Abstract | Bibliography | Notes

Serendipity.

Esquisse d’une philosophie des normes.

Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault. La force des normes, 2009.

Image1La demande vient de l’éditeur et il a eu raison de solliciter la remise en public des cinq articles rédigés, par Pierre Macherey, ce vieux dinosaure de la philosophie (cf. Macherey, 1998), sur Georges Canguilhem et Michel Foucault. Car la question brassée autant par ces auteurs que par les textes de Macherey ici présentés demeure actuelle [1] : qu’est-ce que vivre et vivre en société, sous des normes ? Pourquoi l’existence humaine est-elle confrontée à des normes ? D’où celles-ci tirent-elles leur pouvoir ?

Évidemment, on se méfiera d’emblée de la notion de norme. Elle est presque toujours pensée sur fond de normativité ou de normalisation plutôt que sur fond de normalité. C’est aussi à l’éclaircissement de ce point que s’attache l’ouvrage, en nous accompagnant vers l’idée d’une inventivité de la norme.

Par « norme », par conséquent, il ne convient pas d’entendre n’importe quelle règle, même si une règle peut devenir une norme. Si on suit un tel fil conducteur par avance simplifié, on aboutit au mieux à une conception négative de la norme et de son action. Tous les modèles juridiques de réflexion cantonnent le concept de norme à servir de critère de distinction entre le permis et le défendu. Si l’on suit un tel modèle, on pense nécessairement l’action de la norme de manière négative et restrictive : la norme devient une imposition, par définition abusive, d’une ligne de partage traversant et contrôlant, dans la forme d’une domination, un domaine d’initiative.

Or, dans la norme, ainsi que l’entendent Canguilhem et Foucault — en suivant un modèle biologique cette fois —, il y va d’autre chose et notamment d’une conception positive de la norme, mettant en avant sa fonction d’inclusion et de régulation. En somme, il y va d’un rapport entre la vie et la culture, d’une relation entre le biologique et le social. Car ce concept ne rejoint ni l’idée de moyenne, comme on le croit habituellement, ni l’idée de réglementation. Il renvoie d’abord à la question « Comment décrire un mouvement, au sens d’une adaptation à des conditions nouvelles ou à des conditions de régularisation ? » D’une manière ou d’une autre, parler de norme de cette manière, c’est explorer la réponse organisée à des conditions imprévues. Ou, comme le synthétise Macherey : « De la norme, on en pense l’action positivement et expansivement, comme un mouvement extensif et créatif qui recule progressivement les limites de son domaine d’action ». Autrement dit, la norme produit les éléments sur lesquels elle agit, en même temps qu’elle élabore les procédures et les moyens réels de cette action.

Publiés entre 1963 et 1993, ces cinq articles — qui, pour nous, fonctionnent donc à la fois comme des documents (sur la réception de Canguilhem et Foucault) et comme des résultats théoriques (concernant les étapes de la philosophie de Macherey) — n’appartiennent pas seulement à des époques différentes, dont la dernière, la nôtre, est sans doute la plus réactive, en particulier sur le plan des énoncés concernant les normes. Ils relèvent aussi de modes d’investigation, souvent provisoires, incomplets, et de résultats de recherches différents. Alors, pourquoi avoir accepté de les réunir ? En dépit de leur caractère disparate, ces textes ont un contenu similaire, que le titre choisi pour le volume explicite fort bien : la force des normes. Nous voici revenus au problème. Encore convient-il d’entendre par là la question de savoir de quelle sorte d’efficacité disposent les normes pour la conduite de la vie. Dans cet usage de la notion de force, il faut entendre non pas un pouvoir, et donc une contrainte externe, mais une puissance, c’est-à-dire une dynamique immanente obligeant à la simultanéité de la cause et de l’effet. Ce qui intéresse Macherey, dans cette question des normes, c’est la puissance en vertu de laquelle elles se produisent elles-mêmes et définissent leur allure au fur et à mesure qu’elles agissent.

À cet égard, les philosophies de Canguilhem et Foucault sont effectivement reliées par un fil secret : elles s’inquiètent de l’immanence et de la puissance des normes. Mais l’attention de Macherey est d’autant mieux sollicitée par elles qu’elles mettent moins à notre disposition une solution à ce problème qu’elles n’y reviennent constamment pour en reposer la question.

Alors, comment agissent les normes ? puisque telle est la question. Ni pour l’un, ni pour l’autre de ces auteurs, les normes ne sont des lois décidées et instituées. Ce ne sont pas des règles formelles, s’appliquant aux choses de l’extérieur. Non, les normes exercent leur puissance, et défient les modèles traditionnels de causalité (mécanisme, déterminisme).

De Canguilhem, Macherey retient d’abord son recours au sens biologique de la notion de norme. La norme sur ce plan implique la possibilité de faire jouer une marge de tolérance. Il s’agit, en cela, d’un concept dynamique. Il décrit moins des formes arrêtées que les conditions pour l’invention de nouvelles formes. La norme n’est ni un objet à décrire, ni une théorie en puissance. Elle est plutôt une règle de recherche. C’est seulement en reconnaissant l’originale normativité de la vie que l’on peut aboutir à une définition de la norme. On comprend au passage que cette position de Canguilhem tient largement à sa conception de la vie : cette dernière ne se fait connaître, et reconnaître, qu’à travers les erreurs de la vie qui, en tout vivant, révèlent son constitutif inachèvement (Bourdin, 2002).

De Foucault, Macherey retient autre chose : la nécessité de comprendre l’action des normes dans la vie des hommes, et plus exactement la manière dont les normes déterminent les types de sociétés auxquelles les hommes appartiennent comme sujets. Ainsi l’Histoire de la folie (1961) nous montre-t-elle comment la folie peut être pensée sur fond de déraison et en rapport avec la pratique ségrégative d’un enfermement. Autrement dit, elle confronte des pratiques opposées de la norme. Dans le même ordre d’idées, Surveiller et punir (1975) montre comment la pénalité peut être montée comme un spectacle ou comme une discipline. La problématique de la norme est ici réfléchie dans le rapport qu’elle entretient avec la société et avec le sujet.

De la lecture des deux auteurs, de leur confrontation même, Macherey tire d’autres considérations. D’abord, il relève un jeu de lecture réciproque des auteurs en question, chacun découvrant dans l’œuvre de l’autre des déplacements nécessaires et des élargissements plus ou moins considérables du fonctionnement du concept de norme.

Plus caractéristique sans doute se trouve être ensuite le relevé accompli par Macherey autour de la notion foucaldienne d’aveu, discutée dans Histoire de la sexualité (1976-1984). En effet, l’aveu intervient comme un rituel de production de vérité. Les critères auxquels se conforment alors les représentations de la sexualité ne sont efficaces que dans la mesure où, plutôt que de se contenter de dégager cette vérité comme si elle était déjà préalablement inscrite dans une réalité objective du sexe qu’elle donnerait à connaître, elle la « produit » en constituant de toutes pièces son objet même. Ce qui revient à affirmer que la sexualité ne se forme que dans un certain type historique de société, celui-là même qui, en même temps qu’il extorque ou sollicite des aveux sur le sexe et ses pratiques, fabrique aussi de l’avouable dans un certain rapport avec de l’inavouable.

À ces énoncés, le lecteur contemporain pourrait en ajouter d’autres puisque, entre les publications de Macherey (la dernière sur ce thème date de 1993) et nos jours, d’autres ouvrages ont été publiés, notamment de la main de Foucault. En particulier, dans Naissance de la biopolitique (2004), le lecteur découvrirait que, dans les sociétés dites de sécurité, les opérations de normalisation seraient organisées sans le recours à une norme extérieure aux processus. La spécificité de ces sociétés serait qu’elles s’appuient sur les différences elles-mêmes, en les jouant les unes contre les autres. Autrement dit, dans ces sociétés, c’est le normal qui serait premier et la norme qui s’en déduirait. La norme n’est donc pas extérieure à son champ d’application non seulement parce qu’elle le produit, mais aussi parce qu’elle s’y produit elle-même en le produisant. Elle n’agit pas non plus sur un contenu qui existerait en dehors d’elle, ainsi qu’il en va dans les sociétés de discipline. La norme est normée par son action même, et par le processus de son effectuation.

Le lecteur notera vite, au fil de sa lecture, que Macherey déploie enfin une double aptitude : celle qui consiste à suivre son fil conducteur, autour de la notion de norme, et celle qui l’engage dans une lecture complète de chacune des œuvres à partir de la même notion. Il reste attentif, dans chacun des cas, aux moindres déplacements de problématique, révélant ainsi plusieurs modèles d’analyse de son fonctionnement. Les polarités nature-culture sont englobées successivement dans des oppositions différentes : interdit ou pathologique, licite et normal, ou anormal et normal. Ce qui donne lieu à une mise en perspective tout à fait décisive : ou l’on suit la problématique qui concerne le rapport de la norme à ses objets, rapport qui peut être externe ou interne selon qu’il se réfère à une borne (la norme au sens juridique) ou à une limite (la norme au sens biologique) ; ou l’on suit la problématique qui concerne le rapport de la norme à ses sujets, qui, en même temps qu’il exclut ou intègre ces derniers, les disqualifie ou les identifie.

C’est dire s’il n’existe pas de vérité objective des normes et de leur action, mais plutôt une série de rapports à étudier avec le type de société et de sujet auquel elles correspondent.

Il convient de signaler, en fin de ce parcours, que, quoi qu’il en soit du point d’aboutissement de la réflexion, l’opération proposée par Macherey ne contribue cependant absolument pas à identifier les deux philosophies, dont l’une porte sur la vie et l’autre sur la philosophie morale et politique. Tout s’y opposerait. En revanche, elles se sont, sur certains points forts, croisées et rejointes. Elles ont accordé une extrême importance aux interrelations du naturel et du culturel, du biologique et du social. Mais ce qui est plus intéressant encore est qu’elles accomplissent le parcours qui les relie à l’envers l’une de l’autre : c’est le biologique qui donne son impulsion à la réflexion de Canguilhem, tandis que c’est le culturel qui est le principe de celle de Foucault. Moyennant quoi, ils se rencontrent, tout en décalant leurs perspectives, et en jouant de références différentes.

Et Macherey de se défendre aussi de certains penchants, datés, qui ont consisté à imposer à ses commentaires un marxisme revu et corrigé par Spinoza (pp. 76 et 84, notamment), ce qui nous vaut un beau passage d’autocritique (p. 14).

C’est dire si la lecture de ce petit ouvrage remarquable est indispensable, à plusieurs titres : d’une part parce que le débat sur les normes est loin d’être clos, surtout si l’on travaille dans le cadre des sciences sociales ; d’autre part parce que la lecture ou relecture des cinq textes référés à leurs dates de production éclaire un pan de l’histoire de la philosophie contemporaine ; enfin, on ne négligera pas de suivre le parcours propre de Macherey dans cette lecture, qui se reprend plusieurs fois.

Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, Fabrique, 2009.

Abstract

La demande vient de l’éditeur et il a eu raison de solliciter la remise en public des cinq articles rédigés, par Pierre Macherey, ce vieux dinosaure de la philosophie (cf. Macherey, 1998), sur Georges Canguilhem et Michel Foucault. Car la question brassée autant par ces auteurs que par les textes de Macherey ici présentés demeure ...

Bibliography

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

This page as PDF