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Serendipity.

Europe et géographie, l’une avec l’autre.

Dans Honeymoons, une coproduction albano-serbe sortie en 2009, Goran Paskalievic expose la bêtise du nationalisme, notamment celle qui, opposant Serbes et Albanais, a enflammé une partie des Balkans du milieu des années 1980 (c’est en l’utilisant que Slobodan Milosevic est parvenu au pouvoir) jusqu’à l’indépendance du Kosovo, en 2008 (la perte du Kosovo a été le déclencheur du mouvement qui a chassé Milosevic du pouvoir et l’a conduit au tribunal de La Haye). Le réalisateur serbe, qui a quitté en 1994 un pays qu’il jugeait invivable, avait, dix ans plus tôt, dans Baril de poudre, déchaîné haine et menaces d’une partie de ses compatriotes en dénonçant sans complaisance la folie guerrière dans laquelle s’était abîmée la société serbe. Il revient avec finesse sur le sujet dans Honeymoons. Il relie subtilement les obstacles qui empêchent désespérément les jeunes des deux pays d’être libres, simplement parce que leurs parents les enferment dans un monde où les allégeances communautaires multiples : famille, clans, ethnie, État opèrent comme une terrible toile d’araignée toxique. Le rêve d’échappée s’appelle l’Europe. Mais lorsqu’on la rencontre enfin, en prenant le bateau vers l’Italie ou le train vers la Hongrie, tout se complique. Les policiers hongrois ou italiens ne sont guère accueillants et donnent une image bien médiocre de la terre promise tant désirée. L’Europe, frustrant paradis ? L’Europe, pire des continents à l’exception de tous les autres ? L’Europe, palais de l’oxymore ?

Ce livre prend pour point de départ Europe : une géographie, publié en 1997 dans cette collection, et propose des modifications et des ajouts substantiels. La cartographie a été profondément transformée. Dans l’ensemble, pourtant, ce premier travail semble avoir peu vieilli. L’expérimentation que constitue la confrontation entre les concepts proposés hier et la réalité d’aujourd’hui valide plutôt la démarche employée alors et, mi-soulagé, mi-inquiet, je ne me sens pas en trop insupportable compagnie avec le Jacques Lévy de 1997. Qu’est-ce qui justifie alors cette refonte près de quinze ans plus tard ?

Petite chronique européenne.

Qu’est devenue l’Europe depuis quinze ans ? Trois réponses s’imposent presque immédiatement : les conflits violents qui avaient marqué la période précédente sont réglés ou au moins très atténués et sous contrôle ; la Construction européenne se poursuit et se consolide, mais devient un thème davantage problématique, moins consensuel et plus douloureux que durant les années 1990. Autrement dit, la dégéopolitisation de l’Europe se confirme, mais cela ne signifie pas qu’il y ait un accord clair sur la mise en place d’une société politique européenne.

Au milieu des années 1990, l’Internet commençait seulement à s’installer. Il est aujourd’hui tellement présent, tellement divers et tellement changeant qu’on hésite à le caractériser. Ce qui est certain, c’est qu’il a donné une puissance nouvelle au processus de mondialisation, montrant comment les bulles d’« écume » (Schäume) qu’à identifiées Peter Sloterdijk comme unité sociales de bases, faites soit d’individus, soit de groupes choisis et réversibles, suffisent, par agrégation et coalescence, à faire vaciller les firmes transnationales et à renverser les dictatures. L’Internet a servi aux insurgés arabes de 2010-2011 à connaître le Monde, il leur a aussi permis de recruter leurs voisins de palier pour descendre dans la rue. Quel lieu-Europe dans un Monde plus mondial ?

La mondialisation ne détruit pas les espaces plus petits que le Monde, elle les interpelle, elle leur demande de fournir des raisons d’exister dans un système de lieux interconnectés et interdépendants. L’Europe est-elle un acteur du Monde ou une niche menacée, faute d’avoir compris comment ça marche? Cette question, qui se posait déjà il y a quinze ans, prend un tour beaucoup plus obsédant avec la crise financière de 2008, dans laquelle les sociétés européennes ont montré leur difficulté à réagir et à rebondir. D’où l’interrogation sur la course de vitesse qui se joue entre construction européenne et mondialisation. Quel est le niveau d’induration, à la fois vers le haut et vers le bas d’une région du Monde qui soit compatible avec le développement d’une société mondiale et qui ajoute de la cohérence à l’ensemble ? Et il faut d’emblée préciser le propos : quel type de domaines l’Europe est-elle la mieux à même de traiter ? Les conséquences ne sont pas les mêmes si on répond : monnaie, défense ou sécurité sociale. Même si ni l’Europe, ni le Monde ne sont pour l’heure des fédérations, c’est bien la question fédérale qui est posée. Dans l’emboîtement planétaire qui se profile, quelle est la place pertinente du niveau continental ?

Cette question n’est pas intemporelle. On peut penser qu’il existe des moments-clés, des fenêtres de tir au-delà desquelles certaines bifurcations ne sont plus possibles tandis que d’autres s’imposent. Cette petite frise du temps l’illustre.

  • 1999 : espoir avec l’euro ; fin du déshonneur au Kosovo ;

  • 2001 : peu d’effets directs du 11 septembre, mais la peur américaine contribue à une crispation sur l’étranger, la politique de George W. Bush divise l’Union européenne et l’Otan, l’impopularité des États-Unis gagne mais aussi menace l’Europe ;

  • 2003 : W. tente de diviser l’Europe en traitant celle qui lui résiste de « vieille ». Le désastre irakien réconcilie les Européens ;

  • 2004 : les retrouvailles avec l’Est, un acte nécessaire mais un cadeau empoisonné qui rend l’Union européenne impopulaire des deux côtés du continent ;

  • 2005 : l’Europe bouc émissaire des peurs en France et aux Pays-Bas ;

  • 2008 : élection de Barack Obama, le candidat du Monde, et plus encore celui de l’Europe ;

  • 2008 : la crise financière puis économique punit durement l’Europe et pose le problème de son modèle de développement ;

  • 2010 : l’Ue au pied du mur : l’esquisse d’un gouvernement économique laisse penser que les Européens, dans l’urgence, sont prêts à entamer l’escalade ;

  • 2011 : les Arabes disent, au péril de leur vie : « Huntington dégage ! ». Tout compte fait, l’Europe se révèle peut-être la moins mauvaise application du concept de société d’individus.

Géographie nouvelle.

Qu’est devenue, pendant ce temps, la recherche sur l’Europe ? De nombreux ouvrages ou articles sont parus, dont quelques uns importants ou utiles. La bibliographie de la fin de ce livre s’est enrichie d’un nombre significatif de références. Pour les géographes, cet objet difficile reste peu abordé comme tel. Dans le monde francophone, on peut même considérer qu’il a régressé, en tout cas en quantité, restant confiné aux manuels pour l’enseignement secondaire et aux concours français d’enseignement. Avec de brillantes exceptions, c’est net également pour les travaux des autres sciences sociales et pour les réflexions philosophiques, qui avaient connu un regain au moment de la chute du Mur de Berlin. La banalisation de l’histoire européenne, en tout cas telle qu’elle est perçue par beaucoup, sa sortie de la courbure héroïque qu’elle semblait un temps pouvoir prendre expliquent sans doute ce désintérêt. L’Europe rentre dans l’ombre de la pensée. C’est d’autant plus dommage qu’elle vaut la peine qu’on s’y intéresse et que nous ne sommes pas démunis pour la traiter comme un problème.

On a appelé new geography, dans les années 1960 et 1970 la tentative de sortir des impasses de la géographie « classique » par le positivisme. Le résultat fut contrasté. D’un côté, un bel effort pour sortir, par l’usage systématique de la mesure quantitative et de la statistique, de l’exceptionnalisme et de la fort médiocre « littérature » que constituait le « style » de la géographie française. De l’autre, une naïveté épistémologique consistant à aborder la société sans la penser, en se contentant de croire à la transférabilité de modèles issues d’autres univers. Le cocktail formé d’un structuralisme à dominante économique, déjà finissant mais tardivement découvert par les géographes, et d’un réductionnisme théorique qui déduisait l’espace de la géométrie et cherchait des lois générales de l’espace en dehors de ceux qui le font, a, logiquement, laissé des traces limitées dans l’histoire de la pensée. L’introduction des humains dans le monde des humains fut une mesure de bon sens. Je risque le mot « géographie nouvelle » avec l’idée de reprendre tout ce qui a pu être intéressant, parfois novateur, dans la new geography et de le resituer dans une démarche épistémologique et théorique plus ample.

En peu de mots, cette démarche est systémique parce que dialogique, réaliste parce que constructiviste, et ce faisant elle peut, vraiment, prendre l’espace au sérieux. En 1997, j’étais déjà bien engagé dans ce mouvement de pensée, mais l’effort d’invention et de mise en cohérence s’est poursuivi, au sein d’un groupe élargi de géographes, mais aussi de sociologues, d’anthropologues, de politistes, d’économistes et d’historiens qui ont fait le choix d’interroger la dimension spatiale du social. Le travail mené avec Michel Lussault pour formaliser un lexique aussi rigoureusement que possible, et qui s’est traduit par le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, en 2003, exprime bien cet approfondissement… qui continue depuis. On en trouvera quelques traces dans les « ateliers » (Glossaire, Une démarche), à la fin du livre.

L’Europe est un objet d’études rebelle parce que compliqué, et il le reste. J’ai le sentiment d’avoir davantage apprivoisé cette épaisseur et de l’avoir, mieux que dans la première édition, transformée en une complexité plus simple, en tout cas pour moi-même. Espérons que cela le sera un tant soit peu aussi pour le lecteur.

Cette simplicité s’explique d’abord parce que désormais l’Europe se comprend mieux comme une partie du Monde parmi d’autres. Le passé pré-colonial et le présent post-étatique se donnent la main pour relativiser la vision miraculeuse d’un continent irréductible à son histoire. Cela, je le savais déjà, mais le travail sur l’échelle mondiale m’a permis de donner une place, toujours singulière mais moins étrange, à ce « petit cap » qu’est l’Europe.

Une autre dimension de mes recherches m’a permis d’avancer dans la composante analytique de la démarche, bien utile pour un objet protéiforme comme l’Europe. Le couple territoire/réseau et sa déclinaison occupaient une place centrale dans l’édition de 1997. S’y ajoute aujourd’hui la réflexion sur les interspatialités, avec notamment la notion de cospatialité, qui permet de mettre de l’ordre conceptuel dans le foisonnement empirique de couches d’espaces superposées et imbriquées. Dans le même esprit, l’exploration du concept d’espace public m’a offert un fil conducteur pour aborder ensemble la mobilité, le corps, le politique, en transgressant les limites étouffantes que génère la réduction des relations interscalaires entre espaces à un simple emboîtement. La compréhension des agencements complexes de la fédéralité en Europe s’en trouve facilitée.

Enfin, grâce à Michel Lussault, j’ai compris l’intérêt de distinguer, au sein de ce qu’on peut appeler la géographicité, la spatialité, conçue comme un agir (des acteurs, des objets, des actions) et l’espace compris comme environnement. Cette différenciation me permet, au bout du compte, de mieux situer sur un plan théorique la réalité-Europe telle qu’elle se dessine aujourd’hui.

De la spatialité à l’espace.

Jürgen Habermas a parlé de l’Europe comme « the faltering project », un projet hésitant, vacillant, défaillant, chancelant. Cette sensation repose sur une analyse sérieuse. Mais ne provient-elle pas aussi du fait que, tout simplement, l’Europe n’est plus seulement, plus tout à fait un projet ? L’Europe reste une spatialité, un faisceau touffu d’actions à l’issue ouverte, c’est aussi devenu un espace, doté d’un niveau de stabilité, d’irréversibilité d’autant plus significatif que les conjonctures qui s’y succèdent sont changeantes et volatiles. Ce n’est plus un objet isolable, c’est un environnement.

Nous qui l’observons avons pris conscience que nous ne pouvons plus en dire : « Finalement, je n’en veux pas ». Il nous faut faire avec, non parce que l’Europe, comme espace politique et comme espace tout court, serait indestructible mais parce que sa destruction serait plus catastrophique que tout ce qui, contradictoirement, nous déplaît en elle. Nous lui reprochions ce que, adultes, nous ne perdons pas notre temps à reprocher à ce qui nous entoure : un décalage avec notre idéal. Comme toute réalité sociale, il ne s’agit, au fond, que d’intentionnalités en actes, mais à un certain degré d’imbrication et de cristallisation, s’il reste utile de démonter et de remonter la machine – ce que ce livre s’emploie à faire –, cela ne nous donne pas une prise suffisante pour « refaire l’histoire ». Ce n’est pas tant du roman, romanesque ou romantique, que sort l’Europe, mais du conte, de la fable, de la parabole, de la simulation, des apories de l’aphorisme – de l’abstraction. Nous n’avons pas le pouvoir de refermer le livre, seulement celui de continuer à l’écrire, à notre façon sans doute, mais en partant du point précis qu’a atteint l’intrigue.

Comme par tous les environnements sociétaux (nos villes, nos pays, notre Monde) que nous subissons tout en agissant, trop faiblement à notre gré, sur eux, nous avons de bonnes raisons d’être déçus par l’Europe. La déception, toutefois, est signe d’attentes élevées. L’européanité continue de dévoiler ses possibles et de déployer son devenir. Quand aux Européens, souvent las, flapis ou pleurnichards, ils sont bien présents, et ces grognards d’histoire géographique continuent bon an mal an de fomenter ce que Victor Hugo appelait l’« émeute des intelligences vers l’aurore ». Cet événement plein d’encombres mérite plus que jamais notre attention.

Abstract

Dans Honeymoons, une coproduction albano-serbe sortie en 2009, Goran Paskalievic expose la bêtise du nationalisme, notamment celle qui, opposant Serbes et Albanais, a enflammé une partie des Balkans du milieu des années 1980 (c’est en l’utilisant que Slobodan Milosevic est parvenu au pouvoir) jusqu’à l’indépendance du Kosovo, en 2008 (la perte du Kosovo a été ...

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