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Sérendipité.

Quelle place pour les vieilles cartes au pays des nouvelles technologies?

Épisode 1 : Séoul — Au cimetière des vieilles cartes.

Figure 1 : Vente nocturne de cartes réformées (Quartier de Gangnam, Séoul, Corée du Sud, 17 décembre 2012, 23h30, crédit photographique : Philippe Vidal, 2012).

Séoul, Corée du Sud ; 23h30, 17 décembre 2012. Côté pile : une vieille camionnette Hyundai stationnée en contrebas d’une avenue du quartier « très branché » de Gangnam (quartier de Séoul rendu mondialement célèbre à la faveur d’un tube mondial de « Psy » intitulé « Gangnam Style » sorti en 2012) sert de présentoir mobile à la vente de cartes géographiques sud-coréennes pour la plupart plastifiées et contemporaines, mais déjà parfumées aux senteurs de l’inutile (Figure 1). Disposées dans des bacs compartimentés et bricolés sur trois plateaux, ces cartes sont classées par taille, type et zone géographique. Il y a, dans ce mariage entre le vieux camion et les cartes trop vites démodées, une forme d’unité de destin et d’esthétisme suranné qui en dit long sur la réalité de la société sud-coréenne d’aujourd’hui. Cette scène de rue témoigne des changements sociétaux en cours au « pays du matin calme ». Elle pose la question du passage à marche forcée d’un type de société à un autre et de ses conséquences sociales sur les biens et les populations déclassés. Au premier plan, surtout symbolisée par la vieille camionnette immobile aux pneus usés jusqu’à la corde, la ville industrielle en voie d’essoufflement. La camionnette n’est pas stationnée comme il le faudrait, mais les pouvoirs publics la tolèrent. Occupant une partie de la voirie en toute illégalité, elle ne pose finalement pas de problème majeur à cette heure de la journée et par des températures hivernales qui limitent la fréquentation de l’endroit. Autour de ce vaisseau échoué en attente de démantèlement : la ville intelligente moderne et fluide s’active. Les voitures, toutes dotées de GPS grands formats, circulent librement dans la ville connectée dont les réseaux Wi-Fi s’échappent de part et d’autre des tours de verre.

Côté face : deux vendeurs ambulants chaudement vêtus forcent le respect du rare passant (Figure 2). Voici enfin les capitaines du navire amarré, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de naufragés qui peinent à trouver une place dans cette société des écrans. L’un d’eux nous apostrophe en coréen, son sourire décontracté et mélancolique laisse percer un message sympathique, tandis que l’autre limite les mouvements, certainement pour éviter de dénouer son écharpe, ultime rempart d’un visage déjà rougi par la froideur de l’hiver.

Figure 2 : Les fossoyeurs des vieilles cartes (Quatier de Gangnam, Séoul, Corée du Sud, 17 décembre 2012, 23h30, crédit photographique : Philippe Vidal, 2012).

Mais qui pourrait donc acheter ces vieilles cartes au pays des nouvelles technologies ? Quel chaland pourrait se présenter à une heure aussi tardive de la journée, en un lieu n’étant pas connu pour être un marché de l’occasion, et par des températures augurant surtout de futures gelures et d’hypothermie ? Toutes les conditions de la non-vente sont réunies. Comment dès lors comprendre cette présence ? Comme un acte de résistance de l’ancienne génération face au tout technologique sud-coréen ? Serait-ce un baroud d’honneur annonçant l’effacement inexorable de l’ancien modèle industriel au profit du nouveau capitalisme informationnel ? Ou au contraire une façon de participer, à une très petite mesure, au déploiement de la galaxie high-tech en disséminant les symboles matériels du « territoire d’avant » ? Ces personnes âgées, encore au travail dans un pays où l’âge de la retraite n’est pas fixé par la loi, seraient en quelque sorte les fossoyeurs des anciennes façons de penser la relation au territoire. Car tout est là, si bien classé et si bien rangé que jaillit dès lors un sentiment d’éternité : c’est ici, dans cette camionnette à bout de souffle, que semblent expirer ces vieilles cartes. Avant de disparaître totalement du paysage urbain, elles revisitent comme ici des endroits qu’elles n’ont plus trop l’habitude de fréquenter et constatent in situ leur inadéquation avec le « Gangnam style »…

Épisode 2 : Incheon – La carte ressuscitée.

Figure 3 : Les cartes mortes de vieillesse (Seo-gu, Incheon, Corée du Sud, 7 novembre 2013, 11h00, crédit photographique : Philippe Vidal, 2013).

Figure 4 : « Google Carte » (City Hall, Incheon, Corée du Sud, 7 novembre 2013, 14h00, crédit photographique : Philippe Vidal, 2013).

Incheon, Corée du Sud ; après-midi du 7 novembre 2013. Au pays où tout est « smart » — les buildings, les villes, les universités, les plages —, il convient de ne pas retarder le passage vers l’économie numérique par d’anciennes pratiques devenues obsolètes. La carte papier, même plastifiée, reste dans la ville informationnelle un bien déclassé, dépassé et trop difficile à appréhender pour le quidam. Désormais, il n’est plus question d’échelle, de légende ou d’orientation de la carte en direction du nord pour déterminer sa position dans l’environnement urbain. La carte perd de son académisme et de son austérité au profit d’une représentation plus moderne et davantage conforme aux pratiques contemporaines du citadin 2.0. Ainsi, tel le phœnix renaissant de ses cendres, la carte ressuscite aussitôt après avoir disparu, plus forte, plus efficace, triomphante. Pourtant conçues pour durer grâce à leur support de béton aggloméré, les plus anciennes cartes érigées dans l’espace public sont abandonnées à leur sort et à leur masque de souffrance (Figure 3), tandis que les nouvelles s’exposent sur un support de verre teinté ultra plat qui n’est pas sans rappeler les derniers écrans de télévisions produits par la firme Samsung (Figure 4). La « googlelisation de la société » a fait des émules chez les acteurs publics sud-coréens, qui voient là un moyen pratique d’accompagner le déploiement tous azimuts de leur stratégie numérique. Le mobilier urbain devient ainsi un vecteur privilégié de diffusion de cartes faciles à lire pour l’internaute néo-géographe. Car c’est bien à lui que s’adresse le message, à ce citoyen branché devenu cartographe amateur sans connaissance de base de la sémiologie graphique, mais déjà passé à l’ère de la société post-industrielle. L’influence d’Internet est incontestable, puisque le média redéfinit profondément la conception de la carte en récupérant ses codes graphiques si particuliers : la photo satellite, les points d’intérêt, et les bâtiments en trois dimensions à la façon de « Google Street View ». Certes, la carte n’est pas interactive et ne répond pas aux requêtes du passant. Mais, dans ce cas précis, elle est finalement plus que cela : elle consacre dans l’espace public, une culture globale née dans l’espace virtuel. Tel un totem, elle ancre l’idéologie de la société de l’information au cœur de la ville informationnelle.

Épisode 3 : Anyang — La carte mort-née.

Figure 5 : Le centre de commandement urbain d’Anyang (Mairie de Anyang, Anyang, Corée du Sud, 18 décembre 2012, 14h00, crédit photographique : Philippe Vidal, 2012).

Anyang, Corée du Sud ; 18 décembre 2012. Une visite à Anyang, ville située à une vingtaine de kilomètres au sud de Séoul, permet de mieux comprendre la place de la carte et son renouveau au pays des nouvelles technologies. La carte, numérique désormais, reste plus que jamais l’instrument du pouvoir pour le politique désireux de garder le contrôle de son territoire. Dans la ville s’auto-désignant comme le berceau de la « smart content valley », les espaces sont mis sous vidéosurveillance, tous les mouvements suspects sont géolocalisés, tracés, contrôlés, représentés en temps réel (Figure 5). Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) offrent aux responsables territoriaux l’occasion d’une autre expérience spatiale, et la carte numérique occupe dans cette cité numérique une place de choix. La Ville n’est pas peu fière de faire visiter son « Ubiquitous Integrated Center », centre névralgique de commandement urbain mettant les technologies les plus avancées au service de la prévention de la criminalité, de la sécurité industrielle, de certains lieux sensibles, du trafic routier ou encore du contrôle des stationnements illégaux.

Figure 6 : Opératrices au travail (Mairie de Anyang, Anyang, Corée du Sud, 18 décembre 2012, 14h00, crédit photographique : Philippe Vidal, 2012).

Sur un pan de mur long d’une trentaine de mètres, s’affichent, sous la scrutation d’une dizaine d’opératrices occupant leur poste huit heures par jour, des écrans de différentes tailles, chacun se rapportant à une partie du territoire urbain (Figure 6). Ces opératrices ont pour tâche d’interpréter cette imagerie vidéo numérique et de détecter tout changement anormal qui se produirait dans leur portion d’espace. Elles sont les sentinelles de la « ville intelligente », chargées d’observer, d’analyser et de prévenir les services de police de tout rôdeur suspect, matérialisant ainsi le vieux rêve du contrôle distant. Le Panopticon de Bentham s’est lui aussi modernisé et le « sentiment d’omniscience invisible » chez les habitants de la ville, fauteur potentiel mais aussi gendarme en puissance, est implacable. Tellement fort que demain, les planificateurs d’Anyang prévoient de mobiliser ses autres sentinelles, les citoyens eux-mêmes qui, armés de leur smartphone de dernière génération, pourront à leur tour garantir la sécurité collective. L’auto-surveillance est totale. Les Sud-coréens ont pris l’habitude, depuis quelques années, de traquer les flagrants délits, et leur pratique déjà ancienne d’interprétation de l’imagerie numérique autorise le passage à l’étage supérieur. Le gouvernement a listé, en 2011, 336 types d’infractions pouvant donner lieu à dénonciation, pour peu qu’une preuve palpable lui soit fournie. En échange, c’est 20 % du montant de l’amende qui est reversée aux délateurs citoyens. Quelque part à Séoul, nos deux retraités actifs apparaissent certainement sur les écrans de contrôle du centre de commandement urbain de la capitale sud-coréenne, personne ne les dénonce, chut… c’est là-bas que l’on enterre les vieilles cartes. Celles, très éphémères, qui s’affichent sur les écrans de contrôle n’ont d’ailleurs pas un sort plus enviable. Ce sont des cartes mort-nées, condamnées à n’avoir d’autre existence que dans l’instantanéité du moment. Avec l’avènement du numérique, il n’y aura plus jamais de vieilles cartes.

Épilogue : Des trésors de carte.

La carte prise ici à témoin est un révélateur des changements en cours dans la ville contemporaine asiatique. Celle-ci se transforme sous l’effet toujours plus grand de l’insertion du numérique et des réalités virtuelles dans l’espace urbain. De nouveaux dispositifs, supports de la ville informationnelle, ont été installés un peu partout, tout en laissant encore bien visibles les traces de l’ancienne économie, notamment dans les zones les plus industrieuses de la ville. Ces vieilles cartes vont progressivement disparaître de l’espace public, leurs fonctions classiques ne semblant plus correspondre aux besoins des usagers ni à ceux des acteurs territoriaux. Désormais, elles représentent surtout un prétexte permettant aux prescripteurs publics et privés de la « ville intelligente » de récolter gratuitement auprès des citoyens-consommateurs des données numériques géolocalisées, prélude à une future exploitation servicielle. Leur évanouissement accompagne en creux les mutations à l’œuvre en Corée du Sud. Le paysage urbain change lui aussi, à l’intérieur des villes comme dans ses marges. Les TIC, toujours plus présentes au sein des villes sud-coréennes, participent clairement à l’édiction de ce nouveau modèle sociétal. Rien ne semble devoir échapper au passage à marche forcée vers la nouvelle économie, les cartes au même titre que le reste de l’environnement socio-technique.

Figure 7 : « Des livres coréens anciens découverts en France », source : Korea.net. Gateway to Korea. Carte découverte au Collège de France montrant l’appartenance coréenne de Dokdo.

Pourtant, certaines cartes très anciennes ont récemment resurgi des tréfonds des bibliothèques sud-coréennes en tant qu’éléments de preuve face à la crise diplomatique qui s’est engagée avec le Japon. Le voisin japonais revendique régulièrement, depuis de nombreuses années, la propriété du petit groupe d’îlots sud-coréens « Dokdo ». Ces îlots, rétrocédés sous arbitrage américain à la Corée, suite à la défaite du Japon dans la guerre du Pacifique, ont convoqué dans le débat de très nombreuses vieilles cartes traditionnelles, mobilisant autant les compétences analytiques du géographe que celles de l’historien ou du politiste. Les cartes anciennes, japonaises et coréennes sont dès lors devenues des arguments déterminants alimentant la controverse entre spécialistes. L’enjeu est de dénicher la carte la plus ancienne possible, celle qui permettra d’éclairer d’un jour nouveau cette situation bloquée depuis des années, propulsant ce trésor de carte au cœur d’une actualité désormais médiatisée par les réseaux numériques… jusqu’à une prochaine découverte. Tel un hommage de la « société informationnelle », en voie d’installation, aux périodes passées, c’est dans le cadre du processus de numérisation des livres anciens à l’étranger que la Corée du Sud a retrouvé, en 2012 au Collège de France, une carte datant du 18e siècle montrant la propriété coréenne de « Dokdo » (Figure 7). Cette querelle diplomatique prend largement à témoin l’opinion coréano-japonaise, qui ne manque pas de communiquer autour des dernières découvertes. Les vieilles cartes retrouvent ici un moyen de prolonger leur vie et s’importent désormais sur les supports les plus inattendus, tels des tee-shirts ou encore des housses de protection pour les vêtements dans les pressings. Mais souvent, la carte n’est plus indispensable à cette revendication devenue grande cause nationale. Présentés en tête de gondole de l’une des rues commerçantes d’Insandong, juste au-dessous d’un sac reproduisant une ancienne carte de la pointe méridionale de l’Afrique, d’autres bagages à main moins « spatialisés » mais plus « territorialisés » proclament : « Dokdo is Korean territory »… (Figure 8).

Figure 8 : Dokdo is Korean territory (rue commerçante du quartier d’Insadong, Séoul, Corée du Sud, 4 novembre 2013, 14h00, crédit photographique : Philippe Vidal, 2013).

Résumé

Le remplacement en cours des vieilles cartes traditionnelles sud-coréennes par de nouvelles représentations numériques de l’espace urbain témoigne des changements à l’oeuvre au pays des nouvelles technologies. Cet exemple permet de s’interroger sur les conséquences sociétales du passage à marche forcée de la ville industrielle, en perte de vitesse, vers la ville informationnelle devenue, notamment au travers du modèle des « smart cities », la nouvelle ligne d’horizon des acteurs publics et privés du pays. Un système nouveau est en train de s’édifier, auquel participe la majeure partie de la population. Le développement des espaces urbains s’apparente ainsi à un immense chantier expérimental au sein duquel les technologies de l’information et de la communication occupent une place centrale. Dès lors se pose la question du devenir des biens et des personnes déclassées qui ne parviennent pas à prendre la vague du tout numérique. Se pose aussi celle de la place faite à la mémoire et aux vieilles cartes dans un pays pourtant très attaché aux traditions.

Bibliographie

Notes

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Sérendipité.

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