Le Monde, comme si vous y étiez.

Les nourritures terrestres de l’Expo 2015 à Milan.

Jacques Lévy

La première « exposition universelle » a eu lieu à Londres en 1851. Depuis, il y en a eu 46, toutes validées par le Bureau international des Expositions (BIE) ; celle de Milan se déroule entre mai et octobre 2015.

Il y a plusieurs catégories de pavillons dans l’Expo de Milan. Les pays petits et pauvres, parfois regroupés autour d’un aliment commun (riz, café, chocolat…), ont dû se contenter de ressembler à un office de tourisme assorti d’une boutique de souvenirs et d’un snack-bar, avec, souvent, la photo en pied du dictateur local pour ouvrir l’appétit des visiteurs. Les pays puissants et riches proposent un restaurant soigné, une ou plusieurs expositions, et déversent sur le public une propagande décomplexée. Ainsi, la Chine vante la démocratie qui règne dans ses campagnes, la France présente un documentaire — sans doute réalisé par les experts en communication des syndicats agricoles, qui, cela se confirme, campent au cœur de l’État — sur l’excellence de la nourriture produite par les agriculteurs du pays. Quant au pavillon des États-Unis, c’est Barack Obama lui-même qui nous y explique le bien-manger. Si on le suit bien, il semble plutôt préconiser quelque chose comme le slow food, mais, pour ceux qui n’auraient pas bien compris le message ou peineraient à le mettre en pratique, il y a un pavillon McDo bien épais et un stand Ferrero assez pâteux au beau milieu de l’Expo, tandis que Coca Cola est l’un des sponsors les plus liquides de l’événement. Tous les messages émis dans l’Expo développent une écologie géopolitiquement correcte : on mange très bien chez nous, car nous sommes restés très près de la nature. La malbouffe se rencontre sans doute uniquement dans les pays, au nombre tout de même non négligeable, qui ne sont pas représentés à Milan.

« Nutrire il pianeta » (« nourrir la planète »), voilà un slogan d’apparence bonasse, mais hautement technocratique : le verbe n’a pas de sujet et le complément d’objet est déshumanisé. Si on voulait exprimer les choses correctement, en assumant le fait incontestable qu’il y a un nous réflexif dans cet histoire, unissant nourrisseurs et nourris, on dirait plutôt : « Nourrissons-nous ! » ou, pour être plus précis : « Nourrissons-nous tous et mieux ! ». « Nourrir la planète » est sans doute plus dramatique : on imagine un nourrisson (la planète) qui crie et une baby-sitter affolée (nous). Surtout, il y a une apparente métalepse dans cette expression : ce qu’on veut dire, c’est que c’est nous qui demandons à la planète de nous nourrir alors que nous la martyrisons à cette fin et qu’elle risque de nous lâcher d’un moment à l’autre. Le sous-titre nous éclaire : « Energia per la vita ». Au-delà du jeu de mots, en italien comme en français (« per la vita » = « pour le monde vivant/pour toujours »), il s’agit bien de glorifier la « vie », générale et indifférenciée, au sein de laquelle les humains ne sont qu’un cas particulier. En résumé : la planète vivante nous nourrit, alors il faut la nourrir en mobilisant toute notre énergie. Si on était méchant, on dirait que cette dramatisation appelle une réponse immédiate que, justement, les innombrables robinets à bouffe présents sur le site sont tous prêts à donner. Cela rappelle un sketch du comique français Guy Bedos, dans les années 1970 : épouvanté par un documentaire sur la faim dans le monde, son personnage et ses amis se consolaient en allant s’empiffrer, jusqu’à la nausée, au restaurant du coin. Comme le résume ingénument la publicité pour le pavillon suisse : « Y aura-t-il encore des fruits et des légumes dans quarante ans ? Parlons-en autour d’un plat de rösti. » De fait le slogan « Nourrir la planète » a été interprété par tous les exposants d’une manière simple et pragmatique : « tâchons par tous les moyens de remplir les estomacs des visiteurs ».

La force de l’Expo, c’est celle que développe le groupe Eataly depuis quelques années : avec ses 29 enseignes, dont 15 en Italie et le reste dans des villes mondiales, cette entreprise veut faire du patrimoine culturel de la gastronomie italienne un capital économique à haut rendement. Et il y réussit parfaitement. L’Italie occupe une position très enviable à cet égard, puisqu’elle offre une cuisine proposant des mets populaires et bon marché, mais de qualité. La pizza est, à elle seule, une incroyable success story mondiale, mais l’Italie occupe tous les échelons de la bonne chère, à la fois en sophistication et en registre, du stand de rue aux grands restaurants en passant par les recettes simples qu’on peut réaliser chez soi. Parce qu’elle mise d’abord sur les produits, c’est-à-dire sur des ingrédients relativement peu transformés, cette cuisine est très locale. De fait, le petit axe de l’Expo, le « Cardo » croisant en son milieu l’axe le plus long, le « Decumanus », est entièrement dédié à des pavillons régionaux italiens qui se consacrent aux spécialités locales. Ils ont beaucoup à montrer et à vendre… Plus qu’aucun autre pays d’Europe, l’Italie brille dans le Monde en ce domaine ; elle redonne à travers l’Expo une leçon de valorisation économique d’un capital culturel universel à forte composante géographique.

Pour le merchandising, on est allé chercher un discours écologique se voulant consensuel, empruntant à la fois à la thématique néo-naturaliste (la nature est bonne, l’homme est mauvais) et à la technophilie (après l’hydroponie, l’aquaponie est très mode). L’agriculture verticale est logiquement très tendance, car, comme chacun sait, il n’y a plus sur Terre de surface disponible pour l’agriculture. Le bois, de la poutre au cageot, est omniprésent dans l’architecture des pavillons, car il est sans rival : il est fort et souple, ancestral et moderne et, contrairement au béton, il ne fait l’objet d’aucune métonymie malveillante.

Image 1 : Le pavillon de la Pologne : arte povera. Source : TripAdvisor.

Tout compte fait, cet événement représente un point bas culturel, qui est aussi un angle mort du débat public. Mais qui va à l’Expo ? Sur place, on entend surtout parler italien, souvent les parlers et les dialectes de l’Italie du Nord et du centre. Un peu de français ou d’allemand, et c’est à peu près tout. Rien à voir avec le cosmopolitisme touristique de Milan dans son ensemble. D’où un paradoxe : un événement extraordinaire par sa puissance, mais de portée scalaire inférieure à la vie quotidienne de l’agglomération dans laquelle il se produit. Les statistiques finales nous diront quelle aura été la géographie des visiteurs. L’hypothèse qu’on peut formuler au vu d’observations non exhaustives est qu’on a affaire à un univers provincial. D’une part, l’Expo attire un voisinage étendu, mais pas le Monde entier. D’autre part, les visiteurs semblent animés d’un faible désir d’exposition à l’altérité. L’Expo appartient à l’univers des parcs à thème, composante d’un ensemble encore plus vaste qui inclut l’ensemble des hétérotopes touristiques, tels que les resorts. Ces lieux offrent l’avantage d’une translation vers des ailleurs peu exigeants en capital spatial. Le « dépaysement » y est faible et les points de repère, rassurants parce qu’aisément lisibles, sans préparation préalable ni accommodation in situ. Le genre de voyage que recherchent ceux qui aiment se déplacer, mais sans voyager, c’est-à-dire sans traverser (pour reprendre la terminologie de Xavier Bernier, voir la Traverse Traverser). Autant, dans le cas du tourisme de masse, on peut considérer que la mobilité est, même de manière limitée, l’occasion de rencontres avec l’altérité du Monde, c’est beaucoup plus discutable ici, car rien ne permet d’aller au-delà de la vitrine — même pas, comme dans les clubs de vacances, le shopping dans les souks du dernier jour — simplement parce cet au-delà n’existe pas.

Pavillion EU

Image 2 : Le pavillon des États-Unis : cultiver (verticalement), manger (dans toutes les positions). Source : http://www.usapavilion2015.net.

Derrière ce paradoxe, un mystère plus général : pourquoi aller dans la grande banlieue de Milan et payer entre 27 et 39 € (c’est le coût du billet d’entrée) le droit d’accès à des cafés-restaurants eux-mêmes très chers et proposant des menus stéréotypés, alors qu’on pourrait trouver plus sophistiqué et à des prix plus abordables en ville ? Ce mystère, la psychologie le percera sans doute un jour, quand elle sera enfin devenue une science sociale. C’est le mystère Las Vegas : pourquoi les hôtels-casinos qui imitent une ville (Paris, Rome, New York,…) semblent-ils disposer d’atouts qui échappent à l’originale ? Il existe aujourd’hui un nombre considérable de fausses Venise, notamment dans les parcs à thème « Monde » de Chine et dans les centres commerciaux du golfe Persique, dont le succès ne se dément pas. En arrière-plan de ce phénomène, il y a peut-être le syndrome Walt Disney. Pourquoi les enfants, jeunes ou vieux, préfèrent-ils des représentations très stylisées des personnages, animaux ou humains, à une image plus réaliste ? La complexité fatigue, elle apparaît d’abord comme compliquée et l’altérité rebute du fait même qu’elle présente des réalités à décoder, au moins un peu, avant usage.

Mais alors à quoi sert une « exposition universelle » aujourd’hui ? Du point de vue du gouvernement de la ville organisatrice, il y a d’abord l’« urbanisme événementiel » qui permet de mobiliser des énergies pour développer l’espace urbain de manière plus rapide et plus déterminée. Sans Expo (Paris, 1889), pas de Tour Eiffel ! Cette logique se poursuit, avec une intensité moindre qu’il y a 100 ans, lorsque les expositions avaient lieu au centre-ville. Dans le cas de Milan, on a tout de même profité de l’occasion pour regrouper les zones de foires-expositions en un seul site, en périphérie, ce qui permet de libérer un vaste espace bien situé, CityLife, pour un projet prestigieux d’urbanisation. Si l’Expo de Shanghai de 2010 a certainement constitué un événement urbanistique majeur, c’est que ce n’était qu’un prétexte pour dépenser les 4 milliards d’euros d’argent public que la Chine et les autorités locales et nationales voulaient de toute façon dépenser pour moderniser la ville. Il y avait une nécessité politique d’équilibrage après les transformations pharaoniques qu’avait connues Pékin avec les Jeux olympiques en 2008. Dans le cas de Milan, on espère 20 millions de visiteurs (contre 73 millions à Shanghai) pour environ 1,35 milliards d’argent public dépensé, corruption comprise. Le cas shangaïen apparaît donc plutôt comme une exception. Les JO et le Mondial de football sont beaucoup plus massifs et, même s’ils durent beaucoup moins longtemps qu’une Expo (moins de trois semaines pour les JO, un mois pour le Mondial, six mois pour Milan), elles impliquent des équipements multiples répartis dans l’ensemble de l’aire urbaine, appellent des travaux spectaculaires en matière d’espace public et de mobilité et profitent à l’ensemble de la vie économique locale. Rien de tel dans la plupart des Expos, confinées dans une enceinte périphérique entretenant peu de liens avec le reste de la ville.

Il y a un siècle ou plus, c’était clair : on concentrait pendant une courte durée le Monde dans un lieu pour l’offrir à ceux, innombrables, qui ne pouvaient pas voyager. Et ce fait était en soi si extraordinaire qu’une exposition universelle impliquait par définition un rendez-vous enthousiaste avec la modernité. C’est pour la Great Exhibition londonienne de 1851 que fut édifié à Hyde Park le Crystal Palace, un bâtiment extraordinaire, long de 564 m et entièrement construit en éléments préfabriqués de verre et de fonte. Aujourd’hui, personne ne pourrait prétendre qu’une Expo soit par elle-même porteuse de tels sentiments et de tels engagements. Ceux qui ne voyagent pas existent toujours, mais ils sont moins nombreux et ils n’ont pas forcément ni l’envie ni même les moyens de s’offrir l’Expo. C’est plutôt la partie la moins aventureuse de la classe moyenne qui en constitue la clientèle. La raison inverse est aussi progressivement apparue : à l’occasion d’un événement attracteur dont le thème est — mais seulement en apparence — le Monde lui-même, les habitants du Monde découvrent un lieu particulier du Monde, celui où l’exposition a lieu. L’Expo fait-elle connaître Milan à de nouveaux visiteurs ? C’est techniquement possible, mais il n’est pas sûr que les deux types de motivations soient compatibles ou cumulables au sein des mêmes personnes. On peut faire l’hypothèse que, désormais, une « exposition universelle » réussit quand, soit elle réunit ces deux publics potentiels (touristes sans audace et voyageurs événementiels), soit, plus modestement, elle parvient à produire une intersection significative entre les deux groupes : en font partie ceux qui ont besoin d’un déclencheur puissant pour se rendre dans un lieu inhabituel, tout en s’intéressant, de loin, au Monde dans son ensemble. Dans le cas de Milan, on pourrait conclure que le déclencheur que les concepteurs ont trouvé pour fédérer les membres de ce groupe est celui-ci : à Milan, en 2015, vous pouvez acheter une indulgence écologique — en parcourant les stands ou, mieux, en écoutant un débat entre exégètes de l’encyclique papale sur l’environnement — et n’avoir, du coup, aucun scrupule à goûter tous les vins italiens pour nourrir la planète, et à terminer la journée, si « l’énergie pour la vie » est encore disponible, en se bourrant de Big Macs et de Nutella.

Image 3 : Le bonheur dans le mouvement : vélo, Milan, Coca Cola. Source : Jacques Lévy.

Image 3 : Le bonheur dans le mouvement : vélo, Milan, Coca Cola. Source : Jacques Lévy.

Ce serait aller un peu vite. Il faut plutôt profiter de l’événement pour constater un fait : la thématique de l’alimentation connecte les deux enveloppes naturelles de l’humanité, le corps et la Nature. Comme nous sommes progressivement devenus acteurs dans ces environnements, ce qui a longtemps été de l’ordre de la fatalité est devenu problème, celui de la tension entre liberté et responsabilité. À travers ces sujets, nous parlons autonomie individuelle, espace habité, et politique. Et peu importe au fond que ce soit à propos d’une tranche de pizza au coin de la rue ou d’un bar à vin chic : pour toute la partie de l’humanité qui mange à sa faim (et dont la proportion ne cesse d’augmenter), il y a quelque chose de commun, de devant-être-partagé dans le rapport à la nourriture, quelque chose qui lui parle d’elle-même, de ses problèmes, de la singularité de chacun de ses membres et de sa sociétalité commune, tendanciellement mondiale. Manger n’est pas seulement une activité banale, nécessaire et agréable, mais un enjeu universel. Comme souvent, la zone molle de la classe moyenne — celle qui est à la fois indolente et de bonne volonté — et les professionnels spécialisés qui, tels les concepteurs d’« événements », s’emploient à la comprendre pour mieux en tirer avantage, nous disent des choses fondamentales sur le monde tel qu’il va.

Résumé

La thématique de l’Exposition universelle de Milan, en 2015, « Nourrir la planète » semble à pauvre, discutable et complaisante. Au-delà de ce mélange indigeste de commerce, d’écologie et de géopolitique, n’est-ce pas le signe de l’épuisement de ce genre d’événement en son principe même, dans un contexte où il n’est plus nécessaire, ni même utile pour découvrir le Monde et où seuls les voyageurs paresseux peuvent y trouver de l’intérêt. Cette « zone molle de la classe moyenne » a tout de même, justement, quelque chose à nous dire sur les enjeux mondiaux d’aujourd’hui.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Jacques Lévy, « Le Monde, comme si vous y étiez. », EspacesTemps.net [En ligne], Laboratoire, 2015 | Mis en ligne le 13 juillet 2015, consulté le 13.07.2015. URL : https://www.espacestemps.net/articles/le-monde-comme-si-vous-y-etiez/ ;