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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La ville au Moyen Âge et à l’époque moderne.

Du lieu réticulaire au lieu territorial.

Ce que nous [1] entendons communément par « ville », et dont certains géographes constatent aujourd’hui la disparition au profit de l’urbain [2], n’existe pas de manière continue depuis l’Antiquité, mais plus particulièrement depuis la fin du Moyen Âge. Le mot « ville » charrie en effet des représentations spécifiques de l’époque moderne : identifiées le plus souvent par les termes latins d’urbs et de civitas, ces dernières mettent en porte à faux et ne rendent pas bien compte de certaines pratiques sociales dans l’Occident latin entre la fin de l’Empire romain (5e siècle après J.-C.) et les 13e-14e siècles. Fonctionnant au début du Moyen Âge à la manière d’un lieu réticulaire, la ville s’est ensuite cristallisée sous la forme d’un lieu territorial à partir de la fin du Moyen Âge. Cette position, que je souhaite défendre, affleure ici ou là dans la bibliographie historique (Galinié 2000, Cardinali 2002, Chouquer 2008), mais elle n’est jamais pleinement démontrée, ni mise en relation avec le savoir géographique contemporain, ce qui constitue les objectifs de cet article.

On peut partir du constat de l’inadéquation des taxinomies habituelles (« ville », « urbs », « civitas ») pour une période réputée étrangère au fait urbain, à savoir le premier Moyen Âge [3]. Il me semble que, sans nier la primauté du monde rural à cette lointaine époque, des études récentes en archéologie et en histoire montrent qu’il existe bel et bien un fait urbain, qui a ses caractéristiques propres, qu’on a jusque-là sous-estimées, voire escamotées, parce qu’on a réduit l’urbain à une seule forme, celle de la ville telle qu’elle se met en place à partir du 14e siècle.

Les termes d’« urbs » et de « civitas » étaient à bon droit convoqués par Françoise Choay pour diagnostiquer, à la fin du 20e siècle, la fin de la ville : il y a selon elle un « divorce entre l’urbs et la civitas » (Choay 2006, p. 191), l’urbs renvoyant à la matérialité spatiale de la ville et civitas à la communauté humaine et politique. Encore faut-il affirmer plus nettement que ces conceptions idéelles, bien que magnifiées et naturalisées par l’emploi de la langue latine qui donne l’illusion de l’ancienneté, ne furent élaborées, en tant que représentations de la ville, qu’à partir de la fin du Moyen Âge. Certes ces mots existent avant la fin du Moyen Âge et certes de l’urbain existe à l’époque antique, mais ce que désigne Choay par la synthèse de l’urbscivitas n’existe pas durant le premier Moyen Âge. À force de parler du divorce d’urbs et de civitas, on a oublié qu’il y eut auparavant mariage, et ce mariage n’avait rien de naturel ou d’inéluctable : il ne constitue pas une caractéristique générale de l’urbain depuis l’Antiquité, il n’est pas une espèce de fond commun anhistorique de la ville « traditionnelle », « ancienne », « historique » ou « européenne », toutes expressions ambigües que l’on trouve parfois chez les chercheurs contemporains, y compris chez Choay, qui, par ailleurs, établit de manière magistrale la généalogie historique de l’urbanisme. On essaiera de montrer ici que le discours d’Alberti, pour instaurateur qu’il soit de la pensée urbanistique, n’est qu’une composante de la conception moderne de la ville.

Première représentation donc, celle de la ville-urbs qui renvoie à son unité spatiale et matérielle. Si les villes antiques disposent d’un espace propre et singularisé, une nouvelle conception unitaire de l’espace urbain, qui n’avait pas cours durant le premier Moyen Âge, prend forme à la Renaissance dans un double processus pictural (invention de la perspective) et urbanistique (première théorisation par Alberti de ce qui sera nommé bien plus tard, à la fin du 19e siècle, « urbanisme », suite aux travaux de Cerda, voir Choay 1980 et Frey 1999). Ce double processus participe de l’émergence d’une nouvelle conception du monde, où l’homme, confiant en lui-même, est désormais placé au centre et, s’appuyant sur la raison géométrique, s’affranchit progressivement de Dieu [4] : cette idéologie moderne qualifie désormais de « réalité » ce qui était auparavant considéré comme résultant de la « création » divine (Guerreau 2001). Ce processus d’affirmation de la Modernité se traduit donc par un nouveau régime de rationalité ou d’idéalité.

Deuxième représentation lourde, charriée par le mot « ville », celle du gouvernement municipal institutionnalisé : c’est la ville-civitas qui constitue une communauté politique, celle censée intervenir sur l’espace de la ville-urbs dont elle a la maîtrise. Là encore, cette expression unitaire du politique, qui existait à l’époque antique, mais disparaît au cours de l’Antiquité tardive (5e-8e siècle), ne réapparaît que bien plus tard : elle est de nouveau observée à partir du 13e siècle et ne se formalise le plus souvent qu’au 14e, l’Italie étant cependant plus précoce en la matière. Dans tous les cas, ce n’est que lentement à partir du 12e, et plus certainement aux 13e-14e siècles, que ce que l’on appellera le « corps de ville » à partir du 14e siècle se réifie par des bâtiments spécifiques (maison de ville, beffroi, halles, etc.) et des procédures techniciennes (impôts spécifiques, comptabilités, organisation du guet).

La combinaison de ces deux thèmes a donné le concept de « ville », soit un puissant schème ou opérateur idéel qui a longtemps légitimé l’action urbaine, dont on peut dire, avec Philippe Cardinali, qu’il est une « invention moderne », à tel point que « ville » et « moderne » apparaissent parfois comme des termes redondants (Cardinali 2002).

Ce qui m’intéresse ici, c’est d’insister sur le premier versant de ce processus — le bord ascendant en quelque sorte — pour le mettre en rapport avec le versant descendant, décrit dans les années 1990-2000 par les géographes spécialistes de l’urbain. Car si la ville qui unifie l’urbs et la civitas a une fin, elle a aussi un début. On cherchera ici à en poser quelques jalons en s’appuyant sur les études antérieures, qui ressortent du champ (en gros) historique, et en les soumettant à une lecture (en gros) géographique.

Du côté historique, on articulera des travaux d’histoire, de l’archéologie et de l’histoire de l’art qui ne sont pas souvent mis en relation, qu’il s’agisse de propositions générales (Certeau 1980, Guerreau 1996, Chouquer 2008) ou disciplinaires, développées à partir de travaux sur la ville moderne de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance (Chevalier 1982, Cardinali 2002), ou sur l’archéologie médiévale (Galinié 2000, Burnouf et al. 2009).

Du côté géographique, on retiendra l’usage conceptuel de certains termes, pourvus d’un sens construit, restreint et précis, ceci permettant de produire un discours cohérent pour l’étude des sociétés dans la longue durée, en fonction d’une problématique particulière (Lévy 1999, 2009, Lévy et Lussault 2003). En partant de la question de la distance qui se pose à toute société, Jacques Lévy met sur le même plan la co-présence, les télécommunications et la mobilité. Depuis la préhistoire, ces trois manières de gérer la distance ont été diversement utilisées et associées par les sociétés, produisant ainsi des organisations sociales et des formes d’occupation du sol éminemment variables. Si les télécommunications consistent à transmettre une information entre deux réalités sociales (A et B), et la mobilité à assurer le déplacement physique de biens de A vers B, la co-présence se caractérise par la proximité physique de A et de B au même endroit. Lorsque cette co-présence produit de la densité et de la diversité à la fois sociales et spatiales, cela donne de l’urbain. L’urbain est donc une catégorie générale, considérée non pas uniquement comme un type d’espace, mais comme une forme mise en œuvre par les sociétés pour gérer la distance. Au sein de cette catégorie générale de l’urbain, les géographes font de la ville un géotype, soit une des configurations possibles de l’urbain : elle ne constitue aujourd’hui qu’une partie des métropoles contemporaines, celle du centre-ville (Lévy et Lussault 2003 p. 949-951 et 991), celle qui se caractérise par la plus forte urbanité (ibid., p. 1081).

En se situant dans la clarification conceptuelle des géographes nous invitant à distinguer la ville comme une sous-catégorie de l’urbain, on caractérisera, dans un premier temps, le fait urbain jusqu’aux 12e-13e siècles, qu’on appellera ici le premier Moyen Âge, très différent dans ses formes de l’urbain qui se met en place à partir de la fin du Moyen Âge (14e-15e siècles). Cela permettra d’identifier les impensés de la notion de ville, qui ne sont opérants que, grosso modo, depuis 1350. Dans un second temps, on examinera les caractères spatiaux de la ville ainsi limitée dans le temps, qui sera non seulement historicisée, mais aussi géographicisée : la ville moderne peut être définie comme la combinaison syncrétique du lieu et du territoire, termes entendus là encore au sens de la géographie des métriques. Ainsi conceptualisée comme lieu territorial, qui succède à un urbain polynucléaire et réticulaire, elle apparaîtra comme un arrangement temporaire et particulier d’espace et de temps, érigé en un puissant modèle idéel, encore capable de légitimer l’action, mais dont le plein développement n’en reste pas moins une séquence historique et non un invariant de la condition humaine.

L’historicité de la ville : le fait urbain avant le 14e siècle.

Tentons de caractériser l’urbain du premier Moyen Âge. Les mots d’abord. Il est fréquemment rappelé que le substantif français « ville » ne tire son étymologie ni de urbs (polis en grec), ni de civitas (astu en grec), mais de villa, qui désigne notamment une unité d’exploitation agricole à l’époque romaine, ce jusqu’au 9e siècle inclus. Surtout, entre le 8e et le 12e siècle, la réalité urbaine est désignée par une multitude de termes (Chevalier 1981) : civitas et urbs bien sûr, mais aussi suburbium, burgus, portus, vicus, castrum, castellum, pour se limiter à la seule langue latine. Si certains termes sont régulièrement associés dans des formules stéréotypées (on trouve souvent la formule suburbium civitatis), il est remarquable qu’aucun de ces vocables ne s’impose comme unique et dominant. Chacun est porteur de connotations spécifiques et renvoie à un contexte particulier : épiscopal pour civitas, fortifié pour castrum et castellum, fluvial pour portus… Ainsi, ces termes ne constituent pas une taxinomie ordonnée : on ne voit pas de principe explicatif unique permettant d’ordonner ces réalités scripturaires selon un seul critère hiérarchique. Certains mots paraissent polysémiques, tel burgus : s’il désigne souvent une agglomération à proximité d’un château ou d’un établissement ecclésiastique et qui rassemble la familia dépendante d’un seigneur (laïc ou ecclésiastique), il peut aussi être utilisé comme un synonyme d’urbs.

A contrario, l’usage du mot « villa/ville » dans un sens urbain apparaît tardivement dans les actes de la pratique [5] de l’Occident médiéval, au 12e siècle et plus nettement au 13e. Encore faut-il préciser que les différents usages de ce mot ne suggèrent pas, à cette époque, une conception homogène et continue de l’urbain, bien au contraire. Tout d’abord, dans des documents d’arbitrage des droits seigneuriaux concernant tout ou une partie d’une agglomération [6], les différents articles ne constituent jamais des séries ordonnées spatialement : il n’y a pas de conception a priori de l’espace, qui serait divisé en différentes portions examinées les unes après les autres. Des lieux évoqués au début d’un acte peuvent être de nouveau mentionnés à la fin de l’acte, car d’autres droits seigneuriaux les concernant sont alors examinés : ce qui prime, c’est le partage de ces droits qui définissent les relations entre les seigneurs et leurs dépendants, les modes de règlement des redevances et d’exercice de la justice. Certes, chacun de ces droits est bien localisé, et la localisation même d’une action quelconque (accoster, vendre des produits, se battre en duel, boire dans une taverne, prêter de l’argent, etc.) est déterminante pour savoir quel seigneur dispose du pouvoir d’arbitrer chacune de ces pratiques [7]. Mais la forme spatiale de ces pratiques est toujours fondamentalement plurielle et jamais singulière : les arbitrages écrits dans ces documents concernent des endroits de l’espace urbain, qui sont toujours particuliers, déconnectés les uns des autres et identifiés prioritairement par les pouvoirs seigneuriaux qui les régissent (clos, bourg, rue, couture de tel seigneur, etc.).

De plus, lorsqu’il y a arbitrage entre quelques grands seigneurs dans le cadre d’une agglomération particulière, la totalité de la surface potentiellement concernée n’est absolument pas départagée, bien au contraire : il y a beaucoup de secteurs qui ne sont pas mentionnés, non pas qu’ils soient vides d’hommes, mais tout simplement parce qu’ils ne constituent pas des enjeux de pouvoir effectifs et ne justifient donc pas d’être ne serait-ce que cités. Dans ce type de document s’intéressant à une localité particulière, on ne statue jamais sur le sort de toute l’agglomération.

Par ailleurs, si « villa » peut être employé de manière unitaire, pour désigner la totalité d’un espace urbain, il peut aussi être utilisé en association avec d’autres termes pour ne désigner qu’un des pôles de l’espace urbain [8]. Cet usage du vocabulaire urbain montre donc un espace fondamentalement pensé de manière segmentée (Chevalier 1985), ou mieux polynucléaire, sans éprouver le besoin d’identifier systématiquement le tout par une identité qui subsumerait celle des parties. Même les usages unitaires du terme « villa » (par exemple, dans les actes de Philippe Auguste en 1190 pour Tours et en 1222 pour Paris) renvoient à un urbain conçu comme la juxtaposition, au mieux la somme, perpétuellement ré-évaluable de ses éléments, toujours conçus comme premiers par rapport à lui (Cardinali 2002). L’espace urbain y apparaît donc discontinu, hétérogène et polarisé [9]. Dit autrement, ce que nous désignons communément par « l’espace », avec un singulier générique, et qui renvoie à la notion philosophique de Kant comme catégorie spatiale a priori et préexistante du réel, n’existe pas pour les médiévaux (Morsel 2007a). Les médiévaux savent très bien faire avec l’espace (qu’il s’agisse de circuler, exploiter le sol, construire, etc.). Ils ont aussi établi un savoir géographique bien plus complexe que ce qui est dit habituellement, parfaitement connaisseur de la rotondité de la terre — la croyance dans une terre plate étant un mythe historiographique forgé au 19e siècle (Gautier-Dalché 2013). Mais ils n’ont pas l’espace comme catégorie de pensée qui existerait indépendamment d’une réalité concrète ; le mot « spatium » existe bien dans la langue latine médiévale, mais il signifie « intervalle » et il est utilisé autant pour des séquences spatiales que temporelles.

Autre élément, les images. Si l’opposition entre le régime iconique de l’urbain (l’idéogramme antérieur au 14e siècle) et une nouvelle représentation de la ville à partir des fresques de Sienne a été constatée depuis longtemps déjà (Chevalier 1981), le travail a été largement développé par Philippe Cardinali (2002), dont on reproduira ici quelques conclusions. Pour celui-ci, la première figuration de la ville en tant que telle, avec une véritable fonction de représentation, et pas simplement de signification, correspond aux fresques du palais communal de Sienne d’Ambrogio Lorenzetti, peintes vers 1337-1339, et notamment à celle des effets du bon gouvernement (Figures 1 et 2). Après avoir examiné plusieurs images montrant des villes aux 12e et 13e siècles, notamment les chapiteaux du cloître roman de l’abbaye de Moissac et les peintures des primitifs italiens tels que Duccio et Giotto, Philippe Cardinali en arrive à distinguer deux régimes iconographiques différents. Le premier, antérieur à Lorenzetti, et qui est considéré comme « médiéval » par Cardinali, est une figuration symbolique de l’agglomération urbaine, iconique, très stylisée (figuration d’un mur ou d’une porte pour renvoyer à l’ensemble urbain) qui suggère l’espace urbain de manière métonymique, non pas pour le re-présenter mais le signifier (ce qu’il appelle la « représentation délomique »). Pour lui, l’image du christianisme médiéval vise à montrer l’essence des choses, non pas à jouer avec leurs apparences.

Figure 1 : Fresque des effets du bon gouvernement de Sienne (mur est), la ville. Sources : Wikimedia (http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambrogio_Lorenzetti_015.jpg)

Figure 2 : Fresque des effets du bon gouvernement de Sienne (mur est), la campagne. Sources : Wikimedia (http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambrogio_Lorenzetti_011.jpg)

Au contraire, à partir de Lorenzetti, on a une représentation qui se veut mimétique, même si elle ne l’est pas : si elle fourmille de détails réalistes, ceux-ci restent soumis à l’idéologie du Bon gouvernement (Boucheron 2005). Cependant, la différence avec le régime iconique précédent tient au fait que la représentation, non pas soit plus réaliste, mais se prétende plus réaliste. Surtout, elle prend véritablement comme sujet la ville elle-même, en la mettant au centre, et ne se contente pas de la faire figurer comme un décor dans l’avant ou l’arrière-plan. Même chez Giotto, qui meurt au moment où débute la peinture des fresques siennoises, la peinture de la ville n’occupe qu’une bande spatiale, plus ou moins large, mais toujours bornée en profondeur et ressemblant à un proscenium [10] de théâtre, en restant dans un espace limité. S’il arrive à bien figurer des ensembles de construction d’ampleur restreinte, il échoue à représenter la ville dans son ensemble avec la même crédibilité. Chez Ambrogio, en revanche,

la ville n’a plus rien d’un conglomérat de silhouettes sans épaisseur reléguées au second plan, et ses constructions ne se réduisent plus à de simples images de décor : articulant sans timidité des volumes qui peuvent être assez complexes […], les édifices sont partout et à tous égards, sinon à l’échelle exacte de leurs habitants, du moins à leur taille. (Cardinali 2002, p. 118)

La ville est devenue le vrai sujet de la fresque, et elle en est le centre alors même qu’elle n’occupe que la moitié du panneau des effets du Bon gouvernement. En matière iconographique donc, la ville n’existe qu’à partir du milieu du 14e siècle, avant de se développer à l’époque moderne comme genre à part entière, comme en témoigne le surgissement de l’imagerie urbaine à partir du 16e (vues à vol d’oiseau), qui aboutira au 18e siècle au genre si prisé de la veduta [11].

Troisième élément caractéristique de la conception de l’urbain du premier Moyen Âge : l’absence totale de préoccupation concernant la limite de l’agglomération. Le fait même que n’existe pas à l’époque carolingienne et féodale la préoccupation de contenir l’expansion de l’espace urbain n’a pas été suffisamment souligné : ce n’est tout simplement pas le problème des médiévaux, qui n’ont jamais cherché, contrairement à nous, à stopper l’extension urbaine, ni même à répartir les populations de manière plus équilibrée sur le sol. À moins de considérer que la raison en est qu’ils furent plus stupides que nous [12], il faut bien prendre acte de cette absence. À cette époque, on cherche bien à définir, et de manière extrêmement précise, où et quand chaque seigneur peut exercer tel droit. On est aussi capable d’anticiper une extension des terres, par exemple suite à l’ensablement des rives d’un cours d’eau. S’ils n’ont évidemment pas la perception scientifique du processus de dépôt alluvial, suite à la réduction des débits liquides par rapport aux débits solides transportés par le cours d’eau, cela ne les empêche nullement de prendre en compte les conséquences d’un tel phénomène géophysique. La question importante à leurs yeux, en cas d’extension, est : de quel seigneur dépendront les futurs habitants de ces nouvelles terres ? Et en aucun cas : cela va-t-il déséquilibrer la répartition des hommes et des activités ? À Tours, suite à un précédent conflit au 11e siècle, on précise bien en 1190 que tous « les accroissements de rive » du côté de Saint-Martin seront du ressort du roi (et non pas du comte d’Anjou, le grand seigneur concurrent) : peu importe que le secteur martinien, déjà bien plus dynamique que le secteur oriental de la Cité, s’en trouve encore un peu plus renforcé. À Paris, la plus grande ville du royaume, la première manifestation d’une volonté politique, en l’occurrence royale, de limiter l’espace urbain date de François Ier. Son édit de 1543 met en vente les terrains et les constructions en ruine de l’ancien hôtel royal de Saint-Paul, qui sont accusées d’« encombrer […] et difformer grandement » Paris, et à la place desquelles on pourrait construire de « beaux logis ». Comme il est le premier d’une longue série de textes normatifs qui complètent et prennent des mesures de plus en plus coercitives tout au long des 17e et 18e siècles, force est de constater qu’auparavant, c’est le néant en la matière ; cette question de la forme harmonieuse de la ville n’était pas jusque-là un problème pour le pouvoir (qu’il soit royal ou seigneurial) — elle n’existait tout simplement pas.

Quatrième caractéristique de l’urbain au début du Moyen Âge : sa mise en ordre fondamentalement réticulaire. Non seulement l’urbain n’est pas limité, mais il n’est pas non plus continu. D’après les documents carolingiens, les principales forces sociales à l’œuvre dans l’urbanisation, ce sont les grandes églises qui exploitent leur domaine en faisant transporter les denrées et les hommes jusqu’à leurs portes. Leur patrimoine foncier, à une échelle parfois très étendue, est constitué en réseau : il est constitué de multiples lieux, qui sont autant de points éloignés les uns des autres, mais reliés par les circulations d’hommes et de produits convergeant vers le centre qu’est l’église. Autour de ces centres ecclésiastiques, des bourgs se forment, comme par exemple à Saint-Martin de Tours (Noizet 2002). Ainsi, les opérateurs qui apparaissent moteurs dans la pratique sociale, ce ne sont pas les agglomérations elles-mêmes, mais ces puissantes églises dont la puissance repose sur leur capacité à structurer et imposer des circulations centripètes. Des historiens comme Jean-Pierre Devroey et Pierre Toubert ont bien montré comment les réseaux d’approvisionnement mis en place par ces grands établissements ecclésiastiques participaient à animer les échanges et à regrouper les hommes à l’époque carolingienne (Toubert 1990, Devroey 1993). De cette façon, dans les actes carolingiens, Saint-Germain-des-Prés apparaît bien plus connecté à ses vignes de la vallée de la Loire qu’à l’île de la Cité à Paris, pourtant beaucoup plus proche. De la même manière, Candes (à 50 km de Tours par voie fluviale) est directement connecté au bourg de Saint-Martin, bien plus que la Cité de Tours (pourtant distante de moins d’1 km). Donc, même s’il existait aussi des relations de proximité entre ces différents pôles (entre Saint-Germain-des-Prés et l’île de la Cité à Paris, ou encore entre le bourg de Saint-Martin et la Cité de Tours), les documents de cette période donnent à voir un urbain fondamentalement réticulaire, plus caractérisé par la connexité que par la contiguïté.

Ainsi donc, avant la fin du Moyen Âge, tant les conventions langagières et visuelles que les procédures de la pratique sociale témoignent d’une conception fondamentalement anisotrope, discontinue, réticulaire et polarisée de l’espace urbain. Au contraire, la notion de ville tend à lisser l’espace urbain interne, en faisant comme s’il était isotrope et continu, comme si les pôles étaient moins importants que la limite qui lui donne son unité. Si, dans l’idéologie de la ville, l’unité peut transcender les différences, l’urbain du premier Moyen Âge assume les différences entre espaces, et ces différences priment sur l’unité.

Est-ce à dire que des agglomérations urbaines n’existent pas auparavant ? À l’évidence, non. Donc la différence qui est ici opérée entre un avant et un après la fin du Moyen Âge, qui a particulièrement du sens lorsqu’on se situe dans une longue durée jusqu’à l’actuel (et non pas au sein d’une période historique précise), montre tout l’intérêt de donner des sens différents à « urbain » et « ville ». La proposition, venue des géographes, d’un usage conceptuel de ces mots clarifie utilement les choses pour l’historien. Car l’urbain, soit la densité et la diversité socio-spatiales, existe bien aux époques sans villes. Mais il prend d’autres formes, qu’il ne faut pas chercher là où on l’attend le plus, c’est-à-dire en reprenant les signes de la ville moderne.

À mon sens, pour la période antérieure au 14e siècle, les enceintes ne sont pas nécessairement les marqueurs de l’urbain les plus signifiants, contrairement à ce qui est mentionné dans les synthèses historiennes (Le Goff 1998, Boucheron et Menjot 2003). Les formes urbaines du premier Moyen Âge, on les trouve — depuis peu — en archéologie, et elles correspondent à des pratiques matérielles bien spécifiques, globalement attestées entre le 4e et le 12e siècle. Devraient ainsi être rangés dans l’urbain de cette période les objets ou pratiques suivantes : les « terres noires », les aires d’ensilage, l’occupation disjointe et mobile des unités domestiques, une construction processuelle des bâtiments complexes (sans plan d’architecture préalable). Examinons rapidement chacun de ces éléments, dont certains sont aujourd’hui classés — à mon sens inutilement — dans la catégorie scientifique « rural ».

La production du sol, actuellement dénommée « terres noires », attestée entre le 4e et le 12e siècle, est fondamentalement différente de ce qui se passe avant et après cette période (Desachy et Borderie 2009). Succédant aux couches urbaines romaines, où foisonnent domus, temple, voie, forum et autres théâtres, ces niveaux, dont les fouilles préventives ont montré leur omniprésence en France métropolitaine, contrastent par la pauvreté de leur matériel archéologique et leur absence de stratification. Ils ont longtemps été interprétés comme des friches, de la terre à jardin ou au mieux des espaces cultivés, bref du rural. Le paradigme scientifique était alors celui d’un abandon de l’habitat romain, d’une ruralisation de l’espace urbain antique interprétée comme une rétraction. En effet, ces niveaux d’occupation, que les yeux perçoivent comme homogènes (non stratifiés), se caractérisent par l’absence d’artificialisation de l’horizon supérieur du terrain (peu de constructions en dur et surtout peu de sols en dur, pas de dallage et d’empierrement de voirie), et par l’absence de confinement spatial des flux de rejet (pas de caniveaux ni de latrines). Si l’apparence de ces couches est homogène, à l’échelle macroscopique de la vision humaine, des protocoles scientifiques à échelle microscopique montrent que cette homogénéisation, due à l’activité biologique des vers de terre, n’est que partielle et s’opère le plus souvent au moment même du dépôt. Selon Bruno Desachy et Quentin Borderie,

les apports organiques de toutes sortes dues à l’occupation et à l’activité humaine feraient alors du sol un puissant réacteur biologique, dont la capacité de production de « terres noires » ne témoigne pas d’un abandon, mais au contraire de la densité de l’occupation. (2009, p. 200)

La géoarchéologie est ici à l’origine d’un changement de paradigme majeur puisque l’interprétation jusque-là dominante y voyait une pseudo-phase de remise en culture, suivant en cela l’ancien schéma historien pessimiste du haut Moyen Âge. Cette période accuserait un recul de l’urbanisation, car on n’y retrouve pas les marqueurs de la ville de la fin du Moyen Âge : pour faire court, pas d’écrit, pas de communauté urbaine formalisée, pas de conception urbanistique. La présence systématique de cet horizon noir dans toutes les villes et les progrès en géoarchéologie, qui montrent que ces niveaux initialement stratifiés ont été partiellement restructurés par une intense activité organique, obligent à reconsidérer complètement l’interprétation classique. Ainsi, il n’y a pas désertion, mais occupation selon de nouvelles modalités qui ne produisent pas au final le même sol. Au contraire, même si on a du mal à l’appréhender, on peut en faire un des marqueurs de la densité urbaine du premier Moyen Âge, ce qui d’ailleurs est congruent avec l’interprétation désormais optimiste de l’époque carolingienne, considérée comme une phase de croissance depuis les travaux de Pierre Toubert et Jean-Pierre Devroey (la vision pessimiste héritée de Georges Duby, Robert Fossier et Jacques Le Goff étant aujourd’hui abandonnée).

Autre objet, révélé de la même manière par les grands chantiers de l’archéologie préventive depuis les années 1990, et qui a pareillement du mal à trouver sa place dans le paradigme moderne de la ville : les aires d’ensilage groupé marquées par une très grande densité des silos pour le stockage des céréales au haut Moyen Âge. Dans le sud de la France, on découvre de vastes « champs de silos » disposés en batteries dont la densité des structures, avec une organisation spatiale très structurée, prouve l’existence précoce de très fortes densités et de spécialisation spatiales. C’est le cas, par exemple, du Toulousain (Carme Henry 2010), avec 800 structures sur à peine un hectare à Clos-Montplaisir (Figure 3), ou encore du Roussillon, où l’on a récemment découvert plus de 2000 silos sur une superficie d’1,5 ha environ (Puig à paraître).

Figure 3 : Plan général des vestiges archéologiques à Clos-Montplaisir (Rémy Carme et Yann Henry, société Hadès). Source : Figure extraite de Carme et Henry 2010, reproduite avec l’aimable autorisation de leurs auteurs.

Ces sites se caractérisent souvent par une occupation, d’abord modeste et pionnière à partir des 7e-8e siècles, mais qui connaît une intensification très nette à partir des 9e-10e siècles, avec une très nette spécialisation dans le stockage agricole, avant de disparaître au plus tôt au 10e et au plus tard au début du 13e. Le nombre total de silos ne laisse aucun doute sur le caractère collectif et communautaire de cette pratique visant à regrouper les stocks, moyen le plus sûr et le moins coûteux (en temps comme en main d’œuvre animale et humaine) d’en assurer la gestion. Si on trouve régulièrement quelques groupes d’inhumations, on ne trouve pas sur les sites eux-mêmes l’habitat des vivants, ce qui ne manque pas d’embarrasser les archéologues, coincés justement par l’inadéquation du paradigme de la ville avec leurs vestiges. D’où des expressions inappropriées : « postes avancés au plus près des zones cultivées, résidences saisonnières, marges d’habitat, aires agricoles isolées en rase campagne, proto-villages » (citées par Carme Henry 2010, p. ??). En réalité, les vivants qui ont creusé et utilisé ces silos ayant nécessairement existé : leur habitat existe bel et bien. Simplement, il n’est pas in situ, dans la proximité immédiate de ces silos : c’est le modèle de l’espace continu qui est limitant, exactement comme l’était le paradigme de la déprise urbaine du haut Moyen Âge pour les terres noires. Mais ces aires d’ensilage prouvent l’existence de sociétés hautement organisées, capables de produire et gérer des sites spécialisés mutualisés, dont ces batteries de silos ne sont probablement qu’une seule composante. Bref, un peu comme nos supermarchés des zones commerciales, où personne ne vit mais où tout le monde vient faire ses courses.

Troisième élément, l’occupation agglomérée continue dans le temps, mais dont l’emprise spatiale est fondamentalement disjointe et mobile durant le premier Moyen Âge, et qui n’est pas structuré par le bâti en front de rue, comme c’est le cas à partir du second Moyen Âge. L’archéologie a montré que, au moins dans la moitié nord de la France, l’habitat urbain classique — une maison en dur ouvrant sur la rue, mitoyenne avec d’autres maisons par ses côtés perpendiculaires à la rue, et rejetant des bâtiments annexes en fond de parcelle, dans une cour ou un jardin — auquel on est habitué depuis qu’il existe des représentations en plan, ne devient le principal mode d’occupation du sol que tardivement : ce que nous appelons aujourd’hui des rues, des parcelles et des maisons n’existe matériellement qu’à partir de la fin du 12e siècle. En région parisienne, plusieurs fouilles archéologiques préventives de grande ampleur montrent même que les modes d’occupation du sol du haut Moyen Âge perdurent jusqu’au 13e siècle. À Villiers-le-Bel, dans le Val d’Oise, les bâtiments en matériaux périssables sur trous de poteaux et les fonds de cabane, caractéristiques de l’habitat du haut Moyen Âge, sont régulièrement entretenus et réaménagés depuis la fin du 8e siècle jusqu’au 13e siècle inclus, tandis que le bâti en dur, avec pierre et plâtre, ne débute qu’au 14e siècle (Gentili 2008). Autre exemple, la fouille de la rue des Fossés à Tremblay-en-France, un des domaines de l’abbaye de Saint-Denis, mentionné dès l’an 862 dans la documentation écrite, montre trois états successifs d’une occupation du 11e au 15e siècle (Figures 4, et 5 Lafarge 2006).

Figure 4 : Plan du site de la rue des Fossés à Tremblay-en-France, 11e-13e siècle (doc. Département de la Seine-Saint-Denis, Bureau du patrimoine archéologique, dessin : Ivan Lafarge). Source : Figures extraites de Lafarge 2006, reproduites avec l’aimable autorisation de son auteur.

Figure 5 : Plan du site de la rue des Fossés à Tremblay-en-France, 13e-15e siècle (doc. Département de la Seine-Saint-Denis, Bureau du patrimoine archéologique, dessin : Ivan Lafarge). Source : Figures extraites de Lafarge 2006, reproduites avec l’aimable autorisation de son auteur.

Le premier état, daté des 11e-13e siècles, qu’on peine à décrire tant il ne colle pas avec le trio classique voies-parcelles-bâti, comprend sept bâtiments construits en terre et plâtre sur ossatures de bois (poteaux et sablières), avec de nombreuses annexes (fours domestiques, « fonds de cabanes », silos…). Il ressemble à l’habitat carolingien, car les bâtiments ne sont pas jointifs et en matériaux périssables (donc faciles à reconstruire n’importe où, et pas forcément à l’emplacement premier). Débute à partir du 13e siècle une phase de pétrification avec changement des modes constructifs : l’élévation partielle en pierre et plâtre des structures d’habitat antérieurement en terre et plâtre sur ossature de bois aboutit à l’aménagement de trois maisons contiguës et alignées du même côté, celui de la rue, tandis que se trouvent en arrière, côté cour ou jardin, des structures excavées et légères typiques de l’habitat carolingien où ont lieu les activités artisanales. Enfin, la troisième grande phase d’occupation correspond aux 14e-15e siècles : les fonds de cabane ont totalement disparu, l’habitat s’est développé tout en restant sur les mêmes fondations que celui du 13e siècle, avec des agrandissements qui donnent, au 15e siècle, cinq à onze pièces pour chacune des trois habitations. Il est intéressant de relever que l’habitat disjoint de la première phase n’a pas du tout laissé, en plan, d’héritages dans les états pétrifiés de l’habitat : aucune limite n’est commune, alors que c’est clairement le cas entre les phases 2 et 3. Ce n’est qu’à partir du 13e siècle que se met en place un espace structuré par la voie et le bâti dont la disposition est sans cesse réactualisée jusqu’à aujourd’hui. Par ailleurs, si le bâti de la première phase n’est pas contigu, il n’en est pas moins dense. S’il est difficile d’extrapoler le nombre d’hommes, on peut comparer les unités d’habitation. Or, si l’on a sept bâtiments principaux dans la première phase, il n’en reste plus que trois par la suite. Ce que nous montre cet exemple, c’est qu’il peut y avoir agglomération dense à l’échelle de la localité, mais sans contiguïté à l’échelle du bâti. Bruno Desachy parle donc ainsi d’« urbain disjoint » (Burnouf et al. 2009, p. 163), ce qui n’est pas sans rappeler l’actuel « urbain discontinu » analysé par Choay.

Dernier élément, sur la nature incrémentale des processus constructifs avant le 13e siècle : l’absence du dessin d’architecture préalable à la construction de bâtiments pourtant complexes. Par exemple, les premières générations de cathédrales gothiques ont été édifiées sans dresser un plan préalable de projet par un architecte, ce qu’on a peine à imaginer aujourd’hui. Il a bien existé des représentations graphiques liées à la construction, telles que les tracing houses (« chambres des traits ») des cathédrales de York et Wells, datant du 13e siècle, ou le carnet de dessins de Villard de Honnecourt (première moitié du 13e siècle). Mais ces dessins n’avaient pas du tout la même fonction que notre plan d’architecte moderne, défini en amont de la phase constructive et posé explicitement comme modèle à suivre lors de la construction : ils ne visent pas à donner une image globale du résultat à atteindre et que les artisans doivent respecter à la lettre. Les tracing houses comportent des épures, tracées au sol ou dans la pierre, qui servaient à définir des gabarits : il s’agissait d’ateliers de conception (plus que de fabrication en série) de modules de pierre constituant des éléments stéréotomiques ponctuels à l’échelle du bâtiment. Le carnet de Villard est quant à lui une sorte de « couteau suisse des astuces constructives » selon l’expression de Jean-François Coulais (2011, p. 232) : ce catalogue de dessins synthétise les connaissances pratiques du géomètre, présentées de manière très concrète et pas du tout théorique (Bechmann 1993). Il s’agit d’expliquer des méthodes de calcul et de tracé d’objets architecturaux pour les appliquer à une multitude de situations et avec les outils les plus courants — par exemple, comment retrouver le diamètre d’une colonne prise dans une maçonnerie, comment dessiner un cloître dont la galerie est de même surface que la cour interne, comment vérifier l’aplomb d’un point inaccessible… Pour iconographiques que soient ces documents, ils ne remplissent pas du tout la fonction de notre plan d’architecte prescriptif définissant le modèle théorique du bâtiment à construire. Coulais, dont on synthétise ci-dessous les conclusions, rappelle que ce type de document n’apparaît qu’à la fin du Moyen Âge. Certes, on peut toujours objecter que cette absence résulte d’une destruction postérieure de ces documents, même s’il est permis d’en douter au vu du nombre massif de bâtiments complexes construits en Europe occidentale du 11e au 13e siècle. Quand bien même tous ces documents auraient effectivement été détruits après leur utilisation, il faut aussi souligner que l’on ne retrouve pas non plus leur simple mention dans la documentation écrite. Victor Mortet avait recherché en son temps la plus ancienne référence prescriptive à une représentation figurée : elle concerne la passation d’un marché pour la réfection du clocher de la Dalbade à Toulouse, construction qui « se fera d’après un dessin tracé sur un petit rouleau de parchemin à l’occasion » (Mortet et Bellanger 1897, cité par Coulais 2011, p. 21). Or cette référence est déjà très tardive, car elle date de 1381. Enfin, un autre document, également repéré par Mortet, permet d’établir, de manière positive cette fois-ci, que l’absence de plan d’ensemble préalable à la construction est réelle pour la période antérieure au 13e siècle, et non pas uniquement le résultat d’une destruction postérieure : un document de 1284 décrit, en amont de la phase des travaux, un projet de reconstruction de l’église des Cordeliers à Provins (Mortet Bellanger 1897). Ce document montre bien la dimension processuelle de l’opération, c’est-à-dire que l’ensemble du plan n’est pas préétabli avant les travaux et que certaines caractéristiques architecturales ne sont définies qu’au fur et à mesure de la construction. Ce texte, qui ne fait pas du tout référence à une quelconque forme figurée ou quantifiée de représentation du projet, suggère que les détails métriques de la construction sont fixés au moment de l’édification, et non au préalable, et qu’une large marge de manœuvre est laissée aux constructeurs qui doivent prendre des décisions durant le déroulement du chantier.

Ainsi, il nous faut bien admettre que les maîtres médiévaux possédaient l’étonnante faculté de concevoir en esprit même des bâtiments étendus et de les développer sur place sans l’intermédiaire d’un plan de projet. La coupure conception/exécution n’est pas aussi complète au 13e siècle qu’aujourd’hui : les architectes médiévaux étaient des maîtres-artisans qui restaient en permanence sur le chantier pour le diriger (sa présence était d’ailleurs une clause souvent stipulée dans les contrats) et le premier Moyen Âge ne distingue pas l’architecte du constructeur. L’essentiel du processus de construction se déroule en vraie grandeur, sur le sol même du chantier. Selon Lon Shelby, qui parle de « relation symbiotique » et « d’architecture incrémentale », ou Robert Branner, Spiro Kostof, Dieter Kimpel (qui a travaillé sur la sociogenèse de l’architecte moderne), ou encore Joël Sakarovitch (cité par Coulais 2011, chapitre 5), le plan était conçu mentalement (opus in mente conceptum) par l’architecte. Ce dernier le traçait ensuite directement sur le site, utilisé comme une planche à dessin, à échelle 1/1 avec des instruments simples (jalons, piquets et cordes), tandis que des perches et des cordes étaient utilisées pour les élévations. Les documents intermédiaires sur parchemin n’étaient pas nécessaires. Sans plan de projet, on mesure à quel point la pensée urbanistique est proprement impossible jusqu’au 14e siècle.

Certes, on trouve dans la documentation antérieure des règlements concernant l’aménagement du sol urbain. Contenant de nombreuses prescriptions comme la lutte contre les empiètements sur l’espace public, ils sont légion à partir des 12e-13e siècles, notamment dans les communes italiennes. Mais là encore, comme pour les enceintes, les terres noires ou l’ensilage, il me semble que ce n’est pas l’importation dans le Moyen Âge des objets modernes qui va permettre de bien comprendre les spécificités de cette période ancienne et d’en faire ressortir les logiques sociales profondes. Au-delà de ces normes urbanistiques, dont je ne nie évidemment pas l’existence, l’urbain de ce premier Moyen Âge est à mon sens plus marqué par ce processus constructif incrémental, plus ancré dans la pratique architecturale que travaillé par la tension théorie/pratique. Jean-François Coulais (2014) indique également que la fabrication historiographique de la Renaissance obscurcit l’évolution de la période médiévale vers le dessin d’architecture moderne. L’apparition des premiers dessins géométraux avait commencé plus tôt que la Renaissance, dans les ateliers et sur les chantiers, mais il n’atteint un stade de maturité que plus tard, durant laquelle apparaît la fonction moderne de représentation (ce qui n’est pas encore le cas au Moyen Âge). Ainsi, « le dessin sur support autonome tel que le parchemin ou le papier n’était devenu le principal support de médiation du processus constructif que très tardivement » (Coulais 2011, p. 238-239). Au Moyen Âge, la relation orale, le geste et l’inscription constituent des véhicules distincts de la médiation constructive, et correspondent à un régime particulier des visibilités, qui est fondamentalement différent du mode de pensée visuelle instauré entre le 16e et le 18e siècle.

Pour conclure cette première partie, quand on travaille dans la longue durée jusqu’à l’actuel, sans séparer le temps passé de ce qu’il est advenu, la ville gagne à être conceptualisée comme une séquence historicisée, et non pas naturalisée comme un invariant de la condition humaine. On ne gagne rien à en faire un type éternel, consubstantiel à l’homme. Soyons ainsi attentifs à la naturalisation par le « trou noir médiéval » : les études qui sautent allègrement de Rome à la Renaissance, en évacuant totalement la transmission du Moyen Âge, établissent ainsi une pseudo-continuité qui naturalise cette notion de ville, en faisant oublier qu’elle peut prendre des formes très différentes selon les époques.

Le concept de « ville », inévitablement chargé des représentations modernes, ne nous semble donc pas opérant pour l’étude de la société médiévale antérieure au 14e siècle. Il brouille plus qu’autre chose la compréhension que l’on peut en avoir, parce qu’il y a rétrojection sur ces périodes anciennes des fonctionnements sociaux ultérieurs (Morsel 2010). Pour autant, il y a bien, au premier Moyen Âge, comme ailleurs dans le temps, des modes d’être qui relèvent de l’urbain défini comme une modalité de la coprésence. Simplement, les modalités de l’urbain varient dans le temps et dans l’espace, et cela n’apporte pas grand-chose d’importer dans d’autres temps la conception strictement moderne de la ville. On observe de la densité et de la diversité dans ce que nous classions traditionnellement comme du rural. Par exemple, les aires d’ensilage (comme le péri-urbain aujourd’hui) échappent à notre binôme catégoriel ville/campagne. À mon sens, ces sites ressortissent de l’urbain au sens conceptuel général, c’est-à-dire en tant que mode de gestion de la distance, plus que du « rural ». De la même manière, classer la fouille de Tremblay-en-France dans le chapitre « rural » n’a pas d’intérêt, car elle révèle surtout la succession de deux formes d’occupation denses, soit urbaines au sens de la géographie des métriques. Peu importe que Tremblay soit une localité grande ou petite à telle ou telle époque, ce qui compte c’est que l’exploitation agricole du sol soit prise en charge par des populations qui se regroupent pour vivre entre elles et ailleurs que dans les espaces cultivés ; à Tremblay, on n’est pas, même au haut Moyen Âge, dans le modèle de la ferme isolée au milieu des champs. On peut remarquer par ailleurs que ce type de ré-ordonnancement des objets scientifiques existe aussi en géographie, où vivre à la campagne est considéré par certains comme une posture des plus urbaines (Lussault 2007).

Concernant la datation de l’émergence de ce concept de ville, rappelons que Michel de Certeau la situait au 16e siècle (en l’assortissant toutefois d’un point d’interrogation). Françoise Choay insiste par ailleurs sur le rôle instaurateur d’Alberti au milieu du 15e siècle, tandis que Philippe Cardinali place la rupture à Sienne dès 1297. Personnellement, j’opterais pour le milieu du 14e siècle. Mais au-delà de dates symboliques, tout le monde a raison, car l’émergence du schème idéel de la ville moderne constitue en elle-même un long processus qu’on pourrait faire courir du 12e au 16e siècle, d’Hugues de Saint-Victor à Thomas More. De la même manière, la fin de la ville pourrait être située entre la fin du 18e (Perrot 1975) et la deuxième moitié du 20e siècle (mouvement moderne des CIAM, rôle de la DATAR, extension péri-urbaine). Ces datations multiséculaires s’expliquent par le fait qu’une société stable n’existe pas. La nature fondamentalement transitive et processuelle du social oblige à penser la transformation continue (Jullien 2010). Ou, comme le disait Roncayolo, la ville est toujours asynchrone avec elle-même : on y trouve toujours confrontées des pratiques d’anticipation et de perpétuation. Donc ce que l’on propose de dater de 1350 est effectivement un moyen commode de donner un repère, et je redonnerai ci-dessous des éléments complémentaires à ceux déjà évoqués afin de bien souligner l’aspect temporaire et contingent de cette séquence urbaine. Mais ce n’est que cela : un repère comme un autre, et très (trop) lié au cas de la France et de Sienne. Ces éléments supplémentaires justifiant la datation proposée nous permettront aussi d’aborder la géographicité de la ville moderne.

La géographicité de la ville depuis 1350 : un lieu territorial.

Si on examine désormais non plus l’avant de la ville moderne, mais bien la période du plein développement de cette nouvelle conception de l’urbain, on peut non seulement justifier plus finement le choix de 1350 comme date-symbole, mais on peut surtout en analyser la géographicité. Désormais, celle-ci apparaît à la fois unitaire et continue, c’est-à-dire localisée et territoriale. C’est dire qu’elle combine les caractéristiques du lieu (un espace à l’intérieur duquel la distance n’est pas pertinente) et du territoire (un espace continu et contigu), tous deux entendus au sens de la géographie des métriques (Lévy 1994, Lévy et Lussault 2003, Lussault 2007, Beaude 2012). On essaiera ici de recenser tous les indicateurs qui montrent que la manière de concevoir, mais aussi pratiquer l’urbain change à la fin du Moyen Âge. En gros, on passe d’un urbain polynucléaire et réticulaire à un urbain localisé et territorial. Si on veut substantiver, on passe d’un lieu réticulaire à un lieu territorial. Cette proposition combine les concepts de « lieu », de « territoire » et de « réseau » à l’instar de Boris Beaude (2012), qui qualifie Internet de « lieu réticulaire ». Du point de vue langagier, deux stratégies, que l’on peut choisir en fonction du contexte de discussion, s’offrent à nous. De manière maximaliste, on restreindra l’appellation de « ville » au seul schème du lieu territorial, et donc à la période postérieure à 1350, que certains géographes estiment révolue depuis la fin du 20e siècle. De manière minimaliste, si on veut garder le mot « ville » quelle que soit l’époque, on parlera de « ville moderne » pour cette période, et on gardera à la conscience, en travaillant sur d’autres époques, que le mot « ville » charrie cette représentation de lieu territorial qui ne correspond pas à la réalité sociale avant la fin du Moyen Âge.

La ville, un lieu unitaire.

À la fin du Moyen Âge, plusieurs phénomènes traduisent un processus de singularisation de l’urbain, de plus en plus perçu comme un lieu unitaire, constitué autour d’un seul espace formant un tout, défini par son unification matérielle, elle-même réalisée par une enceinte de réunion.

Dans les années 1350, des événements militaires de la guerre de Cent Ans eurent des retentissements importants en France, y compris sur le plan urbain : les chevauchées anglaises dévastèrent les plats pays et le roi français fut capturé à la bataille de Poitiers (1356). Ces événements entraînèrent une vague de construction des enceintes urbaines en France, par souci défensif, et la nécessité de payer la lourde rançon exigée par les Anglais fut un des moments clefs de la mise en place de l’impôt permanent (Bove 2009). Bien sûr des enceintes communes existaient auparavant, dès le 12e siècle. Mais là, non seulement le phénomène est concomitant dans un grand nombre de localités françaises (Chevalier 1981, Le Goff et al. 1998), il a en outre des conséquences institutionnelles inédites et lourdes, car la ville joua un rôle majeur, comme entité médiatrice, dans cette double émergence de la sécurité et la fiscalité locales ; c’est par son intermédiaire que les travaux furent non seulement réalisés concrètement, mais aussi financés. C’est elle qui a coordonné et assuré les travaux, même si elle a pu s’appuyer pour cela sur les seigneurs particuliers, prenant en charge telle ou telle portion d’enceinte se trouvant dans leur seigneurie. Il y avait un contexte d’urgence qui obligeait l’ensemble de la communauté urbaine à prendre des décisions, produire un consensus interne et parler d’une seule voix. C’est elle qui négocia l’autorisation de prélever de nouveaux impôts et mit en place une fiscalité pérenne. Jean Mesqui (1979), Philippe Contamine (1980) et Albert Rigaudière (1984) ont bien montré la rupture de 1356 dans le financement des enceintes urbaines médiévales en France. L’après-1356 correspond en effet à une brutale prise en charge de leur défense par les communes seules, et Rigaudière pointe que cela correspond à l’apparition simultanée des documents d’archives municipaux, avec notamment la mise en place de séries de comptes. Aussi, la construction des enceintes communes au milieu du 14e siècle, en plus de donner à la ville son unité topographique, renforça très nettement ses institutions en la dotant d’instruments inédits. La nouvelle fiscalité urbaine, avec des prélèvements réguliers et non plus exceptionnels, lui a donné les moyens de perdurer, de s’inscrire dans le temps par des dispositifs formels tangibles, comme les comptabilités. Ces dernières nécessitent en effet du personnel technicien qualifié, compétent en écriture et calcul (notaires, clercs, receveurs ou autres scribes et comptables), des matières premières (parchemin, encre, etc.), une salle voire un bâtiment pour produire et conserver ces documents. Cette matérialité a donné à la ville une assise et une unité qui lui ont permis de perpétuer son autorité bien au-delà du temps court de l’urgence militaire. En atteste la structure des documents comptables eux-mêmes, dont la hiérarchie interne et les rubriques peuvent être définies en fonction d’objectifs politiques, et non pas financiers (Demaret 2012).

La construction de ces enceintes communes a aussi des effets idéels, qui participent également de la singularisation de l’espace urbain sous la forme d’un lieu constitué d’un seul espace. À partir du 14e siècle, la ville est nouvellement conçue comme une unité singulière (Chevalier 1981) : elle est désormais identifiée à un sujet autonome, doté d’une certaine capacité d’action, digne de louanges, dont on fait le « portrait » sous son plus bel angle, et dont la vision devient une source de satisfaction nécessaire à l’existence. Cette singularisation de l’urbain, qui prend une ampleur nouvelle aux 14e et 15e siècles, caractérise à la fois la littérature et l’iconographie de ce temps. Les éloges de ville se développent dès les 13e-14e siècles (Bove 2004), mais plus sûrement à partir de la Laudatio Florentinae urbis, rédigée en 1403-1404 par Leonardo Bruni. Jean-Marc Besse (2005) rappelle comment ce texte, qui réinterprète et agence de manière nouvelle les canons de la rhétorique antique, constitue une matrice de ce qui va devenir un genre documentaire prolifique à partir des 15e-16e siècles. Ainsi fixés, les codes de la littérature encomiastique [13] permettent de produire un discours synthétique, décrivant pour la première fois l’urbain qui est tout à la fois urbs et civitas. Au-delà d’une simple reprise du modèle de la rhétorique antique, ce syncrétisme discursif constitue une réelle nouveauté, puisque le genre n’était plus pratiqué depuis l’Antiquité tardive, ou alors de manière très relictuelle.

Besse et d’autres ont mis en relation cette réinvention de l’éloge urbain avec les changements, contemporains, dans la représentation iconographique de la ville. Le nouveau régime de l’image urbaine, inauguré par les fresques siennoises de Lorenzetti en 1337-1339, explose littéralement à partir du 16e siècle, comme le montre la multiplication des vues à vol d’oiseau, puis des perspectives aériennes. Ce véritable surgissement des images de la ville comme un genre iconographique à part entière signifie quelque chose de fort : le fait que de telles images n’existaient pas auparavant n’a évidemment rien à voir avec une quelconque incapacité technique ou artistique, mais est simplement dû au fait que la ville n’était alors pas considérée comme une unité singulière et digne d’intérêt en elle-même. Pour voir quelque chose, il faut déjà lui avoir reconnu une existence, ce qui n’était pas le cas jusque-là. Jean-Marc Besse rappelle comment ce sont justement ces documents iconographiques qui donnent à voir l’articulation entre les deux dimensions de l’urbs et de la civitas. On rappellera ici que cette articulation passe par la concentration de richesses matérielles et d’aménités spirituelles en un même endroit, perceptibles tant dans les textes encomiastiques que dans les vues cartographiques. Textes et images singularisent nettement la ville comme une unité de lieu, à l’intérieur desquels l’homme trouve tout ce qui est nécessaire à son existence terrestre et à son salut. L’idéel urbain véhiculé par ces documents se caractérise en effet par la profusion d’hommes et d’activités en ville, profusion qui est certainement surévaluée, mais peu importe. Dans les éloges, il a déjà été souligné comment l’obsession du chiffre, par des énumérations d’hommes et de produits largement fantasmatiques, confine à la démesure. Pareillement, les fresques siennoises (Figure 1), puis les « portraits » de ville montrent une densité extrême de bâtiments et d’activités (Feldges-Henning 1972), ne donnant que peu à voir les espaces faiblement construits, alors même qu’ils existaient. Autrement dit, les villes apparaissent effectivement comme des lieux qui poussent à l’extrême le principe de coprésence, où la distance interne n’est pas pertinente.

Au contraire, à partir de la fin du Moyen Âge, ce qui était jusque-là des pôles devient des portions, des divisions, des fractions de la ville : toutes ces expressions, qui nous paraissent aujourd’hui familières et aller de soi, sont en réalité loin d’être neutres et impliquent une préconception d’une enveloppe commune à l’intérieur de laquelle se trouvent les parties. Et s’il y avait jusque-là du vide [14] entre ces pôles, désormais on pense la continuité de l’espace urbain.

La ville, une aire continue.

À partir de la fin du Moyen Âge, la ville est définie comme une aire homogène et continue, avec un dedans et un dehors nettement différenciés par ses limites, ce qui correspond bien aux attributs du territoire, défini ici au sens géographique (Lévy 1999), et non pas dans le sens éthologique d’espace approprié [15]. Les anciens pôles sont devenus des portions de territoire.

Tout d’abord, une évolution de l’usage du vocabulaire spatial est repérable dans la documentation écrite à la fin du 13e siècle. À Tours, à Rome ou dans le Languedoc, on observe une routinisation de certaines formules localisant des biens qui font l’objet de transferts fonciers : dans les actes écrits de certaines cours de justice, telles les officialités [16], des formules stéréotypées qui situent une maison « in parrochia X in feodo Y » sont utilisées de manière systématique à partir de ce moment (Noizet 2007). L’impression qui domine est que, quel que soit le point de l’espace, il relève d’une paroisse et d’un fief, qu’il suffit d’identifier, alors qu’auparavant les espaces sans seigneur sont comme des vides entre les pôles du pouvoir seigneurial. Désormais, les écrits suggèrent une couverture continue de l’espace urbain, que l’on peut découper en paroisses et en fiefs : les trous n’apparaissent plus entre ces entités, que la raison graphique objective donc comme des circonscriptions [17]. C’est dire que la ville diminue idéologiquement l’écart entre les vides et les pleins : ils existaient bel et bien, mais ils sont intégrés dans un tout qui a suffisamment d’unité pour exister et être considéré, dans certaines circonstances, comme homogène. Cela contraste singulièrement avec la conception de la paroisse et de la seigneurie pour le premier Moyen Âge (Iogna-Prat Zadora-Rio 2005, Morsel 2007a).

Même chose dans les images, et tout particulièrement dans les vues à vol d’oiseau et autres « portraits de ville » typiques du 16e siècle. Jean Boutier a bien mis en exergue — à propos de Paris mais c’est aussi repérable ailleurs — le paradigme circulaire de cette famille d’images urbaines (Boutier 2007, Petitfrère 1998) : les villes y apparaissent systématiquement délimitées par de l’eau (rivières) et/ou par des murs (enceinte). L’enceinte était un thème iconographique particulièrement prisé, car elle permettait d’associer, par le biais des remparts et des fossés en eau, les deux textures liquide et solide qui donnent l’impression d’une paroi quasi infranchissable. La surreprésentation de cette limite est bien connue et donne lieu à une triple exagération, à savoir celle de :

– la taille des cours d’eau : le moindre petit ruisseau devient un véritable fleuve ;

– la qualité obstructive et imperméable des enceintes : l’enceinte de Charles V est représentée maçonnée et verticale alors que c’est un dispositif horizontal de levée de terre (Van Ossel 1998) ;

– la circularité : déformation du réseau hydrographique et du tracé d’enceinte pour faire de la ville une île, l’espace de la perfection.

Concernant les enceintes, on observe, de manière corollaire, un autre élément d’homogénéisation interne : on voit assez peu sur ces plans les enceintes à la fois antérieures et intérieures à la grande enceinte de réunion qui est si magistralement figurée. Cependant, ces enceintes, devenues sectorielles [18], devaient être encore partiellement visibles. Or la figuration de leurs murs est minorée par rapport à leur emprise réelle. L’intention est sans doute de concentrer au maximum l’intensité de la limite sur l’enceinte de réunion la plus grande et la plus récente, qui donne à voir commodément l’unicité de la ville, celle-là même construite dans le contexte des années 1350. La qualité de la paroi ainsi construite (Moles 1995) permet de donner une homogénéité et une continuité interne (métrique interne topographique), et une limite puissante nettement située (métrique des limites topologique) : donc un « pays » au sens conceptuel de Jacques Lévy, ou encore un « territoire dur » (Lévy et Lussault 2003, p. 608), ce que d’autres appellent plus simplement « territoire » (Poncet 2014).

Autre élément qui nous semble aller dans le même sens que les remarques précédentes : la nouvelle préoccupation de limiter l’expansion de la ville. On a déjà dit qu’aucune intention de ce type ne se manifeste à Paris avant l’édit de François Ier en 1543. On peut maintenant souligner à quel point cette nouvelle préoccupation fut, à l’inverse, très importante à l’époque moderne et donna lieu à une législation à la fois abondante et de plus en plus contraignante. L’édit de 1543, qui vend les terrains de l’ancien hôtel royal de Saint-Paul, est suivi dès 1548 par un édit d’Henri II qui interdit expressément toute construction nouvelle dans les faubourgs. Jeanne Pronteau rappelle qu’il s’agit alors de « la première mesure réglementaire prise contre l’extension de la ville, la première manifestation d’une politique répressive qui allait s’exprimer pendant plus de deux siècles » (1998, p. 12). Et elle précise aussitôt que cette législation anti-périphérique vise d’abord à « bien répartir la population : le peuplement des faubourgs de Paris se fait au détriment des autres villes et villages du royaume, d’où émigre une infinité de gens (c’est une vue qui est toujours actuelle) » (ibid., p. 12). Cette préoccupation se traduit, aux 17e et 18e siècles, par la définition de multiples limites d’interdiction de bâtir, qui comprennent trois phases principales : 1627-1638, 1672-1674, et enfin 1724-1729, avant la capitulation du pouvoir royal devant l’extension de Paris en 1765 (abandon de la règlementation de 1724-1726 pour l’ensemble des faubourgs). C’est une autre question que d’évaluer la force de cette contrainte, son degré d’applicabilité et son influence réelle sur le tissu urbain [19], mais il est certain qu’on pense là quelque chose de complètement nouveau. Et il s’agit bien d’un idéel, qui peut prendre des formes concrètes : si les lignes délimitant l’espace au-delà duquel il est interdit de bâtir n’ont pas été matérialisées par des murs, des bornes furent néanmoins posées à chacune des trois phases évoquées ci-dessus. Cette nouvelle préoccupation de la limitation de la ville, en évitant la propagation de l’urbain à l’extérieur de l’enceinte traduit la nécessité de renforcer la continuité du tissu urbain interne. La croissance urbaine est désormais conçue comme contiguë et non plus réticulaire : il faut boucher les trous et non plus s’étendre à longue distance. Cet idéel est fondamental puisqu’on le retrouve au 20e siècle, par exemple dans l’analyse d’un Jean-François Gravier [20], également dans les recommandations d’un organisme technicien comme la DATAR, ou plus récemment dans les débats actuels sur l’étalement urbain.

La ville, une totalité dominant le reste du monde.

Un autre élément montre une nouvelle conception spatiale continue : l’apparition du binôme villes/campagnes. Là encore, la fresque siennoise des effets du Bon gouvernement fait figure de précurseur (Figure 1) : elle donne une figuration très appuyée de la limite, ce qui est un des fondements iconographiques des vues de villes qui se multiplient à partir du 16e siècle. L’enceinte est nettement valorisée (position centrale et paroi forte) et elle homogénéise à la fois le dedans (la ville) et le dehors (la campagne), en représentant des types d’activités différents de chaque côté du mur : on a donc une nouvelle subdivision du monde terrestre en deux catégories spatialisées, antithétiques mais jointives. John White a déjà montré comment le peintre avait créé une subordination formelle de la campagne à la ville, en faisant de la scène de danse sur la place de la ville le centre de la fresque : sans qu’il n’y ait de point de fuite unique [21], Lorenzetti a organisé la fresque autour de ce point central, à partir duquel décroissaient à la fois la taille des personnages (et notamment dans la campagne du contado [22]) et la lumière (White 1968 cité par Boucheron 2005, p. 1184). Autrement dit, on a ici la première figuration du binôme ville/campagne, marqué par la domination urbaine. Il est remarquable que ce binôme devienne à cette époque structurant non seulement dans l’iconographie, mais plus généralement dans toute la pensée moderne, par exemple dans la pensée économique (Dockes cité par Guerreau 2001).

Malgré des « fleuves d’encre » déjà écrits au sujet de ces fresques, on peut faire un détour sur un point qui fait débat, et qui nous permettra de revenir, in fine, à la question de la forme territoriale de la ville. Ce point de « détail » fait débat parce qu’il illustre à mon sens les incompréhensions nées d’un usage naturalisé du mot « ville », comme s’il s’agissait d’une réalité intemporelle (une agglomération), sans voir que ce mot est porteur de connotations modernes bien spécifiques. Certains historiens ont insisté sur le réalisme urbain de cette fresque, qui représenterait le prototype d’une ville médiévale, notamment car les sept arts mécaniques décrits par Hugues de Saint-Victor dans son Didascalicon (la fabrication de la laine, l’armement, la navigation, l’agriculture, la chasse, la médecine et le théâtre) étaient figurés dans la fresque (Feldges-Hennings 1972). D’autres ont critiqué cette interprétation au motif que l’on ne trouve pas du tout d’ecclésiastiques dans la peinture de cette ville, qui apparaît comme un désert religieux (Frugoni cité par Boucheron 2005, p. 1193) : ce serait en contradiction avec la réalité urbaine de l’Italie communale, qui se caractérise aussi par « l’omniprésence du clergé en ville » (Boucheron 2005, p. 1192), alors que ces fresques, où « tout est fait pour donner à voir l’atténuation de la médiation cléricale » (ibid.), montrent un « Jugement dernier entièrement sécularisé » (ibid.). Il me semble que la thèse comme l’antithèse interprètent la scène de manière hyperréaliste, comme si la fresque était — ou devait être — un reflet de la vie réelle de Sienne au 14e siècle, soit dans ce qu’elle montre — argument de la thèse —, soit dans ce qu’elle ne montre pas — argument de l’antithèse, qui se fonde lui aussi sur la vraisemblance avec la réalité de la ville d’alors, en effet marquée par la présence des clercs. Dans ce dernier cas, le raisonnement peut être résumé de la manière suivante : « parce qu’on n’y voit pas de clercs, alors qu’il y en avait plein dans les villes, la représentation siennoise n’est pas celle d’une ville médiévale ». Mais il peut y avoir un écart significatif entre le premier et le deuxième emploi de ce mot dans la proposition précédente. La contradiction apparente entre les deux thèses provient à mon sens de la polysémie du terme « ville » : oui, il y a bien représentation d’un prototype d’une ville, si on désigne par ville ce schème idéel qui réduit l’urbain à un lieu territorial, et non pas une simple agglomération ; et oui, il y a sécularisation de l’objet urbain « ville », qui montre justement un changement fondamental inauguré par cette fresque, et que Cardinali a bien montré — le changement du régime de visibilité (Cardinali 2002, Coulais 2011). Ce qui change avec cette fresque, c’est le statut de ce à quoi renvoie l’image : on saisit dans ces images le passage où ce qui était jusque-là considéré comme la Création divine devient progressivement ce que nous appelons « réalité » (Guerreau 2001), même s’il a été démontré que cette fresque des effets du Bon gouvernement n’est pas moins idéologique que les autres panneaux de la salle palatiale (Boucheron 2005). Et ce point est commun aux représentations postérieures de la ville idéale, dont les fameux trois panneaux aujourd’hui conservés à Urbino, Baltimore et Berlin. Si on s’intéresse à la représentation et à la conception de l’urbain jusqu’à aujourd’hui, la différence entre les fresques siennoises et ces trois panneaux est de degré et non pas de nature. Au-delà de la différence des scénettes humaines, présentes dans les fresques de Lorenzetti et absentes dans les panneaux de ville idéale, il y a un point commun fondamental entre les deux : dans les deux cas, l’image prétend désormais montrer la réalité, ce que bien sûr elle ne fait pas, ni dans un cas ni dans l’autre, mais cela importe peu. On peut même aller plus loin et supposer que cette absence ecclésiastique dans les fresques siennoises [23] participe de ce changement de régime de visibilité. Dans la première, dieu n’est plus là mais l’homme y est encore, dans la deuxième il n’y a ni homme ni dieu, seulement l’espace de la ville. Comme si dans ces représentations idéales, il n’y avait plus que dieu, mais dieu incarné en ville. En effet, la « ville », en tant qu’objet visible devenu parfait grâce à la raison géométrique et à la perspective, va progressivement suffire en elle-même à signifier dieu : plus besoin d’abord de la médiation classique de l’Église, ni même ensuite des créatures divines que sont les humains… Avant, l’invisible, c’était dieu, qui était représenté par des codes iconographiques symboliques, et le monde terrestre n’avait en soi pas d’intérêt et n’était donc pas représenté pour lui-même. Désormais on a un objet visible, la ville, dont la représentation peut tellement suggérer la perfection, qu’elle suffit à renvoyer à l’invisible. On peut remarquer d’ailleurs qu’une des caractéristiques de la grande famille iconographique des perspectives aériennes du 16e au 18e siècles était bien alors à proprement parler l’invisibilité. Comme le rappellent Jean-Marc Besse (2007) et Jean-François Coulais (2011), le point de vue que ces représentations pseudo-aériennes se sont échinés à montrer, était alors invisible, au premier sens du terme : le regard qu’elles offraient sur la ville n’a pas été empiriquement possible avant les premières élévations en altitude via un ballon, la première expérience de ce type étant celle de frères Mongolfier en 1783. Or, ce regard invisible, c’est celui de l’œil panoptique de dieu [24], ou mieux « catoptique » [25], qui crée une continuité visuelle de l’espace à partir du centre que constitue la ville, et qui irradie dans l’espace environnant, créant ainsi une homogénéité et une continuité proprement territoriale du monde.

Ces différentes procédures de singularisation et de territorialisation de la ville sont synchrones avec, et sans doute participent de l’éclosion d’une idéologie particulière, celle des « bonnes villes » (Chevalier 1982, Rivaud 2007). Cette expression, ainsi d’ailleurs que les nouveaux mots d’« urbanité », de « civilité » et de « policie » se diffusent très largement dans tous les types de documents écrits du 14e au 16e siècle, alors qu’ils n’existaient pas jusque-là. La « bonne ville » constitue un modèle urbain original, celui de la ville qui se construit avec l’État royal, qui est à la fois :

– une ville fortifiée, protégée par son enceinte de réunion ;

– une ville représentative, où la personne morale du « corps de ville » est aux mains d’une oligarchie bourgeoise qui affirme agir au nom du bien-être commun et qui se veut représentative des populations du tiers ordre, à côté des nobles et des ecclésiastiques ;

– un chef-lieu qui rassemble les pays environnants auxquels elle impose un ordre et un modèle ;

– une culture urbaine particulière marquée par des pratiques festives, notamment théâtrales et religieuses particulières.

La « bonne ville » devient la nouvelle idéologie urbaine dominante, en rupture avec la période féodale précédente, et proche, d’un certain côté, des cités États italiennes. Ne serait-elle pas la version française d’une cristallisation idéelle plus générale que l’on peut résumer par le fait que l’urbain est désormais explicitement conçu comme un lieu continu, constitué d’un seul espace territorialisé, qui forme un tout et qui domine le reste du monde par sa capacité à concentrer les hommes et les activités ? La formule de « bonne ville », dont Bernard Chevalier note qu’elle fut parfois abrégée tout simplement en « ville », légitime ainsi de qualifier conceptuellement cet urbain moderne, si différent de l’urbain féodal, par le seul substantif « ville ». Car, si des « communes » urbaines sont constituées en corps autonome, en universitas dès la fin du 11e pour les cas les plus précoces, c’est vraiment à partir du milieu du 14e siècle qu’elles mirent en œuvre leur capacité à produire un consensus interne. Avant, elles sortent difficilement de leur position relative dans le champ urbain : elles ne sont qu’un acteur parmi d’autres qui tentent, avec plus ou moins de réussite, de se hisser au niveau des seigneurs qui dominent localement.

En France, au milieu du 14e siècle, la ville est donc à la fois singularisée comme un lieu unitaire, territorialisée comme une aire, et dotée d’un agir : ces innovations, idéelles et matérielles, se confortent les unes les autres et font de la ville un moteur de l’action, puissant et inédit, ou, pour parler le langage de Michel Lussault, un opérateur non humain de spatialités. Ces diverses procédures de localisation et de territorialisation la font exister comme une unité formant un tout localisé et continu, ce tout étant désormais plus important que la somme de ses parties. Ces parties, bien qu’existant toujours dans la pratique sociale (le règlement des conflits et la détention du sol sont toujours régulés par une pluralité de seigneurs dont les espaces s’enchevêtrent), ne sont plus idéellement suffisamment fortes pour empêcher l’émergence d’un tout qui les subsume. C’est une nouveauté importante par rapport à la nature profondément multi-polarisée et réticulaire de l’urbain du premier Moyen Âge. Il me semble que l’on peut décrire ce changement — l’acquisition d’une forme singulière, à la fois localisée, territorialisée et dominante — comme la réduction de l’urbain à un lieu territorial, que l’on pourrait appeler de manière très condensée « la ville ». Auparavant, avant le 14e siècle, l’urbain n’est pas pensé et pratiqué ni comme une unité mono-polaire, ni comme une aire continue. Les différents pôles urbains constituaient autant de nœuds différents, plus ou moins développés et reliés entre eux par un réseau au sein duquel les connexions réduisent la distance : l’urbain du premier Moyen Âge peut donc être qualifié de « lieu réticulaire », par opposition au « lieu territorial »  qui caractérise la ville moderne.

Je propose de dater symboliquement le début de ce schème du lieu territorial en 1350, eu égard à la synchronie entre certains événements, qui me semblent être des moments forts de condensation de changements commencés avant (dès le 12e) et formalisés après (16e voire 19e siècle) : les fresques de Sienne (1337-1339), la vague des enceintes urbaines de 1355-1356, auxquelles on pourrait ajouter la première référence à un dessin d’architecture prescriptif (1381). La chronologie du moment ainsi défini ne colle pas bien sûr, et c’est normal, avec celle du processus : dans cette deuxième phase que je dégage à partir de 1350, on n’a plus de terres noires depuis longtemps, des enceintes communes existent dès le 12e siècle. Mais peu importe. Toutes ces évolutions se cumulent les unes aux autres jusqu’à être synchrones au 14e siècle et à se développer mutuellement aux 16e-18e. Mais la stabilité n’existe pas, c’est déjà trop tard : alors que certains fondements du modèle de la ville trouvent leur pleine expression à cette époque tardive (progrès scientifiques en géométrie et en optique aux 17e-18e siècles, urbanisme à la fin du 19e siècle), le modèle lui-même est déjà remis en cause par des évolutions particulières, dès le 18e siècle (l’industrialisation), qui induiront une nouvelle phase, celle de la métropolisation, qui se développe pleinement aujourd’hui.

Cette nouvelle manière de penser et de produire de l’urbain, c’est-à-dire ce schème du lieu territorial, fondé sur l’articulation lieu/aire, est d’abord idéel, même s’il passe aussi par des pratiques matérielles spécifiques, également nouvelles à partir du second Moyen Âge (contiguïté du bâti, construction et sols en dur, planification de la construction architecturale par le dessin d’architecture). Ces pratiques donnent à cette représentation nouvelle le poids des actes, même si en eux-mêmes, ces éléments ne suffisent pas à en expliquer l’existence et la prégnance. Rappelons en effet qu’il ne faut pas confondre la place que je donne à ces pratiques à l’existence concrète et strictement physique de ces structures : évidemment les enceintes urbaines et les sols en dur existent avant le 14e siècle, mais ils ne participent pas à construire et à légitimer le social, ils ne constituent pas une référence ni une source de l’action. Ou alors cela reviendrait à faire du matérialisme simpliste.

Par ailleurs, souligner la force des logiques de territorialisation depuis la fin du Moyen Âge ne revient absolument pas à nier leur existence, y compris après le 14e siècle : il est certain que des pratiques de type « réseau » existent durant la séquence de la ville comme lieu territorial. Simplement, elles ne sont pas socialement déterminantes : elles ne constituaient pas alors une référence dominante et légitimant l’action, comme c’est le cas aujourd’hui où, quasiment pour survivre, l’individu doit être inscrit dans un ou mieux plusieurs réseaux. De la même manière, il existe bien évidemment des territoires à l’époque carolingienne et féodale (Lemarignier 1995), mais ils ne se situent pas à l’échelle de ce que l’on appelle à partir de la fin du Moyen Âge « ville ». Ce qui est ici souligné, c’est la conjonction entre des innovations matérielles et idéelles de localisation et de territorialisation, qui convergent à un moment donné (entre le 12e et le 16e siècle, avec une induration particulière au 14e), et à une échelle donnée (celle de l’agglomération urbaine), produisant ainsi une nouvelle vision du monde (la ville moderne). « Vision » dans les deux sens du terme : avec le sens premier de « voir » (par le biais des images), et dans le sens général de vision comme conception du monde. On a donc avec la ville (moderne) une dialogique idéel/matériel qui fait système.

Pour conclure cette deuxième partie, on peut mettre en rapport la chronologie de cette séquence de la ville et de la dynamique du réseau urbain, c’est-à-dire en gros la carte des sites urbains, au moins français : il est intéressant de constater que leurs chronologies sont quasiment inversées. Si on envisage la ville de 1350 jusqu’au début du 19e siècle, on se rend compte que, en France, et à un petit nombre d’unités près, la carte des sites urbains n’a que très peu changé depuis la fin du Moyen Âge. Au contraire, dans la phase précédente, du 7e au 13e siècle, la carte change beaucoup, avec de nombreuses apparitions/disparitions, et on constate une grande instabilité et mobilité du réseau urbain (Burnouf et al. 2009). Il semble donc que cette fixation de la ville comme modalité localisée et territoriale de l’urbain correspond à une phase de grande stabilité et de faible mobilité du réseau urbain : en même temps que l’urbain se définit comme la ville, comme un lieu territorial, la carte de ces lieux se fige ; on n’y touche plus. Le réseau des lieux est fixé fin 13e et ensuite, en gros, ce réseau reste le même jusqu’à l’époque industrielle (19e siècle), où la stabilité du réseau est justement remise en cause à partir de l’industrialisation qui marque le début de l’ère de la métropole.

Pour conclure, définitivement cette fois-ci, je suis favorable à un double usage conceptuel des mots « urbain » et « ville » : « urbain » en tant que concept général qui désigne la gestion de la distance, en association avec télécommunication et mobilité (et non plus dans le binôme urbain/rural). Et il me semble utile de conserver le mot « ville » — avec son alter ego, la campagne —, comme un arrangement temporaire et contingent de l’urbain, la modalité moderne qui combine les caractéristiques spatiales du lieu et du territoire pour en faire une totalité à la fois singulière et continue, englobant l’ensemble de l’humanité et s’affranchissant de son statut de création divine pour prétendre représenter la réalité. Reste à identifier les autres modalités de l’urbain qui ont existé à d’autres moments, comme la phase actuelle de la « métropole », entamée depuis les 19e-20e siècles. En tout cas, il me paraît plus utile de distinguer les deux niveaux (urbain/ville) que de les opposer dans le temps, ce qui revient à les situer sur le même plan, celui de la continuité chronologique, comme dans l’opposition ville/urbain, ou encore comme dans la triade, peu efficiente, cité-ville-urbain [26].

En guise d’ouverture, on peut mettre en avant un double intérêt à ces réflexions terminologiques.

De manière rétrospective, d’abord, importer les concepts de la géographie des métriques permet de mieux rendre compte des espaces produits par les sociétés anciennes et notamment médiévales, en évitant de s’enfermer dans des faux débats. Henri Galinié le disait déjà en 2000 : la taille (petite ville, moyenne ville, grande ville ?) et la continuité urbaine de la protohistoire au Moyen Âge ne sont pas de vraies questions tant qu’on ne met pas des concepts clairs derrière les mots. Pourtant, ces questions sont encore régulièrement évoquées en se contentant des implicites du langage naturel. Conceptualiser est ainsi un bon moyen d’éviter le placage de schémas de pensée contemporains sur le passé : ainsi en est-il des débats (anciens et pourtant réitérés au colloque du CTHS à Tours en 2012 !) des protohistoriens sur les agglomérations protohistoriques : sont-elles des villes, des proto-villes ? Les protohistoriens désirant affirmer la dignité de leur objet scientifique le parent du qualificatif de « ville », mais cela n’apporte rien à la compréhension du fonctionnement social de ces agglomérations, qui constituent un moment particulier de l’urbain, relativement circonscrit chronologiquement et géographiquement, et qu’il importe de connaître dans son fonctionnement propre. C’est à l’évidence de l’urbain, mais pas des villes. Ce terme brouille plus qu’autre chose la compréhension du fait urbain préhistorique, exactement comme cela a été montré par Alain Guerreau pour la fracture conceptuelle du 18e siècle (les concepts d’économie, de religion et de politique obscurcissent le Moyen Âge). C’est encore plus flagrant pour les terres noires, longtemps jugées à l’aune du binôme ville/campagne, binôme dont on a vu qu’il n’a constitué un schème structurant qu’à partir de la fin du Moyen Âge. Et on voit bien l’effet négatif de la rétrojection de ce concept naturalisé, et utilisé comme grille de lecture de réalités anciennes, avec le renversement total de l’interprétation (avant les terres noires étaient des jardins et du rural sans intérêt, donc on décape les niveaux sans les fouiller vraiment ; aujourd’hui elles révèlent de l’urbain intéressant, donc on se donne les moyens de les fouiller).

Deuxième intérêt, prospectif celui-ci, mais qui est du ressort des acteurs urbains opérationnels dans le temps présent (architectes-urbanistes), plus que du nôtre (historiens) : historiciser un mode urbain, en lui donnant un début (et pas seulement une fin) permet de mieux évaluer à la fois son poids et sa relativité. L’historiciser, c’est assumer pleinement que c’est une forme construite, artificielle, non reconductible telle quelle. L’enjeu est de permettre de ne pas simplement le considérer comme un paradis perdu qui aurait existé de toute éternité, qu’on chercherait à prolonger le plus possible, un peu vainement, en protégeant ici ou là quelques bâtiments rescapés d’un monde meilleur, par une politique de patrimonialisation-glaciation. Historiciser la ville, n’est-ce pas une condition pour mieux poser le débat et éventuellement pouvoir la réinventer ?

Résumé

Les constats faits par certains géographes sur la fin de la ville et le nouveau règne de l’urbain, fondamentalement non territorial, font écho à ceux des médiévistes (archéologues et historiens) qui travaillent sur l’urbain réticulaire du début du Moyen Âge. Ces préoccupations, souvent partagées sans le savoir, permettent d’historiciser et de géographiciser le concept de ville. Fonctionnant au début du Moyen Âge à la manière d’un lieu réticulaire, la ville s’est ensuite cristallisée sous la forme d’un lieu territorial à partir du 14e siècle, en combinant les caractéristiques de l’urbs et de la civitas. Ainsi érigé en un puissant modèle idéel, aujourd’hui encore capable de légitimer l’action, le plein développement de la ville (moderne) n’en reste pas moins une séquence historique et non un invariant de la condition humaine.

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Notes

[1] Cet article doit beaucoup aux discussions nourries au sein d’un groupe de discussion informel et auto-baptisé Dulac, comprenant historiens et géographes : Boris Beaude, Joëlle Burnouf, Marie-Pierre Buscail, Elsa Chavinier, Gérard Chouquer, Jean-François Coulais, Géraldine Djament, Christian Grataloup, Jacques Lévy, Michel Lussault, Florian Mazel, Joseph Morsel, Igor Moullier, Laurent Olivier, Magali Watteaux. Il a également grandement bénéficié de la relecture, à la fois rigoureuse et bienveillante, de Patrick Poncet, comme expert de la revue EspacesTemps.net. Je les remercie tous ici chaleureusement.

[2] Depuis l’article fondateur de Françoise de Choay en 1994 (réédité en 2006), qui s’opposait à la « ville générique » de Rem Koolhaas (2010), une bibliographie importante (Paquot 2000, Mongin 2005, Lussault 2007) a repris et développé ce thème de la fin de la ville comme entité discrète, dans un monde où la dynamique des flux et des réseaux l’emporte sur celle des territoires et des lieux. Est clairement établie la fin du couple bien localisé ville/campagne, tandis que se développe à l’inverse un urbain « diffus » et « éclaté » (Choay 2006), « distendu » et « éparpillé » (Paquot 2003), « qui n’accepte pas une simple délimitation physique mais se déploie dans une nouvelle organisation des temporalités du quotidien » (ibid., p. 30). Un nouveau lexique fait émerger le monde de la « non-ville » (Choay 2006), « l’après- ou la post-ville », « l’urbain généralisé », la « ville franchisée » (Mangin 2004), et « l’entre-ville » (« Zwischenstadt » de Thomas Sieverts, cité par Lussault 2007). Toutes ces expressions renvoient au fait que, désormais, toutes les villes se valent, et que ce serait un leurre de défendre les villes européennes classiques, alors que l’urbain gagne partout. A contrario, Jacques Lévy pense que « la ville demeure plus que jamais la partie de l’urbain où l’urbanité est la plus forte, le centre principal des aires urbaines, l’urbain par excellence » (Lévy et Lussault 2013, p. 1081).

[3] Traditionnellement, la période médiévale est divisée en trois phases : le haut Moyen Âge (5e-10e s.), le Moyen Âge central (11e-13e s.) et le bas Moyen Âge (14e-15e s.). Mais les archéologues ont proposé récemment un découpage binaire (Burnouf 2009) : premier Moyen Âge (5e-11e s.) et second Moyen Âge (12e-16e s.). Le courant des haut-médiévistes rejoint ce point de vue en annexant franchement le 11e s. et même parfois le 12e. La phase 1250-1350 étant marquée par des changements décisifs pour notre problématique, je propose de parler ici de « premier Moyen Âge » ou de « haut Moyen Âge » de manière un peu plus étendue que d’habitude, en allant jusqu’au 12e siècle inclus.

[4] Voir les travaux d’André Chastel, Paul Zumthor, John White, Friedrich Nietzsche, cités par Cardinali 2002.

[5] Il s’agit ici des documents écrits correspondant au type diplomatique : actes royaux, pontificaux, épiscopaux, comtaux, privés.

[6] Par exemple, l’acte de 1164 pour Marseille (Pécout 2009, p. 151-162), 1190 pour Tours (Noizet 2007, p. 299-312), 1222 pour Paris (Brunel Lalou 1992, p. 416-419)…

[7] Par exemple, à Saint-Martin de Tours, selon que la tête du bateau touche la rive ou pas, la redevance sur le sel revient à tel ou tel seigneur.

[8] Par exemple à  Tours (Noizet 2007, p. 367-368).

[9] Ce qui correspond bien aux caractéristiques générales de l’espace féodal décrit par Article Guerreau (date).

[10] La partie avant de la scène.

[11] Le védutisme, terme fabriqué à partir de la veduta (« vue »), est un genre pictural qui a pour sujet principal les paysages urbains représentés en perspective : inspiré par les peintures hollandaises des 16e-17e siècles (par exemple, la Vue de Delft de Vermeer), il se développe pleinement en Italie au 18e siècle, tout particulièrement à Venise (par exemple avec Canaletto), en relation avec la pratique culturelle du « Grand Tour », passage obligé de l’éducation aristocratique en Europe à cette époque.

[12] Ce qui n’est évidemment pas tenable, à l’instar des interprétations des pratiques médiévales en terme d’arriération, pourtant largement présentes dans l’imaginaire contemporain. Cette perception négative d’un Moyen Âge noir est le pendant de celle, tout aussi idéalisée et fantasmée, d’un Moyen Âge rose. Dans les deux cas, elles traduisent un malaise face au présent du monde actuel, en suggérant qu’avant était soit bien pire, soit bien mieux qu’aujourd’hui (Baschet 2004, Morsel 2007b).

[13] La littérature encomiastique correspond au genre littéraire de la célébration : elle consiste en des louanges, des éloges, souvent dithyrambiques, d’une personne ou de quelque chose (par exemple, une localité). L’emploi des superlatifs, des expressions hyperboliques, et l’embellissement de la réalité appartiennent ainsi aux procédés caractéristiques du genre.

[14] Je ne parle pas ici simplement d’un vide concret, strictement physique (par exemple, les terres en friches non bâties qui existent encore évidemment à l’époque moderne, même si elles tendent à se réduire), mais bien de la conception que les sociétés d’alors se faisaient de l’espace.

[15] Cette conception est couramment utilisée en histoire médiévale (Cursente et Mousnier 2005), bien qu’elle soit faiblement discriminante quand on travaille sur la dimension spatiale des sociétés : quel espace social n’est pas d’une manière ou d’une autre approprié ?

[16] Ces juridictions gracieuses épiscopales proposent leurs pouvoirs d’authentification et d’arbitrage à l’ensemble de la population qui le souhaite, et pas simplement à leurs justiciables, c’est-à-dire pas seulement aux dépendants de l’évêque.

[17] Ce qui ne veut pas dire que c’était vécu ainsi par les gens. Encore à la fin du 18e siècle, lors de la Révolution, les habitants vivent très mal la reconfiguration territoriale et géométrisante de leurs paroisses en communes : les formes enchevêtrées et interpersonnelles des paroisses subsistent donc dans la pratique encore à l’époque moderne (Gory 2008).

[18] Comme à Paris l’enceinte de Philippe Auguste et à Tours les enceintes des anciens pôles ecclésiastiques comme la Cité ou l’enceinte autour de Saint-Martin.

[19] Influence par ailleurs réelle au regard de la différence de densité du tissu urbain de part et d’autre de cette limite au début du 19e siècle (Robert et al. 2013).

[20] Auteur de Paris et le désert français, 1947.

[21] Ce qui correspond au régime iconographique moderne de la perspective, formalisé peu après par Brunelleschi.

[22] Mot italien dérivé du latin « comitatus » (comté), et qui correspond à l’espace rural environnant les villes d’Italie et soumis à ces dernières. Cela désigne une aire d’autorité et d’influence urbaines, dans laquelle la domination citadine s’exerce par des pratiques très différentes : la perception (ou au contraire l’exemption) de certaines taxes urbaines, l’application de tout ou partie de la législation communale, l’appropriation du sol rural par des riches citadins au détriment des populations paysannes (ces citadins alimentent les réseaux du crédit paysan et déterminent les productions agricoles à cultiver lorsqu’elles sont destinées à alimenter le marché urbain).

[23] On n’y voit en effet aucun homme d’église, et le seul bâtiment ecclésiastique (la cathédrale de Sienne) l’est de manière elliptique et avec une fonction bien précise : pour toute église, on ne trouve, coincé dans le coin supérieur gauche, qu’un petit bout du campanile et de la coupole du Duomo siennois, reconnaissable à son aspect bicolore. Ce motif a une fonction d’identification de la fresque avec Sienne, participant ainsi de la revendication de réalité. Mais la place et la dimension de ce bout de cathédrale sont très limitées et périphériques par rapport à l’enceinte, qui est la première chose que voit le spectateur. La limite territoriale de l’enceinte est donc nettement plus importante que la figuration de la cathédrale, même si celle-ci établit une connexion entre l’image de la fresque, le spectateur et l’espace réel.

[24] Le dieu voyeur de Michel de Certeau (1990 p. 139-142).

[25] Ce terme du 17e siècle désignait les représentations des choses basses vues d’en haut, que Jean-Marc Besse rapproche justement de l’œil omniscient décrit par de Certeau (Besse 2007).

[26] Bien que rhétorique et plaisante, cette boucle ternaire, proposée par Michel Lussault, ne repose pas sur une base historique solide (Lussault 2007, p. 270-273). Cette triade est de plus contradictoire avec la thèse qui est développée ensuite dans la suite de son ouvrage (p. 300 et 343 notamment) : cette thèse, qui me paraît majeure et largement congruente avec le propos ici présenté, hiérarchise justement l’urbain comme un horizon général, et la ville comme un géotype.

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