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Serendipity.

Au poil !

De bonnes raisons pour se faire des cheveux

Source : Wikipedia Commons

La presse s’en est fait l’écho depuis quelque temps, certaines top models ont dĂ©cidĂ© de ne plus s’épiler les aisselles ou les jambes et de le faire savoir, y compris par l’image. Vous pensez peut-ĂȘtre qu’il n’y a lĂ  qu’anecdote. Nous pensons au contraire que si ces statues vivantes, ces icĂŽnes de la perfection des corps basculent dans le touffu, le sauvage et l’approximatif, il s’agit d’un Ă©vĂ©nement majeur. Voici pourquoi.

De quoi parlons-nous ? Il y a bientĂŽt trois ans, nous avions inaugurĂ© cette chronique en parlant de cheveux. La rĂ©alitĂ© nous impose de reprendre le fil, mais dans une perspective presque inverse. Si, comme nous l’avons Ă©galement Ă©voquĂ© dans cette rubrique, le tatouage est une pratique qui, mĂȘme quand elle devient massive, n’est jamais anodine, il en va diffĂ©remment de la culture du poil. On sait que des artistes peuvent payer trĂšs cher la peau d’un individu, comme on le voit dans le film de Kaouther Ben Hania, L’homme qui a vendu sa peau (Ű§Ù„Ű±ŰŹÙ„ Ű§Ù„Ű°ÙŠ ۚۧŰč ŰžÙ‡Ű±Ù‡â€Ž, 2019) oĂč un dos tatouĂ© est vendu en viager pour le prix d’un appartement. Avec le poil, on est, en apparence, loin de la brutalitĂ© du marchĂ© des arts plastiques.

En apparence, seulement. Les poils peuvent aussi se vendre pour faire des perruques, les produits pour les cheveux sont aussi nombreux que tous les autres produits cosmĂ©tiques rĂ©unis et le traitement des cheveux crĂ©pus peut coĂ»ter fort cher dans les salons de coiffure du Monde entier. On sait aussi, grĂące Ă  Samson le nazir (une sorte de sĂądhu hĂ©breu) et Ă  son ex, la Philistine Dalila, que les cheveux peuvent ĂȘtre la source d’un pouvoir considĂ©rable. On sait encore que le musical bien nommĂ© Hair (Gerome Ragni, James Rado, Galt MacDermot, 1967) a constituĂ© un emblĂšme incontestĂ© des rĂ©volutions de la fin des annĂ©es 1960.

Cependant, dans l’ensemble, l’avantage des poils, c’est qu’ils sont dotĂ©s d’une Ă©nergie renouvelable qui profite, Ă  peu d’exceptions prĂšs, Ă  chaque humain : le corps les produit en permanence, gratuitement et sans douleur. C’est, avec les ongles, un cas spĂ©cifique de l’usage ornemental du corps. Dans les autres cas, l’organisme biologique des humains constitue pour le moi un environnement vulnĂ©rable qui impose la prudence, sous peine de graves dangers potentiels. Bien que partie intĂ©grante du corps, le poil, lui, se laisse traiter comme un objet indĂ©pendant. Il a droit Ă  une palette de couleurs propres : le « blond » et le « roux » lui sont rĂ©servĂ©s, « chĂątain » veut dire brun et, par dĂ©faut, « brun » veut dire noir. MĂȘme quand on l’élimine radicalement, il n’est pas une menace. Organe vivant pourvu de fonctions plus ou moins utiles Ă  la survie, il n’est jamais farouche, on peut en prendre soin mais aussi le dĂ©truire Ă  loisir. C’est une machine biologique efficace Ă  la disposition de chacun pour des dizaines d’annĂ©es.

Il s’agit d’un phĂ©nomĂšne tellement massif et tellement diversifiĂ© que la compĂ©tence encyclopĂ©dique mobilisĂ©e Ă  chaque Riens du tout n’y suffira peut-ĂȘtre pas cette fois. Le poil est une vertigineuse aubaine qui lance un dĂ©fi au chercheur et aux paresses intellectuelles qui le tenaillent chaque fois qu’il dĂ©sespĂšre de pouvoir embrasser par la raison l’extrĂȘme foisonnement du monde.

Le silence de la géographie des mots

Pour y voir clair, commençons par les mots. Les langues n’ont pas eu un poil dans la main lorsqu’il s’est agi de fabriquer des images. Sans mĂȘme parler des cils et des sourcils, les poils sont prĂ©sents dans une multitude de mĂ©taphores dans une multitude de langues, souvent avec des inspirations similaires [1]. Un peu partout, ces petits filaments organiques sont partie prenante des mĂȘmes imaginaires.

Il ne faut pas se cacher, par ailleurs, qu’une frontiĂšre majeure sĂ©pare les langues au sein du continent velu. En chinois, en turc, en hindi, en malais-indonĂ©sien et dans les langues romanes, le poil et le cheveu sont deux morphĂšmes distincts, mĂȘme si chaque locuteur garde plus ou moins en tĂȘte que les cheveux appartiennent Ă  la famille des poils. Les animaux et les hommes ont des poils, mais seuls les humains ont des cheveux. Inversement, en russe, en japonais et en anglais comme dans les autres langues germaniques, il n’y a qu’un mot, mĂȘme s’il est admis que les cheveux sont des poils ayant leur spĂ©cificitĂ©. Le partage partiel du terme avec les animaux indique en tout cas une hĂ©sitation sur le classement des espĂšces, les humains Ă©tant parfois Ă  part, parfois non. Si la langue dĂ©terminait la pensĂ©e [2], le Monde se diviserait non seulement en paroles mais aussi en actes en ces mĂȘmes deux camps dans son rapport Ă  la pilositĂ©. Pourtant, rien n’indique que l’usage du peigne, de la brosse, des ciseaux, du rasoir ou de la pince Ă  Ă©piler, change, pas plus que l’image que les habitants ont de leur pelage, lorsque l’on passe, Ă  Bruxelles, d’un quartier francophone (poil/cheveu) Ă  un quartier nĂ©erlandophone (haar). Admettons-le, si nous espĂ©rions ranger les poils par le seul recours Ă  la langue, nous aurions fait fausse route : la gĂ©ographie des champs sĂ©mantiques du poil et du cheveu n’a guĂšre de sens.

Sous le signe du poil

Pourtant, ce passage par la linguistique permet d’entrevoir une autre ressource grĂące Ă  un autre langage, celui du poil lui-mĂȘme : il est suffisamment variĂ© et ouvert pour permettre Ă  des significations les plus divergentes de se manifester. On l’a vu rĂ©cemment avec l’apparition de la barbe comme marqueur gĂ©nĂ©rationnel en Occident alors mĂȘme que la barbe « islamique », Ă  peine diffĂ©rente, connaissait aussi un certain succĂšs. Le caractĂšre arbitraire du signe (un « mot » peut ressembler morphologiquement Ă  un autre mot et avoir un sens totalement distinct) est patent mais aussi le fait que les sens les plus divers peuvent ĂȘtre exprimĂ©s avec le mĂȘme « alphabet ».

Si on se concentre, dĂšs lors, sur les significations des agencements des poils et des cheveux dans l’espace du corps, on constate que, ici aussi, on a affaire Ă  un langage et non Ă  un message. Les permanences sont rares, sinon inexistantes. L’arbitraire du signe, c’est-Ă -dire l’orthogonalitĂ© entre matĂ©riel linguistique et sĂ©miologie y rĂšgne, comme dans les langues. Ainsi, chez les chrĂ©tiens comme dans le bouddhisme, la tonsure est souvent associĂ©e au statut de moine, sauf que certains d’entre eux, qui deviennent des ermites, arborent une longue barbe et une chevelure hirsute. Une variante Ă  l’intĂ©rieur d’un groupe pourtant bien distinct des autres se traduit donc par une diffĂ©rence spectaculaire dans le traitement du poil. Inversement, les barbes courantes chez les hommes plutĂŽt jeunes et diplĂŽmĂ©s dans l’Occident contemporain se distinguent assez peu, parfois pas du tout, des barbes des islamistes conservateurs, qui vivent parfois dans les mĂȘmes quartiers qu’eux. Cette fois, la diffĂ©rence morphologique faible porte une divergence de sens trĂšs marquĂ©e. Les synonymes et les homonymes existent bien aussi dans la langue du poil.

Y a-t-il nĂ©anmoins des constantes qui transcenderaient les espaces-temps du poil et du cheveu ? Par exemple, la chevelure longue et Ă©paisse portĂ©e par les humains de genre masculin serait-elle le signe d’un moindre raffinement en comparaison des cheveux courts ? Que dire alors de la natte combinĂ©e au rasage d’une partie du crĂąne, imposĂ©e la dynastie Qing (1640-1911) pendant prĂšs de trois siĂšcles aux hommes chinois qui, jusque-lĂ , avaient coutume de laisser pousser leurs cheveux ? La natte Ă©tait une coutume mandchoue, hĂ©ritĂ©e de la dynastie Jin de Chine du Nord (1115-1234), qui l’avait elle-mĂȘme reprise d’une pratique courante dans le peuple turco-mongol nomade des JĂŒrchen. Pour les insurgĂ©s du 19e siĂšcle, la natte Ă©tait vue comme un signe de la sauvagerie des Qing et devint un marqueur politique clair pour les insurgĂ©s, qui finirent par l’emporter en 1911 et Ă©tablir la rĂ©publique. Cette annĂ©e-lĂ , dans le Guangdong, 200 000 hommes se coupĂšrent la natte le mĂȘme jour pour cĂ©lĂ©brer la victoire de la civilisation sur la barbarie (Wang, 2017).

Par rapport aux femmes, les hommes traiteraient-ils la coiffure avec plus de discrĂ©tion ? On en doutera lorsque l’on notera que la perruque, une mode française Ă  l’origine, fut imposĂ©e deux siĂšcles durant aux cours d’Europe, dans un contexte oĂč l’extravagance des apparences est la plus marquĂ©e du cĂŽtĂ© masculin.

La barbe et la moustache seraient-ils, comme l’affirme Jean-Marie Le Gall (2011), un marqueur permanent de virilité ? C’est peut-ĂȘtre vrai dans le cadre historico-gĂ©ographique qu’il Ă©tudie (la France de l’Ancien RĂ©gime), mais, certainement pas dĂšs qu’on en sort. Les empereurs romains, qui semblent avoir Ă©tĂ© le plus souvent clairs sur leur identitĂ© de genre, ont Ă©tĂ© glabres d’Auguste (27 avant J.-C.-19 aprĂšs J.-C) Ă  Trajan (98-117 aprĂšs J.-C.), plutĂŽt barbus d’Hadrien (117-138) Ă  Constantin (306-337), qui se rase la barbe en se convertissant, glabres ensuite, du moins pour l’Empire d’Occident. Les hommes de pouvoir contemporains manifestant des tendances autocratiques et qui affichent sans complexe leur virilitĂ©, voire leur machisme, tels Recep Tayyip Erdoğan, Vladimir Poutine, Jair Bolsonaro, Donald Trump ou Rodrigo Duterte (sans parler de Xi Jinping) n’arborent pas de poils sur le visage. Les contre-exemples d’Ali Khamenei (pour qui la barbe fait partie de l’uniforme imposĂ© par la fonction d’ayatollah) et de Narendra Modi (qui trompe son monde en prĂ©sentant une barbe de papi bien sage) ne sont guĂšre convaincants.

Les ethnographes ont montrĂ© l’incroyable variĂ©tĂ© des traitements du poil et du cheveu dans les sociĂ©tĂ©s africaines, asiatiques ou amĂ©rindiennes et l’impossibilitĂ©, en ce domaine, de trouver un petit nombre de catĂ©gories se prĂȘtant Ă  une interprĂ©tation commune, comme cela a pu ĂȘtre fait avec les systĂšmes de parentĂ©. L’ouvrage collectif Histoire du poil (AuzĂ©py et Cornette, 2017 [2010], p.9) tient la promesse proclamĂ©e dans l’introduction : « Ceci n’est pas un livre barbant », et d’abord parce qu’il propose une visite du monde du poil dans sa stupĂ©fiante diversitĂ©. On y dĂ©couvre, par exemple, que dans l’Empire byzantin (395-1453), il y a trois genres, les hommes, les femmes et les eunuques, et c’est par le traitement des poils (barbe ou non) et des cheveux (courts ou longs) qu’il est possible de placer chaque personne rencontrĂ©e dans la bonne case, en limitant le risque d’erreur. Un vocabulaire simple, mais des combinaisons variĂ©es pour des significations multiples, tels sont les paysages complexes de la prĂ©sentation de soi que nous offrent poils et cheveux.

L’ĂȘtre-poilu : trop ou pas assez humain ?

L’absence de signification Ă©vidente de tel ou tel amĂ©nagement pileux impose, si l’on veut tout de mĂȘme dire par le poil des choses claires, des coups de force pour faire accepter la traduction du langage du poil dans la langue courante : « Telle coiffure, barbe ou moustache signifie ceci et pas autre chose, c’est moi qui vous le dis ! ». Cette possibilitĂ© a Ă©tĂ© utilisĂ©e par ceux qui souhaitent diviser l’humanitĂ© en groupes stables, Ă©tanches et imposĂ©s Ă  leurs membres, les communautĂ©s, et dĂ©finir les frontiĂšres de ces groupes, en assignant aux poils de les respecter et de les conforter en existant ou en disparaissant, en se montrant ou en se cachant.

Toute une famille de discours a ainsi visĂ© Ă  dĂ©couper des communautĂ©s en dĂ©shumanisant certains humains. Il y avait les vrais humains et ceux qui ne l’étaient pas tout Ă  fait, et c’était leurs poils qui les trahissaient.

Or, imposons-nous ici une nouvelle halte, le poil unifie l’humanitĂ© et mĂȘme la banalise. La pilositĂ© se rencontre en effet partout dans le monde vivant, chez les animaux mais aussi chez les vĂ©gĂ©taux (on les nomme trichomes en botanique, et ils ont souvent une fonction de protection ou d’absorption) et mĂȘme, sous forme de flagelle, chez les ĂȘtres frustes que sont les organismes eucaryotes unicellulaires comme les paramĂ©cies, les amibes ou les algues vertes ou chez des procaryotes comme les bactĂ©ries « à Gram nĂ©gatif », souvent couvertes de pili, un terme qui n’est autre, en latin, que le pluriel de pilus, le poil. On ne les dira jamais assez : les barbes sont pleines de bactĂ©ries, mais celles-ci sont elles-mĂȘmes barbues.

Il y a plus prĂ©occupant. Quasiment toutes les 6 495 espĂšces de mammifĂšres sont dotĂ©es de poils, qui vont de la fourrure soyeuse et enveloppante Ă  la carapace de piquants ou d’écailles, contribuant Ă  crĂ©er une homĂ©othermie interne aux organismes, Ă  la diffĂ©rence, des animaux « à sang froid », comme les reptiles, les amphibiens ou les poissons. Sept seulement seraient imberbes, dont l’étonnant rat-taupe nu qui n’est justement pas homĂ©otherme, ce qui en fait un mammifĂšre passablement dissident. En matiĂšre de pilositĂ©, Homo sapiens se distingue donc peu de ses cousins Ă©volutifs, y compris des singes qui ont souvent plus de poils sur la face antĂ©rieure du crĂąne (qui est appelĂ© « visage » chez les humains) mais parfois moins sur d’autres parties du corps.

Lorsque les EuropĂ©ens se mirent Ă  explorer systĂ©matiquement l’écoumĂšne terrestre, ils crurent pendant un temps que la thĂ©orie du poil permettrait de justifier un racisme propice au colonialisme : les « primitifs » hyperpoilus rencontrĂ©s ici ou lĂ  offraient le « chaĂźnon manquant » entre le singe et l’homme. On Ă©tait d’autant plus humain qu’on Ă©tait imberbe. Cette idĂ©ologie Ă©tait aussi trĂšs prĂ©sente en Chine, dont les habitants prĂ©sentent une faible pilositĂ©, d’oĂč l’idĂ©e que la domination des « Blancs » couverts de poils n’avait aucune lĂ©gitimitĂ© naturelle. Pour les EuropĂ©ens, en revanche, il y avait un problĂšme. Parmi les « primitifs », certains Ă©taient plus poilus, mais d’autres beaucoup moins qu’eux.

Comment s’accommoder de ce constat ? Il fallait inventer des thĂ©ories plus alambiquĂ©es qui dĂ©valoriseraient les sans-poils tout autant que les hirsutes. Buffon relia ainsi la pilositĂ© faible des AmĂ©rindiens Ă  une supposĂ©e impuissance sexuelle qu’il expliquait par le climat et l’alimentation. Autour de 1860, Johan Meckel et Étienne Serres prĂ©sentĂšrent la thĂšse du parallĂ©lisme, qui sera ensuite gĂ©nĂ©ralisĂ©e par Ernst Haeckel en thĂ©orie de la rĂ©capitulation : la phylogenĂšse [l’évolution] rĂ©capitule l’ontogenĂšse [le dĂ©veloppement d’un organisme]). Pour Meckel et Serres, les ĂȘtres infĂ©rieurs atteignent Ă  l’ñge adulte un stade correspondant Ă  l’enfance chez les ĂȘtres supĂ©rieurs : ainsi expliquĂšrent-ils que des ĂȘtres peu poilus, comme les adultes noirs, souffrent d’une immaturitĂ© qui les rapproche des enfants blancs.

Les conjectures bioclimatiques ont beaucoup fleuri dans diverses reprĂ©sentations du Monde, de la GrĂšce antique Ă  Montesquieu. La causalitĂ© par le poil se trouvait bien au chaud dans ces paradigmes fonctionnalistes et Ă©volutionnistes. L’« anthropologie physique » perdit pourtant de son influence, au fur et Ă  mesure qu’on dĂ©couvrait la complexitĂ© des sociĂ©tĂ©s sans État et l’absence de lien entre apparence physique et organisation sociale, mais cette dĂ©marche rĂ©sista pendant des dĂ©cennies dans les secteurs les plus arriĂ©rĂ©s des sciences sociales. Ainsi, dans ses Principes de gĂ©ographie humaine, publiĂ©s aprĂšs sa mort en 1922, Paul Vidal de La Blache dĂ©finissait le « Yankee » [habitant des États-Unis] comme un type racial marquĂ© par son « long et maigre cou » et « sa chevelure plate et lisse » qu’il attribuait Ă  l’hygromĂ©trie. Plus sĂ©rieusement, en 1876, Cesare Lombroso avait fondĂ©, avec L’uomo delinquente, l’« anthropologie criminelle » qui associait au dĂ©linquant de multiples caractĂ©ristiques hĂ©rĂ©ditaires, dont des cheveux Ă©pais et bouclĂ©s. Dans le mĂȘme esprit, l’anthropologue Earnest Hooton notait en 1939, dans The American Criminal, que les grands dĂ©linquants ont les poils et les cheveux plus fins que la moyenne et que ceux-ci sont plus souvent de couleur brun-roux.

Arborescences communautaires

Certaines communautĂ©s sont fabriquĂ©es pour le seul besoin de la « thĂ©orie ». D’autres sont conjoncturelles comme celles qui, dans la France de la PremiĂšre Guerre mondiale, dissociaient les « Poilus », qui souffraient au front au point de ne pouvoir se raser, des « EmbusquĂ©s », qui se pomponnaient Ă  l’arriĂšre.

Le poil communautaire a pour mission de faire sortir les humains de l’histoire. Christian Bromberger (2010) a organisĂ© son enquĂȘte sur les cheveux et les poils en commençant par les allĂ©geances liĂ©es au statut : genre, ethnie, classe avant de s’intĂ©resser aux logiques Ă©thico-esthĂ©tiques qui Ă©voluent dans un autre registre et d’autres temporalitĂ©s.

En comparaison d’autres organisations, l’islam prĂ©sente une spĂ©cificitĂ© en associant le principe de puretĂ©, qui existe dans toutes les logiques communautaires afin de bien marquer la diffĂ©rence entre « nous » et « eux », Ă  la propretĂ© et Ă  la santĂ©, en donnant une mission bien prĂ©cise Ă  la spatialitĂ© corporelle du poil. Pour ĂȘtre brefs, nous dirons que les poils retiennent sur la peau les Ă©missions corporelles antithĂ©tiques Ă  l’hygiĂšne et que les hommes comme les femmes doivent s’épiler, raser ou au moins raccourcir aux ciseaux leurs poils des aisselles et de la zone gĂ©nitale. Ces pratiques en acquiĂšrent une signification sexuelle, au moins connotative. Dans le Coran et de nombreux hadiths convergents, la religion musulmane porte Ă©galement beaucoup d’attention Ă  ce que le mariage soit rĂ©guliĂšrement validĂ© par des rapports sexuels rĂ©guliers et, dans une culture Ă©rotique, surtout masculine, oĂč la composante visuelle compte beaucoup, les corps glabres peuvent y aider, comme le confirment de nombreux traits de la culture islamique, tel le hammam, oĂč le soin du poil occupe une grande place, conservant un rapport lointain, voire lĂ©gĂšrement conflictuel, avec les normes religieuses. C’est dire que la labilitĂ© de la sĂ©mantique du poil permet aussi du jeu dans l’application des rĂšgles, ce que Roland Barthes (1967), Ă  propos de la mode, a nommĂ© switcher, cet opĂ©rateur de glissement d’un sens vers un autre. Un peu comme si le poil, obĂ©issant en apparence, offrait, mĂȘme dans les institutions les plus totales, des marges de libertĂ©. La force du poil, c’est au fond de mettre Ă  disposition son matĂ©riel langagier pour toutes sortes de marquages communautaires, une sorte d’« intersectionnalité » faite d’allĂ©geances essentialisĂ©es mais multiples.

La Turquie contemporaine (Fliche, 2017) est un bon cas d’études pour comprendre comment peut fonctionner une arborescence du poil Ă  la fois stricte et multidimensionnelle. La distinction premiĂšre sĂ©pare les hommes des femmes mais, parmi les femmes, la visibilitĂ© ou l’invisibilitĂ© des cheveux distingue les islamistes des kĂ©malistes. Chez les hommes, c’est d’abord la moustache qui sert de sĂ©parateur : les modernistes n’en portent pas, celles des Loups gris (extrĂȘme droite nationaliste) sont dessinĂ©es « à la Gengis Khan » tandis que celles des communistes ou des Kurdes sont taillĂ©es « à la Staline ». Enfin, de maniĂšre moins catĂ©gorique, le port de la barbe sĂ©pare certains pieux des laĂŻques, et le bouc permet aux sunnites de repĂ©rer les alĂ©vis mĂȘme si ce peut ĂȘtre aussi une marque juvĂ©nile.

Parmi les principes communautaires qui organisent la partition forcĂ©e de la sociĂ©tĂ© en groupes non choisis, il faut accorder une attention particuliĂšre Ă  la sexuation, celle des hommes et celle des femmes, assise sur le critĂšre biologique du sexe. Les genres ainsi fabriquĂ©s constituent le dĂ©coupage le plus largement imposĂ© dans l’histoire de l’humanitĂ©, en complĂ©mentaritĂ© avec le classement jeunes/vieux, qui lui s’inverse au cours de la vie, tandis que, jusqu’à il y a peu, ĂȘtre un homme ou une femme Ă©tait une caractĂ©ristique s’appliquant Ă  la vie entiĂšre. Or ce dĂ©coupage n’est pas si simple car, d’abord, il existe une zone grise significative dans la biologie du sexe et, surtout, les diffĂ©rences visibles sont rarement dĂ©cisives. Si les hommes et les femmes cherchaient Ă  se ressembler par le vĂȘtement ou le maquillage, ce ne serait pas si difficile, mais cela aurait posĂ© jusqu’à rĂ©cemment un double problĂšme car cela n’aurait pas Ă©tĂ© favorable Ă  l’hĂ©tĂ©rosexualitĂ©, jugĂ©e nĂ©cessaire Ă  leur survie par des sociĂ©tĂ©s fragiles et, en outre, cela aurait incitĂ© Ă  l’égalitĂ© de genre, une option contradictoire avec un systĂšme inĂ©galitaire dominĂ© par les hommes. La diffĂ©renciation obligatoire et l’inĂ©galitĂ© sont ici indissociables. Or les poils jouent un rĂŽle fondamental en incorporant dans le corps lui-mĂȘme cette dichotomie et en contribuant Ă  naturaliser l’inĂ©galitĂ©. La sexuation passe par l’obsession de la topologie : une « femme Ă  barbe » a longtemps Ă©tĂ© une bĂȘte de foire tandis qu’un homme imberbe Ă©tait forcĂ©ment « effĂ©miné ». Mais c’est surtout dans les pratiques que se joue la fabrication des sĂ©parations.

Celles-ci portent notamment sur le fait que l’appariement est en fait un « échange des femmes » (selon la formule de Claude Levi-Strauss) opĂ©rĂ© par les hommes, ce qui fait des femmes des produits sur un marchĂ©. La recherche de meilleurs atouts dans la compĂ©tition afin d’ĂȘtre choisie et d’éviter l’exclusion sociale a longtemps constituĂ© un trait majeur de la vie des femmes, et cela n’a pas complĂštement disparu mĂȘme dans les sociĂ©tĂ©s qui ne se reconnaissent plus explicitement dans ces pratiques. Aussi, parmi les traits les moins variables de la sĂ©mantique du poil, se trouve l’incitation permanente pour les femmes Ă  travailler leur cheveu afin de le rendre attirant et de contribuer, en en faisant un Ă©lĂ©ment fort de leur « silhouette », Ă  rendre l’ensemble de leur corps sĂ©duisant. Cela paraissait si Ă©vident dans les sociĂ©tĂ©s configurĂ©es selon ce modĂšle sexiste qu’il fallait un contrepoids pour Ă©viter une perte de contrĂŽle sur la sexualitĂ©. Dans la tradition chrĂ©tienne, la femme doit cacher ses cheveux Ă  Dieu, sinon, cela pourrait ĂȘtre mal interprĂ©tĂ©. Le foulard islamique, qui est une extrapolation discutĂ©e de ce que dit le Coran (sourates 24 et 33) sur la pudeur, les cache, plus prosaĂŻquement, aux hommes. Dans certaines communautĂ©s juives « orthodoxes » [intĂ©gristes], les femmes portent le sheitel, une perruque – paradoxale car elle peut ĂȘtre faite de cheveux humains brillants et soyeux – pour cacher leurs vrais cheveux au reste du monde.

Ce que le systĂšme de diffĂ©renciation obligatoire des genres nomme « fĂ©minité » passe par une exhibition plus ou moins discrĂšte mais toujours prĂ©sente du corps des femmes, avec une prĂ©sence immĂ©diate et puissante des cheveux. Pour une part en raison de l’instabilitĂ© de leurs coiffures, plus frĂ©quente que chez celles des hommes, les femmes se touchent les cheveux pour les arranger, les caresser ou les montrer, jusqu’à la trichotillomanie, ce trouble compulsif consistant Ă  se tripoter les cheveux jusqu’à l’alopĂ©cie, c’est-Ă -dire de provoquer leur chute. La plupart du temps, on s’arrĂȘte avant, mais, pour une femme, dĂ©tacher ses cheveux, ne serait-ce que pour mieux les rattacher est considĂ©rĂ© par beaucoup comme une invite sexuelle claire, mais non infamante. Une Ă©tude systĂ©matique des gestes, des attitudes, en situation de sĂ©duction montre que les mouvements des cheveux se rĂ©vĂšlent les plus courants aprĂšs le regard pour attirer le partenaire potentiel (Moore, 2010).

Les malheurs d’une blonde

À ce moment du parcours, un dernier point fixe s’impose, fort dĂ©licat mais nĂ©cessaire, pour tenter de rĂ©pondre Ă  une question lancinante : une thĂ©orie des blondes est-elle utile ? Partons d’un constat : l’idĂ©e que la couleur des cheveux soit prĂ©dictive du caractĂšre est si courante qu’on n’y fait plus, Ă  tort, attention. Le couple « belles » blondes/brunes « piquantes » exprime l’idĂ©e que la qualitĂ© des premiĂšres se mesure par le regard, celle des secondes dans l’action. Cette opposition, on la voit dĂ©jĂ  en 1761 dans La Nouvelle HĂ©loĂŻse. Ici comme dans d’autres de ses Ɠuvres, Jean-Jacques Rousseau a Ă©tĂ© tout sauf rĂ©volutionnaire. Mais l’enjeu est plus fondamental et donne Ă  la pilositĂ© un autre rĂŽle que celui d’indicateur d’un style personnel. « Being blonde is a full-time job » a rĂ©vĂ©lĂ© en 2015 Kim Kardashian. Dans la mĂȘme veine, on trouve La revanche d’une blonde (Legally Blonde, Robert Luketic, 2001) et La blonde contre-attaque (Legally Blonde 2, Charles Herman-Wurmfeld, 2003), de mĂȘme que « Les brunes comptent pas pour des prunes » (Jacques Duvall, Marc Moulin, Lio, 1986) et bien sĂ»r l’emblĂ©matique comĂ©die musicale Les hommes prĂ©fĂšrent les blondes (Howard Hawks, Gentlemen Prefer Blondes, 1953).

N’oublions pas que durant des siĂšcles, ce sont les hommes qui se prĂ©occupaient de leur reproduction, les femmes n’étant que des outils pour y parvenir. C’est un phĂ©nomĂšne qui est de plus en plus submergĂ© par le « dĂ©sir d’enfant » fĂ©minin, qui n’est pas nouveau non plus : les femmes n’étaient lĂ©gitimes, aux yeux des autres et des leurs que si elles procrĂ©aient. L’effacement progressif de l’injonction Ă  dupliquer biologiquement la sociĂ©tĂ© permet Ă  beaucoup de femmes de s’affranchir de la maternitĂ©, mais, chez d’autres, encore majoritaires, elle devient une attente subjective d’enfanter (la grossesse pouvant ĂȘtre dĂ©tachĂ©e de l’envie d’élever un enfant) considĂ©rĂ©e comme un paramĂštre majeur d’une vie rĂ©ussie.

Par ailleurs, l’augmentation de l’espĂ©rance de vie des femmes, qui avaient Ă©tĂ© longtemps dĂ©cimĂ©es par la mortalitĂ© en couches ou les maladies infectieuses touche aussi leur pĂ©riode de fertilitĂ©, confortĂ©e ou allongĂ©e par des traitements multiples. Autrement dit, il existe de bonnes raisons de penser que la recherche d’une partenaire saine permettant de donner une descendance n’est plus un critĂšre de formation des partenariats sexualisĂ©s. Pourtant, quelque chose de cette Ă©poque n’a pas disparu : l’avantage nĂ©otĂ©nique. L’assimilation, longtemps presque automatique, des femmes Ă  des enfants (au Japon, la plupart des prĂ©noms fĂ©minins sont des diminutifs) procĂšde Ă  la fois de l’infantilisation comme mode de domination et de valorisation de la jeunesse. Les enquĂȘtes contemporaines le confirment : la diffĂ©rence d’ñge se maintient dans les couples dont le contrat fondateur peut ĂȘtre lu comme un Ă©change entre de la jeunesse (fĂ©minine) contre de la position sociale (masculine). La rente nĂ©otĂ©nique opĂšre comme une trace culturelle lourde de la recherche d’un partenaire capable de donner une progĂ©niture. Aujourd’hui encore la jeunesse ou l’apparence de la jeunesse constitue un atout de sĂ©duction bien plus marquĂ© pour les femmes que pour les hommes face Ă  qui la peur de s’approcher d’un vieillard, de sa dĂ©gĂ©nĂ©rescence et de sa mort est contrebalancĂ©e par la nĂ©cessitĂ© de laisser le temps au partenaire de se construire une place suffisamment favorable dans la sociĂ©tĂ© pour que les avantages qui en rĂ©sultent puissent ĂȘtre distribuĂ©s Ă  proximitĂ©. Or, dans les sociĂ©tĂ©s oĂč la grande majoritĂ© des individus possĂšde, en proportion variable, des cheveux « blonds », « chĂątains », « bruns » ou « roux », les blonds ne sont pas forcĂ©ment rares : les roux ou le fait de friser naturellement – sont aussi souvent statistiquement rares. La « thĂ©orie » Ă©conomico-Ă©volutionniste consistant Ă  dire que les blondes auraient « objectivement » plus de valeur parce qu’elles sont moins nombreuses ne fonctionne donc pas. Ce qui caractĂ©rise la blondeur, c’est son apparence juvĂ©nile : dans le type de pilositĂ© oĂč la couleur change aprĂšs l’enfance, c’est toujours pour devenir plus foncĂ©e. L’attrait spĂ©cifique pour les blondes n’est donc qu’un aspect de la rente nĂ©otĂ©nique. Comme il s’agit d’une rente, la tentation de s’y concentrer et d’éviter de perdre de l’énergie Ă  produire quelque chose est rationnelle.

C’est particuliĂšrement vrai pour les « fausses blondes » qui, oxymore fascinant, produisent leur rente en se teignant les cheveux. Cela semble valoir la peine puisque, selon une Ă©tude (Johnston, 2010), les blondes Ă©tats-uniennes gagnent 7% de plus que les autres femmes et Ă©pousent des hommes qui gagnent 6% de plus que les autres maris. On peut alors penser qu’elles ont fait ce choix au dĂ©triment d’un autre, moins rentable, ce qui laisse penser Ă  la fois qu’elles ont des limites marquĂ©es dans d’autres domaines permettant de rĂ©ussir sa vie, mais, d’un autre cĂŽtĂ©, qu’elles ont construit une intelligence pragmatique de ces limites. Les « vraies blondes » quant Ă  elles, peuvent bien sĂ»r faire le choix de ne pas chercher Ă  profiter de la rente, voire Ă  la rejeter (par exemple en se teignant en brun) mais on peut penser que ce ne sera pas le cas de toutes. Le soupçon peut donc persister. L’expression « dumb blonde » (« blonde idiote »), construite comme un demi-plĂ©onasme que Paris Hilton, qui a pendant plusieurs annĂ©es jouĂ© un rĂŽle dans lequel son apparence capillaire occupait une place centrale, l’a indirectement accrĂ©ditĂ©e en dĂ©clarant en 2020 : « I am not a stupid blonde. I’m just very good at pretending to be one. » Les plaisanteries sur les blondes, qui, en France, ont un temps pris la place qu’occupaient prĂ©cĂ©demment les « blagues belges » marquent certes, par leur second degrĂ©, les limites du modĂšle, mais pas totalement car, quand elles sont rĂ©ussies, elles ne se contentent pas de dĂ©crire une bĂȘtise brute, mais brossent des personnages ayant une certaine cohĂ©rence, faite de la naĂŻvetĂ© tranquille des gens qui sont sĂ»rs, d’une maniĂšre ou d’une autre, d’arriver Ă  leur fin sans avoir besoin de faire trop d’efforts. Il s’agit donc bien de la blonde sociale, sinon comme rĂ©alitĂ© effective, du moins comme virtualitĂ© oĂč la sĂ©duction par le poil contribue Ă  maintenir de vieux mĂ©canismes. En tout cas, l’attribution aux blondes d’une moindre intelligence n’a pas disparu (Maning, 2010).

Si le poil est actif dans l’emprise que toutes les espĂšces des communautĂ©s de genre, de caste ou de classe, ethnique ou nationale, exercent sur les individus, il l’est aussi dans les processus contradictoires d’affranchissement de cette emprise.

L’humanitĂ© du poil : un commencement

L’attention aux cheveux est tellement diffĂ©renciĂ©e qu’on en viendrait Ă  penser que c’est un fait de nature, indĂ©pendant des intentions des uns et des autres. De fait, il est rare de voir des femmes aux cheveux aussi courts que la plupart des hommes et, plus rare encore, de les voir arborer le mĂȘme type de coiffure peu sophistiquĂ©e que de nombreux hommes adoptent. Si elles le font, elles basculent au mieux dans la catĂ©gorie des « garçons manquĂ©s » ou des « androgynes », au pire des « hommasses », le choix de cheveux trĂšs courts pouvant aussi parfois ĂȘtre le signe d’une orientation lesbienne, tandis que les hommes aux cheveux longs seraient « effĂ©minĂ©s ». Les brouillages rĂ©ussis de l’appartenance sexuelle grĂące au traitement du poil, comme chez la drag queen Conchita Wurst, restent minoritaires. La libertĂ© capillaire demeure donc en fait, mĂȘme aujourd’hui oĂč tout semble possible, trĂšs auto-encadrĂ©e. Ces restrictions font clairement partie du reliquat du communautarisme de genre, dont le crĂ©puscule est prĂ©visible mais encore masquĂ© par les contradictions internes des groupes sociaux concernĂ©s.

Le soin fĂ©minin du cheveu se trouve marquĂ© des mĂȘmes ambiguĂŻtĂ©s que le soutien-gorge, les chaussures ou le sac Ă  main : technicitĂ©, sĂ©duction, exhibition, qui sont devenus des caractĂšres sexuels pas vraiment secondaires.

S’agit-il d’une « intĂ©riorisation de la domination » ? Au dĂ©part, probablement, mais si c’était le cas aujourd’hui, les diffĂ©renciations inĂ©galitaires traditionnelles rĂ©sisteraient toutes en mĂȘme temps. Or, par exemple, le pantalon l’a massivement et trĂšs rapidement emportĂ© sur la jupe Ă  la fin du 20e siĂšcle en dĂ©pit des critiques machistes. On constate aussi que l’émergence de la « culture gay » qui, de proche en proche, a contribuĂ© Ă  modifier l’attention que les hommes apportent Ă  leur pilositĂ© n’a pas, et de trĂšs loin, alignĂ© les coupes des hommes sur celles des femmes, mais pas non plus l’inverse. Les hommes sont moins nĂ©gligents de leur corps, un peu moins sales et un peu plus soucieux d’élĂ©gance, mais les femmes n’envient toujours pas leurs coiffures. Cela signifie que, plus Ă  mĂȘme de faire des choix, une grande partie des femmes a dĂ©cidĂ© de conserver, avec le maintien du rĂŽle des cheveux dans la prĂ©sentation de soi, une pratique qui leur paraĂźt compatible avec leur libertĂ©. Cette ressource de sexuation semble encore, pour le moment, bien Ă©tablie, Ă  la diffĂ©rence de beaucoup d’autres, qui s’effritent.

Cependant, le monde du poil est entrĂ© dans une turbulence complexe, combinant ce qui reste de fixitĂ© communautaire, la variabilitĂ© des modes, et le mouvement de l’histoire.

On a souvent invoquĂ© l’influence de la pornographie pour expliquer la popularitĂ© croissante de l’épilation du pubis fĂ©minin en Occident. Ce n’est pas exclu, mais il ne s’agit probablement pas d’un simple effet mĂ©canique. D’abord, d’autres influences, comme celle de la culture islamique, reçue comme un nouvel orientalisme de la sensualitĂ©, jouent sans doute leur rĂŽle. Il faut aussi mentionner l’argument aĂ©ro- ou hydrodynamique des cyclistes et des nageurs, qui a aussi acquis une valeur esthĂ©tique. Et, tout simplement, le fait d’agir autrement que la gĂ©nĂ©ration d’avant ou la « tribu » d’à cĂŽtĂ© avantage la nouveautĂ©.

La diversitĂ© de ces inspirations devient Ă  son tour une force (si tu m’opposes tel argument, j’en trouve un autre, appartenant Ă  un tout autre registre) pour donner Ă  chacun le droit d’intervenir librement sur ses poils. Pourquoi vaudrait-il mieux avoir des poils aux aisselles que de ne pas en avoir ? RĂ©ponse : pour rien de dĂ©terminant. Ce qui est nouveau, c’est que la question se pose et que chacun est en droit d’y rĂ©pondre Ă  sa façon. Le « naturel », l’« hygiĂšne », la prĂ©sentation, notamment sexualisĂ©e, de soi, les critĂšres esthĂ©tiques changeant au grĂ© des modes, des individus et des sociĂ©tĂ©s, une Ă©thique du corps en pleine construction, tout cela peut dĂ©sormais se combiner sans limitation claire. On peut se « coiffer » le sexe de diffĂ©rentes maniĂšres comme on coiffe ses cheveux et, d’ailleurs, la catĂ©gorie hairy est bien prĂ©sente dans le monde du porno. Le benchmarking est ouvert (il y a lĂ  aussi des variants brĂ©siliens) car ce n’est plus une appartenance qui se joue, mais une disposition, peut-ĂȘtre Ă©phĂ©mĂšre, de la part d’un moi dont l’impermanence revendiquĂ©e tend Ă  devenir centrale dans les processus d’identification.  Nous choisissons sur catalogue des items dont aucun n’est et ne sera plus jamais suffisant pour nous dĂ©finir.

L’humanisation du poil est un fil conducteur utile pour sortir de l’idĂ©e d’une dualitĂ© humaine entre sauvagerie et civilisation, car, on en est davantage conscient dĂ©sormais, c’est toujours notre humanitĂ© qui dĂ©cide de notre pilositĂ©. Cette dĂ©marche permet de sortir des idĂ©ologies de la « part-d’animalitĂ©-qui-est-en-nous », qui, encore aujourd’hui, entrave, par exemple, la construction d’une culture sexuelle assumĂ©e.

C’est bien pour cette raison que le choix des mannequins fait Ă©vĂ©nement : au-delĂ  du baratin sur la remise en question des normes de beautĂ© habituelles au nom d’autres normes ni plus ni moins lĂ©gitimes, ce qui compte, c’est que tout, ou en tout cas beaucoup, est possible, y compris l’oxymore du lisse qui s’actualise dans le rugueux. Les messages prĂ©Ă©tablis sont surclassĂ©s par la libertĂ© du langage.

Dans un mouvement tout sauf linĂ©aire, on passe de la τᜱΟÎčς [taxis] comme ordonnancement Ă  respecter, poste assignĂ©, place oĂč il faut se tenir, au ÎșαÎčρός [kairos], qui Ă©voque l’action pertinente parce que temporellement juste. La maĂźtrise du kairos peut favoriser une bifurcation stratĂ©gique majeure mais aussi faire advenir la lĂ©gĂšretĂ© d’un geste bien venu et sans lendemain. En grec moderne, ÎșαÎčρός, c’est la mĂ©tĂ©o. Le poil passe discrĂštement de la structure Ă  l’évĂ©nement et de l’injonction au choix. À l’humanitĂ© et aux humains de saisir cette occasion, par les cheveux, bien sĂ»r.

Abstract

Human hairs are easy to lay out and are strongly mobilised in the social presentation of selves. They have their own language, including synonyms, homonyms, and oxymorons. For a long time, they acted as formidable markers of communal allegiance. They are gradually becoming resources for individuals’ body freedom.

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Notes

[1] Ainsi, il y a des choses qui nous hĂ©rissent le poil ou qui nous donnent des cheveux blancs. Quand il n’y a pas un poil qui bouge, c’est, partout, que tout est calme. En allemand, en outre, on laisse des poils et non des plumes dans une opĂ©ration difficile. En anglais, on dit « Keep out of my hair ! » plutĂŽt que « Ne reste pas dans mes jambes. » Et en espagnol, on demande « ¿Me estĂĄs tomando el pelo? » pour dire « Tu me fais marcher ? » Les francophones coupent les cheveux en quatre quand les anglophones se contentent du hair-splitting. Parmi les langues, chercher la petite bĂȘte passe souvent par le poil. Mais dans l’ensemble, les similitudes sont frappantes : ĂȘtre de mauvais poil promet, Ă  n’en pas douter, un bad hair day.

[2] L’idĂ©e est courante dans les Ă©coles de pensĂ©e structuralistes – c’est l’hypothĂšse de Sapir-Whorff – que la variabilitĂ© dans les systĂšmes de sens des langues se traduirait par une diffĂ©renciation comparable dans le contenu des messages que ces langues permettent de produire. Il y a sans doute lĂ  une vision simplifiĂ©e de la relation entre langue et sociĂ©tĂ©, c’est-Ă -dire entre langue et histoire. La langue et le monde extralinguistique Ă©voluent en entretenant des relations puissamment interactives. Dans des systĂšmes sociaux comparables, la dĂ©monstration n’a jamais Ă©tĂ© faite que le dĂ©coupage diffĂ©rent des catĂ©gories linguistiques Ă©lĂ©mentaires engendrait, au bout du compte, des univers sĂ©mantiques significativement diffĂ©rents.

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