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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Écriture versus rédaction.

Jablonka, Ivan. 2014. L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : Seuil.

« Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison »

Pascal, Pensées, 253-183

jablonka« Peut-on imaginer des textes qui soient à la fois histoire et littérature ? » (p. 7). Dans une formulation dont la concision n’a d’égale que l’ampleur de son développement, Ivan Jablonka, dans L’Histoire est une littérature contemporaine, pose la question de toute ambition scientifique dont le langage formel relève aussi du langage courant.

L’ouvrage est celui d’un historien. On suivra ainsi toute l’historiographie, occidentale du moins, des relations mêlées et entremêlées de l’histoire et de la littérature. Pour finir, la scientificité et l’institutionnalisation universitaires se sont faites dans un « adieu à la littérature » (p. 96). Poursuivant sa démonstration, l’auteur, réfléchissant aussi bien sur le contenu que sur la matrice des textes, fait émerger ce qui lui semble commun aux deux : le raisonnement. Portées par lui et pour lui, les « fictions de méthodes » (p. 212) impliquées comme opératrices cognitives participent à la production des savoirs. Viennent alors, en troisième partie, une série de propositions — conditions pour faire qu’un texte soit, à la fois, « intégralement littérature et intégralement science sociale » (p. 249). Et, au cœur du projet de conciliation d’une épistémologie et d’une esthétique, la réflexivité, singulièrement celle de l’auteur. De fait, elle lie les savoirs aux conditions de leurs productions, ouvrant autant de possibilités de lectures critiques. C’est ainsi qu’est affirmé l’horizon d’une « histoire d’autant plus scientifique qu’elle est littéraire » (p. 307). N’hésitant pas, au passage, à valoriser le « plaisir » du lecteur, l’auteur peut justement voir dans ses réflexions sur la forme l’une des pistes du renouvellement contemporain des sciences sociales en le situant dans un double défi : « renouveler l’écriture des sciences sociales, proposer une écriture du monde » (p. 313). Autrement dit, comment « inventer de nouvelles formes littéraires pour les sciences sociales et grâce aux sciences sociales […] » (p. 220) ?

Mise à part une référence à Elisée Reclus, et du reste privée d’un fait ici sans doute important — les gravures de « L’Homme et la Terre » sont du peintre František Kupka —, la géographie est assez peu présente dans ce travail. De fait, il est moins question de le prendre pour un regret que pour un fait. C’est peut-être aussi que l’on peut en saisir les « bonnes raisons ». La géographie française vidalienne est écrite, et souvent considérée comme bien écrite, sans du reste que le sens de ce « bien » soit analysé : pour quoi, pour qui, pour dire quoi ? En revanche, les lectures critiques, par exemple portées depuis les démarches quantitativistes et épistémologiques des années 1970, ont tôt fait d’en révéler les implicites, brèches ou béances, idéologiques. Telle géographie « régionale » est alors facilement, et logiquement, dénoncée comme « performative » par un Pierre Bourdieu (1980), tronquant à l’occasion une citation de Le Lannou, ce qui n’enlève (presque) rien au fond de l’affaire. On comprend donc que la scientificité de la géographie se soit en partie refaite contre son écriture ou, du moins, contre une certaine forme d’écriture « littéraire ». Pour les uns, elle passa par l’invention d’un nouveau formalisme langagier — on pense à la chorématique d’un Roger Brunet pourtant loin d’être étranger au bonheur d’écrire — ; pour les autres, le choix fut celui d’une écriture littéraire assumée comme telle — on pense aux romans d’Armand Frémont, plus tard et dans un autre registre, à ceux de Michel Bussy. Écrivain ou géographe, il faut choisir…

Plus généralement encore, l’ouvrage sort dans le contexte scientifique — mais n’est-il que scientifique ? — d’un contrôle renforcé — forcené ? — sur la langue. Au nom de la scientificité, il impose des séries de normes de plus en plus strictes : « conseils aux auteurs » ? Pour être crédité institutionnellement, un texte devra en effet être conçu sur un modèle unique, applicable quel que soit le sujet et le/la ou les auteur(e)s. La science, c’est comme les mousquetaires, tous pour un, un pour tous… Que la routine devienne la norme et, dans cette logique, les textes réglementaires bénéficient d’une incontestable plus-value à la publication, mieux encore s’il parle ce latin moderne qu’est devenu l’anglais. Dévalorisés en France par les critères d’évaluation des publications des carrières — un livre rapporte autant qu’un article —, ces derniers subissent le même sort. Les éditeurs « historiques » de la géographie emboîtent le pas en se repliant, au mieux, sur les formules les plus reproduites, celles qui sont censées « rapporter » le plus vite aussi. L’inépuisable collection « U » des éditions Colin date ainsi du milieu des années 1960 (Bermond et Leclerc 2008)… À l’occasion, ils ignorent désormais la plupart des tentatives innovantes, même si cela se fait parfois à juste titre. Ces choix sont bien simples à comprendre dans les logiques financières dominantes. Si ce n’était les possibilités de l’Internet, les géographes, et bien d’autres avec eux, n’auraient-ils plus qu’à renoncer à l’écriture au profit d’une bien pâle rédaction ?

Au-delà de ce navrant constat, ce livre ouvre des horizons. Il soulève en effet bien des questionnements qui traversent quelques géographies parmi les contemporaines, celles qui veulent travailler à la réconciliation possible entre épistémologies et esthétiques, imaginant à l’occasion la possibilité d’une géographie comme genre littéraire. Une géographie qui ne renonce pas, et pour cela même, à sa scientificité. Mais au fait, cette science n’est-elle pas le champ idéal d’une telle expérimentation ? Si l’humaine expérience géographique qui fait de chacun et de chacune un ou une habitant(e), alors cette expérience-là est indissociablement cognitive et charnelle, rationnelle et émotionnelle, singulière et collective. Et si le concept d’« habiter » (Lazzarotti 2006) se donne comme projet global de mettre des mots sur une expérience, silencieuse mais pas muette, s’il veut l’instruire dans la plénitude de ses portées et de ses enjeux, comment son écriture pourrait-elle être autrement que littéraire, c’est-à-dire poussée, conçue et portée vers l’insaisissable horizon d’une pensée sensible ?

Toute révolution épistémologique — et l’ « habiter » en est aujourd’hui une — est aussi formelle tout aussi bien, s’agissant de science sociale, que pédagogique. En la matière, l’expérience de chacun vaut comme point de départ d’une construction intellectuelle. Habiter dès lors, n’est-ce pas aussi écrire ? Écrire en résistant à l’abrutissement des normes et pour inventer les pensées de notre temps : oui, mais pas seulement ! Et il est bien là l’espoir soulevé par l’ouvrage, au-delà de toutes les critiques que l’on peut formuler et entendre au sujet de son propos. Ivan Jablonka y constitue le champ théorique fort d’un projet d’écriture qui soit aussi porté par une rigueur scientifique sans concession, parce qu’impliquée jusque dans ses moindres virgules, s’il y en a : telle écriture s’appelle la pensée, autrement dit une certaine forme de la vie. À faire partager !

Résumé

À partir de la lecture du livre d’Ivan Jablonka (2014), L’Histoire est une littérature contemporaine, ce texte insiste sur l’idée que le travail d’écriture scientifique est l’une des composantes de la production scientifique.

Bibliographie

Bermond, Daniel et Caroline Leclerc. 2008. Armand Colin. Histoire d’un éditeur de 1870 à nos jours. Paris : Armand Colin.

Bourdieu, Pierre. 1980. « L’identité et la représentation [Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région] » Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35 : p. 63-72.

Lazzarotti, Olivier. 2006. Habiter, la condition géographique. Paris : Belin, coll. « Mappemonde ».

Notes

Auteurs

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