Nous/entre-nous/chez nous.Peer review

Que pourrait-on dire du « lien » dans une cité de banlieue ?

Florence Haegel

La question du lien et de ses métamorphoses pourrait à elle seule permettre d’embrasser l’ensemble de la production sociologique. Des concepts comme ceux de division sociale, de domination ou de coopération ont pour enjeu de s’interroger sur ce qui fait « société » et donc de donner sens à la notion de lien social. Pour Elias, la notion de lien, entendue comme interdépendance, doit être placée au centre de la réflexion sociologique et conduit à remettre en cause les entités soi-disant distinctes « d’individus » et de « société »[1]. Ainsi, le lien ne serait pas un élément de second ordre nécessaire pour mettre en relation des substances qui lui préexisteraient, mais il serait l’élément premier permettant de comprendre la configuration et l’économie psychique d’une société faite d’individus. Pourtant aujourd’hui, l’usage du terme a perdu de sa rigueur, à tel point qu’il apparaît souvent comme un automatisme, une sorte de lieu commun du langage sociologique spontané. Constater l’absence de lien, ou plus prudemment sa carence, s’avère un diagnostic courant qui débouche sur un traitement sans surprise : il faudrait reconstruire du lien social. Cette rhétorique se trouve particulièrement présente quand on parle de ces quartiers de logements hlm cumulant des difficultés économiques, urbaines et sociales, en bref quand on évoque, à la suite de réductions successives, « la banlieue »[2].

Les quelques réflexions présentées ici sur les différentes manières dont on pourrait poser la question du lien reposent sur une recherche collective menée à la cité des « 4000 logements de La Courneuve »[3]. Au départ, l’interrogation peut partir de la confrontation avec les discours entendus. Ceux-ci portent d’abord sur la catégorie de « cité » engageant alors la question du lien territorial comme interdépendance spatialisée. Ils postulent souvent l’homogénéité des habitants de ce type de quartier. Peu importe alors la variété de leurs trajectoires individuelles puisque la commune appartenance territoriale suffirait à les rendre équivalent dans la mesure où elle renverrait au même processus de ségrégation. Les mêmes discours qui postulent l’homogénéité des habitants des banlieues dites difficiles peuvent parallèlement insister sur les difficultés inhérentes à ce type de quartier à construire du lien et à produire des communautés tant sont avivés les conflits de voisinage qu’ils prennent la forme de ruptures entre générations ou entre communautés dites ethniques. Les seules identifications s’exprimeraient sur le mode de plus en plus fragmenté d’une sorte de « patriotisme de barres ».

D’un point de vue social, une cité comme celle des « 4000 » se caractérise par une dominante ouvrière affirmée qui invite à se poser la question des métamorphoses de la culture ouvrière. Des notions telles que celle de « privatisation »[4] ou « d’individuation »[5] du monde ouvrier ont tenté de saisir les transformations qui affectent cette catégorie sociale et elles s’accordent pour pointer l’affaiblissement de la référence au collectif. Serait-on passé de la « classe » à des « personnes »[6]? En d’autres termes, la question du lien social en milieu ouvrier invite à saisir les transformations en se méfiant toutefois de l’image trop embellie d’une sociabilité ouvrière révolue.

Enfin, la dominante ouvrière de la population se trouve associée à l’importance du chômage dans la cité. Le fait qu’un tiers des actifs soit au chômage et qu’un jeune de 15 à 24ans sur deux soit privé d’emploi conduit à constater la rupture d’un nombre important d’habitants avec l’univers du travail alors que pour d’autres les liens entretenus avec le monde professionnel sont labiles et précaires. Dès lors, pour un nombre non négligeable de la population les moyens de subsistance sont déconnectés du rapport au travail officiel, qu’ils soient fondés sur un système d’aide public ou sur l’économie parallèle (travail au noir, trafics). Cette modification patente du rapport au travail pose, elle aussi, la question du lien et des nouvelles formes de l’individuation. Si l’on en croit les analyses de Robert Castel, les processus de métamorphose du salariat et de désaffiliation sociale en produisant des « surnuméraires » conduiraient à des « formes d’individualisation que l’on pourrait qualifier d’individualisme négatif, qui s’obtiennent par soustraction par rapport à l’encastrement dans des collectifs »[7].

Une dernière caractéristique du terrain, l’importance de la population immigrée, engage à mettre, une nouvelle fois, à l’épreuve la notion de lien. Si un tiers de la population des « 4000 » est de nationalité étrangère, cette proportion ne reflète pas le nombre des personnes perçues comme immigrées qu’il s’agisse des personnes naturalisées, des personnes françaises issues de l’immigration, de Français originaires des Antilles ou des comptoirs indiens. Qu’est-ce qui fait lien entre ces populations d’origines diverses ? L’interrogation centrale que porte la relation à l’étranger, le rapport à l’altérité ou peut-être plus justement au « presque semblable »[8] se trouve, dès lors, au centre de la réflexion.

Lien territorial, lien social ou professionnel, lien culturel, différentes manières de poser la question apparaissent de manière évidente. Mais le sens que l’on peut donner à ces expressions ne doit pas se cantonner au registre métaphorique. La production de lien doit être saisie par l’intermédiaire des mots dits, des catégories utilisées pour se représenter le monde mais aussi des pratiques et des actes engagés. En d’autres termes, le travail de constitution de lien imbrique des dimensions tout à la fois pragmatique et symbolique. Certes, l’observation rigoureuse des pratiques supposerait une enquête de type ethnographique qui n’a pas été menée mais la spécificité du matériau constitué d’entretiens approfondis n’interdit pas de distinguer, sans doute provisoirement, deux manières d’appréhender la notion de lien. Elle se donne d’abord à voir dans ce que disent les personnes sur les relations qu’elles ont entre elles. Le lien peut alors être entendu comme co-présence que cette relation soit décrite sur le mode philosophique en utilisant, par exemple, les mots de Buber[9] ou de Lévinas[10] qui parlent de relation « je-tu » et de « rencontre » ou qu’elle soit conçue sur le mode sociologique, celui de la situation d’interaction, et à la manière de Goffman[11]. En tous cas, cette première manière de concevoir le lien se différencie de celle qui privilégie la dimension symbolique et saisit le lien à parti des mécanismes d’identification qui fonde la perception que les individus ont de leur place dans la société. Le lien se manifeste alors par l’existence de ces « communautés imaginaires »[12] et, selon cette seconde conception le couple « je-tu » céderait sa place à la catégorie du « nous ».

Le lien comme interaction : parler, échanger, recevoir.

La production de lien paraît d’abord renvoyer à toutes les pratiques couramment réunies sous le terme de sociabilité. L’étude des pratiques et réseaux de sociabilité apparaît comme une figure imposée de la sociologie urbaine et plus particulièrement des études sur les quartiers d’habitat social en raison même de la définition que la sociologie urbaine naissante a donné au concept de ville. En effet, pour l’école de Chicago[13], la ville se caractérise à la fois par des critères spatiaux, tels que la densité et la diversité de sa population et des critères culturels comme la nature superficielle des échanges qu’elle abrite. Dès lors, il est logique que beaucoup de sociologues urbains se donnent comme un de leurs objectifs d’étudier les nouvelles relations sociales caractéristiques du milieu urbain. A l’origine, les quartiers de logements sociaux étaient conçus comme des lieux de résidence d’une population hétérogène, et, à ce titre, ont souvent été considérés comme des laboratoires de nouvelles formes de sociabilité. Les premiers discours vantèrent à leurs propos la capacité généralisée à l’échange ou la faculté à auto-produire du lien. Puis les incantations se transformèrent en regrets et on mesura la détérioration à l’aune des pratiques sociales observées dans des quartiers ouvriers homogènes oubliant souvent de se demander si celles-ci relevaient spécifiquement de la culture ouvrière ou plus généralement de la culture villageoise[14].

« Bon, je vois mes voisins là, du dessus là, j’ai trouvé ça gentil. Et pourtant… c’est des… des personnes étrangères, mais ils sont… j’ai trouvé ça gentil: J’ai vu son mari… l’autre jour, j’allais à ma boite aux lettres

– J’ai dit « Vous avez du couscous? » en rigolant.

– Il me dit « Vous le voulez? ».

-« Oh ben » je dis « ça c’est gentil! ».

Il me l’a donné.

– Il me dit… « Vous redonnerez le pot à ma femme ».

– Je dis « C’est très gentil, merci! ».

Moi c’est ce que j’appelle la… la solidarité. Et… être social quoi » Colette, 45 ans, bénéficiaire du rmi.

« Là, cela fait un an que j’ai rencontré une jeune femme […] Mercredi seulement je suis allée chez elle. Ça fait un an que l’on se connaît mais je suis allée chez elle Mercredi. J’ai rencontré son mari seulement hier, bon ça va devenir une bonne amie. Parce que là on a franchi le pas bon, elle est venue chez moi, je lui ai montré mon appartement, j’ai été chez elle […] c’est peut-être pour cela que je m’entends bien avec elle parce que c’est une Nordiste donc c’est sûrement ça. Puis elle est mariée avec un Kabyle aussi elle, pas avec un Français. Qui est intégré aussi d’ailleurs parce qu’elle a trois enfants Félicien, Julien et Anaïs, donc ça n’a rien du tout avoir. Ils sont très intégrés, il n’y a pas de problème. Et c’est marrant parce que son mari c’est un raciste en puissance. Il a horreur des Arabe. Et mon mari c’est pareil » Nathalie, 27 ans, employée.

« Il y a les gens qui ont des animaux et puis ceux qui ont les mêmes horaires. Je sais qu’à six heures quarante-cinq à six heures cinquante cinq, il y a six personnes qui descendent . Je connais la dame qui doit prendre l’autobus à moins dix. On cause mais on n’a pas encore échanger notre point de vue sur le travail, on parle un peu de tout, on discute du quartier […] Un jour, par une belle journée, j’avais mis une bouteille au frais et je suis descendu avec la bouteille est plein de verres. Il y avait une dame entrain de parler avec tous les enfants. Je dis «je viens parler avec vous, on peut se désaltérer », elle me dit « pourquoi vous faites ça ? » je dis « cela aurait été dommage qu’en haut, chez moi, je boive tout seul, ça ne m’intéresse pas je préfère trinquer avec vous […] et puis rien n’empêche qu’on mette une rallonge électrique de la loge de la concierge, je mets de la musique et ont danse ». On vit ensemble ici ». Marcel, 54 ans, peintre en bâtiment.

Dans les entretiens effectués aux « 4000 », le premier souci semble d’affirmer que les rapports de voisinage sont rares et, pour cela, la plupart des personnes ont recours à la même expression : « bonjour-bonsoir », la formule résumerait les relations qu’ils entretiennent avec leurs voisins. L’échange de quelques paroles de politesse permet de sortir de l’épreuve que constitue toute rencontre, et a fortiori celle d’un voisin de hlm. Elle permet de marquer la reconnaissance en établissant un contact minimal malgré la proximité spatiale et introduit de la distance par la standardisation. Mais la formule permet également de sortir de l’épreuve de l’entretien et s’intègre souvent dans une stratégie plus large de distinction de son environnement. Marquer de manière ostensible le peu de rapports que l’on entretient avec ses voisins, c’est aussi signifier que l’on a rien à voir avec eux et qu’on ne peut leur être assimilé parce qu’ils apparaissent socialement disqualifiant. En réalité, l’insistance à nier l’existence de relations de voisinage ne veut pas dire que de telles liens n’existent pas. On a parfois l’occasion de constater une distorsion entre ce qui est dit et ce qui est fait (au moment de l’entretien, un voisin sonne à la porte) mais souvent la contradiction se manifeste à l’intérieur du discours puisqu’après la dénégation viennent les références aux pratiques de sociabilité. On parle des mots échangés, des personnes du quartier ou de l’extérieur que l’on reçoit ou que l’on évite d’accueillir chez soi. Apparaissent alors les interactions élémentaires dont on peut penser qu’elle sont constitutives de lien social et que l’on peut organiser en trois ordres : la circulation de la parole, des invitations et des services.

Les références à l’échange de parole sont les plus nombreuses, elles incluent les formules de politesse, la conversation et leurs envers, les insultes. La circulation des formules du politesse et de propos marqués du sceau de la banalité mériterait d’être analysée à partir du paradigme du don[15]. Dans la circulation de ces « petits cadeaux anodins et parfaitement standardisés »[16] que représentent ces paroles sans importance, ce qui compte ne doit pas être cherché dans ce qui est dit, dans le bien, mais dans le lien, et dans le cycle même de l’échange. L’analyse de ce qui est dit en entretien sur les manières dont la parole circule ou, au contraire, se trouve entravée, sur les formes qu’elle revêt et sur les vecteurs sur lesquels elle s’appuie mériterait d’être faite de manière minutieuse. On peut d’ores et déjà noter que le thème apparaît comme un élément décisif du régime de preuves mobilisées pour convaincre que la cohabitation avec les immigrés n’est pas possible. Dans le discours xénophobe, un grief souvent adressé aux immigrés est le fait qu’il manquerait aux codes élémentaires de la politesse et de la civilité. Ainsi, dans les interactions de la vie quotidienne, ils se comporteraient vis-à-vis des personnes mais aussi des lieux collectifs de manière irrespectueuse (les paroles insultantes sont citées comme preuve ultime du problème que pose les immigrés). Le thème de la politesse apparaît, dès lors, comme un point d’accroche décisif d’une xénophobie différentialiste et culturaliste. Les écarts de comportement renvoient à des variations dans le sens accordé à certaines paroles ou gestes. Le code de politesse est bien au cœur des différences dans les systèmes de compréhension du monde et donc des différences culturelle si l’on reconnaît la justesse de la définition du concept de culture donnée par Clifford Geertz[17].

En comparaison, le troc de services est moins souvent évoqué même si les traces d’un système d’échanges (arroser les plantes, garder les enfants, les clés, ou fourniture de nourriture, faire du bricolage ou préparer la cuisine) dessine les contours flou d’un système à mi-chemin de l’entraide et de l’économie parallèle. La question de l’hospitalité, quant à elle, apparaît souvent dans les propos tenus[18]. La clôture de l’univers privé (« personne ne rentre chez moi ») est fréquemment affirmée et mêle la traditionnelle « fermeture du groupe domestique sur son intimité »[19] qui se traduit pas la réticence des catégories ouvrières à recevoir chez elle en dehors de la famille et pour certaines occasions au souci sécuritaire particulièrement fort dans ces cités. L’interprétation de l’ensemble de ces pratiques, ou plutôt des représentations que l’on a pu recueillir ne peut être faite qu’en se souvenant que « les conduites de sociabilité les plus anodines engagent toute la position sociale et tout le rapport aux autres des groupes sociaux »[20]. Cette donnée sociologique de base permet ainsi de comprendre pourquoi l’ouverture de l’espace privé se trouve souvent associée à la catégorie du « même ». On fait rentrer chez soi celui qui nous ressemble. L’exigence de similitude résulte, en partie, du principe de réciprocité. L’échange d’invitations suppose une certaine équivalence des positions et se trouve indissociable de la crainte de ne pas bien recevoir, de ne pas pouvoir rendre au même niveau. La question de l’hospitalité se heurte souvent à celle de la honte et de l’honneur lorsque l’on a le sentiment de ne pas être à la hauteur. Le sentiment de honte peut être alimenté par des considérations économiques pour des personnes dont la situation financière exclut de « rendre » aussi bien qu’elles ont été reçues. Mais la difficulté à recevoir est également générée par l’image du quartier. De nombreuses personnes évoquent la réticence des gens extérieurs à venir dans la cité comte tenu de sa réputation ou leur discrédit qu’elles ressentent quand il faut inviter des amis dans un environnement qu’elles jugent dégradé. Cette dernière remarque introduit au cœur même des processus d’identification, entendus comme une autre manière de poser la question du lien.

« Si vous voulez on a honte de faire venir quelqu’un. On a honte de faire venir des fois des gens le dimanche. Combien de fois j’ai été nettoyer du côté des poubelles pour que quand les gens arrivent cela soit propre » Gaston, 66 ans, retraité (agent de maîtrise ratp)

«Mais non nous n’avons pas d’ami. Comment on se fait un ami. Il faut l’inviter, non ? une fois. Ça coûte quelque chose. S’il t’invite chez lui, il faut faire la même chose. Après c’est dur. Nous étions deux fois chez notre facteur parce qu’il nous connaît bien. Ils ont servi de tout, la nourriture. Si nous l’invitons nous pourrons pas faire comme eux. C’est pas équitable ça » Virgil, 66 ans, sans emploi ; handicapé.

Le lien comme identification : « l’entre-nous » territorialisé.

La constitution de lien relève pour une part du travail d’élaboration de catégories permettant tout à la fois de percevoir et de se représenter le monde et de s’y situer. Le regard se déplace alors des interactions quotidiennes marquées par l’intersubjectivité aux identifications qu’entérine l’usage du pronom « nous ». A l’aide d’un logiciel d’analyse du discours[21], il est apparu que, statistiquement, l’emploi du « nous » est, de manière significative, associé à l’univers sémantique renvoyant à la dimension du quartier[22]. La référence spatiale omniprésente est celle de la cité, les « 4000 », mais aussi souvent celle du département désigné par son numéro le « 93 ». Ces catégories spatiales vont souvent de paires avec l’idée de clôture, certains habitants parlent d’habiter d’un « enclos », se considèrent comme « prisonnier des 4000 » ou évoquent leur désir de « s’extraire de la cité ». Chez les jeunes, l’impression d’enfermement se double parfois de l’idée de condamnation (« on est condamné à vivre ici ») ou de contagion (« on est, malgré soi, pris, contaminé par l’environnement »).

« Et, tu vois c’est cette image qu’on a, qui nous colle à la peau. Une société pourrie. Une cité pourrie, donc t’es pourrie. Mais il y a d’autres cités, je veux dire, il y a des cités à Saint-Denis qui sont aussi craignos. Alors je vois pas pourquoi on colle toujours cette, cette image aux 4000. C’est cette pression qu’il y a sur, sur nous! Alors qu’il y a pire. Et c’est pas parce qu’on habite un joli coin que on vaut mieux que les autres. Mais, tu vois c’est la société qui renvoie ça aussi Comme je disais pour une part de la société, il y a un côté ensoleillé, un côté noir. Une cité c’est pareil. Une ville c’est pareil. T’as un côté qui est beau, un côté qui est moche. bon ben – et de temps en temps, les gens ils englobent le tout hein » Dalila, 22 ans, chômeuse, en stage dans un association du quartier

« On est… prisonniers des 4000. Non moi je vois… je sais pas. Je sais pas. Je me dis pfff – et puis il y a les maladies aussi. On les voit – moi je vois plein de jeunes qui ont, qui sont malades du sida ; on les a connus ils étaient bien. Ils sont tombés dans la came…. Et puis on est condamnés aussi à vivre avec ces gens là. Alors, à n’importe quel moment, on peut attraper cette maladie. Et puis, il y a le shit qui se balade partout. On rentre dans un bâtiment, t’es obligé de consommer sans consommer quoi » Djamila, 20 ans chômeuse, à la recherche d’un emploi.

« Ils se sentent très très forts sur La Courneuve parce qu’ils ont fortement intégrés la ville et ses alentours. Ils sont vraiment bien intégrés dans le secteur […] Ils se sentent chez eux, c’est normal parce qu’ils ont été invités à venir ici. Ils se sentent chez eux, chez eux, je ne sais comment vous le dire, comment je le ressens ». Jacques, 47 ans, cuisinier au chômage.

L’identification au lieu se nourrit à deux sources, celle du stigmate et celle du mythe. L’idée de stigmate intervient de manière quasi automatique lorsque les plus jeunes relatent leurs difficultés à trouver un emploi. Elle est aussi souvent t évoquée à propos de ce que Goffman appelle les « contacts mixtes » « instants ou normaux et stigmatisés partagent une même « situation sociale , autrement dit se trouvent physiquement en présence les uns des autres »[23], en l’occurrence ici quand sont décrits les contacts avec d’autres jeunes et spécifiquement les jeunes de Paris : « les gens de Paris » sont perçus comme différents et même parfois peuvent être considérés comme « plus développés ». C’est à proprement parler bien de « stigmate » comme handicap social dont il faut parler puisque, selon leurs mots, les « 4000 » c’est une « image qui colle à la peau » et c’est une image disgracieuse, elle fait penser aux autres que « parce qu’on habite un coin moche, on vaut moins que les autres ».

Le lien territorial s’alimente aussi au mythe de l’âge d’or. Celui-ci est omniprésent chez les résidents les plus anciens, mais il est aussi repérable chez les plus jeunes, il mêle alors des souvenirs transmis par les parents et des références à l’enfance ou à l’adolescence. Cet âge d’or est celui où est reconstruit le sentiment d’être « chez soi » : « de faire corps », « d’avoir une vie normale, en communauté ». Le mythe puise dans la célébration d’une sociabilité perdue  (avant on se fréquentait, on s’invitait) et comme toute référence à l’âge d’or, il inclut une chute. La perte se trouve généralement associée au renouvellement de la population de la cité, au départ des premiers occupants et à l’arrivée de nouveaux locataires d’origine immigrée. Mais « l’entre-nous » territorial se construit aussi selon des modalités qui n’ont rien de spécifiques au site et à son histoire et qui repose sur le souvenir et la persistance des réseaux familiaux qui fonde l’identification à un lieu (et par exemple, le fait de vouloir y être enterré). En d’autres termes, ici comme ailleurs se dessine un espace affectif qui nourrit le sentiment d’être chez soi.

La catégorie du « chez nous », à l’échelle du quartier, apparaît comme un élément central du discours xénophobe recueilli[24] qui repose sur une matrice ethnocentriste. Il prend comme référence le quartier, lieu de mémoire et lieu d’identification perdue et perçoit les immigrés comme les responsables du processus de dépossession et de perte. Le noeud de l’argumentation réside dans le renversement du « chez nous » au « chez eux » et se résume par une formule « ils sont plus chez eux que nous sommes chez nous ». Cette dénonciation d’un « monde à l’envers » traverse l’ensemble du discours et l’inversion se manifeste d’ailleurs par les nombreuses fois où le terme « intégré » est utilisé de manière particulière lorsqu’est dit, par exemple  « qu’ils ont intégrés la ville », « qu’ils ont intégrés les murs ». La question de l’hospitalité, souvent évoquée à propos des pratiques de sociabilité, se trouve également au cœur de l’expression xénophobe. Le statut des immigrés, tel qu’il est présenté, s’apparente, à celui « d’invités » et leur est d’abord reproché le fait de ne pas se soumettre aux règles de l’hospitalité qui commande de se comporter selon les codes des hôtes. Par définition, l’hospitalité s’apparente à un don d’espace, elle n’implique pas de donner à l’étranger un espace à lui mais de le recevoir dans son espace à soi. Jacques Derrida a parlé de « la loi paradoxale et pervertissante de l’hospitalité »[25] et du caractère ambivalent du terme dont témoigne son étymologie. Cette ambivalence tient au fait que pour donner l’hospitalité, il faut avoir autorité et souveraineté sur un espace (« pas d’hospitalité, au sens classique, sans souveraineté de soi sur le chez soi »[26]). Or, le sentiment d’une dépossession de son « chez soi » si présent dans le mythe de l’âge d’or du quartier interdit de se poser en hôte. Dans cette logique, l’hospitalité est considérée comme dévoyée et corrompue quand elle s’accompagne d’un rapt d’espace, autrement dit quand l’invité s’installe ou quand il fait comme chez lui. Dès lors, on voit bien comment, de manière paradoxale, le paradigme de l’hospitalité se heurte au processus d’intégration.

Mêlée de manière indissociable aux discours sur les différences culturelles, le clivage entre générations intervient également dans l’économie générale du discours xénophobe. Les déclarations d’hostilité à l’égard des immigrés débouchent le plus souvent sur un moment où des distinctions sont opérées entre différentes catégories d’immigrés. Parmi ces distinctions, celle qui différencie les jeunes des plus anciens est la plus fréquente (ceux qui pose problème ce ne sont pas les vieux, ce sont les jeunes). Cette distinction se comprend dans la logique du modèle de l’hospitalité : les vieux étaient considérés et se considéraient eux mêmes comme des invités. « Ceux-là vous les entendez jamais, ils disent jamais rien. Mais c’est toute leur descendance ». Cette descendance est chez elle et se considère comme telle. Le caractère opératoire du clivage générationnel dans les modes de représentations des immigrés s’explique aussi par l’existence d’un décalage dans le rapport travail. Les anciens immigrés sont reconnus par ce qu’ils partagent le même lien professionnel que l’ensemble de leur classe d’âge. Il s’est construit puis souvent délité à partir de l’expérience du travail ouvrier puis de celle du chômage. À l’inverse ce qui est reproché aux plus jeunes et cette absence de transmission d’un système de valeurs organisé autour du travail. En leur reprochant, leur proximité au monde délinquant, on met aussi en cause cette absence de lien au travail entendu comme métier et cette déconnexion entre moyens de subsistance et travail. Dans cette logique, coexistent dans le discours des aînés souvent la dénonciation et parfois la quasi glorification des jeunes (les jeunes peuvent dans certains cas être présentés comme le fer de lance de la révolte). En cela, cette catégorie apparaît bien comme un objet de condensation, elle apparaît chez certains comme une catégorie proprement politique dans la mesure où elle est conflictuelle. Le discours des jeunes sur « les jeunes » dénotent une particularité dans le fait qu’ils utilisent souvent le « ils » pour parler d’eux-mêmes. Ils parlent très souvent des jeunes ou en tant que jeunes mais emploient rarement le « nous ». Autrement dit qu’ils préfèrent, par exemple, la formule « les jeunes, ils sont par écoutés » plutôt que celle « nous les jeunes on est pas écouté ». L’explication réside en partie dans l’existence de stratégies de démarcation, propre à la situation d’entretien individuel et liée aux effets de la stigmatisation. Les jeunes se démarquent de leurs pairs pour ne pas endosser le stigmate, parfois abondent dans le sens de l’image négative du groupe pour mieux se valoriser en tant que personne. L’interprétation doit aussi faire la part de la stratégie de distanciation. Se sachant en situation d’observation, les jeunes parlent d’eux-mêmes à la troisième personne tout comme les indigènes le font face à l’anthropologue. Ils se savent objet d’étude et de discours et livrent aux chercheurs une image, une projection, celle que l’observateur attend. Enfin, cette réticence à dire « nous » renvoient sans doute au fait qu’ils n’ont pas le véritable sentiment d’être un collectif en raison de la dureté des relations au sein des groupe de jeunes (les filles insistent souvent sur cet aspect) mais aussi en raison de la faiblesse des agents spécialisés dans la production de collectif. Aux « 4000 », le réseau associatif des jeunes reste faible comparé à certains autres quartiers et l’implantation communiste longtemps très structurante est aujourd’hui largement vieillissante.

Note

[1] Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.

[2] Henri Rey, La peur des banlieues, Paris, Presses de Science -Po, 1996.

[3] Cette enquête a été menée par une équipe du Cevipof composée Sophie Duchesne, Florence Haegel, François Platone et Henri Rey avec la collaboration d’Imane Hayef et Jean Ranger. Elle s’intégrait au programme de recherche du pir-Villes-Cnrset de l’Insee sur les « situations défavorisées ». Deux contributions à des ouvrages collectifs ont déjà présenté quelques résultats de cette recherche, Florence Haegel, Henri Rey, « Autour du vote. Complexité et fluidité des prédispositions électorales des habitants des “4000 logements” de La Courneuve, in Nonna Mayer (dir.), Les modèles explicatifs du vote, Paris, L’Harmattan, 1997. Sophie Duchesne, Florence Haegel ,François Platone, Henri Rey , « Diversité des attitudes politiques dans une cité de banlieue. Enquête aux “4000” de La Courneuve, in Ces quartiers dont on parle, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997.

[4] Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, puf, 1990.

[5] Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers, Paris, puf, 1990.

[6] Florence Weber, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes », Genèses, n°6, décembre 191, p. 179-189.

[7] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 463.

[8] Jacques Hassoun, Le passage des étrangers, Paris, Austral, 1995, p. 121.

[9] Martin Buber, Je et tu, Paris, Aubier, 1992.

[10] Emmanuel Levinas, Hors sujet, Paris, Fata morgana, 1987.

[11] Erving Goffman, Les rites d’interaction Paris, Editions de Minuit, 1974 ou La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de Minuit, 1973, La présentation de soi (Tome 1), Les relations en public (Tome 2).

[12] Benedict Anderson, Imagined communities, Londres, Verso, 1983, traduit en français sous le titre L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996.

[13] L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine ; Présentation de Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, Paris, Aubier, 1984.

[14] Catherine Paradeise, « Sociabilité et culture de classe », Revue Française de Sociologie, octobre- décembre 198, XXI-4, p. 571-597.

[15] Alain Caillé, « Le don de parole. Ce que parler veut dire », in Mauss( Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) Ce que donner veut dire. Don et intérêt, Paris, La Découverte, 1993.

[16] Ibid., p. 194.

[17] Clifford Geertz milite, en effet, pour une conception que l’on pourrait qualifier de sémiotique du terme de culture, il la définit comme un système de signification, un code partagé par un ensemble de personnes, Clifford Geertz, The interpretation of culture, New York, Basic Books, 1973.

[18] Sur cette question, cf. le numéro de Communications consacré à ce thème, n°65, 1997 et en particulier l’article d’Isaac Joseph « Prises, réserves, épreuves », p. 131-142.

[19] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 66.

[20] Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement, Revue Française de Sociologie, X, 1970, p. 13.

[21] L’analyse des entretiens a été menée en utilisant à la fois une méthode qualitative et quantitative. S’agissant de cette dernière, le logiciel Alceste a été utilisé. L’objectif de ce logiciel est de faire apparaître, grâce à l’analyse statistique des cooccurrences dans un corpus donné, les différents univers sémantiques qui les caractérisent.

[22] Un travail centré sur l’usage des pronoms personnels dans les entretiens des « 4000 » a été mené en collaboration avec Sophie Duchesne, voir Sophie Duchesne, Florence Haegel, « Individualisation et identification en situation de communication : la fonction symbolique des pronoms dans des entretiens recueillis aux ‘4000’ », in Catherine Neveu, Espace public et engagement politique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 151-202.

[23] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.

[24] L’importance accordée ici à l’expression xénophobe ne résulte pas de la position dominante de ce type de discours dans le corpus mais plutôt des interrogations propres à mon travail de recherche actuel.

[25] Jacques Derrida, De l’hospitalité, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 53.

[26] Ibid., p. 53.

Résumé

La question du lien et de ses métamorphoses pourrait à elle seule permettre d’embrasser l’ensemble de la production sociologique. Des concepts comme ceux de division sociale, de domination ou de coopération ont pour enjeu de s’interroger sur ce qui fait « société » et donc de donner sens à la notion de lien social. Pour Elias, la […]

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Florence Haegel, « Nous/entre-nous/chez nous. », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2002 | Mis en ligne le 1 mai 2002, consulté le 01.05.2002. URL : https://www.espacestemps.net/articles/lien-production-sociologique/ ;