prendre les allures d’un « geste architectural contemporain ». Le jour suivant, le Premier ministre, Édouard Philippe, annonça l’ouverture d’un concours international d’architecture. Le 17 avril 2019, le général Georgelin fut nommé représentant spécial pour la sauvegarde et la restauration de Notre-Dame, préfiguration de l’établissement public, mis en place le 1er décembre, dont il devient le président exécutif. Entre-temps, la loi du 19 juillet 2019 organisait la collecte des fonds pour la reconstruction. Selon le rapport de la Cour des comptes, au 31 décembre de la même année, 824 756 € de promesses de dons étaient faites. Elles venaient de 338 086 millions de dons. Du côté français, cela fait 195,5 € en moyenne par donateur privé. Il est vrai que ces derniers recouvreront une partie de leur générosité sous forme d’avantage fiscal (75 % de défiscalisation pour les dons de moins de 1000 € faits avant le 31 décembre 2019). Mais la cause est mondiale. 30 285 millions d’euros arrivent de 138 autres pays. Il est impossible de les citer tous, mais le cas du Qatar est tout de même saillant : 13 donateurs ont versé les 20 millions d’euros qui en font le premier pays donateur en argent.

L’opportunité était trop inattendue, l’occasion trop belle, peut-être. Très vite, les idées fusèrent. Pour les uns, il fallait, en donnant la même allure à la Cathédrale, construire une flèche plus moderne dans son élan, plus contemporaine dans ces matériaux. Plus haute, plus fine encore. Le fond du projet était assez clair : en affinant son élévation comme trait céleste, donner encore plus de visibilité à l’un des bâtiments emblématiques de Paris et point central de la France tout entière. Pour d’autres, l’idée était, sous un toit de verre et une flèche de cristal, de créer une plate-forme capable d’accueillir les visiteurs. Cette fois, l’inflexion visait sans doute à promouvoir la visite d’un bâtiment qui est déjà une imposante ressource touristique. Bon an, mal an, l’église serait traversée par 13 millions de visiteurs. De fait, il ne peut s’agir que d’assez grossiers ordres de grandeur, tant il est impossible, sans comptoirs de caisse, d’enregistrer le nombre des visiteurs. Ce n’est pas le cas des Tours de Notre-Dame qui, en 2017, avaient vu passer 431 000 candidats à l’ascension de leurs 422 marches. Un dernier ensemble vise à articuler divinité et écologie. Une idée s’architecture en une verrière avec arbres et végétation. Une autre reconstitue, symboliquement, la forêt de l’ancienne charpente par une plantation de toit, le cas échéant entourée d’une esplanade ouverte à la promenade. Et la plus spectaculaire peut-être, la création d’une piscine à débordement à la place du toit… Qui peut se dire, même à demi-mot, qu’il n’aurait pas envie d’y plonger ? Voilà, rapidement résumés, quelques projets travaillés par les architectes. Mais il y en a d’autres, plus ou moins sérieux dans leur faisabilité, rêve ou cauchemar, et qui sont rendus publics à travers les réseaux sociaux : pourquoi ne pas proposer une éolienne à la place de la flèche ? Ou, pour en faire office, les tours du palais de la Belle au Bois dormant revu par Walt Disney ?

On comprend les stratégies d’acteurs des cabinets d’architectes qui voient là la double opportunité d’une rente et d’une marque. Mais on saisit aussi quelques-uns des grands questionnements, quelques-unes de ses ambitions aussi, et certains traits de son économie, de la société française contemporaine. Quitte, alors, à en considérer les blocages.

Mais le vide, le feu et le Dieu déchaînent bien d’autres passions. Sur les rangs se comptent aussi les professionnels du patrimoine, lointains héritiers de Ludovic Vitet, premier Inspecteur général des monuments historiques. C’était en… 1830. Coïncidence ? Quelques mois après était publié le Notre-Dame de Paris de Victor Hugo qui devait largement contribuer à sauver l’édifice en décrépitude à l’époque. Mais revenons au présent. Quelques-uns de ces architectes des bâtiments de France, historiens de l’art, universitaires émérites, etc. sont aussi impliqués dans une vie associative patrimoniale, particulièrement active et militante en France à la suite de la loi de 1901. L’affaire n’est du reste pas nouvelle puisque l’une des premières d’entre elles, la Société pour la protection des paysages en France fondée en 1901 se distingua comme la première association à avoir obtenu gain de cause face aux ambitions d’un industriel désireux d’installer une centrale hydroélectrique aux sources du Lison (Lazzarotti, 2015). Le fait est-il symbolique ? Sully Prudhomme, premier prix Nobel de littérature, en est le premier et éphémère président. À l’occasion, il n’est pas utile de rappeler les prises de positions radicales qui furent les siennes, alors relayées par la jeune Commission du Vieux Paris contre l’un des édifices qui, aujourd’hui et avec Notre-Dame, est Paris, est la France : la tour Eiffel (Seitz, 2001). Pas utile, mais déjà révélateur. Parmi ses acteurs engagés, peu se déclarent aujourd’hui en faveur des préceptes d’un John Ruskin suggérant de laisser faire le temps sans aucune espèce d’intervention. Même détournée, l’idée avait toutefois été en partie mise en œuvre, à Heidelberg pour l’une des premières fois, lorsqu’il avait été décidé d’entretenir, voire de reconstruire, le château en ruines… comme une ruine. Ce fut du reste une bonne affaire pour le tourisme, comme l’histoire apprendra à le constater autour des sites marqués par toutes les sortes de catastrophes que le monde peut compter : Hiroshima, Ground Zero, etc. En revanche, beaucoup défendent, et obtiennent pour finir, l’idée de refaire Notre-Dame à l’ « identique ». Ainsi, le 9 juillet 2019 : le plus important des acteurs politiques se rend, à contrecœur, à cette option. Ici s’achève le débat, là commencent les sciences sociales.

Commençons par être précis dans le vocabulaire. Identique, donc : des trois définitions retenues par le Dictionnaire de l’Académie française, rappelons la dernière. Identique, adjectif : « Qui reste le même et conserve ses caractères essentiels, en dépit des changements qui marquent son évolution. Ses sentiments sont toujours identiques. Expr. fam. Il reste identique à lui-même, il ne change pas, il demeure tel qu’on l’a toujours connu. ».

Stricto sensu donc, refaire l’église à l’identique, reviendrait à effacer toute trace de l’incendie. Si l’« identique » peut ainsi passer pour une non-action, une non-politique, une solution présentée sous l’alibi technique, la seule, en outre, qui fasse à la fois consensus et unanimité, l’évidence ne résiste pas à l’analyse. Reste intacte la question cachée de l’ « identique » : à propos de la Notre-Dame de la toute fin des années 2010, l’ « identique » dénaturalisé a bien un âge et un visage. Il signe une époque. Ils sont ceux du bâtiment considéré après vingt années – 1844-1864 – de restaurations conduites par Eugène Viollet-le-Duc. Elles vinrent à point nommé pour sauver l’édifice, soit de la vente – un temps envisagée et sur le point d’aboutir en 1794 (Réau, 1994) – soit de sa destruction, une partie a déjà été endommagée au cours de la Révolution –, soit de son effondrement.

Dans ce cas, refaire à l’ « identique », revient à réactualiser tout ce qui, dans l’édifice, relève aussi de la fantaisie créatrice d’Eugène et, avec elle, celle d’un Second Empire qui, dans son optimisme entreprenant, de Compiègne à Biarritz, n’en manqua guère. Car il n’a jamais été dans l’intention du jeune architecte de produire une version « historiquement informée », authentique et intègre pour reprendre les termes contemporains de l’UNESCO. Du reste et dans cette logique, il lui aurait de toute façon fallu choisir entre plusieurs états d’un bâtiment dont la construction s’étala sur deux siècles, pas moins. Loin de ces tracas, et dans une veine romantique qui irriguait aussi le roman hugolien, la « restauration », telle qu’il la définit dans son Dictionnaire raisonné d’architecture française du XIe au XVIe siècle est explicite : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. ». Et l’analogue question de l’ « identique » se pose partout, par exemple au moment de la restauration de l’église Saint-Sernin de Toulouse, à la fin des années 1960. Elle opposait alors les partisans de la restauration de l’édifice avec les changements de Viollet-le-Duc à ceux qui voulaient revenir à un état antérieur à ses interventions (Bercé, 2000). Une chose est donc claire : il n’y a consensus sur l’ « identique » que jusqu’à ce que la question du « quel identique ? » soit explicitement posée. Donc, et par exemple, la flèche « identique » est-elle celle inaugurée en 1859 ou celle, encore visible en 1785, mais démontée à partir de l’année suivante alors qu’elle menace ruine ?

Posées parfois de manière disruptive et violente, les questions mémorielles – comme toutes les questions sociétales du reste – ne vont jamais d’elles-mêmes : reconstruire à l’ « identique » n’est pas de ce monde. Toute « trace », loin d’être la simple empreinte d’un phénomène auquel on pourrait aisément remonter par elle, est inévitablement réinventée. La critique de l’approche naïve des héritages commence à être travaillée en profondeur, y compris en histoire (Morsel, 2019). On peut le regretter ou s’en réjouir, mais tel est le destin de l’humanité. Le voudrait-elle aveuglément que jamais société humaine ne peut faire comme si le temps ne passait pas. Ni comme si les choix, historiques, esthétiques – et donc politiques – de Viollet-le-Duc, architecte inventeur et brillant de son temps, ne réfléchissaient pas, aussi, ceux de sa propre modernité, absorbant au passage les conflits de son époque pour s’imposer à eux. En France, John Ruskin fit long feu.

Toute mémoire qui s’invente, en effet, est, dans un premier temps, révolutionnaire. On pourrait même dire que la marque de toutes les révolutions est de reconstruire les mémoires. Et que, inversement, les phénomènes inflationnistes en matière mémorielle sont les signaux de périodes de grands changements (Lazzarotti, 2012). Et que, dans ces moments de grande instabilité qui sont ceux où les places des uns et des autres sont en cause – quoi de plus politique ? –, ceux où, en l’occurrence, les conflits entre les regards venus de la société et ceux portés par les « spécialistes » du champ s’opposent parfois, le recours magique à l’« identique » permet, en quelque sorte, de miraculeusement glisser la poussière – la cendre en l’occurrence – sous le tapis de la paix politique. Mais par le geste même, voilà que s’invite cela même que nous voulons interroger quand d’autres voulaient l’enterrer : si l’ « identique » est un leurre, de quelles pensées est-il le cache ?

Choix politique qui ne se dit pas, – c’est la définition même, et sa ruse, du processus de naturalisation – l’« identique » est toujours, tout le temps et partout, une option parmi d’autres de reconstruction. Mais alors, en l’occurrence, que dit-il de la société française des années 2020 ? Révèle-t-il, pour partie du moins, l’immensité de sa défiance en elle-même ? Son innommable incapacité à s’imaginer autrement que dans les brumes d’un XIXe siècle à la fois perdu et éperdu ? Son impossibilité à envisager, terrorisée, son futur autrement qu’à l’image d’un passé toujours ressassé et, ce faisant, résistant irrépressiblement à tout à-venir, ici considéré comme ce qui pourrait advenir d’autres que ce qui est déjà ? Et, ce faisant, de produire une société soudée à un passé qui, ironie des choses, n’aurait pas été si les hommes et les femmes de ce XIXe siècle avaient été dans les mêmes dispositions idéologiques ?

L’histoire récente de Notre-Dame, rapportée à celle d’un Monde en mouvement constamment accéléré est donc à la fois dérisoire, tragique et un peu désespérée. Dérisoire parce que personne, des plus humbles aux plus autorisés, ne peut pas ne pas se demander comment un tel embrasement a pu avoir lieu. Tragique, par les conséquences architecturales hallucinantes : qui, dans l’histoire de l’humanité, peut aujourd’hui se dire qu’il aura l’occasion de parcourir, du moins en Europe, une charpente vieille de près de huit cents ans ? Mais, plus ou mieux encore, cette histoire parle, et de manière un peu désespérée, d’une France décidément bien incapable de s’extraire d’un XIXe siècle dont le double aboutissement, lancé par la guerre de 1870, finit dans l’embrasement des États-nations de deux guerres que l’humanité ferait bien de ne pas oublier. D’une France incapable de se projeter dans un Monde, pourtant en constant mouvement, autrement qu’en se bloquant sur un passé figé et, par là même, mortifère. Alors, bien sûr, il y a les pierres, le feu et l’eau. Bien sûr, il y a l’échafaudage, déséchafaudé pour en échafauder un autre. Mais le chantier de Notre-Dame n’est pas que dans son édifice. Il est celui de tout un pays confronté à lui-même et aux autres et, à côté de bien d’autres, ce chantier pourrait bien être, pour quelques générations, le chantier d’un siècle.

Résumé

L’incendie de Notre-Dame, dans la nuit du 15 au 16 avril 2019, a ouvert le chantier de sa reconstruction. Il a aussi libéré les paroles et les débats autour des différents projets présentés. Comme aucun d’entre eux ne se comprend que par les solutions techniques, il convient de se demander quels sont les sens et les portées politiques des propositions. Plus encore celles de la solution retenue.

Bibliographie

BERCE, Françoise (2000). – Des monuments historiques au patrimoine, du XVIIIe siècle à nos jours ou les « égarements du cœur et de l’esprit ». Paris, Flammarion, 224 p.

LAZZAROTTI, Olivier (2012).  Des lieux pour mémoires. Monument, patrimoine et Mémoires-Monde. Paris, Coll. Le temps des idées, Armand Colin, 2012, 214 p.

LAZZAROTTI, Olivier (2015). Charles Beauquier : un lien, des lieux, In BARBE, Noël (dir.)(2015). – Les mondes de Beauquier. Les cahiers de l’Ethnopôle, Editions du Sekova, 200 p., p. 95-108.

MORSEL, Joseph (2019). « Le diable est-il dans les détails » in Yann Calbérac et al., dir., Carte d’identités. L’espace au singulier, Paris, Hermann, p. 123-149.

RÉAU, Louis (1994). Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français. Paris, Robert Laffont, 1190 p., p. 1104.

SEITZ, Frédéric (2001). La Tour Eiffel. Cent ans de sollicitude. Paris, Belin, coll. Les destinées du patrimoine », 160 p.

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