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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le passant inconsidéré.

À la recherche de l’espace public en Asie du Sud.

Image1Le couple Chandigarh-Dhaka fait sens pour toute personne s’intéressant à l’architecture. Chandigarh est l’un des rares endroits où Le Corbusier a pu, dans les années 1950 et 1960, mettre en pratique ses idées à grande échelle ; il a laissé quelques bâtiments remarquables (notamment le Palais des Assemblées, la Haute Cour et le Secrétariat) tout en influençant la conception de nombreux autres [1]. À Dhaka, le fameux Louis Kahn a construit le bâtiment de l’Assemblée nationale (1962-1974), considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre. L’édifice propose une variations sur des formes géométriques simples, anguleuses ou circulaires. Le bâtiment principal comprend des tours trapues qui rappellent les forts moghols, dont on peut trouver les restes d’un exemplaire ailleurs dans la ville. Il trône, dans une symétrie appuyée, au milieu d’un immense parc qui l’éloigne d’autant plus de la ville qu’il est inaccessible au public. Chandigarh représente un geste encore plus fort puisque c’est toute une ville que l’architecte a dessinée. Il s’agit d’un projet empruntant beaucoup au modèle de la cité-jardin de Ebenezer Howard, mais avec une relecture personnelle de Le Corbusier.

De Chandigarh à Dhaka, on peut aussi observer d’autres choses. On suit le Gange jusqu’au delta du Brahmapoutre. On évolue dans cet espace du Nord indien qui englobe le Pakistan, l’Inde du Nord et le Bangladesh. Il est aujourd’hui peuplé d’environ un milliard d’habitants, soit l’immense majorité du Sous-continent indien (ou Asie du Sud). La partie méridionale de celle-ci, comprenant l’Inde du Sud et Sri Lanka, présente des similitudes avec le Nord, mais aussi des différences, du fait d’une densité moindre et d’une urbanisation un peu moins avancée. Par ailleurs, les chercheurs ont souvent noté des différences significatives dans l’organisation de la société entre l’Inde du Nord et l’Inde du Sud. Ces distinctions sont confirmées par les constats que j’ai pu réaliser lors de plusieurs séjours, effectués entre 1978 et 2010, dans différentes villes du Sous-continent. Aussi ai-je laissé volontairement de côté le cas des villes du Sud, Bombay (Mumbai) comprise, et du Sri Lanka, sur lesquelles mes observations confirment cette typologie. Le texte qui suit limite donc son champ d’analyse à la partie Nord du monde urbain de l’ancien Hindoustan, qui sera, pour simplifier, résumé dans le texte en « villes indiennes » ou « villes du Sous-continent ». Il s’agit d’observations de terrain faites dans les villes suivantes : Chandigarh, New Delhi, Jaipur, Agra, Benares (Varanasi), Calcutta (Kolkata) et Dhaka. Par prudence, les villes pakistanaises sont exclues de l’analyse car je ne dispose pas à leur sujet d’observations directes. Or, compte-tenu du manque de consensus sur les concepts d’urbanité et d’espace public, les données de seconde main se révèlent très fragiles du fait de leur manque de comparabilité. Il est cependant hautement probable que le Pakistan entre bien dans le cadre de la région Nord du Sous-continent.

Sur la base de ces observations, quelques réflexions interprétatives seront proposées.

Une brutalité en chaine.

Commençons par une description aussi précise que possible de ce qui, là où l’espace public existe, en est la manifestation la plus évidente, le «domaine public»: rues et places. Lorsque l’on observe la rue dans une des villes du Nord du Sous-continent indien, ce qui frappe d’abord, c’est la brutalité des rapports de circulation, quel que soit le lieu — trottoir ou chaussée — et les actants — piétons, animaux, véhicules de tous types. Aucune règle de circulation habituelle — feux, signalisation, présence physique de l’autorité publique — ne fait plus, au mieux, que tempérer le phénomène. Une observation prolongée permet alors de comprendre que les relations sont organisées ainsi : les rapports de force, qui se composent d’un élément objectif (masse et vitesse) et d’un élément subjectif (l’engagement de l’acteur), régissent l’ensemble des mouvements. Ce dispositif se traduit par l’absence de toute règle extérieure légitime (comme le « code de la route »). Rien n’est interdit. Ainsi, on rencontre sur les autoroutes, y compris celles, récentes, qui ont été construites selon les standards mondiaux — avec péages, terre-pleins en principe infranchissables et périmètres clôturés — non seulement des « mobiles » proscrits sur ce genre de voies : piétons, vélos, animaux, mais aussi des voitures, motos ou camions roulant à pleine vitesse à contre-sens et obligeant ceux qui sont dans le bon sens à s’écarter, ou même des mendiants installés en plein milieu de la chaussée. Contrairement à d’autres pays en développement, la dangerosité routière a en fait augmenté en Inde à la suite de la construction de voies qui, partout ailleurs, la réduisent. La mortalité sur les routes augmente ainsi au rythme de la motorisation : environ 160 000 morts en 2010 contre 80 000 en 2000 [2]. La divergence des courbes entre l’Inde et la Chine, dont le nombre de morts rapporté à la population décroît depuis 2002 en dépit d’une croissance spectaculaire de la motorisation, est frappante.

Que pouvons-nous observer dans la rue dans cette partie de l’Asie du Sud ? Chaque paire d’actants, humain-humain, humain-véhicule ou véhicule-véhicule, constitue une cellule d’action qui opère de la manière suivante. Toute étendue de voirie (chaussée ou trottoir) qui constitue un enjeu du fait de la présence d’au moins deux candidats simultanés à son occupation déclenche l’activation d’une hiérarchie transitive (relation d’ordre) de domination qu’on peut schématiser ainsi : camions et bus>4×4>autres voitures>auto-rickshaws/baby-taxis>charrettes à traction humaine>[cyclo-] rickshaws>piétons, les véhicules à traction animale se situant, selon leur taille, dans l’un des niveaux bas de la hiérarchie. La logique organisant l’action est celle de la menace, la menace d’un choc entraînant davantage de dégâts pour le dominé que pour le dominant. Le niveau de menace potentielle définit la hiérarchie. C’est pourquoi, au classement ci-dessus, il faut ajouter la vitesse, qui peut compenser en partie la faiblesse des dominés, dans un contexte où les embouteillages permanents empêchent les dominants d’aller très vite, ce qui donne sens au choix subjectif des dominés de contester jusqu’à un certain point cet ordre, grâce à leur intrépidité. C’est le seul moyen, purement interactif, d’inverser la hiérarchie, car ni le primat en dernière instance au plus vulnérable (le faible possède un droit à l’existence, même s’il est dans son tort), ni même la dissuasion du faible au fort (le fort renonce à pousser son avantage car, ce faisant, il infligerait un dommage disproportionné, qui se retournerait finalement contre lui), caractéristiques des situations se situant dans les interstices du droit dans des pays plus « réglés », ne fonctionnent ici. C’est au contraire le fort qui, à chaque niveau, donne le ton. Une norme subsidiaire recommande certes d’éviter si possible de heurter un véhicule ou un individu. Lorsque cela arrive, ni excuses, ni regrets : c’est arrivé.

L’approche interactionniste telle que l’a développée Erving Goffman (1973 [1959-1971]) dans d’autres contextes s’applique bien ici : l’institution, au sens d’une organisation articulée et indurée faisant environnement, se manifeste avec une grande force dans la relation interactive. Une des conséquences notables de ce système d’actions est que la densité, même modérée, a des effets très contraignants sur la possibilité pour un acteur donné de mener sa route au sein du réseau des cheminements urbains apparemment dessinés pour lui. On entend souvent des commentaires sur les « foules indiennes », comme si chaque rue était parcourue par le milliard et demi d’habitants de la région. Si, dans les grandes villes, il existe un suremcombrement de la voirie en raison de l’absence d’une offre de transport public digne de ce nom et de la privatisation partielle des trottoirs, cela ne veut pas dire que, par exemple, les trottoirs soient partout et en permanence bondés. Cependant, la logique du rapport de force fait drastiquement baisser le seuil au-delà duquel l’autogestion des foules devient problématique. En effet, toute étendue vide va tendre à être occupée par la recherche, non d’une efficacité collective, mais d’une position dominante, dans laquelle on échappe provisoirement à la pression de plus dominants que soi. Les trajectoires convergentes avec un autre piéton, qui sont, par excellence, des pratiques à proscrire dans la perspective d’une gestion des flux par évitement, sont au contraire ici la règle. C’est le modèle des autos tamponneuses qui prévaut : celui qui refuse le choc doit s’effacer. Mais ici, ce n’est pas un jeu, on ne s’amuse pas, on ne fait pas comme si.

La comparaison avec le Japon, pays caractérisé par de vastes concentrations urbaines à forte densité est très pénétrante. On note au passage que la taille des zones-tampons repérées par Edward T. Hall (1971), ces espaces autour des corps que les règles de civilité imposent de laisser vides, est prédictive de phénomènes plus généraux : le Japon est le pays du Monde où les acteurs déploient le plus d’énergie et de compétence pour maintenir en toute circonstance une zone-tampon positive, tandis que l’Asie du Sud est, avec le monde arabe et l’Afrique subsaharienne, une des régions où les zones-tampons négatives (deux corps occupent moins de volume que la somme de chacun des deux pris séparément) sont acceptées ou même recherchées. C’est d’autant plus remarquable dans le cas qui nous occupe que le système des castes définit l’intouchabilité (et, par contrecoup, la touchabilité) comme un critère discriminant majeur, y compris dans certaines situations contemporaines. Or ces principes ne sont pas en pratique applicables dans le monde urbain où le repérage des appartenances est difficile. C’est au contraire une pratique « frottante » qui l’emporte, suggérant la prééminence du principe hiérarchique sur certaines de ses expressions concrètes. En tout cas, l’hypothèse selon laquelle la densité des corps entrainerait la brutalité des interactions entre eux ne peut donc être soutenue car ce n’est pas cela qui spécifie le monde indien par rapport à d’autres situations urbaines.

Dans l’ensemble des villes observées, on retrouve aussi une configuration fondée sur les rapports de force dans l’usage statique de l’espace. Toute étendue utilisable de manière stable tend à être occupée, la seule limite se situant dans la rivalité avec d’autres fonctions, fixes ou mobiles. Ainsi les trottoirs sont-ils très largement privatisés et il est peu courant que plus de deux piétons puissent se croiser, même si les trottoirs ont été dessinés avec une largeur raisonnable. Le bord des chaussées se trouve couramment colonisé par des étals commerciaux. En outre, sur les trottoirs les moins fréquentés, des tentes ou autres abris destinés à une résidence permanente, les plus pauvres dormant à même le sol sans protection, peuvent être observés.

Dans ce contexte, les corps des humains se trouvent en état de forte exposition et de vulnérabilité, faute de règles effectives pour les protéger. Menacés quand ils veulent traverser une rue ou parce que la privatisation des trottoirs les contraint de descendre sur la chaussée, ils ne sont pas pour autant à l’abri lorsqu’ils se retrouvent dans un espace où, par force, les véhicules ne peuvent pénétrer. Les mêmes logiques de domination s’appliquent entre piétons, avec, dans ce cas, une plus grande ouverture des situations possibles, car les différences de départ sont minimes. Le corps de l’autre peut alors être soit un « rival » sur lequel la menace va assurer un effet dissuasif le temps d’une interaction, soit un simple objet qui sera déplacé sans ménagement (bousculé) s’il gêne, voire utilisé comme point d’appui s’il peut servir à augmenter la vitesse du marcheur. Les queues à un guichet ou à un comptoir sont l’occasion d’une fraude massive, d’autant plus spectaculaire qu’elle se fait ouvertement, les réactions des victimes étant rares. La chaine de la domination violente ne tolère aucune exception.

Retravaillant l’héritage de Baudelaire, Benjamin, Simmel, les travaux de l’École de Chicago et ceux de Goffman, Isaac Joseph (1984) avait appelé « le passant considérable » cet individu devenant davantage acteur en se laissant porter par un environnement complice. En Asie du Sud, la flânerie est hors de propos car c’est votre intégrité physique, sinon votre vie qui se joue à chaque pas. Cela oblige à une attention de tous les instants et rend la pratique de la sérendipité (Lévy, 2010) ou de la « dérive », telle que la concevait Guy Debord (1956), très difficile. Le passant est inconsidéré, d’une part, parce qu’il ne jouit d’aucune considération, d’autre part, parce que c’est un acte bien téméraire que de choisir d’être un piéton dans une ambiance aussi agressive. Cette double stigmatisation fait que l’une des caractéristiques fondamentales de l’espace public, la tension entre l’exposition de son corps et la compensation par la protection, discrète mais efficace, offerte par l’environnement, perd sa pertinence. Ici, le piéton se bat pour sa survie dans un milieu résolument hostile, c’est un mauvais moment à passer, ce ne peut être un choix raisonnable. De même que la situation des femmes se révèle, dans le Monde entier, un indicateur remarquable du niveau de développement d’une société, de même peut-on penser que la situation du piéton mérite d’être traitée comme un fait social total qui nous en dit long sur l’univers social observé, aux quatre coins de la planète.

Les objets contre l’environnement.

Définissons un bien public comme un bien social qui est, au moins partiellement, consommé (et souvent aussi produit) par l’ensemble de la société, par la société prise comme un tout. Posons que l’espace public est un bien public caractérisé par la possibilité d’une coprésence tendancielle, dans une petite portion d’un espace sociétal de référence, de l’ensemble de la diversité existant dans cet espace. La notion d’espace public est une épure, une asymptote, un concept-limite, comprenant une part d’utopie, tant il s’avère difficile d’en rencontrer des expressions complètes dans la réalité des espaces urbains et tant sa construction engendre des contradictions internes qui en font une réalité instable et vulnérable.

On peut cependant déceler des gradients de publicité [3] d’un espace, certains s’approchant plus que d’autres de l’actualisation totale du concept. L’espace public, composante majeure et conséquence logique de l’urbanité, suppose pour exister deux types de conditions. Le premier type est infrastructurel : il faut qu’il y ait un cadre bâti approprié, des règles d’accès, une stabilité temporelle suffisante pour que les acteurs puissent considérer un lieu comme une ressource afin d’instituer un espace comme public. Le second type est pragmatique : il faut que les acteurs puissent y déployer des pratiques spécifiques, telles que l’évitement des corps et l’attention latente aux autres, la disponibilité des personnes présentes à des informations multisensorielles venues de l’environnement, l’interaction volontaire faible fondée sur la protection de l’intime et le respect dynamique, toujours en débat mais jamais suspensif, de règles politiques non écrites (la civilité), qui traduisent dans l’action les principes précédemment énoncés.

On formulera alors le constat que, dans les villes observées d’Asie du Sud, l’espace public n’est pas présent car ni les conditions infrastructurelles dans leur composante idéelle, ni les conditions pragmatiques de son existence n’en sont réunies. Plus précisément, on ne peut en rencontrer que des expressions tronquées ou interstitielles qui sont repoussées sur les marges de la vie urbaine.

L’hypothèse que l’on peut esquisser sur les causes de tels phénomènes en Asie du Sud, c’est le paradoxe d’une logique communautaire mise en œuvre dans un contexte où elle ne peut, en réalité, fonctionner. Les communautés prennent sens ici dans une société extrêmement clivée par des appartenances intangibles (castes et sexe notamment) et dépourvues de systèmes de solidarités politiques puissants ; elles organisent le rapport nous/eux sur des bases très claires : bienveillance et assistance maximales dans le groupe, nulles ou réduites au strict minimum de solidarité publique en dehors ; interdépendances très fortes entre dominants et dominés coprésents dans la vie quotidienne. Ces logiques, transférées dans l’environnement urbain, engendrent une conséquence étonnante : alors que l’allégeance à un groupe non choisi est censée permettre à l’individu d’échanger sa liberté contre sa sécurité, ici, dans un espace urbain ouvert et incontrôlable, la communauté ne peut tisser son filet de protection, ou du moins pas dans le domaine de la vie quotidienne des corps exposés à l’altérité. Le nous se réduit à son incorporation dans chaque individu tandis que le eux s’étend à l’ensemble des altérités. En l’absence de contre-forces, c’est donc la guerre de tous contre tous, le genre de situation que Thomas Hobbes avait en vue lorsqu’il évoquait, dans le Léviathan (1651), l’homo homini lupus et qu’il préconisait un État autoritaire absolutiste.

De fait, c’est dans les plus grandes villes, là où elles seraient les plus nécessaires au fonctionnement de la machinerie sociale urbaine, que l’absence d’« esprit public » et, en conséquence, la difficulté à faire vivre des espaces publics est la plus nette. D’où un nouveau paradoxe : alors que l’effet de masse, la mixité sociologique et la diversité fonctionnelle devrait jouer en faveur d’un affranchissement vis-à-vis des allégeances communautaires et engendrer un maximum d’urbanité — ce qu’on observe dans la plupart des villes du Monde —, ici, au contraire, on observe la plus grande prévalence d’un désordre violent dans lequel il est très difficile pour un individu donné de tirer des avantages systémiques de la coprésence sociétale.

Cette hypothèse se renforce par l’élimination d’autres principes explicatifs a priori envisageables. Peut-on renvoyer l’absence de discipline publique à une indiscipline générale qui règnerait dans ces sociétés ? On se réfère ici à une doxa courante, y compris chez les chercheurs, qui permet de renvoyer le quotidien à la marge du travail scientifique dans une sorte de folklore urbain indien jugé finalement anecdotique. Ce n’est pas ce qu’on peut conclure lorsque, par exemple, on remarque le sérieux avec lequel tout le monde entre dans le système des catégories et sous-catégories qui rendent possible l’arrangement des mariages. Ou lorsque l’on voit l’ordonnancement complexe des champs de cette vaste plaine du Nord prolongée à l’Est par des deltas soigneusement aménagés, ce qui rend plusieurs récoltes possibles chaque année. Il serait donc bien sûr tout aussi absurde de mettre la brutalité omniprésente du monde urbain sur le compte d’une agressivité ou d’une méchanceté particulière des habitants de l’Asie du Sud. Tout au contraire, les villes sont ici marquées par l’amabilité, souvent la bienveillance de l’autochtone à l’égard de l’étranger dès lors que celui-ci accepte d’entrer avec lui dans un rapport interpersonnel explicite.

Par ailleurs, rien ne vient accréditer l’idée que le comportement en situation de mobilité puisse renvoyer à une posture de revanche face aux frustrations de l’existence. D’abord, parce que ce comportement concerne toutes les catégories sociales et ensuite, parce qu’on n’observe pas d’attitude caractéristique de la satisfaction après un « bon coup » ou de l’assouvissement d’une vengeance lors d’interactions gagnantes : tout indique que c’est simplement le cours normal des choses. Il s’agit bien, comme le dit Odette Louiset (2008, p. 266), d’« un réglage spécifique du système des distances » fonctionnant, avec des modulations, dans un continuum impressionnant, à toutes les échelles, selon toutes les métriques et pour toutes les substances.

C’est toute la force d’un système communautaire hiérarchisé, impliquant famille, religion et genre, verrouillé par la formalisation en castes : chacun est et reste à sa place et ne s’en prend pas à autrui ni à ses biens. En revanche, il n’y a plus de place et plus d’espace, au propre comme au figuré, dès qu’il s’agit de collectifs non communautaires.

Avec l’Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud), l’Asie du Sud se caractérise par un désintérêt radical pour le patrimoine bâti. Je ne parle pas ici de patrimoine sociétal tel que l’Europe l’a développé à partir de la fin du 19e siècle. Je me réfère seulement à l’entretien d’un bien, le capital immobilier, dont les propriétaires peuvent être tout autant privés que publics. Les façades, la structure des bâtiments, l’entretien des parties communes, le mobilier urbain ne bénéficient d’aucune maintenance digne de ce nom, encore moins, sauf de très rares exceptions, de restaurations. Ce phénomène peut s’expliquer par un sous-investissement des propriétaires soit parce que le rendement de leur bien reste garanti du fait que, en l’absence de politique sociale du logement, la faible capacité financière des locataires rend ces derniers captifs de ces taudis, soit, surtout, parce que compte tenu des dispositions législatives (notamment les Rent Control Acts, dont les modifications depuis 1992 demeurent limitées) destinées à protéger les locataires, les propriétaires ne parviennent pas à imposer des loyers suffisants pour justifier une maintenance d’un niveau acceptable (Dey & Dev, 2006). Ce fonctionnement est exacerbé dans de vastes quartiers des centres historiques des grandes villes, dans lesquels l’économie du foncier et de l’immobilier est marquée par la dérobade des groupes sociaux moyens et supérieurs, qui abandonnent le terrain à des populations insolvables. Mais on note aussi que les édifices consacrés à l’administration ou à des entreprises privées ne sont pas non plus exempts de ces processus. De fait, les villes du Sous-continent indien sont, fondamentalement, en état de délabrement au premier jour de leur achèvement, ou même, si l’on voulait être caustique, plus tôt encore. On a là un sous-investissement symétrique du surinvestissement que, progressivement, les Européens ont développé dans le cadre de la patrimonialisation de leur espace bâti.

Or, on ne peut comme en Afrique invoquer soit l’extrême dénuement, soit l’absence de logique accumulatrice comme cadre de la vie sociale. Il existe en Asie du Sud une bourgeoisie bien établie et conquérante, développant un réseau dense de firmes dynamiques dont le Monde commence à entendre parler. Les taux de croissance de l’Inde et, dans une moindre mesure, de ses voisins, pourraient dégager des marges très confortables aux acteurs publics ou privés pour investir dans la valorisation du patrimoine. Du côté des finances publiques, les prélèvements obligatoires restent faibles (Inde : 17,7%, Pakistan : 10,6%, Bangladesh : 8,5%, contre une moyenne de 40% dans l’Union européenne) et demeurent minés par une corruption qu’on peut lire comme une privatisation à la source des biens publics potentiels. En Inde, en 2009, selon l’Oms [4], les dépenses publiques de santé représentent 1,38% du Pib (moyenne de l’Ocde en 2009 : 6,3%). Que ce soit par une imposition directe ou, comme aux États-Unis ou dans le monde chinois, par des pratiques de donation privées, la création de biens accessibles à tous est bien évidemment possible en Inde comme ailleurs. Au-delà de l’espace public proprement dit, c’est donc la mise en œuvre d’un modèle économique (et sociétal) comportant la production de biens publics qui est ici problématique.

Dans le monde indien, le contraste est clair entre le traitement des objets appropriés, qui est remarquable, et celui des environnements, qui est systématiquement négligé. Le monde indien se caractérise (comme l’Afrique subsaharienne) par une grande attention des individus, même les plus démunis, à leur corps, qui est aussi un outil de travail, et à leur parure, à la fois le signe de la richesse et la richesse elle-même, tels les bracelets de cheville en argent que portent des femmes de condition modeste. L’artisanat du vêtement y est remarquable et la gastronomie, aussi simple soit-elle, d’une grande qualité. À l’inverse, tout se passe comme si l’environnement, parce qu’il contient une part non immédiatement privatisable, perdait tout son intérêt.

Cela nous permet de comprendre, a contrario, si l’on définit un environnement, naturel, social ou sociétal, par différence avec les acteurs et les objets, comme un englobant que l’englobé influence (Lévy, 2010), que tout environnement contient une composante publique. C’est pourquoi par exemple, l’espace est à la fois la somme des spatialités des acteurs qui l’habitent et quelque chose d’autre, l’être-habité, qui ne peut exister si les conditions d’une habitabilité n’ont pas été réunies par des actes autres que celui d’habiter. Ce bien, forcément partagé entre les acteurs intervenant dans un environnement, met donc chacun, à cet égard, à égalité avec tous les autres. On peut le dire en général du politique institué (Rawls, 1987 [1971]): avoir à traiter de la production et de la distribution de biens publics, suppose, quelque part, une égalité de principe des citoyens même hors d’une démocratie institutionnelle et même si, en pratique, une partie des citoyens n’a pas réellement voix au chapitre. La monarchie absolue ou l’empire, à condition que ses dirigeants assument le fait qu’ils gouvernent une société politique, inclut inévitablement une composante égalitaire, par exemple en matière d’accès à la nourriture ou aux infrastructures de santé, d’éducation ou de mobilité, tout simplement parce que, si cette composante disparaissait, cela mettrait en danger la survie de la société et donc le pouvoir de ses dirigeants. Lorsqu’il s’agit d’environnements non immédiatement lisibles comme sociétaux, une rue dans une ville, par exemple, avec des trottoirs, des chaussées, des façades, un terre-plein ou un square, il existe aussi une part d’égalité nécessaire sous peine de rendre le fonctionnement de la rue impossible, car, en tant que rouage de la ville, l’intérêt de cette rue réside dans son caractère transcendantal: elle rend possible que des activités adviennent en les prédéterminant le moins possible. Les règles d’usage vont ainsi porter sur l’équilibre entre stationnement et circulation, mais au-delà, la neutralité et donc l’égalité de traitement sont de règle.

La communauté comme construction d’un égoïsme radical.

À cet égard, l’Asie du Sud offre une expérimentation en vraie grandeur très utile pour le chercheur car elle montre des situations suffisamment surprenantes pour donner à voir des processus qui peuvent sembler, ailleurs, si évidents qu’on ne les remarque pas. Ainsi, la prééminence du rapport de force favorise, on l’a vu, d’une part, les corps et les véhicules en mouvement, d’autre part, l’installation d’activités privées: le stationnement non privatif est pratiquement impossible dans tout espace d’une certaine densité, ce qui empêche la mise en œuvre d’un moment fixe de la navigation dans l’espace urbain. Cette prohibition de la pause avantage à la fois les acteurs les plus déterminés et les plus programmés, empêchant les nouveaux venus et les habitants non permanents de jouer leur partie dans ces espaces. Ainsi, les logiques communautaires génèrent un communautarisme territorial particulier, un « parochialisme » (Lofland, 1998) spécifique qui place tous les passants extérieurs au quartier, qui, ne maîtrisant pas l’espace du quartier, se retrouvent automatiquement placés en position de hors-caste. C’est la caricature du « quartier villageois », dont, en raison de l’injection subreptice d’une nostalgie anti-urbaine courante, les thuriféraires éludent souvent la dimension d’exclusion qu’elle comprend. Ici, les choses sont plus claires : l’étranger — et on est étranger dès que l’on ne possède pas, dans son capital spatial, le stock de connaissances requises pour s’orienter — est tout juste toléré et il ne peut se prévaloir de droits de présence ou d’usage.

Ces réglages se construisent partout dans l’interaction mais il existe des seuils, des discontinuités qui méritent attention. On ne peut que conseiller à ceux qui pensent que l’espace public est une notion sympathique mais un peu trop abstraite et élitiste et que le communautaire et le collectif en seraient l’expression pragmatique la plus adéquate ou que, par un gradualisme pédagogique, on passerait en douceur du communautaire au collectif puis du collectif au public, de faire un tour dans les villes d’Asie du Sud. Ils feront une expérience cruciale en constatant qu’un monde organisé par des logiques communautaires ne crée nullement par lui-même un niveau intermédiaire, somme toute acceptable, de protection face à l’égoïsme supposé des sociétés individualisées. Au contraire, les communautés livrées à elles-mêmes créent dans le monde urbain un paroxysme des égoïsmes individuels, tout simplement parce que la figure éthique du « soi-même comme un autre » (Ricœur, 1990) n’y a pas sa place. La cohabitation avec de multiples « eux » sans statut fait de l’humanité tout entière un ramassis d’intouchables qu’on peut toucher sans limite. Sans l’acte volontaire légitime par lequel une société politique construit le bien public spécifique « espace public », on ne peut espérer voir cette réalité émerger.

On vérifie aussi à cette occasion que l’infrastructure, la base nécessaire pour qu’un espace public apparaisse et perdure, comprend nécessairement des réalités idéelles précises et consistantes, qu’on peut résumer par l’idée d’un ordre des civilités sans lequel l’agencement matériel apparemment le plus parfait ne pourra pas embrayer et jouer le rôle qu’on attend de lui.

Des États géopolitiques qui tournent le dos aux bien publics.

Est-ce alors l’absence de l’État ? Il est vrai que, dans un monde où les riches sont plus que réticents à partager avec les pauvres, surtout lorsqu’il s’agit d’objets tiers (éducation, santé publique, infrastructures de mobilité,…), les ressources disponibles pour les politiques publiques sont limitées. Mais cela n’empêche que des moyens sont là, qui servent avant tout à l’État lui-même comme projet géopolitique, éventuellement dirigé contre ses propres ressortissants. Bureaucratie tatillonne aux moyens archaïques associée à un corruption omniprésente, armées et polices militarisées pléthoriques, obsession sécuritaire : l’image de l’Assemblée nationale de Dhaka comme un bunker isolé n’est, en ce sens, pas le fruit du hasard. Dans des pays qui rationnent l’électricité pour l’irrigation et l’éclairage, public ou privé, on a trouvé les ressources pour illuminer a giorno la frontière indo-pakistanaise sur des centaines et des centaines de kilomètres. Vue du ciel, c’est là une illustration magiquement désespérante de ce que l’homme peut faire à l’homme. Inde et Pakistan consacrent chacun 2,8% de leur Pib à leurs dépenses militaires, des chiffres parmi les plus élevés du Monde [5]. Le nationalisme a coûté une cinquantaine d’années de mal-développement aux pays concernés et il est loin d’avoir disparu. L’indicateur de développement humain des trois pays concernés se situait en 2007 entre la 134e et la 146e place sur 182, dans un groupe (entre 0,54 et 0,62) qui comprend plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, le Cambodge et Haïti. La géopolitique prélève un tribut massif sur des recettes publiques globalement assez maigres [6].

Même s’il existe un investissement public minimal dans l’agriculture, l’éducation et la distribution de biens alimentaires pour les plus pauvres, on ne peut pas dire que les États de la région soient entrés dans l’âge du Sozialstaat à l’européenne ou même à la japonaise ou à l’américaine. Il n’y a pas de partage fiscal mais on évite autant que faire se peut les désastres alimentaires. Il existe donc des forces puissantes pour drainer vers les États des ressources significatives, à condition que celles-ci ne servent pas à produire des biens publics mais seulement à se conforter eux-mêmes en tant que structure autonome. On a ainsi vu pendant l’été 2010 le président pakistanais Asif Ali Zardari effectuer une tournée diplomatique européenne très médiatisée pendant laquelle il était surtout question de l’Afghanistan, au moment même où vingt millions de ses compatriotes souffraient des conséquences d’inondations constituant l’une des pires catastrophes de l’histoire du pays. En observant cette région du Monde, on comprend mieux à quel point les notions de pouvoir d’État et de service public sont tout sauf synonymes. On comprend aussi que, à partir d’un certain degré de valorisation des inégalités dans le modèle implicite et explicite de la société, certains types d’objets, comme l’espace public, ont du mal à exister.

Il existe certes une scène publique dans sa dimension institutionnelle en Asie du Sud (Jaffrelot, 2005), notamment en Inde où la démocratie parlementaire s’accompagne d’une presse libre et dynamique et de mécanismes, fragiles, qui poussent vers l’état de droit. Cependant, si l’on définit la scène publique comme la partie de la sphère publique (Öffentlichkeit) dans laquelle on discute et on décide ouvertement de la production et de la distribution des biens publics, il faut reconnaître qu’il s’agit, dans le Sous-continent, d’une réalité atrophiée et souvent purement formelle, dans la mesure, où, sauf rares exceptions, les grands enjeux d’organisation sociale n’y sont pas admis comme pertinents. C’est notamment le cas de l’espace urbain, qui, malgré ses problèmes structurels et de sa dynamique très tendue (dans la région, la population urbaine s’est accrue d’environ 300 millions de personnes en vingt-cinq ans), est loin d’apparaître comme une question majeure dans la vie politique.

Il est clair qu’on a ici affaire à des réalités anthropologiques, au sens où elles contribuent à la dominance sociétale au sens que Maurice Godelier (1984) lui a donné, cet ensemble de pierres d’angles, de lignes de fond qui sont les plus solidement ancrées dans une société à un moment donné. Cela ne signifie pas que la dominance ne puisse pas évoluer, mais qu’elle bénéficie d’une solidité, d’une résilience, y compris face à des événements extérieurs puissants, telle que la colonisation ou la phase actuelle de la mondialisation. Le système des castes au sens large (avec sa version musulmane simplifiée et ses « tribus » périphériques), qui survit bien jusqu’à présent, même s’il est grignoté dans les grandes villes, peut être légitimement invoqué car, avec son double découpage en varnas et en jatis, il organise de manière fort efficace, fractale, une construction inégalitaire robuste, en reproduisant le même principe à toutes les échelles d’organisation de la société.

En tout cas, on note que l’absence de bien public est très similaire dans les quartiers, les villes ou les États musulmans, où les castes sont moins fortement présentes. Inversement et contrairement à une vision folkloriste de l’hindouisme, la masculinité est aussi écrasante sur la voie publique, qu’on se trouve en zone hindoue ou en zone musulmane et le purdah, le principe d’invisibilité des femmes, s’applique partout. Les castes se révèlent au bout du compte elles aussi comme l’expression d’une réalité plus fondamentale encore : c’est d’abord parce qu’il est impensable que l’espace public est ici impossible.

Deux manières complémentaires de rater la ville.

Revenons à Chandigarh. On n’y trouve pas la radicalité du plan Voisin que Le Corbusier avait imaginé pour Paris et les faibles hauteurs dominent dans des « secteurs » qui reprennent la notion anglo-américaine de superblock ou soviétique de mikrorajon. L’objectif est de créer une autosuffisance de ces petits quartiers et de limiter la mobilité quotidienne aux migrations domicile-travail. La faible densité (celle d’un grand ensemble ou d’un tissu pavillonnaire moyennement serré) contribue à donner une ambiance suburbaine à l’ensemble.

Dans l’ensemble, en tant qu’espace urbain planifié de toutes pièces et encore aujourd’hui davantage régulé que les autres en Inde, Chandigarh bénéficie d’interventions publiques qui préviennent jusqu’à un certain point les détournements sauvages du domaine public et la dégradation de l’environnement construit. Cela peut donner lieu à un malentendu si, plutôt que de l’imputer à la manière particulière de faire de l’urbain qui a prévalu dans le contexte de la création de la ville, l’on attribue au concepteur de son Master Plan, Le Corbusier, le bénéfice de cette exception.

Inversement, il est frappant de voir la facilité avec laquelle le concept urbain de Le Corbusier s’est facilement ajusté à la ville indienne. La séparation radicale des fonctions et des populations, qu’on retrouve d’ailleurs dans la Brasília de ses amis Lucio Costa et Oscar Niemeyer, entre en phase, sans effort, avec une société totalement hiérarchisée, plus encore en Inde qu’au Brésil.

Il y a plusieurs villes dans Chandigarh, puisque c’est une aire urbaine zonée à la fois du point de vue des fonctions et des populations. Les riches ne se mêlent pas aux pauvres et les secteurs résidentiels n’engendrent que très peu d’activités. Il existe quelques endroits à la fois centraux et tranquilles, avec des espaces verts collectifs au centre du secteur. Il y a aussi une « coulée verte » d’espaces publics de bonne qualité qui traverse la ville du nord-est au sud-ouest. Cet axe vert constitue une variante intéressante de la structure habituelle des villes aménagées par l’Empire britannique. Une ville coloniale dotée de vastes parcs avait le plus souvent été construite à côté de la ville historique, lacis hyperdense de ruelles et d’îlots fermés. Aujourd’hui, ces zones vertes sont pratiquées par l’ensemble de la population et constituent un havre de calme et de moindre pollution. Il est vrai que les parcs publics sont parmi les seuls lieux de l’Asie du Sud où l’on puisse parler d’espace public : à condition qu’ils soient de taille suffisante, la rudesse de la rue y est atténuée, on y trouve une aménité significative. Des liens faibles, un certain anonymat, une plus grande intimité des individus, un sex-ratio moins écrasant : des couples et des groupes mixtes peuvent y prospérer. L’accès en est certes plus ou moins contrôlé et les fonctions uniquement récréatives, mais il s’agit de lieux dont la publicité est incontestable. Chandigarh ne déroge pas à la règle mais présente une configuration linéaire traversante là où, ailleurs, elle est plutôt faite de blocs compacts, héritiers de la dualité urbaine coloniale.

L’une des signatures de Le Corbusier par rapport à l’esquisse de ses prédécesseurs est d’avoir mis en place une grille uniforme constituée de « secteurs » géométriquement identiques (800x1200 m). Les différentes fonctions doivent se caser dans cette trame, ce qui, d’ailleurs, confirme le caractère totalement idéologique de la notion de secteur dans un contexte où un zonage absolu crée des disparités majeures : rien ne justifie en effet que le secteur « centre-ville » ait les mêmes dimensions que les autres secteurs alors que les logiques et l’échelle de référence en sont différentes. Ce centre, situé pour l’essentiel dans le secteur 17, marque pourtant bien son identité. Il tend à déborder sur le secteur 22, adjacent. Il est le seul à être animé le soir. Les jours de fête, il peut y avoir alors une intense activité et un grand nombre de personnes, notamment de jeunes venant du reste de la ville qui convergent autour des magasins, surtout de vêtements, de ce quartier. On retrouve là le phénomène, observable dans de nombreuses villes, de renforcement paradoxal d’un centre traditionnel pourtant affaibli, lorsque le reste de l’espace urbain est encore davantage dépourvu de centralité.

La séparation des circulations, qui fait partie des principes de départ, s’est faite, en pratique, au profit de l’automobile. Les voitures peuvent circuler presque partout, les piétons presque nulle part, faute de trottoirs, sauf sur les artères de premier rang qui font trente mètres de large et où les bordures sont de véritables allées forestières, accueillantes au promeneur mais désertes en pratique car dépourvues de toute valeur urbaine, y compris celles d’un parc. Le Corbusier avait, reprenant l’idée de ses prédécesseurs Albert Meyer et Matthew Nowicki, envisagé d’avoir une grille de voies piétonnes (V7, c’est-à-dire le dernier des sept réseaux superposés) dupliquant le réseau automobile, mais ce projet n’a pas été réalisé. On a même ajouté des barrières en fil de fer barbelé pour prévenir toute tentative de traversée sauvage d’un boulevard. La faible densité se traduit, en plus d’une surface considérable de parkings, y compris dans les secteurs centraux, par une immense quantité de terrains vagues, dont certains transformés en toilettes publiques (pour hommes). Il est vrai que ce phénomène est courant dans les villes indiennes, y compris en plein jour et en plein centre : chaque pouce du territoire urbain non bâti peut y être considéré par les individus de sexe masculin comme virtuellement compissable [7].

À Chandigarh, au-delà des logiques spécifiques à la société indienne, il était inévitable que, en l’absence d’un réseau de transport public attractif, le couple (large offre de voirie + faible densité) donne un avantage décisif aux voitures individuelles et que, dans ces conditions, le développement de l’accès à l’automobile conduise à chercher sans cesse plus de place pour caser les véhicules. De fait, Chandigarh est devenue la ville indienne dans laquelle le taux de motorisation est le plus élevé. L’actuel projet de métro (un peu étrange pour une ville de moins d’un million d’habitants dans un pays qui commence seulement à s’équiper de réseaux ferrés urbains en site propre) confirme l’abandon de la voirie de surface au transport privé. Or cette configuration était déjà inscrite dans les choix du plan directeur initial. Ne rien prévoir pour les transports publics dans un contexte de faible densité, c’était, inévitablement, ouvrir toutes grandes les portes de la ville automobile, et un esprit vif comme Le Corbusier ne pouvait l’ignorer.

Chandigarh a souvent été vue comme l’antithèse des villes indiennes habituelles alors qu’elle en est la caricature surréaliste. Gayatri Spivak, qui a beaucoup contribué au développement des « subaltern studies », voit clairement (cf. Louiset, 2008, p. 282) les causes de ce qu’elle considère comme un échec dans l’incapacité des milieux dirigeants indiens à penser une ville pour tous. Au moins, dans les autres villes, la densité compense en partie l’absence d’environnement public : on y rencontre durement les autres en bougeant, tandis qu’ici la mobilité est par construction exclue du monde de la rencontre. On prend sa voiture, si on en a une, pour aller d’un lieu à un autre sans aucune perspective de contact. Chandigarh l’illustre de manière brutale : le Mouvement moderne transforme les centres-villes en grands ensembles ou en zones périurbaines. Agissant dans un pays où les logiques dominantes sont profondément hostiles à l’espace public et aux biens publics en général et s’autorisant à faire comme si de rien n’était, Le Corbusier a indirectement contribué à l’un de ces « crimes contre l’urbanité » dont les adeptes du Mouvement moderne en urbanisme se sont rendus responsables. Comme on le voit à Berlin-Est, les héritages que ce courant nous laisse comportent une forte composante d’irréversibilité et sont particulièrement difficiles à réinterpréter aujourd’hui. L’urbanisme consiste en effet à créer les conditions pour que quelque chose advienne ; le Mouvement moderne a cru pouvoir directement faire les choses, planifier sans écouter et, au besoin, contredire. Cette logique sans dialogique porte en germe le même genre de catastrophe que le rejet de tout bien public.

Concepts fermes pour questions ouvertes.

Pour autant que cette expression puisse avoir un sens dans le débat scientifique, il est donc clair que les Européens n’ont de « leçon à donner » à quiconque, y compris en matière d’urbanisme et d’espace public. L’exemple de Chandigarh montre que l’incapacité à comprendre la spécificité urbaine du faire-société est bien partagée. Des Occidentaux porteurs d’un modèle hygiéniste, industrialiste et planiste ont rencontré, comme par hasard, des Indiens agrariens, communautaristes et étatistes. L’idée de bien public travaille le Monde d’aujourd’hui : santé, environnement, éducation, paix, développement, état de droit, gouvernance légitime… Et l’idée d’espace public travaille le monde des villes. Mais cette tendance est récente et aucune région du Monde ne peut prétendre les avoir toujours cultivées. Si les équivalences avant/ailleurs sont toujours périlleuses, on peut tout de même dire sans risque que la jungle des villes médiévales ou même industrielles en Europe n’avait rien à envier à celles du Sous-continent d’aujourd’hui. La hiérarchie entre cavalier et piéton a longtemps été une règle de base des circulations et, comme en Asie du Sud de nos jours, elle exprimait aussi une hiérarchie sociale plus fondamentale. Encore aujourd’hui, dans les sociétés d’Europe qui sont restées longtemps réticentes à l’état de droit, comme la France et l’Italie, on rencontre couramment des comportements négateurs des biens publics, notamment urbains, ou des versions hybrides fondées sur le paternalisme du fort au faible. L’Europe a certes inventé, ou du moins fait éclore, l’espace public, mais en même temps qu’elle inventait l’européanité. Il n’y a en ce domaine, ni prédisposition éternelle, ni incapacité essentielle, rien qui échappe à l’historicité.

Inversement quelque chose est sans doute en train de changer en Inde (voir Paquot, 2005) : des travaux d’infrastructures de toutes sortes éventrent les chaussées, des métros sont en construction ou en projet dans les plus grandes villes, notamment à Delhi qui s’est, à sa manière, activement préparée pour les Jeux du Commonwealth de 2010 en développant son réseau de transport ferré et en requalifiant des rues et des façades. L’observation des espaces urbains influencés par les membres de la diaspora indienne montre aussi que, comme souvent en pareil cas, l’exposition à l’altérité change les migrants. Dans la Little India de Singapour, les espaces publics existent bel et bien alors même que les liens d’une partie de ses habitants avec l’Inde restent très puissants. L’hybridation entre migrants indiens et Singapouriens, qu’ils soient d’origine chinoise, malaise ou indienne, est manifeste. Dans les Émirats arabes unis, les habitants venus d’Asie du Sud et du Sud-Est, qui constituent la majorité de la population, contribuent activement à l’émergence d’un espace public qui ne repose pas sur une tradition locale établie. La mobilité là comme ailleurs rebat les cartes : supprimant certains éléments et en ajoutant d’autres, elle rend possible le réarrangement de la sociabilité et, au-delà, de la sociétalité. Pour toutes ces raisons, on peut imaginer qu’un texte comme celui-ci puisse être bientôt considéré comme le témoignage d’un passé révolu.

Il n’y a donc pas de « gène » intemporel du public ou du non-public, ce qui veut dire aussi qu’il est possible, si on le souhaite, de poser l’accessibilité aux biens publics comme un droit universel et, notamment, dans le sillage de Henri Lefebvre (1968), de définir le droit à la ville comme un accès garanti à un archipel d’espaces publics faisant système. Cela signifie aussi qu’il est possible de dire, après avoir soigneusement décrit ce qui est observable dans les espaces non-privés, que, dans le monde indien, l’espace public est, actuellement, absent, pour l’essentiel du paysage urbain, car ses conditions minimales d’existence ne sont pas garanties.

Dire cela est empiriquement fondé et c’est aussi intellectuellement nécessaire. Il ne serait en effet pas tenable de dire que « l’espace public indien serait différent du nôtre », qu’il s’exprimerait par d’autres lieux ou d’autres pratiques. D’abord, parce que l’on n’a aucune raison de poser a priori qu’il y aurait obligatoirement de l’espace public partout et qu’il faudrait s’ingénier à le trouver coûte que coûte au risque de tordre tellement le concept qu’il perdrait tout sens communicable. Ensuite, parce que, avec la définition posée au début de ce texte, il est vérifiable pratiquement que les conditions d’une cohabitation effective fondée sur le respect de l’intégrité des individus coprésents et sur des interactions volontaires générant des liens faibles, n’y sont, dans l’ensemble, pas réunies. Si l’on voulait absolument conclure de manière affirmative qu’il y a des espaces publics en Asie du Sud ou plus précisément qu’on peut y observer des espaces à niveau de publicité significatifs, il faudrait d’abord changer de définition non seulement par rapport à celle que je propose mais même par rapport à celles, d’ailleurs rares, qui circulent dans les travaux scientifiques [8], et dire pourquoi.

Il est tout à fait légitime et même nécessaire de déconnecter la notion d’espace public de son incarnation européenne classique (la rue, la place). Il paraît également utile de « débrayer » certaines caractéristiques secondaires du concept, comme, par exemple son caractère permanent, pour se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire le concentré d’urbanité. Ainsi l’hypothèse formulée par Elsa Chavinier [9] selon laquelle l’espace public peut être approché en Inde sous la forme d’événements (ponctuels) tels que les manifestations religieuses est tout à fait crédible parce qu’elle se situe dans le cadre de l’identification d’une spécificité de la notion, commune à toutes ses expressions concrètes. Cette hypothèse permet de nuancer utilement le point de vue « stylisé » que j’ai développé ici, sans en retirer l’essentiel : un espace public de plein exercice se caractérise en effet par son absence de spécialisation fonctionnelle. Les réalités thématisées-événementielles, comme la manifestation sportive, voient leur composante publique restreinte par différents types de limitations et ne paraissent pas en mesure de compenser à elles seules l’absence d’espaces publics « complets ». On peut ainsi considérer plus généralement que, en Asie du Sud, les parcs, lorsqu’ils sont vraiment accessibles, les plages, les bords de rivières ou de bassins aménagés (comme les ghâts de Varanasi ou de Kolkata), certaines gares fluviales ou maritimes (comme à Mumbai ou Dhaka), quelques lieux touristiques fréquentés par des habitants locaux (forts moghols, Taj Mahal, Goa…), ainsi que les lieux de culte (à l’exception de ceux qui font l’objet d’une ferveur envahissante), constituent autant de réalités qui tendent à devenir les points d’appui d’une constellation d’espaces à caractère public plus ou moins marqué.

En revanche, des énoncés du type : « Dans telle société, l’espace public se manifeste uniquement dans la sphère privée » ne sont pas recevables car ils ne font que créer de la confusion et tendent, au bout du compte, à vider la notion de toute substance.

Le Sous-continent n’est certainement pas le seul endroit où la présence de l’espace public est problématique : l’Afrique subsaharienne et, dans une moindre mesure, le monde arabe en sont d’autres exemples, Le Caire et Alexandrie supportant tout à fait la comparaison, à cet égard, avec les grandes villes de l’Asie du Sud. Il existe cependant dans le monde indien une radicalité massive, qui provient des spécificités de sociétés encore moins régulées par le droit que le monde arabe alors même qu’elles possèdent des logiques d’accumulation bien plus marquées que l’Afrique subsaharienne. On peut donc y observer avec beaucoup de force le déni de biens publics, dont l’absence d’un rôle d’équilibrage à la forte présence de biens privés se fait lourdement sentir. L’espace public étant un bien public particulièrement visible, corporellement sensible, la déficience de biens publics est rendue, à travers l’absence d’espace public, particulièrement spectaculaire.

Des sciences post-coloniales de la ville.

« Post-colonial » : prenons au sérieux cette expression lancée par des chercheurs, parfois originaires du Sous-continent, qui connaît un succès sans doute un peu superficiel, mais qui peut être prometteuse à condition de ne pas en faire une posture de revanche épistémologique des anciens colonisés. La démarche post-coloniale consisterait à bannir tant la condescendance évolutionniste que le tiersmondisme culpabilisant. Il paraît urgent de regarder les sociétés telles qu’elles sont, avec leurs logiques, leurs acteurs, sans s’interdire de les interroger dans leurs temps longs en pratiquant un comparatisme sans complexe. Cela conduit à utiliser des notions à vocation universelle, si on donne de bons arguments pour prouver qu’elles font sens, y compris là où elles ne semblent pas rencontrer franchement la réalité empirique.

Dans le cas de l’espace public ou, plus généralement, de bien public, ce qui fait sens, c’est la relation entre ces notions et les projets de développement que ces sociétés se donnent ou tendent à se donner.

La notion de développement, on le sait, ne va nullement de soi : elle suppose une projection de ce qui est censé se développer vers un futur considéré comme un mieux possible. À l’échelle de la société, la notion de développement suppose encore l’existence, au moins minimale, d’un principe d’égalité, de manière à ce que la part indivisible de cette amélioration, celle qui va bénéficier à chaque membre de la société du fait même de son appartenance à un tout, soit jugée acceptable par tous, notamment par ceux qui fourniront, par leur contribution, les plus grands efforts. En outre, l’idée de développement implique un partage avec les générations suivantes, qui bénéficieront de ce qui a été accumulé, plutôt que consommé, par les précédentes. Les sociétés qui ne se développent pas sont justement, dans l’ensemble, celles où ce type de partage synchronique et diachronique est considéré comme illégitime ou absurde.

On peut alors poser que, au-delà des controverses que la notion a suscitées et notamment des risques de culturalisme déshistoricisé qu’elle recèle, l’opposition homo hierarchicus/homo aequalis théorisée par Louis Dumont (1971 ; 1978) est bien au cœur de notre sujet. La hiérarchie fondatrice et omniprésente constitue un obstacle au développement, et notamment au développement des villes comme villes, tandis qu’inversement, le paradigme d’égalité, aussi modeste et ténu soit-il, comme il peut l’être dans un espace public, est au moins autant une condition qu’un effet du développement. L’absence d’espace public signifie que cette configuration spatiale est difficilement compatible avec un type de société qui, fondamentalement, ne veut pas des contraintes que cet espace implique. Elle indique que, contrairement à ce qu’on pourrait être tenté de croire en observant des situations où l’espace public est plus nettement présent, on ne peut véritablement dissocier un espace urbain purement transactionnel et dépourvu de composante politique, l’urbs, de la ville politique, la civitas. La composante politique de la ville s’insinue dans chaque repli de sa vie quotidienne. Dans toute citadinité, il y a aussi une part de citoyenneté, discrète mais fondamentale.

Dire donc qu’il n’y a pas de développement sans partage et que ce partage ne peut se faire efficacement et à l’échelle voulue que par l’intermédiaire d’un actant tiers qui est le politique visible et lisible ; dire que quelque chose ne peut appartenir à tous que s’il n’appartient d’abord à personne, ce n’est pas faire de l’ethnocentrisme. En un moment où, dans de vastes régions du Monde, la création et la promotion d’espaces publics conçue comme force de frappe de l’urbanité se trouve en première ligne dans la liste de tâches des urbanistes, dire cela, c’est mettre à disposition une traduction cognitive visant à rendre compréhensible et utilisable une expérience située de toute l’humanité.

Ceux qui s’orientent dans une démarche scientifique ne sont pas là pour répéter ad nauseam, fût-ce dans une savante transposition, le slogan touristique « Incredible India ». Proposer des concepts non pas fermés, mais fermes est une des conditions de l’utilité sociale de la recherche. Nous sommes peut-être au moment juste où, en tant que chercheurs, nous pouvons, après avoir pris tout le temps nécessaire pour les parcourir à pied, de Chandigarh à Dhaka, poser aux habitants ordinaires de ces villes et des autres : est-ce bien cet ici que vous voulez habiter ?

Résumé

Le couple Chandigarh-Dhaka fait sens pour toute personne s’intéressant à l’architecture. Chandigarh est l’un des rares endroits où Le Corbusier a pu, dans les années 1950 et 1960, mettre en pratique ses idées à grande échelle ; il a laissé quelques bâtiments remarquables (notamment le Palais des Assemblées, la Haute Cour et le Secrétariat) tout ...

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Notes

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Sérendipité.

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