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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Traverser les paysages : le plateau de l’Aubrac sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, comme de nombreux grands itinéraires culturels, connaissent un réel engouement [1]. Même si les motivations pour effectuer de tels voyages sont multiples, la plupart des pèlerins considèrent que la beauté des paysages est l’une des principales. Ainsi, le pèlerin part découvrir ce qu’il y a entre chez lui et Saint-Jacques. Il va voir les mille paysages qui le relient à ce lieu. Il veut s’y frotter, en faire une appréciation personnelle. Malgré cet engouement pour les paysages de Saint-Jacques, les nombreux ouvrages et guides sur le sujet, les photographies personnelles, les carnets de voyage, les sites Internet semblent plus s’intéresser à l’histoire, au patrimoine et aux habitants.

Par ailleurs, les paysages traversés sont la plupart du temps très ordinaires [2]. Ce qui peut paraître comme un paradoxe n’en est, nous semble-t-il, finalement pas un. L’explication se trouverait dans l’expérience spatiale paysagère : « le paysage peut être compris et défini comme l’événement de la rencontre concrète entre l’homme et le monde qui l’entoure. Le paysage est avant tout, en ce cas, une expérience » (Besse 2009). Il ne s’agit pas d’une belle harmonie de formes et de couleurs, c’est bien plus que cela : les paysages sont la marque de notre relation au monde. L’expérience permet d’amplifier cette relation : parcourir des lieux inconnus en marchant longuement offre un nouveau regard, transcende des lieux ordinaires, marque clairement une recherche, le besoin d’une autre relation à l’espace. Se concentrer sur l’esthétique des paysages traversés par les itinéraires jacquaires serait une erreur, car, pour le pèlerin, l’expérience paysagère apporte bien plus que cela : une relation à l’espace qui lui convient, au moins pour un temps. Il semblerait en effet que l’intérêt pour la marche au long court réside en partie dans un contraste avec ce qui est vécu au quotidien : changer de rythme, renouer avec la nature et soi-même, parcourir l’espace autrement (Griselin, Nageleisen et Ormaux 2008, Nageleisen 2012). Comment les itinéraires culturels transcendent-ils les paysages traversés ? « Comment le point de vue qui part du chemin apporte-t-il à la pensée et à l’action sur les paysages ? » (Besse 2009)

La traversée de l’Aubrac [3] au sud du Massif central constitue l’une des étapes importantes et semble concentrer un grand nombre d’aspects paysagers recherchés par les pèlerins. Ce constat incite à une étude plus détaillée de la région qui jouerait alors le rôle de révélateur de ce que l’on peut observer sur l’ensemble de Saint-Jacques. En prenant l’exemple de la traversée de l’Aubrac, nous proposons une analyse visant à mieux comprendre ce que peut apporter l’expérience paysagère. Pourquoi cette partie de l’un des itinéraires de Saint-Jacques est-elle si appréciée ? Quelles en sont les caractéristiques spatiales paysagères ? Il ne s’agit donc pas d’opposer l’Aubrac avec le reste du tracé, mais d’analyser ce qu’il s’y passe pour ensuite vérifier si cela est également observable sur le reste du chemin et de comparer avec l’espace quotidien.

Utiliser des images systématiques et géoréférencées pour étudier les pratiques spatiales des randonneurs/pèlerins.

Ainsi, nous apprenons progressivement que le paysage n’est pas uniquement une représentation mentale ou une œuvre de la culture. Il possède une réalité qui peut faire l’objet des investigations de la science. Plus immédiatement encore, cette réalité paysagère se présente à l’être humain dans une rencontre concrète, diversement modulée dans ses contenus et dans ses formes. (Besse 2009)

Afin d’étudier « cette rencontre concrète », cette dimension objectale du paysage, nous utiliserons un corpus spécifique, où les photographies ont été prises de manière systématique, puis ont été précisément renseignées.

Concrètement, ces photographies ont été prises entre juillet et novembre 1999 dans des conditions réelles de marche sur la portion du chemin de Compostelle la plus fréquentée en France (Le Puy-Roncevaux par le GR 65) et en Espagne (Camino Frances et sa prolongation jusqu’au cap Finisterre). S’y adjoint l’étude du tracé jacquaire « néo-historique » (Cluny-le Puy) et le tronçon reliant la Franche-Comté à Cluny, appartenant depuis 2004 à un nouveau chemin de Compostelle desservant l’est de l’Europe (Strasbourg-Belfort-Cluny) (Griselin et Nageleisen 2002). Les 2100 kilomètres qui constituent ce tracé ont été échantillonnés par quatre photographies prises toutes les 30 minutes de marche (environ tous les deux kilomètres en France et tous les deux kilomètres et demi en Espagne). La première photographie est réalisée dans le sens de la marche, les autres sont effectuées à droite, derrière, à gauche. « Quand je suis en présence d’un paysage je ne suis pas, en réalité, devant lui. Il y a, derrière moi, autour de moi, la présence de tous les horizons. […] Même si je tourne le dos à la Sainte-Victoire, son signe est là dans ma vision même » (Maldiney 1995). Le tout constitue un corpus de 3776 photographies pour 944 points d’échantillonnage correspondant à 110 jours de marche, dont 124 clichés concernant l’Aubrac (Figure 1).

Figure 1 : Carte de situation. Sources : géoportail 2012, S. Nageleisen (2012).

Figure 1 : Carte de situation. Sources : géoportail 2012, S. Nageleisen (2012).

L’analyse des clichés se fait ensuite selon une grille objective, mais évolutive en fonction des besoins de l’étude. On y retranscrit précisément la présence-absence de certains objets (qu’ils soient abiotiques, biotiques ou anthropiques) ainsi que leur surface dans l’image, leur apparence. On y relève l’organisation scénographique du paysage (organisation des plans, calcul des distances, regroupements possibles…). Une telle grille est adaptée pour favoriser la compréhension de certains phénomènes, elle l’est moins pour d’autres [4]. Dans cet article, la grille ne sera donc pas systématiquement utilisée et les images géoréférencées seront régulièrement notre seul support pour mener la réflexion.

Ce corpus, essentiellement réalisé entre 1999 et 2005, a fait l’objet de plusieurs articles publiés (Griselin, Nageleisen et Ormaux de 2002 à 2008). L’objectif des auteurs était de réussir à étudier objectivement l’ensemble de l’offre paysagère des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Le souci de partage de nos explorations méthodologiques s’y ressent fortement, avec en particulier l’exigence d’une possible retranscription cartographique des résultats obtenus. Cet aller et retour entre la vue du dedans (photographie) et du dessus (cartographie) permet de travailler avec des matériaux (la photographie) utilisables au quotidien et sur le terrain, facilement partageables avec les autres (habitants, pèlerins…), sans négliger la puissance d’analyse cartographique. Actuellement, les suites de ces travaux ont pour objectif principal l’automatisation des analyses d’images, leur insertion adéquate au sein des SIG et la collecte de connaissances vernaculaires à partir des photographies dans le domaine de la cartographie participative.

Depuis, de nombreux autres corpus ont été constitués. Mais celui de Saint-Jacques permet toujours de répondre à de nouvelles questions. Au fil des années, malgré les divers articles édités, nous percevons qu’un approfondissement est encore nécessaire, que de nouvelles comparaisons seraient opportunes. Il devient aujourd’hui évident que quelques éléments de compréhension supplémentaires de nos paysages y trouveraient leur place. À notre sens, ce constat exprime bien la très grande richesse des photographies géoréférencées.

Cette méthode comporte quelques défauts, en particulier en ce qui concerne l’échantillonnage et l’enquête. Un défaut important lié à l’échantillonnage est induit par le corpus photographique, qui constitue un instantané fixant le paysage à un moment précis, alors qu’en fonction de la saison, du jour, de l’heure, de la météo, la visibilité peut beaucoup varier [5]. Aussi, en matière de paysage, un échantillonnage peut laisser songeur face à la complexité de ce dernier : il s’agit ici de mieux connaître l’offre paysagère et non pas de faire un inventaire exhaustif.

En ce qui concerne la technique d’enquête, la principale difficulté réside dans l’utilisation d’une grille d’analyse qui suppose de disséquer le paysage, étape après étape, de faire des choix multiples pour être le plus objectif possible, l’analyse de cette grille procède des mêmes principes. Il est aussi nécessaire de souligner que le paysage ne peut pas être limité à la seule modalité visuelle, bien qu’elle joue un rôle considérable : « Les paysages ne sont pas seulement des “vues”, mais des rencontres personnelles. Ils ne sont pas simplement vus, mais éprouvés avec tous les sens » (Bender 2002).

Il est donc important de préciser qu’il s’agit non pas d’une étude paysagère générale, mais d’une exploration sur un certain domaine. Ceci afin d’expliquer, à partir de l’exemple de la traversée de l’Aubrac, certaines caractéristiques qui expliquent l’intérêt des pèlerins pour ce secteur. Et plus généralement, afin d’étudier des pratiques spatiales qui peuvent nous aider à mieux saisir les motivations des randonneurs/pèlerins et ainsi permettre une réflexion sur les enjeux spatiaux actuels.

Les paysages spécifiques de l’Aubrac.

« Images d’un dépouillement presque spiritualisé du paysage, qui mêlent indissolublement, à l’usage du promeneur, sentiment d’altitude et sentiment d’élévation » (Gracq 1992). Le GR 65, ce fil ténu plus ou moins tendu à travers l’Aubrac, est, aux dires des pèlerins, un lieu « à découvrir absolument », « une expérience unique », il fait partie des « plus beaux » paysages visibles sur les itinéraires de Saint-Jacques. La comparaison des photographies (et surtout des grilles d’analyse) prises sur ce tronçon avec les autres est édifiante (Figure 2).

Figure 2 : Extrait des photographies utilisées pour l’étude. L’Aubrac : un paysage homogène aux variations multiples. Sources : M. Grieselin (1999-2005).

Figure 2 : Extrait des photographies utilisées pour l’étude. L’Aubrac : un paysage homogène aux variations multiples. Sources : M. Grieselin (1999-2005).

L’Aubrac est un plateau elliptique de 55 kilomètres de long sur 40 kilomètres de large légèrement ondulé et incliné vers le nord-ouest. Il se situe à une altitude moyenne de 1300 mètres et son point culminant s’élève à 1471 mètres. Le plateau est délimité à l’ouest, au nord et à l’est par une rivière appelée la Truyère et au sud par le Lot. Le plateau s’insère dans un système de moyennes montagnes avec, au nord (35 kilomètres), le Plomb du Cantal et à l’est, les monts de la Margeride.

La traversée de l’Aubrac fait partie de la portion le Puy en Velay-Figeac. Sa notoriété pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un plateau clairement identifiable. Mais en parcourant le GR 65, la découverte se fait progressivement. Il y a préalablement l’ascension des petits sommets du Velay et de la Margeride, d’où l’Aubrac apparaît de loin. Ensuite, après avoir traversé la rivière de la Truyère, la montée sur le plateau se fait progressivement, tout comme la découverte des paysages attendus. Le marcheur passe Aumont sur Aubrac et Chaze de Peyre où la forêt est encore omniprésente. Puis le paysage s’ouvre, plus haut que les alentours. Le marcheur a l’impression d’être sur une île, une île au vent. Viennent alors Finieyrols, Nasbinals et Aubrac avant la descente franche vers St-Chély-d’Aubrac et Lestrade en direction de Saint-Côme-d’Olt pour découvrir un autre paysage, celui de la vallée du Lot. Au total, une traversée d’une soixantaine de kilomètres qui, souvent, reste dans les mémoires.

Le corpus photographique constitué a rendu possible un travail d’analyse précis qui, dans les années 2000, avait notamment abouti à la constitution d’une typologie paysagère (Griselin, Nageleisen et Ormaux 2002-2008). Cette analyse systématique et objective va permettre ici de comparer la traversée de l’Aubrac avec le reste de Saint-Jacques.

Par rapport à l’ensemble de l’itinéraire, l’Aubrac apparaît nettement plus ouvert [6]. Les grandes étendues visibles ne le sont généralement que dans un ou deux sens, les vues à 360° étant tout de même plus fréquentes qu’ailleurs (Figure 3). Ces vues longues et orientées, souvent en balcon, mais jamais sous forme de corridor, sont liées au relief doux et omniprésent de l’Aubrac. Les vues sur des distances courtes/moyennes sont aussi plus présentes qu’ailleurs. La prairie qui figure sur pratiquement 80 % des clichés est beaucoup plus représentée que sur le reste du parcours. L’habitat rural est un peu moins présent, l’eau et le milieu urbain sont absents des clichés étudiés.

Figure 3 : Comparaison des proportions de chaque type paysager. Sources : Nageleisen (2012).

Figure 3 : Comparaison des proportions de chaque type paysager. Sources : Nageleisen (2012).

L’Aubrac est donc un paysage de prairie où la vue peut porter loin, mais ne semble pas du tout monotone, car ne se dévoilant pas facilement ; les légers reliefs permettent un renouvellement et une découverte des lieux au long du parcours. Les comparaisons ont aussi été faites avec la partie française de Saint-Jacques et avec le tronçon Le Puy-Figeac. Seules quelques observations peuvent être faites par rapport à ce dernier : l’Aubrac a moins de vues en balcon et plus de vues à 360°. Il y a aussi nettement moins de forêts et ces dernières se concentrent au nord-est et au sud-ouest (dans les talus). Plus qu’ailleurs, sur l’itinéraire de Saint-Jacques, l’Aubrac concentre des caractéristiques paysagères recherchées par les pèlerins. Elles peuvent faire partie des « canons paysagers habituels » tels que les lieux ouverts où la vue peut embrasser les alentours grâce à des points hauts [7], la forêt très contenue et l’omniprésence des activités agricoles traditionnelles, un parcours qui se découvre essentiellement sur des chemins [8]. Elles peuvent aussi être moins habituelles et c’est ici le résultat le plus marquant : l’Aubrac présente un agencement de vues à la fois semblables, mais sans cesse renouvelées. Les paysages y sont caractéristiques et très homogènes, mais les formes douces du relief (plus ou moins visibles en fonction des changements de lumière), les buissons, les bosquets, les murgers [9], les blocs erratiques, les fermes jouent le rôle de points de repère dont l’agencement varie au moindre déplacement, recomposant sans cesse l’espace qui se dévoile sous nos yeux. Cette richesse paysagère, induite par des éléments simples mais nombreux, participe fortement aux impressions que laisse l’Aubrac au pèlerin. Il s’agit d’un lieu simple du fait des éléments qui le composent et d’un lieu complexe par leur agencement, un lieu jamais vraiment vide [10].

Enfin, l’Aubrac semble presque dénué de repères temporels contemporains. Il n’y a en effet que très peu de lignes électriques, de pylônes, de maisons actuelles, de routes ou autres infrastructures, de panneaux. Le cas est presque unique sur l’ensemble du corpus photographique et cela correspond aux attentes des pèlerins, qui apprécient une certaine atemporalité des scènes paysagères traversées (Griselin, Nageleisen et Ormaux 2008).

Si les paysages de Saint-Jacques-de-Compostelle se caractérisent essentiellement par leur aspect ordinaire, presque ceux du quotidien, on comprend que la traversée de l’Aubrac est plus spécifique et que les paysages que l’on peut y découvrir sont à l’opposé de ce que l’on peut voir habituellement : paysages métropolisés, résidentialisés, mondialisés… Nous le verrons plus loin, cette particularité vient s’additionner à l’importance de l’expérience spatiale paysagère essentielle sur l’ensemble de l’itinéraire de Saint-Jacques. « Sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi qui […] m’incite à y courir, à y rouler, à perte de vue, à perdre haleine » (Gracq 1992).

Parcourir l’espace autrement.

Comme nous avons pu le voir plus haut, en traversant l’Aubrac, le pèlerin se déplace d’une extrémité à l’autre dans une entité spatiale bien identifiable. Le mot « traversée » est donc particulièrement adapté. Pour qu’il y ait un sentiment de traversée, il faut un minimum d’échange avec l’espace parcouru. On a pu dire qu’il fallait du temps (Brunet 1998), il faut surtout un contact spatial. Qu’il soit visuel, auditif, olfactif [11], le temps favorisant évidemment cet échange. Il y a alors une relation entre l’observateur et l’espace et en cela la traversée est éminemment paysagère [12]. Les pèlerins partent avec des présupposés, des représentations imaginaires et vont petit à petit se confronter au réel (déconstruction/reconstruction de l’image paysagère). En marchant, ils pourront s’arrêter pratiquement à tout moment, se retourner, se « frotter » au lieu parcouru [13].

La marche [14] permettrait donc en quelque sorte de renouer avec la traversée et les paysages. Par le renouvellement des scènes paysagères [15], les pèlerins sont confrontés à des temporalités multiples : d’abord celles de l’histoire acquise avant de partir (une traversée où l’on pouvait se faire attaquer par des bandits, se perdre dans la tourmente), puis celles des lieux (temporalités géologiques, saisons, ambiances météorologiques…), puis celles du parcours et celles induites par son déplacement (temps du cheminement). Mais aussi par l’état d’esprit qu’induit la marche : « La marche est un processus d’ouverture […], on s’ouvre au paysage, on s’identifie au paysage : le corps s’y intègre, et l’esprit y respire » (White 2007). Il s’agit d’une relation où le corps joue un rôle fondamental : Jean Christophe Rufin parle d’« une initiation par le corps à un état différent» (2013), et Julien Gracq affirme que

La fatigue agit comme le fixateur sur l’épreuve photographique ; l’esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l’esprit bat nu la campagne, s’engoue tout entier d’un rythme qui l’obsède, d’un éclairage qui l’a séduit, du suc inestimable de l’heure qu’il est. (1995)

L’action du corps serait un révélateur. « Dans la marche, au cœur de ma fatigue, je fais apparaître le monde autant que je fais apparaître moi-même, dans un espace poreux et commun qui est l’espace du paysage » (Besse 2009). C’est certainement particulièrement vrai dans le cas de l’Aubrac, où la traversée peut parfois s’avérer relativement difficile [16].

En traversant l’Aubrac, le pèlerin rencontrera des paysages spécifiques et ces derniers seront transfigurés par l’action : l’expérience paysagère combinée à une pratique gestuelle permettra de mieux ressentir les lieux parcourus, de mieux les comprendre, de rendre l’expérience intense [17]. En somme, « l’expérience est hodologique » (Brinckerhoff Jackson 1984) et les conditions induites par la marche au long cours font la richesse de l’expérience paysagère.

À pied, la relation à l’espace n’est plus la même, elle est comme dilatée. Il n’en va pas de même pour tous les moyens de transport.

L’appréciation de l’espace ne se construit pas indépendamment des manières de le parcourir. La saisie sensorielle résulte de la vitesse des déplacements, des fatigues éprouvées, de la plus ou moins grande disponibilité procurée par les conditions matérielles. On ne perçoit pas le même paysage lorsqu’on circule à pied, en voiture ou en avion. (Corbin 2001)

Le déplacement d’un point A à un point B se fera donc différemment en train, en voiture sur une autoroute ou sur une départementale, en vélo ou à pied : vues latérales et lointaines, vues frontales sans relation avec les alentours, vues multiples (Nageleisen 2007) [18]. Il est donc possible d’affirmer qu’« une technique de transport impose au voyageur des façons de faire, de sentir, de se repérer […] Qu’elle modèle une approche originale de l’espace traversé, que chaque grande technique porte en soi un “paysage” » (Desportes 2005).

Toutefois, généralement, le mot « traversée » induit une certaine adhérence à l’espace et Roger Brunet (1992) souligne à cet égard que l’on n’emploie guère ce terme en ce qui concerne l’avion, mais par contre qu’il s’agit d’une expression commune à propos du bateau [19]. Ce point semble fondamental pour expliquer l’intérêt que l’on peut porter actuellement aux traversées : la traversée est une manière de parcourir l’espace qui privilégie l’adhérence et constitue ainsi une sorte de contre-pied aux mobilités quotidiennes contemporaines (Figure 4).

Figure 4 : Mobilités. Sources : Nageleisen (2012).

Figure 4 : Mobilités. Sources : Nageleisen (2012).

En traversant l’Aubrac, les pèlerins, en raison de leur lent déplacement, découvrent un espace reformulé et ouvert qu’ils ont le temps et la liberté d’appréhender à leur mesure. Bien que cette traversée constitue une sorte de référence sur les chemins de Saint-Jacques, les photographies ne montrent pas des paysages de catalogues à couper le souffle, mais simplement une terre agricole que l’on ne voit pas ailleurs. En se confrontant à ces espaces, les pèlerins peuvent ainsi découvrir autre chose que les paysages quotidiens sans pour autant rechercher des lieux extraordinaires. Ils peuvent dérouler leur propre histoire, celle d’une volonté de créer une alchimie paysagère, celle d’une découverte et d’une possible transformation d’un lieu simple, voire ordinaire, en quelque chose d’extraordinaire. Ici dans la relation Homme/espace, l’Homme redevient fondamental, son action et ses impressions sont essentielles. « À la différence d’un chemin de montagne, qui est un itinéraire de nature, le chemin de Compostelle est un itinéraire humain » (Rufin 2013).

En traversant l’Aubrac sur un sentier historique, ils sortent de manière mesurée des sentiers battus et il leur est ainsi plus facile de retracer leur propre histoire [20]. Il s’agit d’un équilibre où les gens cherchent une expérience spatiale différente de celle qu’ils ont l’occasion de vivre quotidiennement, en s’exposant un peu, mais pas trop : « on veut se perdre tout en s’assurant de retrouver son chemin ! » (Maitland 2012). Ces caractéristiques se retrouvent dans d’autres exemples (randonnées urbaines, tourisme de banlieues, etc.).

En prenant le temps, en traversant des lieux différents, en s’exposant un peu, le pèlerin part notamment à la recherche de ce qui manque souvent à l’heure actuelle dans les déplacements : le voyage [21]. Bien que les mobilités quotidiennes nécessaires et répétées ne peuvent avoir la même valeur qu’un pèlerinage effectué une seule fois, sans motivation utilitaire, dans un contexte favorable, il est étonnant de relever à quel point les deux types de déplacements s’opposent dans ce qu’ils ont de plus caractéristique. Ainsi, plutôt qu’un déplacement rapide, le pèlerin fait le choix d’un déplacement lent. Plutôt qu’une lecture de l’espace à plusieurs niveaux d’échelles, il renoue avec une dimension spatiale locale. Plutôt qu’une distance physique sensorielle et intellectuelle avec l’espace traversé, il privilégie le contact, favorise les découvertes de proximité. Plutôt qu’un déplacement anonyme et individualiste, il s’inscrit dans une histoire, fait un parcours chargé de sens, d’échanges, de rencontres [22]. Plutôt qu’un espace multipolaire aux connexions multiples, mais de plus en plus virtuelles, plutôt qu’être partout (ubiquité spatiale), il choisit une direction, un seul parcours.

Une question de rythmes.

L’observateur entre en contact avec ce qui l’entoure en se déplaçant. Ce déplacement induit un rythme qui constitue une des bases de la perception paysagère et en conséquence lie fortement le temps à l’espace. Depuis la révolution des transports du 19e siècle, la vitesse de déplacement s’est considérablement accélérée, jusqu’au point d’obtenir des signatures paysagères très spécifiques [23]. La vitesse rapproche des paysages habituellement éloignés. Elle met en valeur les transitions longues et les arrière-plans, efface les transitions plus fugaces et les détails, rend moins lisibles les premiers plans. Avec la vitesse, les objets changent rapidement de forme et de taille [24]. Des continuités, des ruptures, des accélérations, des ralentissements, apparaissent ou disparaissent. Cette approche cinétique peut se révéler rapidement très complexe et, dans le cadre de cet article, l’objectif est d’entrevoir les principaux rythmes paysagers qui caractérisent la traversée à pied de l’Aubrac. L’observation est réalisée à partir de graphiques en barres où chaque caractère paysager analysé est associé à une taille et à une couleur. Afin de permettre la comparaison, six autres secteurs ont été sélectionnés et ont fait l’objet des mêmes traitements (Figure 5).

Au cours de sa traversée de l’Aubrac, le randonneur/pèlerin peut voir six des onze types paysagers identifiés sur l’ensemble de Saint-Jacques [25]. De nombreux autres secteurs comportant le même nombre de kilomètres en enregistrent davantage. Les alentours de Moissac (région Midi-Pyrénées) permettent, par exemple, de voir dix types paysagers. L’Aubrac serait presque au même rang que Burgos (Castille-et-Leon), qui n’en présente que cinq. Pourtant, l’Aubrac est beaucoup plus apprécié ; il semble donc que la diversité paysagère ne soit pas le critère prépondérant et qu’il faut observer l’agencement de ces types paysagers. L’observation du graphique concernant l’Aubrac permet de voir la variété des scènes paysagères au cours du déplacement.

Figure 5 : Exemples de comparaisons des rythmes paysagers. Sources : Nageleisen (2012).

Figure 5 : Exemples de comparaisons des rythmes paysagers. Sources : Nageleisen (2012).

Les autres portions entre le Puy et Figeac sont elles aussi variées, mais comportent tout de même parfois des portions plus longues (entre cinq et dix kilomètres d’un même type dans le Velay et la Margeride) ou des portions boisées où la vue est limitée (vallée du Lot). La traversée des Pyrénées au niveau de Roncevaux et la montée au Cruz del Ferro offrent à la fois une grande variété de types paysagers et un agencement adéquat de ces derniers. Le graphique concernant la région de Moissac montre quant à lui deux ensembles paysagers compacts avec une zone de transition au centre. Celui de la région de Burgos semble aussi très homogène avec de grandes vues ouvertes et de temps en temps un peu d’habitat rural.

Le même constat de variété équilibrée ou de « paysage mélodique » (Deleuze et Guattari 1980) peut aussi être fait avec d’autres critères plus spécifiques (certains objets, longueur des vues, agencement des plans, etc.). En Aubrac, il est, par exemple, particulièrement frappant de voir comment les scènes à un, deux ou trois plans peuvent s’agencer harmonieusement le long du chemin. Un moment, le pèlerin n’aura qu’une vue limitée, l’horizon étant à 300 ou 400 mètres, puis jaillira une étendue de terres visibles sur plusieurs kilomètres. Aussi un renouvellement paysager irrégulier est observable à la fois au cours de la journée et de la semaine : un jour la variété était surtout le matin et en fin d’après midi, le lendemain la traversée d’une petite zone au relief plus marqué a introduit essentiellement de la diversité en milieu de journée. Ces variations paysagères et cette découverte constante de paysages renouvelés, se combine avec une activité principale, la marche, qui induit nécessairement une certaine régularité, des rythmes et des routines, une « lenteur homogène » (Ollivro 2000). Il y a, dans cette apparente opposition, un équilibre entre variété, renouvellement et répétition. On retrouve ici l’idée d’une expérience spatiale différente, mais cadrée.

Étudier une traversée pédestre à partir de photographies paysagères systématiques afin de mieux comprendre notre relation à l’espace permet d’éviter les clichés paysagers, mais peut aussi étonner et sembler artificiel. La marche a largement occupé la littérature des débuts du 20e siècle. Après une période de désintérêt, elle émerge à nouveau comme objet de recherche (Thomas 2007). Il nous semble aujourd’hui qu’étudier les parcours pédestres peut apporter de nouvelles perspectives avec une méthode quantitative.

La traversée de l’Aubrac par les pèlerins de Saint-Jacquesde-Compostelle apparaît sur de nombreux points comme un contre-pied aux caractéristiques de la mobilité actuelle [26]. En prenant les chemins de l’Aubrac, les pèlerins renouent avec des pratiques de mobilité anciennes et tenteraient d’y puiser le meilleur au regard de ce qu’ils vivent au quotidien. Ils cherchent à renouer avec l’espace et s’y engagent. Leur lecture paysagère se fait à partir d’une pratique, la marche. Elle implique une corporéité et en ce sens la perception redevient égocentrée plutôt qu’allocentrée [27], ce qui diffère fondamentalement de la tendance actuelle à propos des déplacements (navigation assistée par GPS, etc.).

L’étude de cette pratique de la traversée permet de constater à quel point le temps est important. La traversée est caractérisée par un rythme spécifique qui lui est propre, où la relation à l’espace est modifiée, où la latéralité est essentielle. Les bas-côtés redeviennent importants [28], les haltes y sont les bienvenues [29], l’instant présent est pleinement vécu. Les pèlerins mettent en place un continuum paysager qui leur permet d’apprécier encore plus vivement les lieux. Ils engrangent, grâce à ce fil conducteur, assez d’enthousiasme pour traverser des sections plus ordinaires. Ces quelques rapides observations permettent d’introduire une notion fondamentale : les combinaisons paysagères induites par les déplacements changent le regard possible sur l’espace et semblent bien plus importantes que les occurrences des types paysagers (l’espace traversé influence la perception du paysage observé).

Le regard spécifique lié au type de déplacement provoquera à son tour une manière d’aborder l’espace, de le gérer, de le construire. Se mouvoir ne consiste donc pas uniquement à changer d’emplacement dans l’espace, celui qui se déplace participe aussi à la formation des territoires : « L’expérience du déplacement devient « productrice d’agencements spatiaux » (Chapron et Marin 2009). Car, au départ, il y a un simple déplacement, mais rapidement il y a beaucoup plus que cela : une représentation de l’espace.

Au départ il y a un pas, puis un autre et encore un autre, qui tels des battements sur la peau d’un tambour s’additionnent pour composer un rythme, le rythme de la marche. Rien de plus obscur aussi que ce déplacement qui s’égare si facilement dans la religion, la philosophie, le paysage, l’aménagement du territoire, l’anatomie, l’allégorie, le désespoir. (Solnit 2002)

Le rythme réconcilie le temps et l’espace parcouru, il donne du sens à la démarche du randonneur. Les paysages ouverts et variés de l’Aubrac y participent pleinement.

Résumé

La traversée du plateau de l’Aubrac constitue un passage très apprécié des randonneurs/pèlerins vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Cet article propose, à partir d’une collection de photographies systématiques, d’aborder l’offre paysagère au long de cet itinéraire. Les paysages sont décrits puis comparés, ce qui permet d’identifier finement l’originalité de cette traversée et de manière plus générale de mieux comprendre comment les itinéraires culturels transcendent les paysages parcourus. Les rythmes induits par le déplacement sont abordés et permettent de jauger leur importance dans l’expérience paysagère.

Bibliographie

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Berthoz, Alain. 2005. « Espace perçu, espace vécu, espace conçu » in Berthoz, Alain et Roland Recht (dirs.). Les Espaces de l’homme, p. 127-160. Collège de France : Odile Jacob.

Besse, Jean-Marc. 2009. Le Goût du monde. Exercices de paysage. Arles : Éditions Actes Sud/ENSP.

Brès, Antoine 2005. « Inscription territoriale des mobilités et riveraineté de voies. Faire halte aujourd’hui. » Thèse de doctorat, Paris I Panthéon-Sorbonne.

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Rufin, Jean-Christophe. 2013. Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi. Chamonix : Éditions Guérin.

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Solnit, Rebecca. 2002. L’art de marcher. Arles : Éditions Actes Sud.

Virilio, Paul. [1991] 2004. « Dromologie logique de la course » Multitudes, revue politique artistique philosophique.

Notes

[1] Saint-Jacques-de-Compostelle, premier itinéraire culturel européen est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sa fréquentation ne cesse de croître. D’après les statistiques du bureau officiel des pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle, il y a eu 1500 pèlerins piétons en 1985, 75’000 en 2003, 180’000 en 2011, avec des pics de fréquentation les années saintes : 200’000 en 1994 et 2004, 272’000 en 2010. Sans prendre en compte les années saintes, on peut remarquer une augmentation régulière de 7 à 10 % par an. Cet engouement est aussi perceptible par l’édition d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles. En témoigne notamment le grand succès du dernier livre de Jean-Christophe Rufin (2013), Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi.

[2] Il est, par exemple, très commun de suivre longuement des routes avec des vues réduites aux plantations environnantes. Pour plus d’informations se reporter à Madeleine Griselin, Sébastien Nageleisen, Serge Ormaux, 2008.

[3] La traversée de l’Aubrac constitue plusieurs étapes de la Via Podiensis (voie partant du Puy-en-Velay). La Via Podiensis est l’un des quatre principaux chemins français du pèlerinage (les autres chemins sont la Via Turonensis partant de Paris, la Via Lemovicensis partant de Vezelay et la Via Tolosana partant de Arles). Actuellement, les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle vont bien au-delà de ces points de départ historiques.

[4] Habituellement, les grilles d’analyse paysagères sont essentiellement utilisées pour étudier le « paysage visible » et ainsi construire une typologie paysagère fine ou quantifier précisément la présence/absence et l’impact d’objets dans le champ visuel. Elles sont moins utilisées pour appréhender le « paysage perçu » où dans ce cas l’utilisation directe des photographies comme support d’échanges avec la population et les acteurs locaux se révèle plus adaptée. Pour cet article, les chapitres « Les paysages spécifiques de l’Aubrac » et « Une question de rythme » ont été rédigés grâce à l’utilisation d’une telle grille, alors que le chapitre « Parcourir l’espace autrement » en fait presque abstraction.

[5] Ainsi, 17 % des clichés comportent des défauts, par exemple, de surexposition ou de contre jour, 5 % sont difficilement exploitables.

[6] L’observation de collections photographiques personnelles réalisées sur le parcours de Saint-Jacques-de-Compostelle permet de constater que les secteurs les plus photographiés sont généralement en altitude avec des vues lointaines (Griselin, Nageleisen et Ormaux 2008). L’altitude et la vue dégagée sont donc deux éléments très importants permettant d’expliquer en partie l’engouement pour la traversée de l’Aubrac.

[7] Une comparaison entre les photographies systématiques et les collections personnelles de plusieurs pèlerins montre très clairement une forte survalorisation de l’ensemble des points hauts du parcours : Aubrac, Pyrénées, Cruz del Ferro. Voir l’article de Griselin, Nageleisen et Ormaux (2006).

[8] Sur l’ensemble de l’itinéraire, les routes et rues représentent 51 % des linéaires parcourus, les pistes 6 %, les chemins 29 %, les sentiers 14 %, alors qu’en Aubrac les routes représentent seulement 19 % du tracé parcouru, les pistes 7 %, les chemins 42 %, les sentiers (avec les prairies traversées sans sentier apparent) 32 %.

[9] Les murgers sont des murs de pierres sèches construits sur les limites des parcelles par épierrage de cette dernière.

[10] Une typologie paysagère spécifique à l’Aubrac, réalisée avec l’aide des pèlerins et des habitants permettrait sans doute de mieux comprendre les impressions paradoxales de paysages simples et complexes, de lieux isolés et habités/parcourus.

[11] Dans certains cas, on peut traverser très rapidement un lieu mais avoir été vivement ému par ce dernier.

[12] Le paysage est une relation entre un observateur et l’espace, c’est ce qu’il retient de cette relation.

[13] Certains auteurs parlent d’« adhérence » et classent les transports en fonction de cette dernière, la marche étant le moyen de déplacement offrant le plus d’adhérence, puis viennent le vélo, la voiture, l’autobus, le tramway, le métro, le train, l’avion, les télécommunications… (Amar 1993, Brès 2005). « Un premier principe de typologie des mouvements serait de situer le long d’une échelle d’adhérence aux instances urbaines, allant de l’adhérence terminale (discontinue) à l’adhérence longitudinale (continue). À une extrémité de cette échelle on trouve le déplacement dont la forme la plus pure est peut-être le transport aérien : rien ne décolle autant des lieux que l’avion, rien ne fonctionne davantage sur le modèle origine-destination […]. À l’autre extrémité on trouverait la marche à pieds, qui permet de changer de destination ou d’en inventer de nouvelles presqu’à chaque pas » (Amar 1993). La marche joue un rôle de connexion à l’espace concret.

[14] À propos de la marche, voir Rebecca Solnit 2002.

[15] « Un paysage ne se fait pas d’un seul coup, il se constitue pas à pas, il n’arrête pas de se fabriquer » (Brisson 2007).

[16] Ce paysage au dépouillement inhabituel pourrait certainement être associé à certains écrits sur le désert, peut être vécu ici, à une autre échelle, à la fois physiquement en marchant et de manière symbolique par introspection personnelle.

[17] La marche induit « une conscience très vive de ce qui nous entoure » (Rufin 2013).

[18] Dans le cadre d’une étude paysagère à partir de photographies systématiques, il est important d’intégrer les conditions de visibilité spécifiques à chaque moyen de transport (Nageleisen 2007).

[19] « […] Il y faut une certaine durée, et une imprégnation par le milieu traversé. De ce fait, le mot “traversée” s’emploie plus spécialement pour les voyages maritimes océaniques et ne se dit guère pour les voyages aériens » (Brunet 1992).

[20] L’étude des photographies permet de voir que la traversée de l’Aubrac offre aux pèlerins des paysages différents de ceux du quotidien, et le quotidien du pèlerin impose de faire face à des questions concrètes : « faut-il prendre un jour de repos ? Est-ce le bon chemin ? Que pourra-t-on manger ? Arriverons-nous à temps ? ».

[21] Ce dernier se caractérise par un triptyque : le départ, le voyage, l’arrivée. Comme le remarque Paul Virilio, « Le départ est un moment important : on décide de se rendre dans un lieu, on se met en route. Le voyage est tout aussi important, il peut durer longtemps, […]. L’arrivée est un événement en soi. […] Mais très vite avec la révolution des transports, il n’y aura plus que deux termes et demi : on partira encore mais le voyage ne sera plus qu’une sorte d’inertie, d’intermède entre chez soi et sa destination. […] D’une certaine manière donc, un des termes a disparu depuis la révolution des transports, et c’est le voyage. […] Avec la révolution des transmissions, tout arrive sans nécessairement partir, ni voyager. […] La vitesse a modifié les conditions du voyage et du parcours à tel point que nous sommes passés de trois termes à deux et enfin à un terme généralisé : l’arrivée » (Virilio 2004).

[22] À propos des caractéristiques de la mobilité contemporaine : « L’automobile exprime la modernité parce que c’est un bien qui accroît l’autonomie des individus et qui favorise la vitesse » (Asher 2001).

[23] Par exemple, à ce propos : « L’arrivée du chemin de fer modifie la perception du monde. Elle entraine un décrochage à l’égard des espaces de proximité et le regard se porte plus facilement au loin, par le cadre mobile qu’est la fenêtre du wagon. […] le train est souvent comparé à un projectile puisqu’il traverse l’espace et le temps et la rapidité entraine une rupture perceptive à l’égard des espaces de proximité » (Ollivro 2000).

[24] « Quand nous nous promenons dans le monde, nous sommes amenés à résoudre un problème qui est celui du changement d’apparence des objets pendant notre déplacement. […] L’objet a changé de place par rapport à moi et le changement d’apparence est alors dû aux lois de la géométrie » (Berthoz 2005).

[25] À propos des 11 types paysagers, voir Griselin, Nageleisen et Ormaux (2002-2008).

[26] La mobilité actuelle favorise généralement la vitesse, la connexité, la réversibilité, l’ubiquité. La traversée de l’Aubrac par le chemin de Compostelle se fait au contraire lentement, sur un axe et dans un sens privilégié. Plutôt que d’aller vite sans bien savoir où cela mènera, les pèlerins adoptent une lenteur efficace.

[27] « Les termes “égocentré” et “allocentré” sont utilisés avec la définition suivante : on appellera “égocentrée” toute opération cognitive qui se place du point de vue de l’observateur, du sujet percevant (par exemple, se rappeler une route que l’on a suivie en se rappelant les mouvements que l’on a faits, les repères que l’on a vus, etc.) ; on appellera “allocentrée” une opération cognitive qui implique qu’elle est référée à l’extérieur de notre corps (par exemple, dire que la place de l’Opéra est à mi-chemin entre la tour Eiffel et la gare de l’Est à Paris, ou décrire un trajet sur une carte) » (Berthoz 2005).

[28] « L’amour des chemins se reconnaît à l’affection que nous portons aux bas-côtés » (Sansot 1996).

[29] Il faut « multiplier les opportunités de halte et d’accès de manière à limiter les trajets-tuyaux : c’est une nouvelle piste pour une « écologie du mouvement » (Amar 1993) ; « Optimiser le déplacement, c’est aussi multiplier les opportunités de halte » (Brès 2005).

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