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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Petit glossaire du futur pour une lecture démocratique de notre avenir.

Le rapport au futur est un élément constitutif de notre humanité. Étroitement lié à notre rapport au passé et au présent, il participe des processus qui forgent notre identité et qui donnent sens à notre vie. Pour essayer de rendre compte de la manière dont le futur s’imbrique au présent de notre expérience, nous proposons d’explorer le faisceau des mots qui permettent de dire et de penser le futur.

Propos liminaires.

Le glossaire que l’on présente ici est donc plus qu’une simple nébuleuse de mots. Il cherche, en s’inspirant des analyses de Paul Ricœur sur le temps et la narration, à dessiner le réseau conceptuel qui rend possible notre « compréhension pratique » du futur (Ricœur 1983, p. 89). Un réseau conceptuel qui permet à chacun de répondre aux questions du « quoi », du « qui », du « pourquoi et du « comment » des actions humaines. Notre glossaire s’articule autour de deux axes renvoyant, d’une part, à la manière dont les personnes parviennent à concevoir un futur et, d’autre part, aux raisons qui les incitent à considérer le futur.

1. Le premier axe renvoie à la face « objective » — ou cognitive — de notre rapport au futur, là où il fait l’objet de discours plus ou moins savants et armés de théories. Dans une certaine mesure, ce rapport au futur est le pendant de ce qu’est l’« histoire » au passé : un discours objectivé qui peut même devenir science, servant à prévoir et identifier des tendances. Cette science du futur n’est pas l’apanage des seuls experts en prospective ; au contraire, comme nous avons cherché à le montrer au fil de l’enquête, tout un chacun dispose de certains outils pour penser et « prévoir » le futur. Un faisceau de concepts permet de décrire les opérations en jeu dans ce premier axe, tels avenir, plan, prospective et prévision ou encore tendance, évolution et développement.

2. Le deuxième axe renvoie lui à la face plus « subjective » — ou plutôt « conative » [1]. Les mots du futur sont étroitement liés à ceux qui disent le changement et l’ensemble des émotions qui gravitent autour de ce dernier, de l’espoir à la peur.

De surcroît, si le futur nous concerne, ce n’est pas seulement parce qu’il est porteur de transformations qui peuvent nous affecter (ou les êtres qui nous sont chers), mais aussi car l’idée d’un devenir soulève potentiellement la question de notre responsabilité dans ce devenir.

Identité : en liant notre rapport au futur, au passé et au présent — aux attachements, aux projets et aux convictions que l’on nourrit et qui nous portent —, nous l’avons lié aussi à la question de notre identité. En effet, dans cette perspective, le rapport au futur participe plus largement du travail de narration et de mise en cohérence nécessaire à la constitution d’une identité. Comme l’a longuement analysé Paul Ricœur (1983), notre identité dépend d’un travail de mise en intrigue qui permet de rassembler dans un discours cohérent les éléments épars de notre passé. Lorsque l’on écoute les discours du futur — en particulier lorsqu’ils prennent la forme du projet —, on s’aperçoit que cette mise en intrigue concerne aussi les éléments du futur. On se dote d’un futur qui pourra être le lieu d’une cohérence à venir, un futur comme projet où se dessine notre identité encore éclatée, une identité en devenir. Ceci est particulièrement frappant dans les discours tenus par les personnes en exil qui éclairent le passé et le présent par un projet futur — un état et des lieux à venir — où le parcours prendra son sens (de la même manière que la carrière que l’on dessine participe étroitement de notre identité).

Oubli/immanence : il arrive parfois aussi que le futur demeure impensé : l’avenir se dresse sans enjeu, les projets semblent aller de soi. On est dans une posture à l’égard du futur qui se rapproche de l’oubli à l’égard du passé. Certes, cet oubli est, par certains côtés, nécessaire pour aller de l’avant de manière sereine. En effet, sans une capacité à oublier notre futur, on risque d’être écrasé par lui au point de ne plus pouvoir agir (cf. entrée « Pathologies du futur »). Toutefois, il est des immanences — des replis sur le présent — qui apparaissent problématiques lorsque, par exemple, une personne en détresse est submergée par l’urgence de son présent qui l’empêche d’entrevoir un avenir et de se doter de projets susceptibles de la faire aller de l’avant. L’oubli du futur peut tenir à l’inverse à la manière dont le parcours de vie d’une personne est préalablement dessiné. S’il apparaît avec certitude, si les transitions sont prédéterminées et claires — comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles —, le futur n’est plus enjeu de décision forte et n’a pas besoin d’être rassemblé dans un projet qui expose la personne. À cet égard, on peut penser que l’individualisation des parcours de vie — qui obligent pour partie à s’inventer un chemin propre (Ehrenberg 1996) — tend à charger, au contraire, le futur d’enjeux qui empêchent de l’ignorer. Le futur devient projet imposé.

Incertitude/vigilance/précaution : comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, les dernières décennies ont été marquées par un accroissement du caractère incertain des dynamiques sociétales. Durant la première moitié du 20e siècle, le futur paraissait pouvoir encore faire l’objet de prévisions rationnelles, fondées sur les outils de modélisation et d’objectivation offerts en particulier par l’économie. Depuis lors, cet espoir — représenté par la prégnance de la figure du Plan — a petit à petit laissé la place à un rapport plus inquiet au futur. De nouveaux dispositifs sont apparus pour continuer à se projeter dans le futur tout en faisant place à cette incertitude parfois radicale. Le principe de précaution fait partie de ces nouveaux dispositifs servant à continuer à agir face à un avenir incertain. Son corolaire, en termes d’attitude adoptée, est une nécessaire vigilance ; avec la vigilance, ce qui est à venir ne se prévoit pas, mais s’attend ici et maintenant. La vigilance incite à lire les signes précurseurs des processus potentiellement dangereux ; en d’autres termes, on guette les propensions négatives des phénomènes contemporains. Cette attitude se retrouve aussi dans les discours des personnes interrogées, qui donnent sans cesse à voir les signes avant-coureurs d’un avenir menaçant ou prometteur.

Inquiétude/peur//préoccupation/catastrophisme : les propensions négatives du futur sont au cœur de notre rapport au futur qui s’établit bien souvent, comme le suggère la lecture de nos entretiens, davantage sur un mode d’appréhension que sur un mode de confiance. Ainsi, le futur inquiète et préoccupe. Pour affiner notre compréhension de ces mécanismes, on peut opérer deux distinctions. La première concerne l’implication de la personne dans le futur envisagé. Ainsi, l’inquiétude renvoie plutôt à une menace qui touche personnellement la personne (dans ce qui compte pour elle et ses proches). À l’inverse, la préoccupation pointe vers un rapport plus réflexif et détaché. On peut très bien être préoccupé par une certaine tendance (par exemple, l’augmentation de la criminalité à Genève) sans que cela inquiète personnellement, c’est-à-dire sans que cela ne soit perçu comme une menace pour soi. À cette première distinction, on peut en ajouter une deuxième, qui concerne elle l’intensité de l’appréhension négative. Ainsi, l’inquiétude peut se transformer petit à petit en peur et la préoccupation en crainte du pire, de la catastrophe. Comme nous le soulignons dans l’entrée alerte/alarmisme et encore dans celle sur l’optimisme/pessimisme, le positionnement sur ce continuum de l’intensité de nos craintes ne relève pas d’éléments objectivables qui permettraient de trancher avec certitude entre une inquiétude bien fondée et une peur déraisonnée.

Montée en généralité/échelles : que ce soit sous la forme d’un avenir que l’on prévoit ou d’un projet que l’on dessine, le futur peut se décliner au singulier ou au pluriel. Par « montée en généralité », il faut entendre les différentes opérations de généralisation qui nous permettent de passer du singulier au pluriel (Boltanski et Thévenot 1991). Les récits qui servent à décrire un futur commun — notre avenir, notre destin, nos projets — sont amenés à « désingulariser » les personnes et les entités qu’il concerne : c’est en tant que membre d’un collectif, d’une catégorie de population, que je participe d’un avenir commun. Les discours sur l’avenir se peuplent ainsi d’entités collectives (nation, pays, ville, prolétaires, femmes, pauvres, humanité, etc.) pour lesquels on peut dessiner un devenir commun. On voit se dessiner alors différentes échelles du futur, selon que celui-ci se décline sur le mode le plus personnel ou le plus général. L’existence de discours permettant la montée en généralité est essentielle pour forger un avenir ou des projets communs, la disparition des « grands discours » qui raccrochaient les personnes à des catégories plus générales (classes, peuple, etc.) prive ainsi beaucoup de personnes de la capacité à penser le futur hors d’un projet individuel.

Optimisme/pessimisme : si on s’attarde sur la dimension conative de notre rapport au futur — ce qui en fait un objet d’attente —, on trouve les deux postures génériques de l’optimisme et du pessimisme. Ce qui caractérise ces postures, c’est qu’elles relèvent pour partie d’un acte de « foi » — dans le sens, par exemple, que Giddens réserve pour la confiance que l’on attribue (ou de la défiance que l’on nourrit) sans connaître les caractéristiques de l’objet considéré (Giddens 1987). Dans les enquêtes sur le rapport au futur on voit ainsi des personnes qui minimisent ou amplifient systématiquement tous les risques (Kellerhals, Languin et Pattaroni 2001). Il en va là moins d’un jugement au cas par cas — en fonction de l’objet lui-même, comme c’est le cas dans nos préoccupations — que d’une attitude plus générale de la personne.

Passé, présent, futur : comme nous l’enseigne de longue date la philosophie, le passé, le présent et le futur sont étroitement mêlés (Ricœur 1983, 2003). Notre appréhension de l’un ou l’autre influence notre perception des autres : notre passé et notre présent nourrissent notre compréhension des mécanismes — des propensions — qui permettent de dire un devenir, mais aussi les peurs et les espoirs qui le colorent. Plus spécifiquement encore, on peut s’inspirer ici de la voie classique offerte par Augustin, qui nous invite à considérer le passé et le futur dans leur lien intime et nécessaire à l’expérience du présent : « il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur » (Augustin L. XI, p. XX-26). Le passé et le futur n’existent que dans la mesure où ils peuvent être appréhendés dans le présent ou plus exactement au travers de l’expérience du temps qui nous fait passer de l’attente (présent du futur) à l’attention (présent du présent) et à la mémoire (présent du passé) (Ricœur 2003, p. 39).

En suivant ainsi les traces d’Augustin, et celles plus récentes de Ricœur, nous inscrivons notre rapport au futur dans l’expérience passée et présente du monde et des autres, en d’autres termes dans ce qui fonde et nourrit — ici et maintenant — notre attente [3]. Ainsi, si les personnes voient avec espoir ou anxiété l’avenir, c’est lié en grande partie à la manière dont peut être affecté ce qui donne sens à leur vie ici et maintenant. En d’autres termes, la manière dont on évalue le futur tient donc non seulement à des opérations cognitives savantes, mais surtout à la mesure dans laquelle le futur offre des possibles qui comptent pour nous et pour ceux et celles auxquels on est attaché. Est-ce que mes proches ou moi-même pourrons continuer à vivre bien dans le futur ? Est-ce que nous pourrons vivre mieux ? Est-ce que cette relation naissante pourra se poursuivre, se développer ? Mes projets verront-ils le jour ? Notre combat sera-t-il couronné de succès ? À l’inverse, est-ce que ces relations qui me minent et me hantent s’apaiseront ? Ces conflits, ces guerres, ces tensions disparaîtront-ils ? Les ressorts de notre rapport au futur renvoient ainsi à toute la palette des émotions qui colorent notre attente, notre anticipation d’un événement à venir : espoirs, craintes, peurs, préoccupations, soucis, envies, désirs, aspirations.

Illustration : Horia Varlan, « Yellowed pages from a dictionary », 23.10.2008, Flickr (licence Creative Commons).

Résumé

Dans ce glossaire, accompagnant une enquête exploratoire sur les rapports au futur, nous cherchons à dessiner le réseau conceptuel qui rend possible notre « compréhension pratique » du futur (Ricoeur 1983). Un réseau conceptuel qui permet à chacun de répondre aux questions du « quoi », du « qui », du « pourquoi et du « comment » des actions humaines. Ce glossaire s’articule autour de deux axes renvoyant, d’une part, à la manière dont les personne parviennent à concevoir un futur et, d’autre part, aux raisons qui incitent à considérer le futur.

Bibliographie

Boltanski, Luc et Ève Chiapello. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Seuil.

Ehrenberg, Alain. 1996. L’individu incertain. Paris : Hachette-Pluriel.

Ewald, François. 1996. « Philosophie de la précaution » L’année sociologique, vol. 46, n° 2 : p. 383-412.

Genard, Jean-Louis. 1999. La grammaire de la responsabilité. Paris : Cerf.

Giddens, Anthony. 1987. Constitution de la société. Paris : PUF.

—. 1997. « La société du risque : le contexte politique britannique » Risque, n° 32 : p. 39-48.

Kellerhals, Jean, Noëlle Languin et Luca Pattaroni. 2001. « Ces risques qui nous menacent : enquête sur les inquiétudes des Helvètes » Revue suisse de sociologie, vol. 26, n° 2 : p. 97-317.

Ricœur, Paul. 1950. Philosophie de la volonté : le volontaire et l’involontaire. Paris : Aubier.

—. 1983. Temps et récit. Tome 1. Paris : Seuil.

—. 1995. « Le concept de responsabilité : essai d’analyse sémantique » in Ricœur, Paul.
Le juste, p. 28-48. Paris : Esprit.

—. 2003. Histoire, mémoire, oubli. Paris : Points.

Notes

[1] Par dimension « conative », il faut entendre l’ensemble des éléments qui fournissent le ressort de nos actions et de nos jugements, ce qui nous incite à agir et juger.

[2] De la même manière que l’on ne peut pas décrire la souffrance « telle quelle » mais qu’on la lie toujours à une réaction émotionnelle (Boltanski 1990), on peut penser qu’il y a certains futurs qui ne peuvent pas être dits tels quels sans qu’on ne les évalue — l’avenir.

[3] L’attente lie ici une certaine passivité et une tension active. On est à la fois saisi par le temps qui passe, qui nous dépasse, mais on dispose aussi d’espaces d’intention et d’attention qui permettent de forger vision de l’avenir et projets divers.

[4] À ce propos, voir entre autres les analyses de Bernard Williams (1994) sur les « désirs catégoriques », nourris par des projets et des attachements profonds, qui font que la question du sens de la vie ne se pose même pas.

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