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Serendipity.

Petit glossaire du futur pour une lecture démocratique de notre avenir.

Le rapport au futur est un élément constitutif de notre humanité. Étroitement lié à notre rapport au passé et au présent, il participe des processus qui forgent notre identité et qui donnent sens à notre vie. Pour essayer de rendre compte de la manière dont le futur s’imbrique au présent de notre expérience, nous proposons d’explorer le faisceau des mots qui permettent de dire et de penser le futur.

Propos liminaires.

Le glossaire que l’on présente ici est donc plus qu’une simple nébuleuse de mots. Il cherche, en s’inspirant des analyses de Paul Ricœur sur le temps et la narration, à dessiner le réseau conceptuel qui rend possible notre « compréhension pratique » du futur (Ricœur 1983, p. 89). Un réseau conceptuel qui permet à chacun de répondre aux questions du « quoi », du « qui », du « pourquoi et du « comment » des actions humaines. Notre glossaire s’articule autour de deux axes renvoyant, d’une part, à la manière dont les personnes parviennent à concevoir un futur et, d’autre part, aux raisons qui les incitent à considérer le futur.

1. Le premier axe renvoie à la face « objective » — ou cognitive — de notre rapport au futur, là où il fait l’objet de discours plus ou moins savants et armés de théories. Dans une certaine mesure, ce rapport au futur est le pendant de ce qu’est l’« histoire » au passé : un discours objectivé qui peut même devenir science, servant à prévoir et identifier des tendances. Cette science du futur n’est pas l’apanage des seuls experts en prospective ; au contraire, comme nous avons cherché à le montrer au fil de l’enquête, tout un chacun dispose de certains outils pour penser et « prévoir » le futur. Un faisceau de concepts permet de décrire les opérations en jeu dans ce premier axe, tels avenir, plan, prospective et prévision ou encore tendance, évolution et développement.

2. Le deuxième axe renvoie lui à la face plus « subjective » — ou plutôt « conative »[1]— de notre rapport au futur, là où il devient plus intime et se charge d’émotions qui nous portent à considérer ce qui est à venir, devenant lieu d’attentes, de craintes et d’espoirs. Le pendant dans notre rapport au passé serait ici la « mémoire ». De la même manière que l’esprit peut se tendre vers le passé dans un travail de réminiscence, il se tend vers le futur dans un travail d’anticipation. Un autre faisceau de concepts s’ouvre à nous, tels projet, attente, préoccupation, espoir ou encore promesse et confiance.

Bien entendu, la plupart des mots du futur mêlent ces registres. Il nous paraît toutefois important de distinguer entre ce qui nous permet de considérer un futur — les ressources cognitives et matérielles qui permettent d’envisager et d’évaluer un futur — et ce qui nous incite à le faire — les ressorts émotionnels et affectifs de notre rapport au futur. Dans le petit glossaire qui suit, nous considérerons souvent des pairs voire des trios de mots pour pouvoir esquisser les espaces du futur qui se tissent entre ces deux axes. Les « définitions » — ou plutôt « descriptions » — que l’on propose ici n’ont pas vocation à être érigées au rang de dictionnaire ; elles servent avant tout à préciser et délimiter les distinctions que l’on a forgées et stabilisées pour essayer de rendre compte des voix multiples qui nous ont fait part tout à la fois de leur vision de l’avenir et de leurs projets personnels.

La présentation des groupes de concept est organisée en ordre alphabétique. Néanmoins, afin de mieux cheminer dans ce qui pourrait paraître autrement comme une succession arbitraire de mots, il est possible de regrouper les mots du lexique autour de trois opérations majeures, qui placent le futur dans la sphère des questions humaines : se soucier, prédire, se projeter. L’usage de verbes permet ici de proposer une lecture de ce glossaire qui rappelle le caractère dynamique de son objet et insiste sur les liens entre prédiction et action.

1. Se soucier : on trouve tout d’abord un ensemble de concepts qui renvoient à la dimension conative du rapport au futur, celle qui nous porte à considérer ce qui est à venir. Ce n’est que dans la mesure que le futur nous concerne qu’on est amené à le dire : 

alerte/alarmisme ; attente/promesse/menace ; espoir/crainte ; inquiétude/peur/ préoccupation/catastrophisme ; identité ; préoccupations (objet de nos) ; ressort/attachement/conviction.

2. Prédire : on trouve ensuite des concepts qui renvoient aux différentes opérations qui permettent de concevoir et raconter le futur, en d’autres termes, lui donner un visage et un sens, tant au niveau personnel que collectif :

avenir ; futur/changement/devenir ; montée en généralité/échelle ; passé/présent/futur ; prévision/prédiction ; propension/rupture/initiative ; incertitude/vigilance/précaution.

3. Se projeter : on trouve enfin les concepts qui renvoient à l’établissement de liens de causalité entre le présent et ce qui est à venir. Dire le futur apparaît ici étroitement lié à la possibilité d’entrevoir un futur et de savoir dans quelle mesure il dépend ou pas de nos choix et de nos actions, c’est-à-dire quelle est la part de notre responsabilité à l’égard de ce qui va/doit advenir :

confiance ; destin/grâce/hasard ; optimisme/pessimisme ; parcours de vie ; pathologie du futur ; plan ; pouvoir/maîtrise/capacité ; projet/décision ; oubli/immanence ; ressources/position sociale ; responsabilité.

Les mots du futur.

Alerte/alarmisme : avec l’accroissement des espaces d’incertitude concernant notre futur, il est difficile de faire la part entre une inquiétude ou une préoccupation raisonnée qui permet de lancer des alertes fondées et un alarmisme qui exagère nettement les risques encourus (Kellerhals, Languin et Pattaroni 2001). À cet égard, comme le fait remarquer Giddens, au moment où on lance une alerte « il est tout simplement impossible de savoir par avance si nous nous montrons alarmistes ou non » (1997, p. 45). On touche ici à une tension majeure du rapport au futur. En effet, en raison de l’incertitude qui pèse sur les conséquences de nos choix actuels, il est par ailleurs souvent nécessaire de prendre le risque de lancer des alertes infondées, en d’autres termes il faut parfois une certaine « dose d’alarmisme […] pour réduire les risques auxquels nous sommes confrontés «  (Giddens 1997). Comme le fait remarquer encore Ewald, le principe de précaution « invite à prendre au sérieux les hypothèses les plus farfelues, les avertissements des prophètes faux ou vrais, sans qu’il soit possible ou bien facile de les distinguer » (1996, p. 401).

Attente/promesse/menace : la tension — armée par les différents ressorts de la conviction, des attachements, des projets — qui nous porte à considérer le futur peut être dite attente. En d’autres termes, « qu’est-ce que je peux — ou nous pouvons — attendre du futur ? », « Que me réserve l’avenir, mon avenir, notre avenir ? ». L’attente est d’une certaine manière le pendant de la mémoire : quand l’esprit se tend vers le passé, il devient mémoire, quand il se tend vers le futur, il devient attente. De surcroît, les deux comportent aussi une certaine part de passivité ; comme la mémoire, l’attente est à la fois passive et active. Dès lors, le futur compris comme le devenir des êtres et des choses qui comptent pour nous est porteur de promesses et/ou de menaces.

Avenir : le vocable avenir aurait pu être candidat à la place générique occupée dans notre glossaire par celui de futur si nous nous étions uniquement basés sur la première définition du Petit Robert. Toutefois, il nous a semblé intéressant de retenir un sens plus étroit pour cette notion. Un sens que l’on peut rapprocher de la deuxième définition proposée par le Petit Robert de l’avenir comme avenir de quelqu’un, c’est-à-dire « l’état, la situation de quelqu’un dans le temps à venir ». Dans cette perspective, et en élargissant un peu la définition à l’ensemble des entités humaines et non humaines, l’avenir renvoie alors précisément à cette part du futur qui concerne le devenir des gens et des choses, le changement de leur état. Pensé comme avenir, le futur se présente comme une évolution, comme un enchaînement de causes et d’effets que l’on peut chercher à prévoir, anticiper ou, plus modestement, esquisser. On se tient là sur le plan évoqué en introduction d’un rapport plus objectivé au futur : le futur comme objet de nos prévisions détachées. L’avenir concerne ainsi les arts de la prévision (des plus traditionnels comme l’oracle aux plus modernes comme les sciences de la prospective). Il se présente comme un développement à venir qui peut me concerner personnellement (mon avenir) ou concerner une communauté plus large (notre avenir). Cette dimension objectivée n’est pas dans un rapport antagonique avec la question de l’appréciation et de l’émotion. En effet, on peut tout à la fois se préoccuper, craindre ou encore espérer quelque chose de cette évolution que l’on entrevoit, constate ou détermine.

Confiance : un des sentiments centraux pour notre rapport au futur est la confiance. Elle se décline autant comme confiance — ou méfiance — envers les humains qu’envers les dispositifs institutionnels, la science et la technologie. Le sentiment de confiance permet de nourrir des espoirs alors que son absence entretient nos craintes. En particulier, il est essentiel d’avoir confiance dans les institutions ou les personnes qui sont perçues comme déterminantes pour le futur, c’est-à-dire sur lesquels repose en partie notre avenir commun et/ou nos projets individuels. Le rapport au futur révèle ainsi sa structure profondément triadique (se soucier, prédire, se projeter) : la possibilité de se donner un futur — de l’envisager sereinement voire de le planifier — dépend étroitement de tiers sur lesquels on doit pouvoir compter. En particulier, l’absence de confiance dans la capacité et la volonté des institutions politiques et/ou des politiciens à répondre dans le futur des choix présents tend à induire un rapport pessimiste au futur.

Destin/grâce/hasard : à l’opposé des modalités « responsabilisantes » de notre rapport au futur — qui placent l’avenir dans notre sphère d’influence, on trouve aussi traditionnellement un ensemble d’opérateurs qui détachent ce qui arrive de ce que font les humains. Ainsi, le destin, la grâce et le hasard participent classiquement d’une vision du monde qui explique ce qui arrive indépendamment de ce que les humains veulent et/ou peuvent faire (Genard 1999). Il a fallu, tout au long du Moyen Âge, un long travail de réinterprétation de l’action humaine — lui restituant un vouloir et un pouvoir propre — pour établir une nouvelle lecture du monde qui en fait le produit de l’activité humaine et donc sa responsabilité. Cette lecture, consacrée par la Modernité, ne remplace pas toutefois complètement les anciennes lectures et bien souvent on trouve encore à l’heure actuelle ces modèles en concurrence dans le rapport ordinaire au passé et au futur.

Espoir/crainte/désir : comme nous le soulignons par ailleurs, le futur nous importe dans la mesure où il est porteur d’événements à venir qui comptent pour nous (positivement ou négativement). Ainsi, le futur prend sens et importance — comme vecteur d’espoir et/ou de crainte — en fonction de ce que l’on souhaite, voudrait ou encore désir. On se situe ici au cœur des dimensions conatives de notre rapport au futur, là où s’initie le désir de futur.

Futur/changement/devenir : le Petit Robert, en définissant le futur comme la « partie du temps qui vient après le présent », nous offre une conception suffisamment ample et neutre qui s’accorde bien avec l’esprit de notre enquête. Nous avons opté pour garder le contenu le plus large possible à l’idée de futur, de manière à permettre à chacun de le charger de sens. Cette méthode permettait en particulier de faire varier : a) l’échelle des entités concernée par le futur, en allant du plus local au plus global ; b) son caractère plus ou moins partagé, en allant du projet individuel à l’avenir commun.

Néanmoins, l’idée de la seule succession temporelle n’est pas encore suffisante pour rendre compte de la dimension sociale de notre rapport au futur. De fait, si le futur nous concerne, c’est qu’il est aussi toujours lié à la possibilité du changement. Le futur qui nous concerne est celui qui affecte le devenir des entités, individuelles et collectives, qui comptent pour nous ou dont la transformation est susceptible de nous affecter d’une manière ou d’une autre. Parler du futur, c’est dès lors toujours décrire un changement, une évolution qui peut faire l’objet d’une évaluation (positive ou négative)[2]. Les mots du futur sont étroitement liés à ceux qui disent le changement et l’ensemble des émotions qui gravitent autour de ce dernier, de l’espoir à la peur.

De surcroît, si le futur nous concerne, ce n’est pas seulement parce qu’il est porteur de transformations qui peuvent nous affecter (ou les êtres qui nous sont chers), mais aussi car l’idée d’un devenir soulève potentiellement la question de notre responsabilité dans ce devenir.

Identité : en liant notre rapport au futur, au passé et au présent — aux attachements, aux projets et aux convictions que l’on nourrit et qui nous portent —, nous l’avons lié aussi à la question de notre identité. En effet, dans cette perspective, le rapport au futur participe plus largement du travail de narration et de mise en cohérence nécessaire à la constitution d’une identité. Comme l’a longuement analysé Paul Ricœur (1983), notre identité dépend d’un travail de mise en intrigue qui permet de rassembler dans un discours cohérent les éléments épars de notre passé. Lorsque l’on écoute les discours du futur — en particulier lorsqu’ils prennent la forme du projet —, on s’aperçoit que cette mise en intrigue concerne aussi les éléments du futur. On se dote d’un futur qui pourra être le lieu d’une cohérence à venir, un futur comme projet où se dessine notre identité encore éclatée, une identité en devenir. Ceci est particulièrement frappant dans les discours tenus par les personnes en exil qui éclairent le passé et le présent par un projet futur — un état et des lieux à venir — où le parcours prendra son sens (de la même manière que la carrière que l’on dessine participe étroitement de notre identité).

Oubli/immanence : il arrive parfois aussi que le futur demeure impensé : l’avenir se dresse sans enjeu, les projets semblent aller de soi. On est dans une posture à l’égard du futur qui se rapproche de l’oubli à l’égard du passé. Certes, cet oubli est, par certains côtés, nécessaire pour aller de l’avant de manière sereine. En effet, sans une capacité à oublier notre futur, on risque d’être écrasé par lui au point de ne plus pouvoir agir (cf. entrée « Pathologies du futur »). Toutefois, il est des immanences — des replis sur le présent — qui apparaissent problématiques lorsque, par exemple, une personne en détresse est submergée par l’urgence de son présent qui l’empêche d’entrevoir un avenir et de se doter de projets susceptibles de la faire aller de l’avant. L’oubli du futur peut tenir à l’inverse à la manière dont le parcours de vie d’une personne est préalablement dessiné. S’il apparaît avec certitude, si les transitions sont prédéterminées et claires — comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles —, le futur n’est plus enjeu de décision forte et n’a pas besoin d’être rassemblé dans un projet qui expose la personne. À cet égard, on peut penser que l’individualisation des parcours de vie — qui obligent pour partie à s’inventer un chemin propre (Ehrenberg 1996) — tend à charger, au contraire, le futur d’enjeux qui empêchent de l’ignorer. Le futur devient projet imposé.

Incertitude/vigilance/précaution : comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, les dernières décennies ont été marquées par un accroissement du caractère incertain des dynamiques sociétales. Durant la première moitié du 20e siècle, le futur paraissait pouvoir encore faire l’objet de prévisions rationnelles, fondées sur les outils de modélisation et d’objectivation offerts en particulier par l’économie. Depuis lors, cet espoir — représenté par la prégnance de la figure du Plan — a petit à petit laissé la place à un rapport plus inquiet au futur. De nouveaux dispositifs sont apparus pour continuer à se projeter dans le futur tout en faisant place à cette incertitude parfois radicale. Le principe de précaution fait partie de ces nouveaux dispositifs servant à continuer à agir face à un avenir incertain. Son corolaire, en termes d’attitude adoptée, est une nécessaire vigilance ; avec la vigilance, ce qui est à venir ne se prévoit pas, mais s’attend ici et maintenant. La vigilance incite à lire les signes précurseurs des processus potentiellement dangereux ; en d’autres termes, on guette les propensions négatives des phénomènes contemporains. Cette attitude se retrouve aussi dans les discours des personnes interrogées, qui donnent sans cesse à voir les signes avant-coureurs d’un avenir menaçant ou prometteur.

Inquiétude/peur//préoccupation/catastrophisme : les propensions négatives du futur sont au cœur de notre rapport au futur qui s’établit bien souvent, comme le suggère la lecture de nos entretiens, davantage sur un mode d’appréhension que sur un mode de confiance. Ainsi, le futur inquiète et préoccupe. Pour affiner notre compréhension de ces mécanismes, on peut opérer deux distinctions. La première concerne l’implication de la personne dans le futur envisagé. Ainsi, l’inquiétude renvoie plutôt à une menace qui touche personnellement la personne (dans ce qui compte pour elle et ses proches). À l’inverse, la préoccupation pointe vers un rapport plus réflexif et détaché. On peut très bien être préoccupé par une certaine tendance (par exemple, l’augmentation de la criminalité à Genève) sans que cela inquiète personnellement, c’est-à-dire sans que cela ne soit perçu comme une menace pour soi. À cette première distinction, on peut en ajouter une deuxième, qui concerne elle l’intensité de l’appréhension négative. Ainsi, l’inquiétude peut se transformer petit à petit en peur et la préoccupation en crainte du pire, de la catastrophe. Comme nous le soulignons dans l’entrée alerte/alarmisme et encore dans celle sur l’optimisme/pessimisme, le positionnement sur ce continuum de l’intensité de nos craintes ne relève pas d’éléments objectivables qui permettraient de trancher avec certitude entre une inquiétude bien fondée et une peur déraisonnée.

Montée en généralité/échelles : que ce soit sous la forme d’un avenir que l’on prévoit ou d’un projet que l’on dessine, le futur peut se décliner au singulier ou au pluriel. Par « montée en généralité », il faut entendre les différentes opérations de généralisation qui nous permettent de passer du singulier au pluriel (Boltanski et Thévenot 1991). Les récits qui servent à décrire un futur commun — notre avenir, notre destin, nos projets — sont amenés à « désingulariser » les personnes et les entités qu’il concerne : c’est en tant que membre d’un collectif, d’une catégorie de population, que je participe d’un avenir commun. Les discours sur l’avenir se peuplent ainsi d’entités collectives (nation, pays, ville, prolétaires, femmes, pauvres, humanité, etc.) pour lesquels on peut dessiner un devenir commun. On voit se dessiner alors différentes échelles du futur, selon que celui-ci se décline sur le mode le plus personnel ou le plus général. L’existence de discours permettant la montée en généralité est essentielle pour forger un avenir ou des projets communs, la disparition des « grands discours » qui raccrochaient les personnes à des catégories plus générales (classes, peuple, etc.) prive ainsi beaucoup de personnes de la capacité à penser le futur hors d’un projet individuel.

Optimisme/pessimisme : si on s’attarde sur la dimension conative de notre rapport au futur — ce qui en fait un objet d’attente —, on trouve les deux postures génériques de l’optimisme et du pessimisme. Ce qui caractérise ces postures, c’est qu’elles relèvent pour partie d’un acte de « foi » — dans le sens, par exemple, que Giddens réserve pour la confiance que l’on attribue (ou de la défiance que l’on nourrit) sans connaître les caractéristiques de l’objet considéré (Giddens 1987). Dans les enquêtes sur le rapport au futur on voit ainsi des personnes qui minimisent ou amplifient systématiquement tous les risques (Kellerhals, Languin et Pattaroni 2001). Il en va là moins d’un jugement au cas par cas — en fonction de l’objet lui-même, comme c’est le cas dans nos préoccupations — que d’une attitude plus générale de la personne.

Passé, présent, futur : comme nous l’enseigne de longue date la philosophie, le passé, le présent et le futur sont étroitement mêlés (Ricœur 1983, 2003). Notre appréhension de l’un ou l’autre influence notre perception des autres : notre passé et notre présent nourrissent notre compréhension des mécanismes — des propensions — qui permettent de dire un devenir, mais aussi les peurs et les espoirs qui le colorent. Plus spécifiquement encore, on peut s’inspirer ici de la voie classique offerte par Augustin, qui nous invite à considérer le passé et le futur dans leur lien intime et nécessaire à l’expérience du présent : « il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur » (Augustin L. XI, p. XX-26). Le passé et le futur n’existent que dans la mesure où ils peuvent être appréhendés dans le présent ou plus exactement au travers de l’expérience du temps qui nous fait passer de l’attente (présent du futur) à l’attention (présent du présent) et à la mémoire (présent du passé) (Ricœur 2003, p. 39).

En suivant ainsi les traces d’Augustin, et celles plus récentes de Ricœur, nous inscrivons notre rapport au futur dans l’expérience passée et présente du monde et des autres, en d’autres termes dans ce qui fonde et nourrit — ici et maintenant — notre attente[3].

Parcours de vie : le rapport au futur évolue avec l’âge et la position d’une personne dans son parcours de vie. Ce lien est à la fois mécanique, le vieillissement réduisant de facto l’horizon temporel du futur comme espace des projets individuels. Il est, d’autre part, médiatisé par les différents attachements noués par une personne au fil de sa vie. La naissance d’un enfant transforme, par exemple, à la manière dont on se projette dans le futur et le regard que l’on porte sur l’avenir du monde.

Pathologies du futur : qu’il prenne les traits d’un avenir collectif ou d’un projet individuel, il existe des formes limites et problématiques de notre rapport au futur. Des formes où le futur devient tellement présent qu’il écrase le présent et à la limite rend impossible toute action. D’une part, le futur comme projet devient problématique lorsqu’il enferme trop rigidement dans un plan qui empêche de considérer l’évolution des situations ou encore de saisir des opportunités. D’autre part, le futur comme avenir devient problématique lorsqu’il se décline sous les formes extrêmes d’un catastrophisme qui tétanise, d’un fatalisme qui prive de tout espace d’action ou encore d’un optimisme sans limites qui fait perdre tout sens des réalités ou nécessité d’un engagement.

Plan : le plan est la forme « industrielle » du projet, c’est-à-dire un futur que l’on prévoit et contribue activement à faire advenir à l’aide des différents dispositifs qui servent à coordonner dans le temps les comportements et les activités humaines. Le plan nous place dans un registre d’action qui est celui des rapports moyens et fins où l’on s’efforce de maîtriser la succession décisions-actes-conséquences. Le plan est aussi ce qui permet de penser le futur avec autrui, c’est-à-dire de coordonner différentes personnes autour des activités à venir. Il permet de stabiliser — dans la durée — des repères communs qui servent, d’une part, à orienter les actions à venir et, d’autre part, à évaluer a posteriori les cours d’action « fautifs ».

Projet/décision : pensé comme projet, le futur se présente comme un champ de possibles ou encore un objet de choix. Plus précisément, le projet peut être considéré comme l’opération par laquelle on inscrit le futur dans la sphère de notre pouvoir. Comme le dit encore Ricœur, « le projet est la détermination pratique de ce qui sera » (1950, p. 48). Dans le projet, ce qui advient se retrouve lié à notre volonté et devient objet de responsabilité (individuelle ou collective). Il se distingue ainsi d’autres formes où le futur est « visé mais qui ne l’atteigne pas comme étant en mon pouvoir » (ibid.), tels le désir, le souhait, le vœu. Il faut souligner encore que le « projet » est devenu l’un des mécanismes centraux de coordination dans une société caractérisée par l’accroissement des formes d’organisation en réseau et la valorisation de la mobilité (Boltanski et Chiapello 1999). Le projet permet ainsi de tenir ensemble — provisoirement — des personnes, des lieux et des entités hétéroclites. Dans un monde de plus grande labilité, où l’avenir apparaît plus incertain et où s’effacent les discours sur un destin commun, le projet devient une des formes essentielles pour apprivoiser l’inconnu et donner du sens au temps qui passe.

Prévision/prédiction : le futur est toujours à la fois objet de prévision, c’est-à-dire capacité à discerner ou envisager des événements à venir, et objet de prédiction, c’est-à-dire capacité à dire ce qui va arriver. Tant l’art de la prévision que de la prédiction oscillent entre des formes plus ou moins ancrées dans des méthodes positivistes. En effet, on peut, d’une part, prévoir et prédire le futur en s’appuyant sur des systèmes faisant appel à des entités surnaturelles ou encore en faisant fond sur des prémonitions ou sur notre seule clairvoyance. Ou alors, d’autre part, on peut prévoir et prédire le futur en s’appuyant sur des calculs, des inductions formalisées à partir de données objectivées. L’art de la prévision s’est toutefois plutôt mué, au fil de la modernité, en une science équipée de modèles savants capables de dégager les « tendances lourdes ». On demeure ici dans un certain rapport d’extériorité où la part de passivité est plus grande. La prévision n’est pas projet, elle n’est pas l’objet d’une intention claire et déterminée : « avec la prévision, le futur ne tient pas compte de moi, il n’est plus inventé mais découvert » (Ricœur 1950, p. 48). À l’inverse, il nous a semblé important, dans cette enquête, de retrouver l’art de la prédiction, art plus démocratique fondé sur la capacité de chacun à dire le futur. La prédiction réintroduit ainsi la possibilité d’un futur à inventer.

Préoccupations (objet de nos) : le continuum optimisme/pessimisme croise une autre opposition qui concerne non pas l’intensité, mais les formes de préoccupation. En effet, nourrir une préoccupation doit toujours s’entendre en regard d’un objet dont le devenir nous (pré)occupe. À cet égard, on a pu montrer, par ailleurs, que ce qui (pré)occupe les personnes peut être découpé en deux grandes catégories : morale et structurelle. On trouve ainsi, d’un côté, des personnes qui sont plus sensibles à des questions « morales », aux problèmes de « déviance » (perte des valeurs morales, augmentation des troubles psychiques et de la violence), et d’autres qui sont plus sensibles à la dégradation des conditions structurelles de la société (problèmes d’environnement, crise économique, etc.) (Kellerhals, Languin et Pattaroni 2001).

Propension/rupture/initiative : le futur se pensant à partir du présent, c’est dans le présent que l’on identifie les indices des choses à venir. La délimitation d’un avenir positif ou négatif se fait la plupart du temps en identifiant des chaînes de cause à effet, en décrivant la propension des humains et des choses à continuer à se comporter ou agir d’une certaine manière, propension à s’empirer ou s’améliorer. On invoque souvent ainsi dans les entretiens l’égoïsme de l’être humain, les lois du marché, etc. Les discours sur la propension des choses tendent à installer le rapport au futur dans une certaine passivité — ou dans un certain réalisme suivant les points de vue. On peut contraster ces discours avec ceux mettant l’accent sur la capacité d’initiative et de rupture. Dans les discours en termes d’initiative, le futur est conçu comme projet et comme espace de possibles et d’innovation.

Responsabilité : la question de la responsabilité est essentielle dans toute pensée du futur. Elle est un des opérateurs qui lie le futur au présent par le biais de la portée que l’on attribue à l’action. Par l’assignation ou la délimitation d’une responsabilité, le futur se retrouve placé dans la sphère de maîtrise de notre agir : ce qui survenait sur un mode passif se retrouve placé dans la sphère d’influence des personnes. Il existe ainsi des discours du futur responsabilisant et déresponsabilisant, suivant la manière dont ils décrivent les chaînes causales qui nous mènent au futur et déclinent les quatre grandes modalités sémantiques de la responsabilité (savoir, vouloir, pouvoir, devoir). À cet égard, la Modernité a initié une rupture radicale dans notre pensée du futur. En effet, ce qui relevait autrefois du destin, du hasard ou des lois naturelles a été petit à petit placé dans la sphère d’influence de l’activité humaine et, par extension, de l’activité de chacun — de notre pouvoir (Genard 1999). Cette évolution semble s’être accélérée ces dernières décennies et, comme le dit Ricœur, on devient petit à petit « responsable de tout et de tous » (1995). Les discours sur le futur mêlent ainsi rapidement transformations générales et gestes quotidiens. Ils responsabilisant — et parfois culpabilisant —sur le devenir négatif de l’environnement et sur les gestes à faire ou ne pas faire au quotidien sont exemplaires de ce mouvement.

Pouvoir/maîtrise/capacités : comme nous le soulignons dans l’entrée responsabilité, notre rapport au futur est étroitement lié à la fois à la manière dont on conçoit de manière générale le pouvoir de l’être humain, et à la mesure dont chacun se sent maître de ce qui lui arrive et de ses projets. Le rapport au futur est ainsi affaire de capacités cognitives et pratiques qui dépendent en retour de ressources bien réelles. Dire le futur, l’envisager et l’appréhender émotionnellement sont autant d’opérations qui dépendent de capacités et d’attachements divers des personnes. C’est donc à l’inverse un réel pouvoir que celui de prévoir et dompter l’avenir, que ce soit à l’échelle d’une personne et de ses projets individuels que du collectif et de son avenir commun.

Ressources/position sociale : le rapport au futur n’est pas un simple exercice mental. Comme le suggèrent les considérations sur la responsabilité et le pouvoir, notre rapport au futur est étroitement lié aux capacités cognitives et pratiques dont on dispose et à la manière dont on se représente le cours du monde et notre rôle dans ce dernier. Les capacités en jeu ici dépendent plus profondément de la manière dont on se tient dans le monde et des prises dont on dispose pour s’y orienter. Ainsi, les personnes démunies tendent à être happées par l’urgence du présent et peinent à entrevoir la possibilité même d’un futur. Plus largement, l’absence de ressources — et les positions sociales généralement défavorisées qui en découlent — favorise un sentiment d’absence de maîtrise sur ce qui arrive et amène à voir l’avenir comme un processus sur lequel la personne n’a aucune prise.

Ressorts/attachements/convictions : dans l’entrée passé/présent/futur, nous suggérons qu’il faut chercher dans le présent et le passé les ressorts de notre rapport au futur. Par ressorts, il faut entendre ici l’ensemble des éléments affectifs et émotionnels qui nous amènent à considérer le futur, à attendre quelque chose de lui. Ces ressorts prennent leur tension dans ce qui nous attache au monde et aux autres, c’est-à-dire l’ensemble des « attachements profonds » (Williams 1984), ou encore des convictions et des projets qui comptent pour nous et qui donnent sens à notre vie[4]. Ainsi, si les personnes voient avec espoir ou anxiété l’avenir, c’est lié en grande partie à la manière dont peut être affecté ce qui donne sens à leur vie ici et maintenant. En d’autres termes, la manière dont on évalue le futur tient donc non seulement à des opérations cognitives savantes, mais surtout à la mesure dans laquelle le futur offre des possibles qui comptent pour nous et pour ceux et celles auxquels on est attaché. Est-ce que mes proches ou moi-même pourrons continuer à vivre bien dans le futur ? Est-ce que nous pourrons vivre mieux ? Est-ce que cette relation naissante pourra se poursuivre, se développer ? Mes projets verront-ils le jour ? Notre combat sera-t-il couronné de succès ? À l’inverse, est-ce que ces relations qui me minent et me hantent s’apaiseront ? Ces conflits, ces guerres, ces tensions disparaîtront-ils ? Les ressorts de notre rapport au futur renvoient ainsi à toute la palette des émotions qui colorent notre attente, notre anticipation d’un événement à venir : espoirs, craintes, peurs, préoccupations, soucis, envies, désirs, aspirations.

Illustration : Horia Varlan, « Yellowed pages from a dictionary », 23.10.2008, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

With this glossary, written in the framework of an exploratory research on the relation to the future, we attempt to draw the conceptual network that allows for a “pratical understanding” of the future (Ricoeur 1983). A conceptual network that enables to answer the “what”, “who”, “why” and “how” of human actions. This glossary evolves around two axes : on the one hand, the way people are cognitively able to conceive of a future and, on the other hand, the incentives to consider the future.

Bibliography

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Notes

[1] Par dimension « conative », il faut entendre l’ensemble des éléments qui fournissent le ressort de nos actions et de nos jugements, ce qui nous incite à agir et juger.

[2] De la même manière que l’on ne peut pas décrire la souffrance « telle quelle » mais qu’on la lie toujours à une réaction émotionnelle (Boltanski 1990), on peut penser qu’il y a certains futurs qui ne peuvent pas être dits tels quels sans qu’on ne les évalue — l’avenir.

[3] L’attente lie ici une certaine passivité et une tension active. On est à la fois saisi par le temps qui passe, qui nous dépasse, mais on dispose aussi d’espaces d’intention et d’attention qui permettent de forger vision de l’avenir et projets divers.

[4] À ce propos, voir entre autres les analyses de Bernard Williams (1994) sur les « désirs catégoriques », nourris par des projets et des attachements profonds, qui font que la question du sens de la vie ne se pose même pas.

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