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Serendipity.

Gentrification, co-presence or social mix? Changes and permanence in the centre of São Paulo

1 Point de départ : questions sur le centre de São Paulo

Après une période de déclin économique et démographique, le centre historique de São Paulo [1] a connu dès ce tournant de siècle des changements significatifs, à la fois spatiaux et sociaux. En effet, le retour des résidents et la reprise des activités économiques – notamment dans le secteur de la construction (Shimbo, 2013 ; Reina et Comarú, 2015) – semblent suggérer un réinvestissement socio-spatial dans le centre historique de la métropole la plus peuplée d’Amérique du Sud. Ces nouvelles tendances pourraient constituer un vrai changement de paradigme d’urbanisation : comme dans d’autres métropoles, on assiste à un processus d’« introspection cosmopolite » (Carrión, 2005) qui vise à augmenter la compétitivité de la ville au travers de la restructuration du tissu urbain existant, permettant ainsi d’y installer de nouvelles activités liées à l’économie mondialisée.

À São Paulo, ce processus semble se distinguer par des spécificités politiques et sociales qui découlent de l’importante présence de populations précarisées installées dans son centre historique, simultanément au cycle de désinvestissement de la fin du XXème siècle. Ces populations bénéficient de l’appui de mouvements sociaux consolidés qui opèrent en contrepoint aux projets de restructuration urbaine, de manière que deux agendas se superposent dans un même espace urbain: d’un côté, les mouvements sociaux fortement politisés qui, dès les années 1990, ont déplacé la lutte pour le logement populaire des périphéries urbaines au centre-ville (Neuhold, 2009 et 2016) ; de l’autre, les promoteurs de la « revitalisation urbaine » soutenus par les narrations de la « ville globale » et du « city marketing » (Motisuke, 2008; Brizotti-Pasquotto et Medrano, 2014), qui voient dans la permanence de populations précarisées un obstacle à la revalorisation de ces quartiers (Raichelis et Evangelista, 2009).

Cette compétition pour l’espace dans le centre historique de São Paulo – que nous appellerons désormais le « Centre » ou « centre de São Paulo » – suscite depuis des années un débat sur la possibilité de processus de « gentrification » (Nigro, 1999 ; Rivière d’Arc, 2003 ; Frúgoli Jr et Sklair, 2009 ; Ruivo et Francisco, 2015). Ce débat s’insère à son tour dans une question plus large, qui est celle de la transposition d’une notion originellement anglo-saxonne dans des contextes socialement, culturellement et économiquement très différents (Betancur, 2014 ; Janoschka et al. 2014 ; Ghertner, 2015 ; Lees et al. 2015 ; Shin, 2018 ; Lees, 2019). Le centre de São Paulo devient alors un cas d’étude intéressant et pertinent pour le débat actuel sur la gentrification, allant de la question locale sur la présence (ou non) de processus de gentrification, à la question globale sur la capacité même de cette notion d’incorporer les dynamiques socio-spatiales urbaines propres à un pays émergent comme le Brésil.

Finalement, peut-on parler de gentrification à São Paulo ? Autrement dit, le réinvestissement de zones qui ont vécu une période de déclin doit-il nécessairement s’accompagner d’un processus de gentrification ? Nous nous sommes appuyés sur un cas d’étude pour développer un regard nuancé, considérant à la fois les transformations spatiales qui à première vue justifient le discours de la gentrification, mais aussi les facteurs locaux de résistance qui ouvrent d’autres clés de lecture – ainsi que d’autres possibilités pour le développement des centres latino-américains.

2 Le contexte latino-américain

2.1 La gentrification en Amérique Latine

L’utilisation du terme « gentrification » dans les villes du Sud est en soi un thème controversé, car les dynamiques sociales, économiques et spatiales diffèrent fortement de celles du lieu (et de la période) d’origine du terme. En effet, la forte présence d’habitations précarisées et non soumises à des normes conventionnelles de droit foncier et de marché est un aspect intrinsèque des villes du Sud qui ne caractérisaient pas la Londres des années 1960, quand le terme a été utilisé pour la première fois (Glass 1964). Aujourd’hui, ce terme est largement employé au-delà de la littérature anglo-saxonne et dans divers contextes géographiques et temporels, surtout lors d’analyses socio-spatiales de villes où la compétition pour l’espace s’assimile à l’opposition entre classes sociales.

Par exemple, Janoschka, Sequera et Salinas (2014) reconnaissent l’utilité de l’« appropriation conceptuelle et contextuelle » du terme gentrification qui, en Amérique Latine notamment, apparaît souvent lors de débats sur les projets de rénovation urbaine et la patrimonialisation du bâti dans des zones occupées par des populations précarisées. La transposition spatio-temporelle de ce terme aux villes latino-américaines serait ainsi une option délibérée – et parfois politique. Il s’agit, d’ailleurs, d’une stratégie adoptée par de nombreux auteurs (e.g. Inzulza-Contardo, 2014 ; Delgadillo et al. 2015 ; Shin, 2018 ; Lees, 2019) qui soulignent l’ubiquité des processus de déplacement involontaire des plus démunis dus à des politiques urbaines néolibérales et à la mondialisation des acteurs influant sur l’espace bâti. Ces réflexions sur le plan international rejoignent des observations locales, notamment au Brésil, où la géographe Ana Fani Carlos (2015) affirme que la valorisation foncière – moyen incontournable pour la reproduction du capital – devient une priorité des politiques urbaines, indépendamment des conséquences sociales. Sous la perspective de ces auteurs, le « rent gap » (Smith, 1979) serait ainsi devenu un phénomène planétaire (Smith, 2002 ; Slater, 2017) : aux quatre coins de la planète, avec plus ou moins de violence, les politiques urbaines viseraient la substitution des usages accessibles aux classes populaires par des nouveaux usages, plus rentables, selon une « logique financière générale » (Fix, 2007).

Le cadre analytique présenté ci-dessus est largement influencé par la géographie urbaine « mainstream » anglo-saxonne (e.g. Smith, 1979, 1996 et 2002 ; Slater, 2017), qui propose le renouvellement du parc immobilier (l’offre) et la subséquente réalisation du « rent gap » comme les principaux moteurs de la gentrification. Or, il faut reconnaître que ce cadre analytique présente d’importantes limites dans les villes du Sud. Parmi les critiques structurelles, John Betancur (2014) relève l’absence d’agents « gentrificateurs » dans les villes d’Amérique Latine, où les classes les plus aisées opteraient pour des zones résidentielles socialement plus homogènes, et dont la construction serait plus récente. Cet argument rejoint les discours de David Ley (1986) et Chris Hamnett (2003), qui défendent que le seul renouvellement de l’offre immobilière ne suffit pas pour déclencher un processus de gentrification ; il est tout aussi nécessaire de constituer une demande, ou un groupe de « consommateurs », faute de quoi il ne peut y avoir de substitution du tissu social. De plus, d’un point de vue méthodologique, Thomas Maloutas (2012) et Asher Ghertner (2015) dénoncent une approche indifférente aux spécificités urbaines des villes du Sud, basée sur une définition parfois trop vague de la gentrification qui réunit tous types de déplacements résidentiels involontaires, sans distinguer ceux engendrés par les fluctuations du marché immobilier de ceux dus à des processus d’expulsion plus violents. Typiquement, les abus commis lors de l’« expansion du marché de propriété » (Shih, 2010) envers les habitants de quartiers précarisés (sans droits fonciers reconnus) risquent d’être dissimulés par l’usage d’un terme trop globalisant, qui fait allusion à des expulsions dues exclusivement à des mécanismes économiques, plutôt que par la violence physique.

Bien que Maloutas et Ghertner aient raison de souligner les différents niveaux de violence dans les processus de déplacement des populations les plus pauvres, l’usage planétaire du terme « gentrification » comme bannière de bataille commune contre des politiques urbaines considérées socialement inéquitables ne cache pas cette violence ; au contraire, elle est clairement dénoncée. Compte tenu du nombre d’auteurs qui observent des déplacements résidentiels involontaires des populations les plus pauvres dans différentes villes du monde, il faut reconnaître l’intérêt scientifique de vérifier jusqu’à quel point ces déplacements sont dus à des mécanismes similaires – et d’éviter une « fossilisation » de la notion de gentrification (Lees, 2019) qui restreindrait son usage au seul contexte spatio-temporel d’origine. En revanche, considérant la tension épistémologique qui divise le débat de la gentrification entre les adeptes et les critiques du « rent gap », il est crucial d’éviter ce que Jacques Lévy (2014) a nommé « communautarisme méthodologique » : en particulier lors d’études sur la gentrification, il ne faut pas se limiter aux points de vue dominants, notamment celui de la géographie urbaine anglo-saxonne. De fait, ce courant de pensée se concentre sur les transformations menées par des acteurs financiers globaux (Smith, 2002 ; Harvey, 2008 ; Lees et al. 2015) et finit par négliger l’importance des acteurs locaux qui, notamment en Amérique Latine, participent tout aussi activement à la constitution de l’espace urbain.

Nous proposons ici de contribuer au débat sur la gentrification dans les villes du Sud sur une base empirique. L’objectif est de vérifier si les dynamiques socio-spatiales récentes dans la ville de São Paulo peuvent être assimilées au processus de gentrification ; pour cela, il faut établir une définition claire du terme. À l’instar d’une étude menée récemment dans différents pays du Sud par les chercheurs Ernesto López-Morales, Hyun Bang Shin et Loretta Lees (2016), nous reprenons la définition « élastique mais précise » proposée par Eric Clark (2010, p. 25, trad.), soit : « un processus engendrant un changement dans la population résidente de façon à ce que les nouveaux arrivés aient un statut social supérieur aux sortants, et un changement dans l’environnement bâti au travers de réinvestissements en capital fixe ». Sur cette base, nous allons d’abord situer notre analyse dans le contexte urbain latino-américain, pour ensuite procéder au cas spécifique de São Paulo.

2.2 Les centres villes des métropoles latino-américaines

Durant les années 1980 la plupart des métropoles latino-américaines avaient des centres historiques détériorés, bordés de quartiers populaires et parfois même de taudis. Aujourd’hui, ces espaces attirent à nouveau les touristes et les entreprises grâce à des projets urbains et politiques dont le but est de transformer les centres historiques en espaces attrayants pour les loisirs et la résidence des jeunes des classes moyennes, en somme, selon l’expression de Federico Carrion (2005), en « objets de désir ». Cette transformation s’est réalisée sous forme de réinvestissements de capitaux publics et privés dans des nouveaux espaces publics, logements et services, étant probablement le résultat de plusieurs changements structurels qui apparaissent dans les années 1990. De fait, à la suite des mesures d’austérité fiscale et budgétaire imposées par les principaux bailleurs de fonds multilatéraux (FMI, Banque Mondiale, BID), on observe un sensible retrait des dépenses publiques en Amérique Latine, voire la révision du rôle même de l’Etat (Gwynne et Kay, 2004). Sur le plan du développement urbain, les pouvoirs publics ont été stimulés à réformer et à libéraliser les codes et les procédures de construction, le plus souvent sur la base explicite du Modelo Barcelona (Capel, 2005). Ce dernier introduit la notion de « planification stratégique » et s’appuie sur des partenariats public-privés pour la réalisation de projets à diverses échelles (de Mattos, 2004), ce qui permet la participation de nouveaux acteurs, locaux et internationaux, dans la transformation de l’espace urbain (Ciccolella et Miganqui 2008). Notons toutefois que malgré la ressemblance structurelle des politiques urbaines récemment mises en œuvre dans la région, les résultats demeurent aussi spécifiques que les villes elles-mêmes, notamment en ce qui concerne le processus de gentrification.

À Buenos Aires, les réformes du Code d’aménagement urbain en 1989 et en 2001 ont agi comme un déclencheur pour la réactivation du marché immobilier du centre-ville. Dès les années 1990, on peut y observer l’arrivée de nouveaux acteurs et agents immobiliers globaux (comme Richard Ellis ou Ernst & Young) qui sont à l’origine de grands projets urbains, en particulier la construction du quartier de Puerto Madero (Ciccolella et Mignaqui 2008). Le résultat fut une hausse des prix du sol urbain des espaces rénovés. Lors de la crise de la dette et le défaut de payement de l’Etat (2001-2002), ces prix fonciers ont subi une forte chute ; mais peu de temps après ils recommencèrent à croître et en 2006, ils avaient en moyenne doublé par rapport à ceux d’avant la crise (ibid.). Dans les années suivantes on observe la poursuite des hausses sélectives des prix du sol, toutefois, auxquelles s’ajoutent des politiques urbaines axées sur la rénovation et l’amélioration des espaces publics, préconisées par le modèle territorial 2010-2060 de la capitale argentine (CABA 2009). De fait, dans le but déclaré d’améliorer la qualité de vie des citoyens, la rénovation des parcs publics a souvent entraîné le réinvestissement des espaces urbains environnants par les acteurs immobiliers. Cela a engendré à son tour une hausse des prix fonciers et immobiliers dans certains secteurs du centre grâce à l’arrivée d’une population plus fortunée, tout en provoquant le départ de commerçants, d’artisans et de résidents en location. Ainsi certains quartiers centraux montreraient de signes de gentrification, comme San Telmo (Herzer, 2008 ; Herzer et al. 2015), La Boca (ibid. ; Ciccolella et Mignaqui, 2008) et Parque Patricios (Lerena, 2016).

Des changements plus radicaux ont eu lieu à Santiago, où le secteur immobilier pourrait avoir trouvé dans la dégradation de la zone historique une justification pour effectuer d’importants changements dans l’environnement construit. La rapidité de ces transformations s’expliquerait par le fait que les normes de construction favorisent les nouvelles édifications (étant très libérales avec celles-ci) et pénalisent les rénovations (étant très restrictives avec ces dernières), incitant les propriétaires et investisseurs à la démolition plutôt qu’à la rénovation de l’existant (Lopez Morales 2013; Borsdorf et Hidalgo, 2013). Ainsi, dans certains quartiers centraux de Santiago, comme Bellavista et El Llano (Inzulza-Contardo, 2014), de nombreux immeubles anciens ont été remplacés par des tours d’habitation ou d’autres bâtiments accueillant des nouvelles fonctions, ce qui engendre une hausse des prix fonciers.

À Lima, la politique concernant les monuments et sites historiques concrétisée dans le Plan estrategico 2006-2035 de la municipalité métropolitaine de Lima (Castillo Gómez, 2015), leur inscription dans la liste du patrimoine de l’humanité de l’UNESCO a mis en place des partenariats public-privé qui ont considérablement changé l’aspect du centre historique, notamment au travers de la rénovation du patrimoine bâti et d’opérations immobilières ponctuelles. Ici cependant, le processus de réinvestissement du centre historique a une importante composante sociale : alors que les quartiers centraux sont redevenus des espaces attractifs pour le tourisme et les affaires, des projets visant à assurer la permanence des résidents les plus démunis ont également lieu, proposant des unités d’habitation sociale dans la zone centrale de Lima. De cette manière, il n’y a pas de transformations socio-spatiales comparables à celles de Buenos Aires ou Santiago, mais plutôt une « cohabitation » de différentes classes sociales (ibid., p. 143).

À Bogotá, la situation est comparable à celle de Lima, mais pour des raisons distinctes. Différents projets de rénovation ont été lancés dans le centre historique, notamment à la Candelaria, un quartier particulièrement malfamé durant les années 1970-80 et devenu depuis un espace attractif avec de nombreux bars et restaurants qui animent la vie nocturne. Le centre de Bogotá est aujourd’hui également occupé par les campus d’importantes universités privées, dont l’établissement (dans les années ’80) a impliqué la tertiarisation des activités aux alentours, ainsi que la détérioration des espaces résidentiels et finalement le déplacement d’une partie des populations qui y résidaient (De Urbina et Lulle 2015, p. 164). Toutefois, malgré l’arrivée de nouveaux résidents de classe moyenne, on n’observe aujourd’hui que peu de départs de personnes à bas revenu. Une des raisons principales est le caractère très restrictif des normes relatives au patrimoine bâti, qui finit souvent par inhiber sa rénovation et accélérer sa dégradation – mais qui, pour cette même raison, facilite la permanence des populations à bas revenu (De Urbina et Lulle, 2015). Ainsi, à Bogotà se forme un paysage urbain hybride d’immeubles anciens et nouveaux juxtaposés (Ruiz Solano, 2016). Tout comme à Lima, il faudrait peut-être parler d’une cohabitation (plutôt que de substitution) entre les nouveaux et les anciens habitants.

Ce bref survol paraît donner raison à l’urbaniste Fernando Carrion (2005), qui proposait trois hypothèses pour les centres historiques des grandes villes d’Amérique Latine : la patrimonialisation, la gentrification et la dégradation. Alors que dans certains cas l’hypothèse de gentrification semble prépondérante, dans d’autres, ces trois situations semblent se côtoyer. De manière générale, les centres historiques des métropoles latino-américaines sont soumis à deux processus parallèles, avec d’une part les réinvestissements dans le patrimoine bâti stimulés par des politiques urbaines inspirées du Modelo Barcelona, et d’autre part la consolidation de facteurs de résistance qui permettent la permanence de populations plus démunies. L’expansion spatiale des marchés immobiliers de haut standing n’a pas la même intensité partout, étant apparemment plus fort à Buenos Aires et Santiago qu’à Lima ou Bogotá. Cependant, dans tous les cas nous retrouvons des paysages urbains en transition, socialement et physiquement hétérogènes, ce qui explique le caractère parfois controversé du débat sur la gentrification dans les métropoles latino-américaines. Le centre de São Paulo s’aligne sur ce contexte latino-américain, présentant une configuration socio-spatiale complexe qui résulte des influences simultanées de groupes sociaux très distincts.

3. Changement de paradigme urbain à São Paulo

3.1 L’abandon du Centre

À partir des années 1980, l’immigration vers les grandes villes brésiliennes et leurs taux de croissance démographique commencent à diminuer, indiquant une stabilisation des grands centres et une transition urbaine moins concentrée (Baeninger, 2010). Dans la région métropolitaine de São Paulo, le taux de croissance de la population, dont la moyenne annuelle variait de 4.5% à 6.1% entre 1940 et 1980, est descendu à 1.8% entre 1980 et 2000 [2]. Toutefois, ces chiffres globaux cachent des mouvements démographiques intra-urbains encore très intenses. De fait, tout au long des deux dernières décennies du XXe nous observons un « exode central » à São Paulo : le nombre de résidents dans le Centre est passé de 751’441 en 1980 à 529’763 en 2000 (fig. 1 et tab. 1).

[Fig. 1]: Variation de la densité de résidents, 1980 à 2000 / Source: Prefeitura de São Paulo, IMP-SEADE, IBGE / Élaboration des auteurs

Cette dynamique intra-urbaine a certainement été facilitée par l’extension des infrastructures routières durant les décennies précédentes, reliant directement le Centre aux autres secteurs de la ville. Il faut également souligner d’autres facteurs qui ont incité à ce mouvement démographique centrifuge. L’urbaniste Flávio Villaça (2011, p. 48, trad.) suggère un imaginaire collectif de la détérioration du Centre, ce qui expliquerait son abandon : selon l’auteur, « l’ainsi dite ‘décadence’ découle du fait que cette classe [dominante] a abandonné le centre, retirant ses magasins, bureaux, cinémas, etc., et même ses logements […] Précisément à partir du moment où le centre cesse d’être parrainé par les élites, pour être parrainé par la majorité populaire, se crée l’idée qu’il se détériore ».

Le déclin économique du Centre a été progressif, commençant dès les années 1960 et s’accélérant durant les années 1980 et 1990. Au cours de ces décennies, le centre d’affaires s’est déplacé en direction du secteur sud-ouest de la ville, se dirigeant d’abord vers l’Avenue Paulista et plus tard vers les rives du fleuve Pinheiros, générant ainsi une ville à plusieurs centralités (Giannotto, 2016). Ce déménagement progressif des activités tertiaires s’est enclenché avec la saturation du Centre, qui concentrait toutes les activités et les services à haute valeur ajoutée et dont les prix fonciers devenaient trop élevés pour un réinvestissement. Cela a amené des agents immobiliers à promouvoir des zones relativement moins chères, se trouvant juste en dehors de ce qui était considéré le « centre », vers lesquelles les entreprises ont commencé à se déplacer (Alves, 2011). Ces nouvelles localités offraient aux entreprises la possibilité d’un nouveau parc immobilier, avec plus d’espace constructible et mieux adapté à leurs besoins (Frúgoli Jr, 2001).

En même temps, dès les années 1980 l’on perçoit une nouvelle tendance chez les classes les plus aisées, qui emménagent dans les périphéries lointaines pour s’installer dans des quartiers résidentiels clôturés (Villaça, 2001, p.64). Comme dans d’autres métropoles latino-américaines, le phénomène d’« auto-ségrégation » des plus riches s’accentue (Torres, 2004), avec des groupes sociaux qui se trouvent concentrés dans des quartiers chaque fois plus homogènes, séparés par les barrières physiques et qui s’assimilent à des « enclaves fortifiées » (Caldeira, 2000, p. 211). Comme conséquence du départ massif de résidents, de nombreux immeubles dans le Centre se sont retrouvés entièrement vides : en 2000, plus de 36’000 logements (sur un total de 139’067) étaient vacants dans les 13 districts composant le Centre (Kowarick, 2007). Le contraste entre la sous-exploitation du parc immobilier situé en plein centre-ville et le déficit croissant en habitations – rendu visible par l’explosion du nombre de favelas entre les années 1970 et 2000 (cf. Rolnik, 2015, p. 277) – a engendré de fortes tensions sociales autour de l’accessibilité à l’espace urbain consolidé.

3.2 Nouvelles forces sociales influant sur l’espace bâti

Avec le retour de la démocratie dans les années 1980, la société civile a pu assumer un rôle beaucoup plus important dans l’élaboration de politiques urbaines. De nouveaux mouvements ont été créés à cet effet, notamment le Forum de la Réforme Urbaine, qui a inséré l’accès universel au logement digne, à la santé et à l’éducation dans l’agenda politique lors de l’élaboration de la Constitution Fédérale de 1988. Celle-ci dédie pour la première fois un chapitre à la politique urbaine qui, dans un projet de conciliation entre la sphère privée et la collectivité, introduit la notion de la « fonction sociale de la propriété » (Battaus et De Oliveira, 2016), visant à limiter la spéculation immobilière au travers de l’imposition de certaines contraintes aux propriétaires. Ces derniers, sous peine d’être surtaxés (voire expropriés), doivent dès lors assurer que leurs biens immobiliers sont effectivement utilisés à leur fin, remplissant ainsi leur « fonction sociale ». Cette tutelle de la propriété privée, tout comme l’émergente implication de la société civile dans la gestion urbaine, sont à la base des récents débats concernant le centre de São Paulo, qui reflètent les intérêts (souvent conflictuels) de différents groupes sociaux.

D’une part, les populations les plus précarisées comptent sur l’appareil juridique de la Constitution de 1988 pour légitimer leurs revendications concernant le droit au logement digne : plus précisément, ils demandent l’expropriation d’immeubles qui ne remplissent pas leur « fonction sociale » pour y faire des habitations accessibles aux classes populaires. Ces revendications ont le support politique et logistique de mouvements sociaux – le plus important actuellement est sans doute le Movimento dos Trabalhadores Sem Teto (MTST), créé en 1997 et dont le leader (Guilherme Boulos) s’est porté candidat pour l’élection présidentielle de 2018. Pour attirer l’attention des autorités, dès la fin des années 1990 certains de ces mouvements recourent à une tactique jamais vue jusqu’alors : l’organisation d’occupations d’immeubles inutilisés dans le Centre comme acte de dénonciation et de revendication de logements populaires dans des zones mieux équipées de la ville (Neuhold, 2016). Ces occupations peuvent être un épisode de courte durée visant à attirer ponctuellement l’attention des pouvoirs publics et des médias ; mais elles peuvent également être plus longues, se transformant en habitations provisoires jusqu’à ce que l’on entre en négociation pour la conversion de ces immeubles en logements sociaux (Tagatiba et al. 2012). Il faut noter que la formation d’habitations « informelles » dans le centre de São Paulo n’est pas un phénomène récent – les taudis (« cortiços ») tenus par des propriétaires abusifs y existent depuis longtemps. Toutefois, avec les occupations d’immeubles inutilisés, l’habitation « informelle » prend un nouveau sens : elle cesse d’être strictement le lieu d’« humiliation et de soumission » des plus pauvres (Kowarick, 2013), pour devenir un lieu de contestation populaire, ayant le but de rompre avec les politiques traditionnelles de logement social qui placent les plus pauvres en périphérie (Neuhold, 2009).

De l’autre côté de l’échiquier, également depuis les années 1990 les propriétaires immobiliers et le milieu entrepreneurial consolident leur stratégie de « revitalisation » [3] du centre de São Paulo au travers de partenariats public-privé qui permettent la réalisation d’importants projets à l’échelle de la ville (Nigro, 1999; Frúgoli Jr, 2001). Ces derniers s’appuient sur le discours de transformation de São Paulo en une ville plus attractive et compétitive pour les affaires, une « ville globale », avec notamment le soutien de la Banque Interaméricaine de Développement (BID), visant la revalorisation des prix fonciers dans la zone centrale en dépit de son accessibilité par les ménages plus démunis (Raichelis, Evangelista, 2009). Ces projets de revalorisation comptent avec l’action des pouvoirs publics, qui stimulent l’initiative privée par des instruments inspirés de la planification « stratégique », appelés « opérations urbaines » (Nigro, 1999 ; Alves, 2015). Celles-ci flexibilisent les usages et permettent d’augmenter le coefficient d’utilisation du sol des projets se situant dans la zone définie par l’opération urbaine, avec une contrepartie pécuniaire du secteur privé qui sera réinvestie dans les infrastructures de la même opération urbaine. De plus, durant ces mêmes années l’état et la mairie de São Paulo entreprennent d’importants projets pour relancer les activités culturelles dans le Centre, considérées stratégiques pour que les classes plus aisées le fréquentent à nouveau (Alves, 2011). Ainsi, plusieurs travaux ont eu lieu, dont les plus notables sont l’Orchestre symphonique (Sala São Paulo), la Pinacothèque (projet de rénovation réalisé par le prestigieux architecte Paulo Mendes da Rocha) et, sur un plan plus symbolique, l’aménagement du siège de la mairie au cœur du Centre.

3.3 Le retour au Centre et la formation d’un paysage urbain hybride

L’émergence d’antagonismes et de nouveaux intérêts autour du Centre durant les années 1990 suggèrent un certain affaiblissement du modèle de développement centrifuge jusqu’alors hégémonique. De fait, nous retrouvons à la fois une demande sociale – l’accès au logement et la pleine utilisation du potentiel du tissu urbain consolidé – et une demande économique – la transformation de la ville en un pôle compétitif, capable d’attirer des investissements globaux – qui poussent vers une utilisation à la fois plus efficace et plus juste de l’espace urbain à travers le réinvestissement du Centre. Durant les années 2000, les stratégies du secteur privé et des pouvoirs publics pour promouvoir la revitalisation du centre de São Paulo gagnent encore de l’importance et de l’échelle, avec des grands projets comme le « couloir culturel » (Pinto et Galvanese, 2009) et le quartier « Nova Luz » (Brizotti-Pasquotto et Medrano, 2014). Cela a certainement eu un impact positif sur le marché de l’emploi, revigorant les activités économiques dans le Centre : entre 2000 et 2015 le nombre d’emplois dans le secteur privé a fortement augmenté, passant de 583’349 à 989’496, suivant la conjoncture globale de la région métropolitaine [4]. Dans le secteur de la construction, la période entre 2010 et 2015 est encore plus impressionnante : le nombre d’emplois déclarés a augmenté de 24% dans le Centre, alors que la moyenne de la région métropolitaine n’a pas atteint 2%.

Cependant le changement le plus marquant a lieu sur le plan démographique qui indique un clair renversement de la dynamique centrifuge de la fin du XXe : après des décennies d’abandon, le Centre retrouve une évolution positive des taux de densité d’habitants (fig. 2, tab. 1). Nous pourrions nous demander s’il ne s’agit pas du retour des classes les plus aisées au Centre, et ce que cela représenterait pour les populations les plus modestes, surtout celles qui se sont installées dans des logements informels lors du précédent cycle de désinvestissement. De plus, il faut souligner que, contrairement au reste de la région métropolitaine, une part considérable des résidents du centre de São Paulo est composée par des locataires – en 2010, dans 10 des 13 districts centraux, 42% des unités de logement étaient en location, contre une moyenne de 21% dans la région métropolitaine (Nadalin, 2015) – qui seraient donc susceptibles de déménager à la suite d’une augmentation des prix fonciers.

[Fig. 2]: Variation de la densité de résidents, 2000-2015 / Source: Prefeitura de São Paulo, IMP-SEADE, IBGE / Élaboration des auteurs

[Tab. 1]: Population résidente en 1980, 1991, 2000 et 2015 / Source: Prefeitura de São Paulo, IMP-SEADE / Élaboration des auteurs

En observant qualitativement le paysage urbain actuel, nous nous rendons compte qu’il est devenu très hétérogène : alors que des chantiers de nouveaux immeubles de bureaux (fig. 3) et de centres culturels sont bien présents, nous notons aussi la permanence de populations précarisées qui se sont emparées des espaces publics du Centre dès les années 1990. Un cas emblématique est la cracolândia, une zone située dans le quartier Luz, où se concentrent des utilisateurs de crack. Nous retrouvons également un grand nombre d’individus sans domicile fixe dans le Centre (fig. 4), estimée à 10’558 individus en 2015 [5]. La présence de ces groupes socialement marginalisés constitue vraisemblablement un « contre-usage » de l’espace public (cf. Leite, 2002), qui ne serait pas fréquenté par les populations visées par les projets de revitalisation urbaine – et qui, au contraire, freine l’intérêt des classes les plus aisées pour ces espaces. De fait, les plus fortunés ne fréquentent que très ponctuellement le Centre, n’y allant que pour le travail durant la semaine ou éventuellement pour un spectacle ou exposition d’art durant le weekend (Frugoli Jr et Sklair, 2009 ; Gaspar, 2010). Ainsi, depuis quelques décennies, le réinvestissement dans l’environnement bâti et les politiques urbaines visant la revalorisation foncière se juxtaposent à la permanence de populations précarisées dans le centre de São Paulo. Dans ce contexte, peut-on observer des processus de gentrification ?

[Fig. 3]: Nouvel immeuble de bureaux à la Place de la République / Photo: Vitor Pessoa Colombo, 2017

[Fig. 4]: Personnes sans domicile fixe couchées devant l’entrée du Théâtre Municipal / Photo: Vitor Pessoa Colombo, 2016

4. Changements récents dans le Centre : une brève analyse empirique

Afin de détecter des changements dans le tissu social du Centre, nous nous sommes servis des deux derniers recensements de l’Instituto Brasileiro de Geografia e Etatística (IBGE), réalisés en 2000 et en 2010. Ces recensements offrent des données agrégées par secteurs (appelées « secteurs de recensement »), qui sont définis par l’IBGE et ont une dimension compatible avec l’échelle spatiale de notre analyse, celle du quartier. Les géodonnées utilisées fournissent la moyenne des revenus des chefs de ménage par secteur de recensement (ceux-ci changent entre 2000 et 2010) et permettent de visualiser la distribution et la concentration de la richesse. Nous avons ainsi tenté de comparer la distribution des revenus moyens des chefs de ménages [6] habitant dans le centre de São Paulo entre 2000 et 2010, afin d’évaluer la possibilité de substitution d’anciens résidents plus pauvres par de nouveaux arrivants plus riches [7]. Pour ce faire, nous avons élaboré une classification des secteurs selon la valeur moyenne agrégée (VMA) de la région métropolitaine de São Paulo, traitant séparément les séries de 2000 et 2010 [8].

Pour analyser l’évolution du marché immobilier, nous avons utilisé les données du Centro de Estudos da Metrópole (CEM), qui fournissent un relevé de toutes les nouvelles constructions résidentielles entre 1985 et 2013. Ces données comprennent les valeurs de vente (actualisées à décembre 2013 par l’index d’inflation immobilière IGP-DI) et les caractéristiques des logements commercialisés (surfaces, pièces et salles de bain). Cela nous a permis de séparer ces opérations en deux groupes : le premier, que nous avons appelé « habitations de marché populaire » (HMP), comprend les projets dont les caractéristiques permettent d’être financés par des fonds publics consacrés à l’accès au logement (Prefeitura, 2014) ; le deuxième groupe, que nous avons appelé habitations « ordinaires », comprend les opérations immobilières destinées aux classes moyenne et haute (dont le ménage a un revenu supérieur à 10 salaires minimum). Dans notre analyse nous nous sommes penchés sur ce dernier groupe, qui vise les populations pouvant agir comme acteurs « gentrificateurs ». Nous avons également utilisé des données fournies par l’institut Fipe-ZAP [9], qui indiquent les valeurs de vente au mètre carré affichées dans les annonces – qui ne sont pas nécessairement les valeurs d’achat finales, mais donnent une bonne idée des tendances du marché.

Toutes les données ont été assemblées dans un modèle SIG, à partir duquel nous avons évalué l’hypothèse de gentrification sur la base de trois indicateurs : (1) d’abord, à plus long terme, l’évolution de la distribution des revenus mensuels moyens des chefs de ménage dans le Centre, entre 2000 et 2010 ; (2) la distribution spatiale des nouvelles opérations immobilières « ordinaires » effectuées entre 1995 et 2013, obtenant ainsi une vision globale sur les nouvelles opérations immobilières destinées aux classes moyenne et haute qui s’approchent des quartiers populaires [10] ; (3) enfin, à plus court terme, les taux de variation des prix au mètre carré entre janvier 2012 et décembre 2015, par district de la municipalité de São Paulo, afin d’identifier les zones où les prix sont les plus volatiles, et donc propices à la capitalisation sur le prix différentiel du sol, sous la logique du « rent gap ».

Le premier indicateur appuie l’argument des sceptiques sur l’hypothèse de gentrification : les deux recensements indiquent qu’en 2000 comme en 2010, le Centre est globalement habité par les classes les plus modestes. En effet, à l’exception du secteur sud-ouest où les populations les plus riches se sont installées depuis longtemps, beaucoup de secteurs affichent des revenus moyens en dessous de la VMA, voire en dessous de 50% de la VMA (fig. 5a et b). Nous notons également une tendance à la concentration des résidents plus riches dans des secteurs plus petits (en vert foncé), alors que les secteurs affichant des revenus proches de la VMA, ainsi que les plus pauvres, semblent stabiliser leur position dans le Centre.

[Fig. 5a et b]: Distribution des revenus moyens des chefs de ménage (par secteur de recensement), 2000 (a) et 2010 (b) / Source: IBGE / Élaboration des auteurs.

Le deuxième indicateur suggère une intensification de l’activité immobilière dans les quartiers du Centre : entre 2005 et 2013, le nombre de nouveaux logements construits par an a atteint, en moyenne, 4’742 unités, contre 2’676 durant la période entre 1995 et 2004 [11]. Ce taux de croissance, soit 77%, dépasse considérablement celui de la région métropolitaine qui, dans ce laps de temps, a vu le nombre de nouvelles unités augmenter de 47% par année. La distribution spatiale des nouvelles opérations immobilières « ordinaires » évolue de manière encore plus importante: alors qu’entre 1995 et 2004 ces opérations se concentraient dans le secteur sud-ouest (plus riche), entre 2005 et 2013 ce type d’opération s’est dispersé dans toute la zone centrale, notamment vers des districts plus populaires, comme Santa Cecília, Brás et Barra Funda (fig. 6a et b) – ce dernier montre les plus forts changements, qui résultent certainement de la consolidation de l’opération urbaine Agua Branca[12]. Le nombre d’unités « ordinaires » construites annuellement dans le Centre est ainsi passé de 2’192 entre 1995 et 2004 à 4’011 entre 2005 et 2013 – une augmentation de 83% (contre 59% dans le reste de la métropole). Nous pouvons mentionner ici le travail de Rodrigo Minoru Hayakawa Tanaka (2009), qui montrait déjà à l’époque des résultats semblables, en suggérant l’avancement de la « frontière » des opérations immobilières dans le centre de São Paulo, vers des zones plus modestes, devenant des zones de « transition ».

[Fig. 6a et b]: Distribution des nouvelles opérations immobilières « ordinaires » (nouvelles unités de logement par hectare, par an), 1995-2004 (a) et 2005-2013 (b) / Source: CEM, Prefeitura de São Paulo / Élaboration des auteurs

Le troisième indicateur appuie l’argument de la reprise du marché immobilier. Alors que les prix au mètre carré affichés en 2015 sont relativement plus bas dans le Centre (fig. 7), la variation des prix y est pourtant plus marquée (fig. 8), affichant des taux de valorisation entre 2012 et 2015 qui peuvent atteindre 27% au-dessus de l’inflation. [13] Certes, il est plus facile de valoriser le mètre carré là où le prix de départ est plus bas, et durant la même période des valorisations tout aussi importantes se notent également dans les périphéries. Nous ne pouvons toutefois pas nous empêcher de constater que le centre de São Paulo concentre cinq districts ayant des taux de valorisation supérieurs à 16% au niveau de l’inflation entre 2012 et 2015, affichant ainsi une dynamique globalement positive pour le marché immobilier.

[Fig. 7]: Prix de vente en 2015, en reais au mètre carré / Source: Fipe-Zap, Prefeitura de São Paulo / Élaboration des auteurs

[Fig. 8]: Taux de variation des prix de vente, 2012-2015 / Source: Fipe-Zap, Prefeitura de São Paulo / Élaboration des auteurs

5. Gentrification, coprésence ou mixité ?

Comme nous avons vu, dès les années 1990 la compétition pour l’espace s’accentue dans la zone centrale de São Paulo. Celle-ci est (ré)occupée par de groupes sociaux très différents et subit une série d’actions parallèles, qui vont de l’occupation clandestine d’immeubles au nom du droit au logement aux transformations urbaines menées par l’agenda de la « ville globale ». D’une part, nous observons une intensification marquée du marché immobilier dans le Centre, suivant une expansion progressive de l’Ouest (plus riche) vers l’Est (plus pauvre). D’autre part, les données de l’IBGE n’indiquent pas – ou du moins pas encore – de présence considérable de résidents appartenant aux classes sociales les plus aisées dans le Centre, à l’exception de sa frange Ouest. Devant ces faits, que peut-on dire sur l’hypothèse de la présence d’un processus de gentrification dans le centre de São Paulo ?

Selon les données présentées ici, il serait plus prudent de parler de coprésence de populations, plutôt que de gentrification, car nous avons vu que les résidents actuels appartiennent à des classes sociales plus modestes, en continuité avec les années précédentes – ce qui écarte l’hypothèse de substitution du tissu social. En effet, à l’exception de quelques violents épisodes d’éviction de familles occupant informellement des immeubles, la transformation spatiale du centre de São Paulo n’a pour l’instant pas engendré de substitution massive des résidents les plus pauvres par des nouveaux arrivés plus riches. Une explication possible à cette situation serait que l’important stock d’immeubles et logements vacants ou vides dans le Centre serait suffisant pour accueillir les nouveaux arrivés sans nécessairement expulser les actuels résidents (même les plus modestes). De plus, s’il est vrai que les classes les plus aisées fréquentent le centre de São Paulo, elles le font de manière encore ponctuelle ou sporadique, pour le travail ou les activités culturelles, en évitant les espaces publics. Ceux-ci sont plutôt appropriés par les populations précarisées ou alors les plus jeunes – voir l’exemple de la place Roosevelt, un lieu de rencontre des adeptes du skateboard.

Le paysage urbain du centre de São Paulo serait ainsi comparable à ceux de Lima et Bogotá, où l’on note la permanence – voire la consolidation – de la présence des classes populaires dans les centres historiques, malgré les considérables transformations de l’environnement bâti et l’arrivée de nouveaux résidents. Sur le plan théorique, nos observations semblent converger avec les arguments des auteurs qui questionnent la capacité du seul capital immobilier à déclencher des processus de gentrification – ce qui est tout à fait intéressant d’un point de vue social, car cela voudrait dire que des améliorations spatiales n’engendrent pas nécessairement l’expulsion des plus pauvres. À ce propos, Hélène Rivière d’Arc (2003 et 2006) avait déjà mis en évidence les aspects contradictoires du centre de São Paulo, dont l’hétérogénéité de l’environnement bâti et des individus qui le fréquentent suggère à la fois la ségrégation et la mixité sociale. Une des hypothèses proposées par Rivière d’Arc, peut-être la plus optimiste, voulait que l’apparente permanence de populations modestes représente en réalité une bonne opportunité d’établir la mixité sociale à partir d’interventions spatiales soutenues par de politiques urbaines socialement inclusives.

De manière plus globale, il semblerait qu’à São Paulo, comme dans d’autres villes d’Amérique Latine, il y ait des mécanismes agissant simultanément en tant que « freins » et « leviers » à la gentrification. Les « leviers » seraient semblables, étant donnés par les politiques urbaines inspirées des modèles de la « ville globale » et de la « planification stratégique » qui peuvent engendrer collatéralement des déplacements résidentiels par la rehausse des prix fonciers. Les « freins » seraient plutôt localisés, liés à des facteurs de résistance spécifiques à chaque ville. Dans notre cas d’étude, ces « freins » sont représentés par la présence de mouvements sociaux bien organisés et de « contre-usages » particulièrement marqués de l’espace public, qui constituent vraisemblablement un obstacle sociologique local à la gentrification.

Abstract

Can we speak of gentrification in the centre of São Paulo (Brazil)? Or is it rather a situation of copresence between different social classes? Starting from a brief analysis of the Latin-American context and the situation of the urban centres in this region, we address the recent changes in the socio-spatial dynamics of the city of São Paulo. In order to assess the possibility of a gentrification process in its historical centre, we propose a spatial analysis of the evolution of the social fabric and the real estate market in this area, where a process of economic and social reinvestment is seemingly under way.

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Notes

[1] Par « centre historique », nous entendons la zone où se concentraient les activités économiques (services et industrie) durant la première moitié du XXème siècle. Cette zone se compose de 13 districts situés dans les sous-préfectures de Sé, Mooca et Lapa, se trouvant au cœur du tissu urbain de São Paulo. Pour arriver à cette définition spatiale de notre univers d’étude nous nous sommes basés sur la littérature existante sur la zone centrale de São Paulo (cf. Shimbo, 2013; Kowarick, 2013).

[2] Données obtenues sur Infocidade (portail internet de la Municipalité de São Paulo).

[3] Selon la géographe Glória Alves (2015), « revitalisation » est le terme plus souvent employé dans les discours de promotion des projets de transformation urbaine à São Paulo.

[4] Données obtenues sur Infocidade (portail internet de la Municipalité de São Paulo).

[5] Ibid.

[6] La moyenne s’obtient au travers de la division du total des revenus des chefs de ménage par le total de ménages dans chaque secteur de recensement de l’IBGE.

[7] Nous sommes conscients que, pour une analyse plus précise des éventuels changements dans le tissu social dans le centre de São Paulo, il faudrait également considérer les migrations internes; cependant nous n’avons pas pu obtenir, pour l’instant, de données sur ce sujet.

[8] Les VMA ont été obtenues en divisant le total de revenus des chefs de ménage par le nombre total de ménages dans tous les secteurs de recensement de la région métropolitaine de São Paulo – certains secteurs (moins de 2% du total) n’avaient pas de données et n’ont pas été considérés dans le calcul.

[9] Institut issu d’une collaboration entre la Fondation Institut de Recherche Economique (Fipe), de l’Université de São Paulo, et l’agence immobilière ZAP. Les données susmentionnées ont été obtenues sur demande.

[10] Secteurs de recensement où le revenu mensuel moyen des chefs de ménage est inférieur à la VMA.

[11] Données élaborées par les auteurs sur la base de géodonnées obtenues auprès du CEM

[12] Il s’agit d’une opération urbaine visant à requalifier une zone auparavant industrielle, en créant des mécanismes de planification (coefficient d’usage du sol flexible, amélioration des infrastructures et espaces publics) pour stimuler la production d’un parc immobilier plus varié, accueillant commerces, bureaux et logements.

[13] Chiffres élaborés par les auteurs à partir des données fournies par le Fipe-ZAP. Pour effectuer les comparaisons et calculer les taux de valorisation des prix du m2, les valeurs de vente ont été actualisées sur la base de la valeur observée en décembre 2015 au travers de l’index IGP-DI.

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