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Serendipity.

Les lieux touristiques des villes ne sont pas des enclaves.

Parmi les questions que l’on peut se poser dans le cadre d’une approche géographique des problématiques touristiques, celle de savoir quels types d’espaces le tourisme participe de produire au sein des villes est prépondérante. Si l’on accepte en effet l’hypothèse du recreational turn (Stock 2007), la dimension touristique ne se limite plus aux stations, ces petits espaces urbains créés et fonctionnant principalement par et pour cette dernière (MIT 2002), mais elle devient également fondamentale pour les villes. Cet investissement suppose des effets considérables sur la dynamique urbaine de ces lieux : des quartiers sont réaménagés, des conflits d’usages de la ressource que constitue l’espace urbain sont accentués par la présence permanente de cette population d’habitants temporaires, etc. L’urbanité des villes change radicalement par le tourisme (Stock et Lucas 2012). À propos de ce problème, et afin de souscrire à l’objet de cette Traverse, la présente discussion focalise la réflexion en se posant contre la posture consistant à envisager les lieux touristiques des villes comme des enclaves [1].

On retrouve, en effet, chez un certain nombre de travaux anglophones se référant au champ des tourist studies (Stansfield et Rickert 1970, Getz 1993, Pearce 1998, Hannigan 1998, Judd 1999, 2003, Montgomery 2003, 2004, Hayllar, Griffin et Edwards 2008), une propension à limiter la présence du tourisme en ville à une seule zone exclusivement dédiée à cette activité. Ces recherches s’appuient sur le fait que de nombreuses métropoles américaines (près de 60 %) ont tenté, par des investissements massifs — près de deux milliards de dollars sont dépensés annuellement dans les années 1990 —, de développer cette dimension « touristique » avec la construction d’infrastructures de grande envergure (stades de sports, centres commerciaux, casinos, salles de spectacles, centres de congrès) [2] et selon une logique volontariste où l’offre précède la demande (Judd 2003). Leurs analyses reposant principalement sur la question des grands équipements — que l’on retrouve concentrés en un endroit de l’agglomération, à proximité du centre, selon une logique du cluster —, les différents auteurs postulent l’existence d’enclaves, de réserves touristiques dans les villes :

Tourism promoters have reacted to the geographic proximity of tourist districts and impoverished, high-crime areas by constructing defensible spaces. Rather than being woven into the existing urban fabric, hotel, and convention facilities, sports stadiums, restaurant districts, and downtown shopping malls are cordoned off and designed to cosset the affluent visitor while simultaneously warding off the threatening native. Private police, video surveillance, and architectural design all work to keep undesirables out of touristic « compounds » and « reserves » (Judd et Fainstein 1999, p. 26).

Cela se manifeste notamment par la mobilisation de tout un vocabulaire qui a pour but de véhiculer cette idée : « bubble », « precinct », « district », « reserve », « defensible space », « enclave » sont autant de tentatives grammaticales pour exprimer un quartier touristique protégé, plus ou moins clos et fonctionnant d’une manière différente du reste de l’agglomération. Mais en quoi ce type de district constitue-t-il une « enclave » ? Y a-t-il un accès restreint ? Un fonctionnement différent ? Une imperméabilité des pratiques ? C’est ce que suggère l’expression « tourist bubble » (Judd 1999, 2003), l’une des propositions les plus reprises de cette perspective :

The tourist bubbles is like a theme park, in that it provides entertainment and excitement, with reassuringly clean and attractive surroundings […]. Tourist bubbles create islands of affluence that are sharply differentiated and segregated from the surrounding urban landscape (Judd 1999, p. 39 et p. 53).

Ainsi, une des caractéristiques essentielles de ces « bulles touristiques » serait leur distinction radicale par rapport à l’espace urbain environnant, avec une séparation physique, un fonctionnement autre, des pratiques spécifiques et des codes particuliers, représentant en quelque sorte une hétérotopie, au sens où Foucault entendait ce concept.

On peut, dans un premier temps, apprécier cette perspective en la replaçant dans son contexte. Il convient de souligner que les études de cas envisagées sont principalement localisées aux États-Unis, ce qui sous-entend l’idée que les configurations urbaines sont marquées par un fonctionnalisme important, organisées selon une logique de zonage avec une franche séparation entre zones résidentielles et zones d’activités. De même, cela signifie qu’il y a une faible intervention publique : les projets de réhabilitation et d’aménagements urbains ne sont pas réalisés par des investissements publics, mais par des financements privés, qui investissent sur un projet particulier et un périmètre restreint. Il s’agit d’une logique de requalification parcellaire de la ville, les investissements financiers, privés, concentrés sur une aire restreinte, participant du développement d’un différentiel urbanistique entre ce lieu et le reste de la ville :

The construction of tourist enclaves, which is the typical method of allaying the sense of threat, creates a sharply segmented urban space in the places that have been converted from sites of production to sites of consumption. The urban landscape comes to consist of fragments of development, each offering a scenic view or a set-piece tableau meant to evoke a romanticized version of urban life of the past. (Judd et Fainstein 1999, p. 12)

La mise en tourisme, concrétisée notamment par des aménagements spécifiques, opère effectivement une distinction entre la zone rénovée et le reste de l’environnement urbain tout en accordant une nouvelle valeur (également pour les résidents) [3] à des centres des villes américaines [4] pendant longtemps laissés plus ou moins à l’abandon — inner city — par des classes moyennes (dont l’idéal résidentiel était le pavillon).

Cependant, d’importantes limites se dégagent de cette manière d’interpréter ces espaces comme des enclaves. Le premier élément que l’on peut avancer est qu’il s’agit là d’une vision par trop matérialiste de l’espace, ces travaux accordant une place excessive aux infrastructures. C’est uniquement le cadre bâti qui est utilisé pour définir ces zones comme étant touristiques. Or, les infrastructures dont il est souvent question (c’est-à-dire les complexes sportifs, les salles de spectacles, centres de congrès, etc.) ne sont en réalité que très peu touristiques à proprement parler, la plupart des usagers de ces lieux étant des visiteurs présents pour des motifs professionnels, et surtout des résidents [5]. De ce point de vue, ces espaces ne correspondent pas à des « bulles » strictement réservées aux touristes, mais sont des lieux ouverts habités par différentes populations et notamment par une large partie de la société locale. C’est par exemple ce qui se dégage de certaines études qui mettent le concept de « tourist bubble » à l’épreuve d’une étude empirique :

Boston does have one area exemplifying many features of the so-called tourist bubble described by Judd […]. Yet, the complex, although physically set off from its environment on superblocks, does not segregate tourist activity from the city. It is surrounded by attractive neighborhoods and spectacular public spaces that bring visitors out into the streets, and it is also heavily used by locals for shopping, dining and entertainment. (Ehrlich et Dreir 1999, p. 163)

Les auteurs observent ainsi qu’il n’y a pas de rupture entre le complexe et son environnement urbain, mais plutôt une porosité entre les deux entités, les visiteurs faisant l’expérience de l’espace public, des lieux de shopping, de divertissement et de restauration fréquentés par les résidents. S’il y a bien une distinction matérielle entre ce type de district et le reste de la ville, reposant sur un aménagement urbanistique différent, il n’y a pas de ségrégation physique à proprement parler.

Si l’on considère ce problème du point de vue des manières dont les touristes font avec de l’espace, on peut soutenir l’idée qu’en ville, ils ne restent pas enfermés dans une « bulle » mais, qu’au contraire, l’une de leurs aspirations principales serait de découvrir les différents quartiers d’une ville, de vivre à la manière des résidents — ne serait-ce qu’en adoptant, le temps du séjour, les habitudes de ces derniers [6]. On peut aussi prendre, en forçant un peu le trait, les illustrations extrêmes de la mise en tourisme des bidonvilles (Rio de Janeiro) ou de quartiers sinistrés (Nouvelle Orléans) pour avancer l’idée qu’il n’y a pas qu’une volonté de rester « entre soi » de la part d’un certain nombre de touristes, mais aussi la recherche d’une certaine altérité. C’est ce qui ressort d’une enquête effectuée à Londres. L’élément principal en est la faible importance de ces « bulles » dans l’expérience touristique des individus :

Whilst the areas do have conventional tourist attractions, the facilities that interviewees mentioned were much more likely to part of a landscape of everyday consumption — pubs, cafés, clubs, shops and good transportation facilities — made interesting because they had unfamiliar elements or were seen as a real part of life in the city. (Maitland et Newman 2008, p. 234)

Les touristes ne souhaitent donc pas, en ville, être isolés et protégés dans des enclaves, mais veulent au contraire se confronter et participer à la vie de la société locale :

Désormais, les loisirs des citadins sont clairement devenus une « attraction » touristique : se fondre dans la foule des habitants du lieu, avoir l’illusion de vivre la même ville dans le même temps, est assurément l’un des ressorts de la fréquentation actuelle des métropoles (Knafou 2007, p.20).

Les lieux touristiques sont pratiqués par des populations diverses et pas uniquement par les touristes, puisque

même dans les quartiers les plus touristifiés, peu de lieux sont à l’usage exclusif des publics touristiques [7]. Lieux de croisement et d’échange par excellence, elles [les villes] font coexister des publics différents qui pratiquent des équipements et assistent à des évènements identiques de manière différenciée. (Gravari-Barbas 2011, p. 330)

Ces extraits défendent ainsi une position sensiblement différente de celle adoptée par les tenants de l’« enclave » : un lieu touristique ne serait pas une réserve, un lieu fermé et cloisonné, mais au contraire un espace caractérisé par une diversité plus élevée.

Enfin, il est effectivement possible de distinguer, au sein même des centres-villes, des lieux plus touristiques que d’autres [8] : « car si, désormais, les touristes s’aventurent partout, y compris dans des espaces peu touristiques, l’essentiel de leurs fréquentations s’effectue dans des périmètres aisément délimitables, au-delà desquels leur présence disparaît rapidement » (Duhamel et Knafou 2007, p. 48). Le concept de Central Tourist District est une proposition plus nuancée et plus subtile de cette réalité en étant le descripteur (du système) des lieux les plus fréquentés par les touristes :

Le CTD peut ne pas être constitué d’un lieu unique et ne pas se présenter sous une forme compacte : l’espace touristique central est généralement beaucoup plus étalé, voire plus étiré selon une direction dominante. De plus, il présente aussi la spécificité de ne pas être identifiable par un paysage spécifique (la forêt de tours pour le CBD), mais de devoir son identité à la présence significative et donc aisément repérable des touristes. Autrement dit, le CTD est avant tout l’espace des pratiques touristiques affirmées, qui cumule lieux de visite, de déambulation, d’achat, de restauration et, pour partie, de résidence. (Duhamel et Knafou 2007, p. 49).

Si le terme est relativement proche de ceux évoqués juste avant, c’est donc une perspective sensiblement différente qui est proposée là, l’accent étant mis non pas sur les infrastructures et sur l’urbanisme, mais sur la présence des touristes. C’est la concentration importante de ces derniers qui serait alors le marqueur principal de lieux touristiques dont il serait généralement difficile d’en dessiner le contour précis. Tout l’enjeu est de comprendre comment ces limites, ces effets de seuils (pourquoi l’on passe sans transition d’une rue pleine de monde à une autre presque vide) sont agencés par les différents acteurs en présence. Aussi, serait-il sans doute préférable de ne pas définir des « zones touristiques » a priori, mais bien de savoir comment et dans quelle mesure les pratiques des touristes délimitent ou non des espaces spécifiques, en tout cas identifiables. En se limitant aux aspects morphologiques, l’on s’empêche de saisir la complexité des limites et frontières à la fois instituées par les acteurs publics et privés (taxes, projet d’urbanisme, etc.), par les différentes réglementations (classements en zone historique, au patrimoine mondial de l’humanité, etc.), par des aménagements urbains (pavés, zones piétonnes, etc.), mais surtout celles posées par les touristes eux-mêmes (leurs pratiques dégageant parfois des périmètres distinctement repérables). Une analyse plus fine de cette question nécessite de travailler sur les opérations spatiales de délimitation et de franchissement (Lussault 2007) effectuées par les différents protagonistes (cf. Lucas 2014).

Le touristique participe d’une distinction de l’espace urbain d’une ville, par la pratique différenciée des lieux (espace vide/espace plein) et par leurs aménagements (mise en scène de certains espaces et pas d’autres). Cependant, conceptualiser cette distinction comme la création d’une enclave semble par trop radicale : on peut avancer le fait que ces lieux ne sont pas réservés aux seuls touristes, mais sont accessibles à une grande majorité de la population. Dégager et expliquer les éventuelles logiques d’exclusion qui peuvent se mettre en place dans certains lieux touristiques par rapport à différents groupes, et plus largement apprécier les effets « positifs » et « négatifs » quant à la façon dont l’ensemble des actants d’une société interviennent dans le développement de la dimension touristique des villes reste encore un défi de connaissance à approfondir.

Illustration : JD Hancock, « Slow Bubble Sort », 27.07.2009, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

This short paper argues against the perspective that considers cities’ touristic areas as « bubbles ». Indeed, a large part of research tends to present these areas as enclaves, almost heterotopias ; this point of view implies that tourism goes against local communities by producing ruptures and discontinuities in cities. However, serious consideration shows the limits of such conceptualization, hypothesises that tourism increases the urbanity of cities (by expanding the density and diversity of societal realities that are co-present, as well as by participating in the reinvestment of public space), and above all encourages research to develop a more precise understanding of the mechanisms involved in the investment of cities by tourism systems.

Bibliography

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Notes

[1] Il s’agit d’une réflexion que l’on pourrait inscrire dans la controverse plus large qu’est celle de l’éventuelle « disparition » de l’espace public.

[2] Ces infrastructures devenant ce qu’on pourrait appeler les « équipements récréatifs génériques » des métropoles contemporaines.

[3] Le tourisme participant ainsi d’un « retour du centre » — comme entité spatiale valorisée — et d’un « retour au centre » — par le réinvestissement de cet espace par les classes moyennes à la fois en tant que résidents et comme touristes (Stock et Lucas 2012). Le tourisme pourrait ainsi être pensé, en forçant le trait, comme un instrument permettant la réalisation de ce que Henri Lefebvre nommait le « droit à la ville ».

[4] En réalité, ce sont les centres historiques de très nombreuses agglomérations à travers le monde qui ont été concerné par ce problème.

[5] L’expression « infrastructures récréatives », plus large, serait d’ailleurs plus adéquate que celle couramment utilisée, d’« infrastructures touristiques ».

[6] Les « temporalités » des journées d’une ville diffèrent selon les cultures, par exemple on ne dîne pas à la même heure en Suisse et en Espagne.

[7] On pourrait même faire la proposition inverse et discuter l’idée que ce sont les résidents qui réaliseraient des logiques de distinction en ne fréquentant pas des lieux considérés comme « trop touristiques ».

[8] Il existe même dans certaines villes, à Paris par exemple, des zones touristiques qui sont définies administrativement et qui disposent d’une réglementation spécifique (notamment la possibilité d’ouvrir les magasins le dimanche dans ce cas), un tel classement devenant un enjeu (économique, mais aussi « social ») relativement conséquent.

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