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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Vu du Brésil.

Traductions : Vinicius Santos Almeida.

Les cartes électorales sous de nouveaux angles.

Fernanda Padovesi Fonseca, Jaime Tadeu Oliva

La collection de cartes électorales réalisée présente un ensemble d’angles d’approche inhabituels de la dimension spatiale de cette élection. Inhabituel, il faut le noter, dans le contexte qui nous est proche, le Brésil. C’est déjà une originalité que l’utilisation de cartes aux fonds modulés – tenant compte de la distribution et de la densité de la population. Rien n’est plus approprié, puisque l’acteur principal d’une élection est l’électeur dans son lieu de domicile et non le territoire, qui devient dans ce cas quelque peu abstrait. Mais ce n’est pas cette démarche cartographique que nous avons voulu souligner dans cette note. Ce que nous avons trouvé de plus intéressant, productif et original, ce sont les cartes qui permettent d’associer les gradients d’urbanité à la distribution des votes des différents candidats au premier et au second tour, ainsi que les cartes qui représentent l’opposition entre « gouvernementaux » et « tribunitiens ».

Dans le contexte brésilien, la cartographie des votes est basée sur un fond usuellement euclidien et des données agrégées en municipalités, états et régions selon la répartition régionale officielle du Tribunal Supérieur Électoral (TSE – Brésil). Bien que les données soient disponibles, ne sont pas produites des cartographies qui permettraient de mettre en évidence des composantes spatiales bien éloignées des simples régions. Or, cela produit des distorsions et renforce des préjugés (le nord vote de telle façon, le sud vote de telle autre), ce qui n’est pas anodin dans notre contexte. Cependant, il nous semble qu’une cartographie plus raffinée, qui dépend de la compréhension théorique et pratique de la question de l’urbanité, soutenue par des gradients de cette condition sociale qui est spatiale, participe d’un renouvellement des grilles de lecture qui finira bien par infuser des sciences politiques, habituellement aveugles à la complexité spatiale et à sa pertinence dans la formation du choix des électeurs. En ce sens, on peut citer l’exemple des Etats-Unis, où la division du monde urbain prend un caractère spectaculaire. Comme le montre l’article sur les élections nord-américaines de la même équipe, dans les gradients d’urbanité plus élevés le vote tend à être plus progressiste et dans les gradients d’urbanité plus bas (dans les banlieues américaines) le vote est plus « républicain-libertarien ». La situation française, sans doute plus complexe, enrichit certainement cette approche, et l’on ne peut que souhaiter la réalisation d’analyse de cet ordre dans d’autres pays. La pertinence du lien entre la formation de l’orientation du vote et la condition d’urbanité des individus et des groupes sociaux tend à mettre en question une approche superficielle et essentialisée qui ne voit le choix électoral que comme le produit mécanique de la division de classe, à travers l’origine de l’électeur et les dispositifs idéologiques manœuvrés par les classes dominantes de la « société capitaliste ».

Cette analyse tend à mettre en lumière la complexité sociale, et la cartographie des gradients d’urbanité permet de visualiser un « monde progressiste », aussi diversifié et conflictuel soit-il, par opposition aux dispositions moins égalitaires et nationalistes (et xénophobes) qui se manifestent dans les gradients d’urbanité inférieurs, comme l’exprime le vote pour Marine Le Pen.

Si les cartogrammes utilisant des fonds autres qu’euclidiens sont inhabituels dans notre contexte brésilien, tout autant que l’application de l’idée d’urbanité comme moyen de visualisation de la complexité spatiale, plus inhabituelle encore (voire absente) est cette perspective d’observation de la scène politique à partir de l’opposition entre gouvernementaux et « tribunitiens » qui apparaît dans la collection de cartes. En comprenant l’opposition des gouvernants et des tribunitiens comme une opposition de politiques pro et antisystème, nous pourrions établir certaines parallèles entre les situations en France et au Brésil. Dans ce dernier pays, cette opposition commence à être constatée, mais pas encore de manière systématique. Cette opposition a été ravivée par l’émergence d’une nouvelle extrême droite, la gauche ayant depuis longtemps au Brésil cessé d’être antisystème, les tendances tribunitiennes y étant cantonnées à de petits groupes militant. Ce qui se passe là, c’est qu’une nouvelle droite a gagné les élections ; « tribunitienne » – antisystème, antigouvernementale – elle n’a cependant pas devenue une extrême droite gouvernementale, tout en détenant les clés du gouvernement. La situation en France, même en considérant que le paysage électoral y est changeant, ne semble pas si marquée par cette fluidité et les « tribunitiens » ne sont pas arrivés à la tête du pays. Toutefois, il semble qu’ils sont, notamment les « tribunitiens » de gauche, fortement associés aux taux élevés de votes nuls et de votes blancs qui ont été observés dans certaines communes lors du deuxième tour. Observons que : 48 803 175 citoyens français sont inscrits sur les listes électorales. Macron a obtenu 18 779 809 voix, Marine Le Pen, 13 297 728 et le nombre d’abstentions/nuls/blancs est de 16 674 963. Si nous ne nous trompons pas, les cartes du deuxième tour peuvent éventuellement nous raconter une autre partie de cette histoire : dans les gradients d’urbanité plus élevés des grandes villes, leur cœur, il y a un fort vote pour Macron, mais dans le gradient inférieur des alentours (toujours élevé cependant), comme à Saint-Denis, par exemple, les votes blancs/nuls et l’abstention augmentent, précisément là où le score de Mélenchon était élevé. Macron a gagné en Seine-Saint-Denis au deuxième tour, cependant, les votes blancs ou nuls et les abstentions, ont été importants dans ce département. La question des reports des voix pour Mélenchon au premier tour se pose : y a-t-il eu là une expression de la société qui s’oppose tant à Le Pen qu’à Macron ? Cette expression ne serait-elle pas, en quelque sorte, tribunitienne ? Au Brésil aujourd’hui une toute petite partie de la gauche ne veut pas voter pour Lula en 2022 : parce qu’elle refuse son pragmatisme gouvernemental et ne voterait que pour quelqu’un qui ne ferait pas d’alliances et ne se confronterait pas aux structures dominantes – ce qui n’est pas être gouvernemental, puisqu’il est impossible de gouverner sans alliances. Voilà un climat tribunitien. Et cela nous semble une avancée à souligner, dans la mesure où jusqu’à présent l’analyse politique conventionnelle attribuait au sectarisme, à la fidélité insurmontable aux partis politiques, ce refus de voter pour des candidats de deuxième tour, alors qu’il semble qu’il y ait aujourd’hui plus à percevoir et à interpréter, et les cartes réalisées étant un bon moyen de le faire.

L’espace géographique comme instance sociale.

Igor Venceslau

Loin de se limiter à une France pour chaque candidat, l’analyse du résultat des élections présidentielles françaises de 2022 nous révèle également une correspondance entre l’orientation politique et le lieu de résidence des électeurs. Cette correspondance n’est évidemment ni inexorable ni simplement directe, mais elle nous aide à mieux comprendre les tendances en cours.

La traditionnelle dichotomie urbain/rural qui existe encore dans les sciences de l’espace est insuffisante pour expliquer des phénomènes contemporains complexes comme les dynamiques électorales, notamment dans le cas français. C’est pourquoi les gradients d’urbanité constituent, de mon point de vue, des outils d’analyse particulièrement pertinents.

Cette relation entre la localisation du vote/électeur et l’orientation politique nous invite à mettre à jour la pertinence de l’espace géographique en tant qu’« instance sociale » (Santos, 1978), c’est-à-dire le rôle actif qu’il peut avoir, au même titre que l’économie, la culture et d’autres instances, pour influencer les actions et les formes/normes sociales en vigueur.

De toute évidence, la France la plus urbaine (ou plutôt métropolitaine) et la plus diplômée, préfère le vote à gauche. Si elle n’était composée que de Paris intramuros, Lyon, Marseille, Toulouse et d’autres villes du premier niveau du réseau urbain, la France aurait élu Mélenchon. C’est pour cette raison même que, pour les habitants de ces noyaux les plus denses, la réalité des sondages ne semblait pas se matérialiser dans un paysage marqué par les photographies et les tracts du candidat de La France Insoumise et ses soutiens de toute nature. Dans ces lieux, peut-on croire que les élections seraient encore définies par la célèbre formule « Paris et le désert français » (Gravier, 1947) ?

Il est également possible, sans grand effort, d’associer les lieux marqués par les plus faibles gradients d’urbanité, autrefois simplement considérés comme ruraux, à la majorité des votes à droite, plus conservateurs. On y est moins diplômés et les revenus y sont plus faibles…, mais la somme de ces petites villes et villages a pu peser jusqu’au second tour, et a presque décidé du destin du pays.

La singularité des gradients moyens d’urbanité mérite d’être soulignée. Je fais référence aux banlieues de grandes villes comme Paris, Lyon et Marseille, où la dynamique fluctuante des votes au premier et au second tour a décidé de la réélection de Macron. Ni totalement urbains, ni anciennement ruraux, ces lieux, vers lesquels les villes s’étendent actuellement en laissant leurs centres-villes au tourisme, à la gentrification et au capital financier-immobilier, ont également assumé un vote dit « modéré » et « non extrémiste », choisissant de conserver l’état actuel des choses. C’est également dans les banlieues de Paris, Lyon, Bordeaux, Strasbourg, entre autres, que l’on trouve le plus fort pourcentage cumulé de votes blancs et nuls et d’abstentions, qui ont également été déterminants dans ce scrutin électoral.

Avant d’opposer Frances urbaines et rurales, ou droite et gauche, peut-être vaut-il la peine de mettre en évidence leurs gradients et d’y trouver les raisons complexes qui expliquent la société actuelle. Une partie importante de cette explication réside dans l’espace géographique.

Altérité, équité, responsabilité.

Katia Canova

Cette élection invite à réfléchir à la crise éthique actuelle : la résurgence des gouvernements qui menacent la démocratie, le peu d’attention accordée à la crise climatique ou encore l’emploi de certains moyens de lutte contre la pandémie actuelle sont révélateurs d’un récent renforcement des idées et des pratiques conservatrices. L’existence et la persistance des guerres, les crises économiques et environnementales généralisées, ainsi que la production de richesses dans des dispositifs obsolètes, semblent avoir créé les conditions propices, dans des pays puissants, à enclencher une régression des valeurs. L’augmentation des inégalités sociales, associée à l’affaiblissement de la gouvernance, crée une polarisation dangereuse qui empêche un dialogue constructif.

Aux États-Unis et au Brésil, on assiste à la montée en puissance de représentants affirmés d’un conservatisme associé à une forte régression sociale. Les électeurs des deux pays, fortement influencés par les réseaux sociaux et les médias, ont ainsi élu en 2016 et 2018 des candidats imbus d’eux-mêmes et manifestant une grande agressivité. Dans les deux cas, nous avons constaté un faible engagement en faveur de la responsabilité civile.

Au Brésil, le profil type des citoyens qui se sont exemptés de toute responsabilité en votant nul ou blanc – ce qui selon les règles électorales favorise Jair Bolsonaro – est celui d’un électeur à revenu moyen, ayant fait des études supérieures ou techniques, néolibéral, évoluant dans un milieu religieux et montrant une affinité pour la méritocratie. Aujourd’hui, avec la victoire confirmée d’Emmanuel Macron, nous pouvons supposer que le rejet du conservatisme demeure une préoccupation pour les Français, mais il reste nécessaire de mieux comprendre leurs motivations et leurs désirs.

La devise de la France (Liberté, Égalité, Fraternité) a longtemps servi de modèle en matière de justice sociale et de civilité, mais peut-être est-il temps d’affiner les termes et d’affiner l’éthique : Altérité, Équité, Responsabilité !

Résumé

Trois regards sur l'élection présidentielle française de 2022.

Bibliographie

Gravier, Jean-François. 1947. Paris et le désert français. Paris : Le Portulan.

Santos, Milton. 1984 [1978]. Pour une géographie nouvelle. Paris : Publisud.

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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