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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La participation sans le discours.

Enquête sur un tournant sémiotique dans les pratiques de démocratie participative.

« – Des métaphores ne sont pas des arguments, ma belle enfant.

– J’en suis fâchée, Madame. Car c’est une façon assez commode de dire sa façon de penser quand elle diffère de celle des personnes à qui l’on doit du respect. D’ailleurs il s’en présente sans fin à l’esprit, et elles sont si agréables ! Elles vont si bien au fait !

– Vraiment ? Eh bien, faites-m’en donc entendre quelques-unes. »

Walter Scott, Les aventures de Nigel.

Un décentrement de l’argumentation et du discours dans les théories de la démocratie participative.

Image 1 : Observation d’une formation aux méthodes participatives à Amsterdam (2013). Source : Mathieu Berger.

Ces dernières années, les chercheurs mobilisés sur la question de la participation des citoyens aux politiques publiques ont compris une chose : le modèle habermassien de démocratie délibérative — comme activité publique d’échange d’opinions argumentées et processus de formation collective des préférences en vue d’une décision — permet difficilement d’appréhender les pratiques observables dans la plupart des dispositifs participatifs institutionnels de pays comme la France ou la Belgique [1]. Pour le montrer, les critiques s’y sont pris de différentes manières. Les uns interrogent la publicité réelle d’espaces ne rassemblant le plus souvent que quelques dizaines de participants et cherchent à expliquer les causes et les conséquences de cette publicité médiocre. D’autres refusent de parler d’« entente par la discussion » dans des interactions toujours concrètement marquées par les privilèges de statuts, l’asymétrie des rôles communicationnels et l’inégale distribution des « capitaux » symbolique et linguistique, ou peinent à voir de la « délibération » dans des processus participatifs où le consensus trouvé ne serait pas sanctionné par la décision et l’action politiques. D’autres encore — ceux qui nous intéresseront ici — ont critiqué le caractère trop strictement logocentrique d’un modèle délibératif incapable de faire sens de formes de communication échappant à la discussion formelle. Au sein de ce dernier ensemble, il est possible de distinguer trois séries de contributions à une théorie communicationnelle de la participation plus généreuse, plus complète et plus réaliste que celle mise au point par les tenants du paradigme délibératif.

Les premières soulignent la diversité des activités de parole ayant droit de cité dans l’espace public politique. Contre le modèle de la démocratie délibérative, Iris M. Young (2012) a ainsi esquissé le programme d’une « démocratie communicative », souhaitée plus inclusive tant sur le plan de la diversité des activités de parole participant de l’exercice démocratique que — conséquence espérée — sur celui de la plus grande diversité des publics susceptibles de s’y associer. Pour Young, valoriser le seul jeu de langage sophistiqué et solennel de la délibération est à la fois vain et excluant. L’argumentation sérieuse serait au contraire à penser dans les relations qu’elle entretient avec d’autres activités de langage comme la salutation ou le témoignage, mais aussi avec la rhétorique, et notamment, comme le propose John Dryzek à la suite de Young, « les métaphores vives, les interprétations créatives, les figures de style frappantes, l’ironie, l’humour, l’exagération, les gestes, les performances » (Dryzek 2010, p. 320). La « démocratie communicative » d’Iris M. Young trouve une résonance particulière dans les espaces de mobilisation citoyenne aux États-Unis, où la voix portée par les citoyens est attendue comme emphatique, affectée, exclamative, scandée ; où participer revient pour l’essentiel à « partager » et par là alimenter l’énergie d’une vibrante community (Eliasoph 2011, Berger 2012b). Cette tendance est cependant loin de ne concerner que les États-Unis. Aujourd’hui, à travers la diffusion du discours de l’empowerment et des pratiques de community building, elle gagne les dispositifs participatifs européens. Un peu partout, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, les nombreux animateurs professionnels de la participation ne proposent plus seulement une prestation de modération au sein d’espaces de discussion. Ils disposent également, dans leur « boîte à outils », d’une foule d’exercices et de jeux demandant de la part des participants qu’ils s’expriment « à cœur ouvert », qu’ils s’étreignent, chantent, dansent et rient ensemble.

Un second ensemble de travaux vise également à enrichir les théories communicationnelles de la participation, mais en insistant surtout sur son caractère pratique, incarné et sensible. « Sensible », ici, n’indique pas tellement une primauté accordée à l’expression émue, mais plutôt une insistance sur la dimension corporelle et sensorielle de l’engagement public (Thévenot 1999, Chateauraynaud et Torny 1999, Cefaï et Terzi 2012, Tonnelat 2012). Pour les ethnographes du politique et de la participation (Berger et al. 2011, Cefaï et al. 2012), la réflexion sur la démocratie participative et ses enjeux démarre en effet de l’observation de situations où s’activent non pas des locuteurs abstraits, mais des participants de chair et d’os, caractérisés par un visage et une voix, se tenant dans un espace d’appréhension mutuelle, percevant et interprétant une énorme quantité d’informations à propos d’autrui et en émettant autant à propos d’eux-mêmes. Dans un espace public considéré avant tout comme un espace de visibilité, de présence et d’action, l’étude de la communication ne peut décemment se réduire à celle de ses contenus propositionnels [2]. Si nous avons de notre côté fait porter nos premières enquêtes sur les processus d’interaction en assemblée et l’importance qu’y tiennent les sens sociaux de ceux qui s’y trouvent engagés (Berger 2008 et 2011) [3], d’autres ont rendu compte de processus participatifs directement fondés sur ce qu’ils appelleront l’expérience sensible, le savoir d’usage ou le sens pratique des participants (Sintomer 2008, Nez 2011, Charles 2012).

Enfin, un troisième ensemble de critiques du modèle logocentrique de la délibération a plutôt mis l’accent sur l’importance du rôle que jouent les équipements, objets, supports, environnements et autres médiations non langagières dans les pratiques de participation. C’est particulièrement clair dans le domaine des politiques de la ville : lorsque l’espace urbain, dans sa forme, sa matérialité et les réalités de son aménagement sont en jeu, la démocratie participative ne peut être simplement affaire de joute argumentative ou de débat d’idées, et le rassemblement est toujours autre chose qu’une « table ronde ». Polarisé par les productions visuelles, le rassemblement prend plus volontiers les allures d’une salle de projection improvisée, dans laquelle l’un ou l’autre spécialiste s’affaire autour d’un ordinateur portable pour alimenter le reste des participants en cartes, photographies, croquis, tableaux et autres diagrammes. Le regroupement peut tout autant avoir lieu en plein air, à l’occasion de « visites » et de « marches ». Les contributions des différents participants trouvent alors leurs prises et leurs références au cœur même d’un milieu urbain exploré, scruté, photographié, filmé, etc. Le rassemblement peut encore être virtuel, la coordination des participants et de leurs contributions passant ici par la médiation de cartographies interactives en ligne et autres plates-formes qui ne se confondent pas toutes, loin s’en faut, avec des « forums de discussion » (Monnoyer-Smith et Wojcik 2014).

Les approches post-délibératives devant leurs responsabilités.

Contre l’abstraction de la « situation idéale de parole » du modèle habermassien, contre ses impensés sociologiques, écologiques, praxéologiques, contre les restrictions qu’il pose aux énonciations ayant droit de cité dans l’espace public, les différents travaux en philosophie politique et en sciences sociales évoqués à l’instant plaident pour un élargissement du modèle de l’agir communicationnel (Bohman 2004) [4]. Qu’ils insistent sur la pluralité des formes de vie et des formes d’expression qui leur correspondent, sur le caractère incarné et la dimension pratique de l’engagement civique, ou encore sur l’importance des équipements et des environnements, il s’agit pour ces chercheurs de remettre l’argumentation à sa juste place dans les processus démocratiques. Ces travaux d’orientation « pragmatique » (qui, via Goffman ou Boltanski et Thévenot, reprennent en sciences sociales les problèmes posés par la théorie des actes de langage) ou « pragmatiste » (qui s’inscrivent plus directement dans le sillage du pragmatisme philosophique américain de Peirce, James et Dewey) ont connu, ces dernières années, un certain succès et une certaine diffusion. Quels ont été les effets de ces critiques adressées aux modèles logocentriques, de ce travail mené par les sciences sociales et certains philosophes pour décentrer le rôle du discours formel dans les théories de la démocratie participative ? Sur le plan théorique, malgré les tentatives de James Bohman ou Robert Talisse, il apparaît que l’entreprise de démontage du modèle délibératif habermassien n’a pas été suivie de la reconstruction d’une théorie normative comparable (Girard et Le Goff 2010). Sur le plan des pratiques, s’il est difficile de considérer les transformations récentes de dispositifs institutionnels de participation comme la conséquence directe de nouvelles tendances au sein de la recherche, certaines convergences sont indéniables. S’il a bien pu en effet stimuler ça et là des évolutions dans les méthodologies et le design des dispositifs participatifs, ce courant post-délibératif a en tout cas « accompagné » une transformation des pratiques — transformation qui nous paraît considérable, intéressante sous certains aspects, inquiétante sous d’autres. Il ressort à présent de la responsabilité des approches pragmatiques/pragmatistes de faire suivre leur geste tout à fait nécessaire de décentrement du discours au sein de la théorie démocratique d’une observation vigilante des conditions et conséquences d’un tel décentrement au sein des pratiques démocratiques.

Sur fond d’un enrichissement de la communication, un tournant sémiotique ?

Le plaidoyer pour une communication démocratique plus inclusive, plus sensible, davantage en prise sur les environnements, sur les dimensions expérientielle et matérielle des problèmes publics, est fondamentalement un plaidoyer pour un enrichissement sémiotique de la participation : le discours construit et rationnel de l’argumentation représente un mode de signification parmi d’autres et il s’agit pour les approches pragmatiques de sensibiliser à la fois théories et pratiques à la diversité des modes de signification et à la pluralité des régimes de signes susceptibles de contribuer à l’élucidation des problèmes. Si l’on en croit le rôle accordé ces dernières années à la main et à l’œil, à l’action et à l’image dans les dispositifs participatifs institutionnalisés, le message a été reçu. Visites de groupes dans les quartiers, reportages vidéo ou photo, expositions de dessins, jeux de construction, fonds de cartes à recouvrir d’icônes et de gommettes autocollantes, ateliers visant à imaginer « la ville de ses rêves », activités de théâtre-action, jeux de rôle et jeux de plateau, etc., sont en effet devenus des incontournables de la « boîte à outils » des organisateurs et animateurs de la participation (Bonaccorsi et Nonjon 2012). Plutôt que de nous intéresser aux différents « outils » dans leurs spécificités, de nous livrer à une critique des dispositifs de visualisation et de leur usage [5], nous voudrions ici interroger plus généralement la prolifération des méthodes cadrant les contributions citoyennes dans le domaine de l’image (visuelle, sonore, langagière), de l’imagination, et repliant la parole ordinaire dans ses fonctions d’ostension et de figuration, c’est-à-dire — en suivant le langage de Peirce, que nous détaillerons plus tard — dans ses fonctions « indexiques » et « iconiques » [6]. L’hypothèse qui nous guidera dans ce texte est la suivante : en lieu et place d’un enrichissement des processus de communication, on assisterait à un véritable tournant sémiotique dans les pratiques de démocratie participative ; un tournant à travers lequel l’image profane en viendrait peu à peu à se substituer au discours citoyen et à éluder avec lui les prétentions d’articulation, de problématisation, de synthèse et de généralisation chez les participants ordinaires [7].

Quelles sont les conséquences de ce tournant ? Où mène-t-il le projet démocratique d’inclusion de l’expression citoyenne ? Comment penser la coordination des régimes de signes de la figuration et de l’ostension à ceux de l’assertion et de l’argumentation, la coordination des fonctions iconique et indexique à une fonction plus proprement symbolique ? L’importance croissante accordée aux activités de parole non argumentatives, aux contenus non propositionnels et aux médiations non langagières de la participation peut-elle s’articuler à un modèle normatif ou implique-t-elle son abandon ? Y a-t-il réellement une vie démocratique exigeante « après Habermas » (Crossley et Roberts 2004) ? Répondre à ces questions devient pressant pour les sciences sociales de la démocratie et de la citoyenneté, à plus forte raison pour leur branche pragmatique. Or, dans la mesure où il se pose comme transversal à une foule de questionnements poursuivis dans des recherches spécifiques (concernant notamment (i) la place à donner à la rhétorique et aux émotions en démocratie ; (ii) l’immixtion du jeu, du divertissement, du fun, du chant, de la danse et, à l’occasion, de la prière dans la vie civique ; (iii) les possibilités d’intégration des compétences d’usage et du sens pratique des citoyens ; (iv) les usages participatifs de la cartographie, de la photographie et du film ; ou encore (v) les rassemblements virtuels et les enjeux du développement d’une sphère publique en ligne), le tournant sémiotique demande d’être évalué à son niveau le plus général, à partir d’une théorie générale du signe.

Cette sémiologie ou cette sémiotique, le pragmatiste ne doit pas la chercher bien loin, puisqu’elle est au fondement même du courant philosophique qui est censé l’inspirer. À partir d’éléments issus des travaux pionniers de Charles Sanders Peirce et d’observations ethnographiques menées dans des dispositifs variés en Belgique et aux États-Unis, nous proposons, à titre exploratoire, une première évaluation des potentialités démocratiques introduites par des échanges publics centrés sur la figuration et la monstration, mais aussi des risques associés à la transformation progressive de l’espace public démocratique en « un milieu sémiotique dominé par les indices et les icônes » (Ferry 2007, p. 26).

Avant de nous doter des éléments conceptuels qui nous permettront de penser les implications d’un recentrement de la participation sur le domaine de l’image et de l’imagination, il est nécessaire de revenir sur les motifs — pratiques plutôt que théoriques — d’un décentrement du discours dans les dispositifs participatifs institutionnels. Le point de départ de notre enquête est, concrètement, le suivant : l’accueil enthousiaste fait par les animateurs de la participation et les architectes-urbanistes aux images profanes et à leur prolifération a pour enjeu premier l’atténuation du bruit causé par le discours de celui que rien n’autorise dans le domaine. Le décentrement et la minoration du discours citoyen dans ces pratiques tendent plus fondamentalement à son délitement et son évacuation. L’intérêt accordé aux contributions purement monstratives est le corollaire d’un désintérêt profond pour les énonciations citoyennes à prétentions démonstratives [8]. La valorisation des contributions figuratives, ou véhiculant un sens figuré, se comprend par le mépris voué aux paroles avancées au sens littéral.

Faire participer le citoyen, faire taire son discours.

Initialement définie comme une pratique logocentrique, un moyen pour les représentants politiques et les professionnels de l’urbain d’entrer en dialogue avec les citoyens afin de connaître leur avis et de recueillir leurs propositions, la participation aux politiques de la ville a bien vite montré l’allergie de ses dispositifs et de ses cadres aux discours de quidams [9], aux projections, argumentations, explications, analyses et théories provenant tantôt d’illustres inconnus, tantôt d’habitants que l’on ne connaît que trop. Nous avons ainsi montré précédemment dans le cadre d’une enquête menée à Bruxelles (Berger 2009a) comment un dispositif de rénovation urbaine participative tendait à mettre en échec les prises de parole citoyennes à visée générale — celles qui recherchent un certain degré de construction discursive, qui touchent à des objets d’une certaine « taille » et demandent que le locuteur se « grandisse » d’une manière ou d’une autre, en inscrivant cette prétention de grandeur dans un rapport à des biens communs (Boltanski et Thévenot 1991).

Cette ethnographie des échecs dans la prise de parole citoyenne tend à battre en brèche l’idée répandue selon laquelle les participants de ces assemblées sont peu disposés à « monter en généralité » dans leurs propos, ne font valoir que leurs intérêts personnels, ne voient pas plus loin que le bout de leur rue, se limitent à des récits d’expériences individuelles ou à des comptes rendus de cas singuliers, etc. Si des prises de parole de ce genre ne sont évidemment pas rares, elles ne peuvent faire oublier ces tentatives incessantes de la part des « citoyens ordinaires » de rechercher le dialogue public, de partager un discours à visée générale sur le bien commun et la ville bonne. L’observation attentive de ces réunions nous l’apprend : le problème n’est pas tant que les locuteurs citoyens ne montent pas en généralité — vraiment, ils n’ont cesse de le faire ! —, mais qu’ils s’y prennent souvent d’une manière si peu crédible que les mesures de désingularisation de leur propos s’avèrent improductives, voire contre-productives (Boltanski 1984). Il va sans dire que le caractère peu crédible de ces montées en généralité n’a rien d’absolu. Elles sont jugées telles par les partenaires de l’interaction, en particulier par les préposés à la montée en généralité que sont les acteurs institutionnels encadrant la participation ; des acteurs toujours potentiellement inquiétés dans leurs projets et dans leur position par des discours hétéronomes, des contre-propositions, des théories alternatives. Devant cette infélicité chronique des discours citoyens en assemblée et le constat que ceux-ci ne peuvent que très difficilement monter en généralité, il faut donc parvenir à distinguer les situations dans lesquelles les locuteurs n’en ont pas la capacité, linguistique ou cognitive, de cas où ils n’en ont pas la légitimité ou l’autorisation. Il faudrait encore, au sein de cette seconde classe d’infélicités, distinguer les recadrages liés à une nécessaire régulation de la discussion sur l’espace public, de formes plus arbitraires de dénis et de rappels à l’ordre. Cette dernière figure de l’infélicité, le déni a priori des tentatives de montée en généralité de participants non mandatés et non spécialistes [10], s’observe évidemment le mieux dans les expériences de démocratie participative touchant à des objets techniques et organisées sur le terrain institutionnel de la démocratie « délégative » (Manin 1994). Loin de montrer une horizontalisation des rôles entre acteurs institutionnels et acteurs citoyens dans une dynamique de « coproduction » des projets urbains, ces assemblées ont plutôt tendance à accentuer, en la dramatisant, la démarcation entre locuteurs légitimes et illégitimes, éloquents et maladroits, rationnels et irrationnels, professionnels et amateurs.

D’un côté, les professionnels de la politique et de l’urbain, en se plaçant sur le devant de la scène, en consommant la majeure partie du temps de parole, en contrôlant l’accès aux équipements et autres opérateurs de cadrage de la participation (diaporamas, ordinateurs, cartographie experte et officielle), œuvrent continûment à leur distinction, sous le regard las, perplexe ou exaspéré des citoyens rassemblés. De l’autre, ces mêmes citoyens, auxquels est parfois décerné le titre de « meilleurs experts de leur quartier », cherchent à se montrer à la hauteur des discussions techniques et de la complexité des dossiers, à construire leur discours, à entrer en représentation, à monter en généralité, face à des acteurs institutionnels qui souvent aimeraient les voir « s’exprimer plus simplement, dans un langage à eux ». Au lieu de les crédibiliser auprès des décideurs, leur acharnement à élaborer leurs propositions ou leurs critiques semble « renforcer les doutes concernant non seulement la véracité de leurs dires », mais aussi parfois, « plus profondément, leur santé mentale » (Boltanski 2011, p. 301). Ainsi, si une participation de type logocentrique s’est montrée effective, ce serait plutôt sur le versant négatif d’une disqualification progressive du discours des citoyens, aujourd’hui plus qu’hier attendu comme incongru. À nos yeux, c’est à la lumière de ces expériences négatives et des « hantises » (Stavo-Debauge 2012b) qu’elles ont fait naître chez les instigateurs de la participation, qu’il est possible d’interpréter la préférence accordée actuellement à l’image dans les techniques de mise en participation des citoyens. « Une image vaut parfois mieux qu’un long discours » ; surtout, disons, quand il s’agit du discours d’enquiquineurs notoires, de retraités un peu seuls, d’intellectuels déclassés et autres « ravageurs » incapables de « rester à leur place » (Goffman 1969).

Ce discours déconseillé au simple participant.

Il importe à présent d’accorder quelques pages à la description des qualités formelles de ce discours déconseillé au simple participant, un discours exigeant un crédit particulier de ceux qui y ont recours et frappant d’un discrédit particulier ceux qui le mobilisent sans y être habilités. Cette rapide reconstruction d’un discours non autorisé permettra de faire apparaître, en creux, des modes de signification davantage accessibles à tous, mobilisés avec plus de succès par les participants non spécialistes et non mandatés, et que les dispositifs participatifs actuels tendent à faciliter et à valoriser.

Initial.

La parole des acteurs institutionnels à l’initiative de la participation (élus, experts et autres « cadres de la participation ») se caractérise premièrement par cette revendication, toute simple mais toute déterminante, d’être une parole initiale, prioritaire, située à la fois à l’origine du processus d’ensemble et au commencement de chaque rencontre. La performativité discrète de cette parole initiale porte alors à la fois sur l’ascription de places et de rôles communicationnels, la présélection des topoï de la discussion et la présentation des catégories à partir desquelles sera traitée la réalité urbaine. Le mot d’introduction de l’élu local, les prescriptions pratiques de l’animateur, les récits et les analyses formulés d’entrée de jeu par l’architecte-urbaniste constituent des opérateurs discursifs qui, de concert avec d’autres opérateurs (configuration spatiale, dispositifs techniques, objets), arrangent la situation de discussion et cadrent la participation d’une certaine manière. Ainsi, ce qui distingue d’emblée le discours des acteurs institutionnels de celui des autres acteurs de la participation, ce n’est pas tellement sa force rhétorique que ce que William Riker (1986) appelle sa nature « héresthétique » : il s’agit d’un discours qui ne consiste pas tant à persuader ou à convaincre les participants à travers l’épreuve de la discussion, qu’à arranger en amont les conditions mêmes de cette épreuve.

Déployé.

Les prises de parole des acteurs en charge de la participation prennent le plus souvent la forme du discours construit, à plus forte raison lorsqu’elles ont la tâche d’ouvrir les réunions, de cadrer les objectifs généraux ou particuliers de la participation, d’établir un diagnostic des problèmes du quartier ou de présenter les interventions susceptibles de traiter ces problèmes. Parler de « discours construit » relève quelque part du pléonasme ; c’est bien parce qu’elles assemblent et articulent plusieurs propositions, plusieurs arguments, plusieurs phrases que les énonciations de ces acteurs trouvent une qualité « discursive » et se distinguent de prises de parole plus élémentaires (exclamations, interjections, questions, brefs commentaires, etc.). En effet, pour ces acteurs, prendre la parole se limite très rarement au fait d’« en placer une ». Leur statut, ou plutôt l’appréciation qu’ils ont de la « position énonciative » correspondant à leur statut (Goffman 1979, Berger 2012b), semble plutôt les encourager à « en placer » deux, trois, quatre, souvent beaucoup plus, en s’appuyant pour cela sur une série de procédures disponibles à la fois dans le langage (par exemple, les conjonctions de coordination « mais », « ou », « et », « donc », « or », « ni », « car ») et dans l’environnement matériel (la touche du clavier permettant de progresser d’une diapositive à une autre dans un exposé PowerPoint).

Les énonciations construites, en enchaînant ces segments que les conversationnalistes nomment Turn-Constructional Units ou TCUs (Sacks et al. 1974), initient chaque fois de manière plus ou moins clandestine un « macro-tour de parole », une séquence monologique relativement longue au cœur d’un événement participatif à vocation dialogique. Les TCUs peuvent ainsi se multiplier pendant des dizaines de minutes sans que l’orateur ne cède la parole à ses co-participants ou ne leur laisse apercevoir une opportunité de « reprise de tour ». Dans ces « macro-tours », chaque proposition, chaque argument, chaque diapositive projetée compte moins individuellement que pour sa participation à un processus de « linéarisation » (Gibson 2005) à travers lequel le locuteur imprime un élan à son discours/exposé et progresse dans un propos d’ensemble. Ainsi, des tours de parole de ce type se caractérisent moins par leur durée que, de manière plus fondamentale, par leur revendication d’être effectués dans leur intégralité. Interrompu, le discours linéarisé se retrouve en effet amputé d’une partie importante de sa signification et privé de ses effets propres.

Une troisième caractéristique, faisant le lien entre le caractère construit et la réalisation intégrale du discours, est relative à cet élan et à cette dynamique de progression. Ainsi, le discours ne développe pleinement sa signification en tant que « tout » signifiant que dans la mesure où les différents segments qui le construisent ont pu être mis bout à bout, certes, dans leur intégralité, mais encore, dans le bon ordre (chronologique, par exemple, dans le cas d’un récit) et de manière suffisamment continue, fluide, cadencée. La qualité du discours de l’élu local ou de l’architecte urbaniste tient ainsi en partie au déroulé de ses gestes [11] et au défilé de son propos [12]  une nécessité inscrite dans le dispositif de projection des slides, ces unités d’exposé supposées « glisser » gracieusement les unes à la suite des autres et défiler avec un certain rythme [13].

Coordonné.

Pour reprendre les trois fonctions que le linguiste Karl Bühler (2009) prête à la parole, le discours des experts urbanistes, des fonctionnaires spécialisés et autres acteurs institutionnels en charge de la participation se caractérise moins par ses dimensions de « manifestation » (expression du vécu psychique du locuteur) ou d’« appel » (influence du vécu psychique du récepteur) que par sa fonction représentationnelle, par laquelle « le phénomène linguistique est engagé dans une relation avec un objet ou un état de choses du monde » (Marthelot 2012, p. 119) dont il vise à « composer le portrait » (ibid., p. 145). Contrairement à ce que cette formulation pourrait laisser entendre, le langage n’a pas la capacité figurative d’une photo ou d’un film de reproduire le monde de manière immédiate et matériellement fidèle. La représentation symbolique permet bien de portraiturer le monde, mais toujours de manière indirecte, par l’extraction d’objets et d’états de choses de leur ordre sensible, et leur projection dans un ordre linguistique, ou plus généralement symbolique. L’agencement de signes qu’organise l’ordre symbolique, s’il ne reproduit pas l’ordre sensible liant les objets ou les états de choses dont ces signes tiennent lieu, n’y est pas non plus complètement étranger. Il en conserve quelques-uns des aspects et établit avec lui une certaine forme de fidélité, « non plus matérielle mais relationnelle » (ibid., p. 146). Pour évoquer ce minimum de fidélité relationnelle au monde sensible, nécessaire à toute représentation par le langage, Karl Bühler parle non pas de « reproduction directe », mais de « coordination médiatisée » (ibid., p. 627). Ordre symbolique (organisant les signes) et ordre sensible (organisant les objets et les états de choses) sont coordonnés l’un à l’autre dans la représentation, par la médiation d’un principe de projection d’ordre conventionnel. Il en va ainsi de la carte géographique mobilisée par l’urbaniste dans son analyse pour représenter l’espace sensible dont elle tient lieu, ou du discours de l’élu qui, pour rendre compte de la lente dégradation des conditions physiques, sociales, économiques des quartiers pauvres de sa commune, se lance dans un récit historique ponctué de grands épisodes marquants.

Général.

Ces phénomènes de projection et de coordination du monde sensible par le langage et dans le langage ne permettent pas seulement à l’orateur de rendre présents des objets et des états de choses sinon absents. Ils lui permettent également de « fixer » ces objets et ces états de choses en leur substituant un ensemble d’intermédiaires moins nombreux, une formule stable et réplicable (Thévenot 1986), à l’instar du récit en cinq épisodes de l’élu, ou de l’analyse en trois axes de l’urbaniste, que l’un et l’autre reprendront presque tels quels lorsqu’ils devront intervenir dans différentes réunions de quartier. La stabilisation des objets et états de choses représentés résulte de la capacité de l’orateur à désindexicaliser ses énoncés — c’est-à-dire à diminuer la dépendance de leur signification vis-à-vis de particularités contextuelles — et à leur donner une validité générale.

Comme tout investissement, l’« investissement de forme » (ibid.) que représente la montée en généralité du discours ne se fait pas sans sacrifice : ici, la perte de spécificité du discours et l’introduction du vague dans le propos. Il s’agit toutefois d’un sacrifice dont s’accommode généralement le discours officiel. Si le vague, dans sa forme extrême, peut être pointé et reproché à l’orateur (on critiquera par exemple la « langue de bois » de tel élu), le plus souvent, ne constituant « aucun handicap sérieux à la communication », il est « admis et reconnu, sinon valorisé » (Chauviré 1995, p. 140), considéré comme un mal nécessaire au traitement, par la parole, d’entités ou de phénomènes complexes. Sacrifice vis-à-vis du sens, il est lui-même un instrument « fixant à son gré la marge d’interprétation qu’il veut laisser à son auditeur » (ibid., p. 142), « exploit[ant] sciemment le vague des signes à son profit, et parfois au détriment de l’interprète » (ibid., p. 136). La performativité du discours qui nous intéresse ici dépend donc, d’un côté, de capacités de désindexicalisation de la part de l’orateur, et de l’autre, de la coopération de l’auditeur et de sa reconnaissance du droit revendiqué par le locuteur de pouvoir discourir sur le monde en général, de pouvoir rester vague sur les entités qu’il nomme (par exemple, « les habitants », « le quartier », « les habitants du quartier », « la sécurité ») et sur les vérités qu’il asserte (« les habitants du quartier veulent plus de sécurité »).

Assertif.

Précisons, en effet, que le discours tenu par les professionnels de la ville et de la politique de la ville s’engage le plus souvent sur un mode déclaratif, assertif, par rapport aux états de choses qu’il représente (« les habitants quartier veulent plus de sécurité »), plutôt que, par exemple, sur un mode subjonctif (« [supposons que] les habitants du quartier veulent plus de sécurité ») ou sous la forme interrogative (« les habitants du quartier veulent-ils plus de sécurité ? ») [14]. Il faut distinguer, d’une part, le contenu propositionnel « les habitants du quartier veulent plus de sécurité », à travers lequel le locuteur se réfère à quelque chose via le langage et ses conventions lexicales et syntaxiques, et d’autre part, l’assertion « les habitants du quartier veulent plus de sécurité » en tant que mise en forme spécifique d’un contenu propositionnel et en tant qu’acte de langage situé. Le plus souvent, les élus et les spécialistes se caractérisent, en tant qu’orateurs de ces espaces publics, par la force assertorique qu’ils appliquent à leurs propositions, à leurs renvois au monde. Parmi les différentes choses « prises en charge » par ceux que l’on désigne parfois comme les « personnes en charge » figure donc avant tout le discours de vérité, la « responsabilité quant à la vérité » des propositions et représentations du monde (Chauviré 1995, p. 144).

(Dis)qualifiant.

Pour que ce discours initial, déployé, médiat, général et assertif fasse porter ses effets positifs (des effets allant de l’imposition d’un cadre topique, relationnel et langagier pour la participation, à la vraisemblance d’un diagnostic urbanistique, à la persuasion des participants quant aux projets à réaliser, et jusqu’à la légitimation des décisions ultimement prises), il doit rencontrer une série de « conditions de félicité » (Austin 1962). Dans le cas contraire, outre l’absence des effets positifs escomptés, des conséquences négatives sont à prévoir. Car, autant ce discours contribue à qualifier celui qui le manie avec bonheur, autant il discrédite profondément celui qui y recourt de manière malheureuse. Deux formes de transgressions de ces règles sont envisagées par John L. Austin : celles relatives à l’exécution ratée (misexecution) du discours et celles relatives à son appel indu (misinvocation). Les infélicités que recouvrent les misinvocations marquent en particulier le discours des participants non spécialistes et non élus [15]. Elles sont de deux sortes : il y a celles qui tiennent au caractère impropre, inadapté, incongru de la formule mobilisée (indépendamment de la qualité d’exécution de la formule en question). C’est le cas, par exemple, quand un participant veut s’adresser à une assemblée politique en s’engageant dans un rap, quand un autre développe une réflexion qui, selon les animateurs de la participation, ressort du « discours philosophique » — étant entendu que ce discours n’a pas sa place dans une discussion concernant le réaménagement d’un coin de rue — ou encore lorsqu’un participant octogénaire présente à l’assemblée un carnet dans lequel a été noté, pour chaque mois de l’année, le « nombre d’odeurs » émanant du restaurant d’en bas de chez lui, provoquant l’hilarité puis l’embarras [16]. Ensuite, il y a ces misinvocations dont le caractère indu ne tient pas à une appréciation du caractère légitime de la formule en elle-même, mais à l’illégitimité de celui qui l’invoque. Avec celles-ci, nous touchons à la condition de félicité première du discours institutionnel, à sa caractéristique la plus fondamentale : son efficacité dépend en première instance de la position dans l’institution, appuyée ou non par l’institution, de celui qui le mobilise (Bourdieu 1982, 2001). Ainsi, la bonne exécution du discours institutionnel apporte un complément de crédit à celui qui en dispose déjà initialement, stimule chez ses interlocuteurs un « supplément de croyance » (Ricoeur 1997), une disposition à lui laisser, plus volontiers qu’à d’autres, le bénéfice du doute. À l’inverse, les études empiriques de la participation montrent que ce type de discours, une fois invoqué par une personne ne disposant au départ d’aucun crédit particulier, tend à marquer cette personne d’un discrédit particulier.

Les dimensions iconique et indexique de l’expression citoyenne.

Lorsqu’il est produit dans les assemblées de démocratie participative par un quidam que rien n’autorise, le discours initial, déployé, coordonné, général et assertif est donc celui de l’« emmerdeur », de la « mouche du coche », du « type bizarre » ou du « dérangé », pour reprendre des catégories mobilisées par les « cadres de la participation » à la fois en Belgique et aux États-Unis. En profanant le discours légitime dont il s’empare à partir d’une position illégitime, le locuteur trouble l’ordre de l’assemblée. Sa (contre)performance dérange, au sens littéral où elle tend à défaire les arrangements existants (Goffman 1969). Agaçante, lassante, elle devient très vite quelque chose que les partenaires ne cherchent plus à comprendre, mais plutôt à contenir. Car avec elle, c’est l’expérience démocratique dans son ensemble qui se met à flotter, c’est l’idée même d’une participation des citoyens aux affaires de la cité qui est mise en crise. Que cela soit pour les élus, les spécialistes (appelés les uns et les autres à se montrer plus autoritaires qu’ils ne le souhaiteraient), ou pour les participants ainsi disqualifiés, ces prises de parole sont souvent considérées, au mieux, comme stériles. Rapidement, à travers des formes de sanctions des plus diffuses (gestes d’agacement, réponses sarcastiques, rires, etc.) aux plus explicites, elles sont dissuadées. Dans des processus participatifs comme les Contrats de quartier bruxellois, développés sur plusieurs mois, voire plusieurs années, certains participants non spécialistes et non élus apprennent à s’en tenir, dans leurs interventions, au seuil de la proposition et de la problématisation. En deçà du discours. Plutôt que de chercher à commencer, leurs interventions s’en tiennent alors à répondre ; elles se font plus élémentaires et fragmentaires que déployées (construites, intégrales et continues) ; plus spontanées, en prise directe avec les objets qu’elles désignent, que « coordonnées » à ces objets de manière conventionnelle et indirecte ; plus spécifiques, contextualisées et focalisées que stables, générales et vagues ; enfin, plus indicatives ou figuratives qu’assertives. Examinons ici quatre scènes tirées de notre ethnographie de différentes expériences de participation citoyenne aux politiques de la ville en Belgique et aux États-Unis [17].

Cinq scènes d’une participation pauvre en discours.

Scène 1.

Dans le cadre du Contrat de quartier « Brasseries » mené en 2009 à Bruxelles, plusieurs visites sont organisées au démarrage de l’étude de rénovation urbaine en vue de réaliser un « diagnostic participatif » du quartier. Une joyeuse bande d’enfants menée par le très énergique Hicham, ouvre la marche pour l’un des sous-groupes. Après avoir sillonné le quartier et pointé différents problèmes liés à des aspects de sécurité routière, le groupe se dirige, à la demande des enfants, vers l’« Espace Jeunesse », une salle de sport vétuste surplombée par une petite plaine de jeux aménagée en toiture, et dont l’accès se fait par un escalier situé à l’arrière du bâtiment. Impatients, les enfants insistent pour que le groupe accède immédiatement au toit. Hicham et ses compagnons introduisent les participants à l’espace pour enfants, un petit carré engazonné comptant deux surfaces en gravillons équipées de modules de jeu aux formes compliquées, conçus par un artiste local au début des années 2000. « Tadaaam ! Voilà les super-jeux ! Ça tue, non ?! » déclare l’un d’eux, hilare. « C’est trèèès artistique ! », ironise Hicham en s’entortillant autour de l’une des structures dans une pose grotesque, ce qui fait rire le groupe entier. Apparemment encouragés par ces rires, les enfants s’engagent dans une (dé)monstration des caractéristiques problématiques d’un espace impropre au jeu. L’un d’eux se lance dans la reconstitution d’un accident survenu quelques mois plus tôt. Montant sur l’un des modules, il fait mine de glisser, de perdre l’équilibre et de chuter, avec de grands gestes. Un autre enfant passe sa main sur le module, en caresse la surface sous le regard des visiteurs pour en montrer à nouveau l’aspect glissant, tout en faisant voir, à divers endroits, des aspérités ou des arêtes plus tranchantes, sur lesquelles, à l’entendre, plusieurs enfants se seraient déjà blessés. Impropres à la grimpette ou à toute autre forme de jeu, les modules invitent essentiellement à s’asseoir. L’accès compliqué à la plaine de jeux en toiture posant des problèmes de visibilité publique des activités qui s’y déroulent, elle est surtout utilisée par « les grands », qui viennent régulièrement y « fumer des joints », et parfois vandaliser le matériel, comme en atteste le grillage partiellement arraché. Pensée comme un espace de jeu proposant des modules « artistiques », la plaine est vue par Hicham et ses amis comme un lieu à la fois absurde (« Pour nous, c’est le parc des snottebels ! » [terme brusseleir pour « crotte de nez »]) et inquiétant (« Chaque fois, quand on monte [sur le toit], on se demande qu’est-ce qu’on va voir. C’est bizarre »).

Scène 2.

Juin 2004, Contrat de quartier « Callas » dans une autre commune bruxelloise. L’urbaniste du bureau d’études chargé de l’élaboration d’un programme de revitalisation urbaine pour le quartier est en train de terminer un exposé PowerPoint riche en visuels, par lequel il vient de présenter à la commission participative le projet phare du programme en matière d’espaces publics : un « parc vertical » visant à reconnecter parties basse et haute du quartier. Il est soudain interrompu par une dame dans la salle qui gesticulait depuis un moment.

Christiane Macchiatto (« habitante » du quartier Callas) : Je ne vais pas garder la parole tout le temps, mais [elle pointe son index vers l’écran où est projetée la présentation PowerPoint du bureau d’études] j’aimerais bien qu’on revoie la photo qui montre la piste de ski, enfin le « parc public » [elle accompagne sa parole en « clignant » des index des deux mains pour marquer la mise entre guillemets], entre l’avenue du Joyau et la rue Grise, qui pour moi est une piste de ski, mais, bon, peut-être que ce n’en est pas une. [En parlant de la diapositive PowerPoint :] Pas celle-là, celle d’avant, voilà. Bon, si j’ai bien compris, ça, ce truc, c’est intégré d’office parce qu’on a besoin d’un peu plus d’argent pour terminer. Donc, je n’ai pas entendu vraiment le budget qui devait être consacré à ça…

Jean-Pierre Frusquet (urbaniste chargé du programme de rénovation du quartier) : Ça, ce n’est pas encore décidé. Disons que le parc, enfin ce que vous voyez comme parc…

Christiane Macchiatto : L’objectif, c’est quoi en fait ?

Jean-Pierre Frusquet : De rendre cette partie du parc accessible au public et de créer une liaison entre l’avenue du Joyau et la rue Grise qui soit aussi accessible aux personnes à mobilité réduite.

Christiane Macchiatto : Oui… C’est très en pente… [elle accompagne sa parole de mouvements « plongeants » de la main et d’une grimace évoquant une sensation de vertige]. [rires dans la salle]

Jean-Pierre Frusquet : C’est très en pente […].

Scène 3.

Février 2007, Conseil municipal de Los Angeles. Une dame s’avance vers la tribune des « orateurs du public » où elle faisait la file depuis un moment, attendant son tour pour exprimer un public comment :

Je voulais vous demander une chose, c’est de changer la réglementation concernant le bruit. J’ai une église à côté de chez moi qui fait sonner ses cloches 7 fois par jour, tous les jours de la semaine… Ce n’est pas juste qu’une église comme ça puisse faire sonner ses cloches à plein tube à côté de ma fenêtre toute la journée et que je doive vivre avec ce [soudain, elle crie] DING DONG DING DONG DING DONG DING DONG !!!! PAPAPAPAM PAPAM PAPAAAM !!! [Le président de séance tente de la rappeler à l’ordre à deux reprises « Madame… S’il vous plaît… »] Vous ne voulez pas entendre ça ?! Eh bien MOI NON PLUUUS ! C’est pas juste ! J’en ai marre, vous comprenez ?! Bientôt vous allez devoir m’enfermer dans une maison de fous [in a padded room] ! Il y a des lois sur toutes sortes de nuisances sonores, mais eux ils peuvent faire ce qu’ils veulent ?!

Scène 4.

Mars 2012 : dans le cadre de l’étude d’installation d’un système de bike share à l’échelle de New York, des ateliers participatifs sont organisés par le Department of Transportation (DoT) un peu partout dans la ville. La scène se déroule à l’occasion d’un atelier organisé dans le quartier de East Williamsburg à Brooklyn. Dans la salle principale d’un « centre pour seniors », les 50 participants présents ont été divisés en huit sous-groupes par les animateurs du DoT. Le groupe auquel je participe compte cinq personnes : un couple hispanophone d’une cinquantaine d’années, une dame polonaise de la cinquantaine également, et deux autres personnes de la trentaine, une femme ayant un atelier d’art dans le quartier et un homme se présentant comme un « cycliste engagé ». Chaque groupe est rassemblé autour d’une table sur laquelle est disposée une carte de New York, un « plateau de jeu », ainsi que des tas de stickers de couleurs différentes. Le nôtre est animé par un jeune homme d’environ 25 ans. Visiblement pas très à son affaire, il explique aux participants d’une voix monocorde l’activité proposée. Le plateau de jeu représente un diagramme où sont mises en relation différentes icônes, chacune représentant des activités et des lieux (shopping, work, park, lunch, tourism, museum, school…). Il est demandé aux participants de disposer des autocollants sur les segments rejoignant les icônes deux par deux, afin d’indiquer les trajets types que le système de bike share devrait permettre de faciliter en priorité (par exemple, work/lunch). Les règles ne sont claires pour personne, particulièrement celle concernant le nombre d’autocollants pouvant être apposés par chacun des participants. Le « cycliste engagé », rejetant plus ou moins l’exercice, ne colle aucun sticker ; l’artiste locale en colle deux, la dame polonaise, trois, et le couple latino, sept à eux deux, en fonctionnant, pour se décider, comme un binôme (invité à participer, j’en ai moi-même collé deux). Le second moment de l’atelier est consacré à la « collecte » de suggestions de localisation des futures bornes de vélo dans le quartier. À partir d’un large ensemble de possibilités pré-identifiées (carrefours importants, places, entrées de métro, entrées de parc, etc.), il est demandé aux participants de coller des gommettes vertes aux endroits leur semblant pertinents et des rouges pour les emplacements auxquels ils s’opposent. À nouveau, aucune règle ne vient contraindre l’exercice. Par exemple, le couple latino pose en tout huit stickers rouges (à des endroits identifiés comme des lieux de stationnement existants) pour deux verts ; la dame polonaise, seulement cinq verts. Parfois, une gommette verte et une rouge se superposent en un même point, sans qu’il soit demandé aux participants de se mettre d’accord collectivement ou d’argumenter leurs choix individuels. Après 40 minutes, les animateurs des différents sous-groupes remercient les participants et remballent les cartes recouvertes de gommettes. Celles-ci viendront bientôt rejoindre les documents élaborés avec les participants des 14 autres quartiers concernés, en vue de la production d’une synthèse par un logiciel spécialisé.

Image 2 : Plateau de jeu utilisé pour les ateliers de conception participative du système de bike share. Source : Brochure « New York City Bike Share. Designer by New Yorkers », Department of Transportation (DoT), City of New York.

Scène 5.

Je viens de manquer de chuter à vélo à cause d’un nid-de-poule dans le haut de la chaussée de Vleurgat. Je me rends sur la page fixmystreet.irisnet.be, un site mis en ligne par la Région bruxelloise en 2013. La plateforme FixMyStreet, apparue en 2008 et initialement destinée à l’ensemble du Royaume-Uni, a été depuis implémentée au Canada, en Australie, en Corée, aux Pays-Bas, en Suisse… et, donc, à Bruxelles. Sur une carte, je zoome sur la commune d’Ixelles (toutes les communes bruxelloises ne participent pas à l’initiative), sur la voirie en question, puis clique sur l’emplacement exact du nid-de-poule. Je dois ensuite entrer la catégorie de lieu — voirie, espace vert, pont/tunnel, trottoir — et le type d’incident — affaissement, revêtement dégradé, trou, marquage effacé (le site précise que « dans un premier temps », dans cette phase de test du site, il n’est possible que de signaler des incidents repris dans ces catégories). Il n’est par exemple pas prévu de signaler un dépôt clandestin sur la chaussée d’Ixelles ou un graffiti rue du Sceptre, « incidents » que la version source du site permet de dénoncer en Grande-Bretagne). Il m’est possible d’uploader une photo de l’« incident » et d’ajouter un bref commentaire. Mon signalement est ensuite communiqué à un modérateur. Il n’apparaîtra en tant qu’icône sur la carte de Bruxelles que lorsque le modérateur, s’assurant du caractère légitime et véritable du signalement, l’aura validé. L’icône viendra alors s’ajouter à une série d’autres icônes de couleurs différentes marquant les incidents par commune : les icônes rouges concernent les « incidents signalés », les oranges, les « incidents en traitement », et les vertes, les « incidents clôturés ». Au 30 juillet 2013, sur sa page d’accueil, le site bruxellois affiche fièrement en grands chiffres jaunes : ces 30 derniers jours, 890 incidents traités, 757 incidents en traitement, 354 incidents clôturés.

Image 3 : Affiche publicitaire de FixMyStreet Brussels. Source : Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale.

Quelques distinctions sémiotiques.

Ces cinq scènes donnent à voir une participation citoyenne s’exprimant sur des modes particulièrement difficiles à appréhender par les philosophies et sociologies politiques les plus logocentriques. En effet, si ces formes d’engagement recourent bien la plupart du temps au langage et usent donc, dans l’absolu, de « symboles » (mots, phrases), leur interprétation dépend autant de codes « indexiques » et « iconique », que d’un code « symbolique ». Quelques précisions sont ici nécessaires.

Parmi les tripartitions conçues par Peirce pour élaborer sa sémiotique [18], la plus importante est sans doute celle distinguant les fonctions sémiotiques de l’icône, de l’index et du symbole. Pour le philosophe américain :

Une icône est un signe qui renvoie à l’objet qu’elle dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non […]. N’importe quoi […] est l’icône de quelque chose, pourvu qu’il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de cette chose.

Un index est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté par cet objet. […] Ce n’est pas la simple ressemblance qu’il a avec l’objet […] qui en fait un signe, mais sa modification réelle par l’objet.

Un symbole est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote en vertu d’une loi […] qui détermine l’interprétation du symbole par référence à cet objet. Il est donc lui-même un type général ou une loi […]. Non seulement il est général lui-même, mais l’objet auquel il renvoie est d’une nature générale. (Peirce 1978, p. 140-141)

Ces trois modalités diffèrent donc par le type de relation qui, dans chaque cas, lie le signe à son objet. Dans les cas de l’icône et de l’index, le signe « adhère » en quelque sorte à son objet. Il entretient avec lui une relation spontanée que Hume qualifie de « naturelle » (Deleuze 1982). La photographie de mon visage ressemble à mon visage. L’orientation de la girouette entretient avec le sens du vent une « connexion physique objective indépendante de l’esprit » (Chauviré 1995, p. 128). De son côté, un symbole comme le mot « chaise » renvoie à son objet par abstraction, convention et habitude socialisée plutôt que par ressemblance ou contiguïté. Pour reprendre les catégories fondamentales de Peirce (1992a, 1992b) structurant l’ensemble de sa théorie des signes, l’icône, l’index et le symbole renvoient à leur objet respectivement sur le mode de la « priméité » (qualité, possibilité), de la « secondéité » (contiguïté, interaction) et de la « tiercéité » (loi, convention, habitude).

Le discours institutionnel est une forme d’expression qui se caractérise, nous le disions, par son caractère conventionnel, vague, stable, général (la possibilité qu’il offre notamment de « monter en généralité ») ; une forme d’expression qui se construit et développe sa signification à partir de ressources sémiotiques à dominante « symbolique ». De leur côté, les quatre scènes présentées à l’instant nous montrent des formes d’expression fondées davantage sur une abondance d’indices et d’icônes.

Les signes indexiques sont utilisés pour attirer l’attention des destinataires et l’orienter vers un « existant réel » présent dans la situation, ou à son horizon [19]. Cela peut être un endroit, une chose (l’index de Christiane Macchiatto pointé sur la diapositive, la gommette verte identifiant les lieux du quartier les mieux appropriés aux bornes vélos), un état de choses (la main de l’enfant tâtant les arêtes tranchantes du module de jeu), mais aussi une personne, ou l’état d’une personne, du locuteur en particulier (les cris de la Scène 3 captent l’attention de l’auditoire et le forcent à considérer l’exaspération de cette dame) [20].

Les signes iconiques, quant à eux, renvoient à un certain objet par ressemblance, évocation, association (Ferry 2007). Il peut s’agir de proposer, à partir de ressources sémiotiques disponibles, une copie de l’objet (l’enfant mimant la chute de son camarade, l’onomatopée « DING-DONG… », les gestes plongeants de la main de Mme Macchiato reproduisant le degré de la pente), ou encore une redescription inédite de l’objet à partir d’une métaphore (la « piste de ski », le « parc des snottebels »).

Bien entendu, dans le flot de la communication, « ces trois procédures désignatives se compénètrent » (Dagognet 1973, p. 43) ; icônes, index et symboles se présentent toujours plus ou moins sous des formes combinées [21]. Ainsi, si la dimension symbolique n’a pas disparu des engagements repris dans ces scènes, celles-ci nous montrent une communication qu’on dira centrée sur un code indexique et/ou iconique.

Nous voudrions, dans la dernière partie de cet article, explorer certains des potentiels, puis certaines des limites propres à ces formes d’expression dans l’espace public démocratique ; formes dont on ne savait trop que faire jusque récemment, mais qui se trouvent aujourd’hui particulièrement facilitées, voire carrément prescrites par les méthodologies de nombreux dispositifs participatifs. Dans la mesure où, au-delà d’une facilitation, il nous semble assister aujourd’hui à un véritable repli sur ces modes iconico-indexiques aux dépens du symbolique, nous insisterons sur certaines dérives possibles ou déjà observables.

Potentiels d’une participation centrée sur l’iconico-indexique.

Une critique accessible, opérant sous les conventions.

On remarque d’abord l’accessibilité particulière d’une communication centrée sur le mode iconico-indexique. L’expression à dominante symbolique, dans les idées générales qu’elle déploie et le mode déclaratif qui lui correspond, est réglée par des lois ou des conventions. Or, nous l’avons vu dans le cas de ces infélicités qu’Austin nomme misinvocations, ces conventions ne concernent pas uniquement le rapport du signe symbolique à son objet. Elles fixent aussi, dans des termes de légitimité, de crédibilité, les rapports entre les signes symboliques mobilisés et la position ou l’ « éthos » de celui qui les mobilise (Meyer 2008). De leur côté, les index et les icônes composent des modalités sémiotiques certes limitées dans leur potentiel de signification — une signification dépendante de leur adhérence à la situation et à ses existants réels —, mais dont l’usage apparaît particulièrement… démocratique ! Ils permettent virtuellement à n’importe qui de s’insérer dans une activité publique de concertation concernant des matières techniques et de signifier quelque chose, une critique par exemple, sans passer par la médiation d’un discours formel, discipliné et donc indépendamment de toute réponse d’autorisation, de toute attestation concernant la légitimité du locuteur à discourir. En se tenant en deçà du discours, la critique opère aussi « sous les conventions » (Breviglieri et Stavo-Debauge 2006).

Ainsi, la Scène 1 nous montre une situation dans laquelle une joyeuse bande d’enfants parvient à désigner un espace particulièrement problématique, puis, collectivement et à partir d’une combinaison de signes basiques (ostension, mime, métaphore), à exprimer une critique des qualités fonctionnelles et esthétiques d’un aménagement [22]. Prise au sérieux par les urbanistes puis portée sur d’autres scènes, cette critique sera suivie d’effets réels, la requalification du « parc des snottebels » ayant été reprise parmi les projets prioritaires de ce Contrat de quartier. La Scène 2 nous offre un autre exemple de la grande accessibilité d’une parole critique centrée sur les indices et les icônes. La simplification extrême d’une prise de parole limitée aux signes élémentaires du doigt pointé (doublement indicateur et accusateur) et de la métaphore naïve (« une piste de ski ») explique même ici l’efficacité particulière de la critique. L’agencement d’indices et d’icônes permet à cette participante de s’inscrire en confrontation avec le discours formel de l’urbaniste et de contester ses productions, d’une manière qui peut difficilement être refusée à une participante reconnue comme « non spécialiste ».

Ces deux premières scènes nous montrent que des participants privés de discours (capacité limitée de construction discursive dans le cas des jeunes enfants de la Scène 1) ou limités dans leurs ressources symboliques (l’absence de titre ou de position permettant d’attester d’éventuelles capacités de construction discursive, dans le cas de la Scène 2) n’en sont pas moins capables de se composer une voix. Cette voix, prolongée de gestes et jouant de ses intonations autant que de son contenu, signifie davantage par agencement de signes que par intégration discursive. La manifestation répétée de ce type de voix dans les dispositifs participatifs attire alors notre attention sur un phénomène double. D’un côté, une confiscation du discours formel et construit, par les élus locaux et les élites techniques ; de l’autre, la manifestation d’un certain « répondant » dans le chef de nombreux citoyens pas spécialement formés aux questions urbanistiques, qui prennent acte de cette « division du travail sémiotique » et renvoient aux représentants politiques et aux experts une voix bricolée, mêlant le potentiel évocateur des icônes et le tranchant des indices.

L’exposition publique du trouble.

La « démocratie inclusive » défendue par Iris M. Young (2012), en alternative à la démocratie délibérative habermassienne, ne vise pas seulement l’inclusion de catégories de citoyens traditionnellement absents du processus démocratique, mais également la prise en considération de nouvelles catégories d’expériences. Et en effet, dans les expérimentations participatives les plus récentes, la facilitation de jeux de langage échappant à la délibération, à l’argumentation, au discours, semble permettre l’expression et la prise en considération de formes de vie jusque-là difficilement accessibles ou appréhendables par les représentants politiques et les professionnels des politiques de la ville. Une participation favorisant une communication à dominante iconico-indexique n’est pas seulement accessible à un public plus large et diversifié qu’une participation logocentrique ; elle s’ouvre également, potentiellement, à une plus grande diversité de rapports à la ville [23]. Les travaux récents de Julien Charles (2012a, 2012b), prolongeant ceux de Laurent Thévenot et de Marc Breviglieri sur le terrain de la participation, ont montré l’importance et la difficulté qu’il y avait pour des dispositifs participatifs plutôt orientés vers la discussion et l’argumentation de se rapprocher de l’expérience intime, souvent muette, qui lie les personnes à leur environnement quotidien (logement, espaces publics urbains, lieu de travail…). Ainsi la dimension de l’aise personnelle (ce « bien » sur lequel se centre le « régime de familiarité », Thévenot 1994) se transporte-t-elle difficilement dans le discours, à plus forte raison dans le discours public convenant aux circonstances de l’« assemblée » et sur lequel pèsent de fortes attentes de « montée en généralité ».

Au-delà d’une communication des conditions de l’aise personnelle, ces modes iconico-indexiques se prêtent tout autant à l’expression du malaise. Les « commentaires du public » (public comments) entendus lors de chaque séance du Conseil municipal de Los Angeles sont l’occasion pour un certain nombre de citoyens de partager leur détresse et leur exaspération face à des situations troublantes, insupportables (Breviglieri 2009, Breviglieri et Trom 2003). C’est le cas pour la femme de la Scène 3, dont l’exaspération s’exprime sans détour par le cri (indice) et l’onomatopée (icône). Il est possible de décomposer ce « débordement » en deux moments. Dans une première séquence (DING-DONG-DING-DONG !!!), le caractère soudain et agressif du cri rend compte à la fois du volume sonore des cloches et de l’exaspération de cette dame. On observe alors une seconde phase (PAPAPA-PAM, PA-PAAM-PA-PAAM !!!), dans laquelle le cri augmente encore et se transforme pour évoquer le vacarme d’une fanfare, à moins que ce ne soit la sirène d’une ambulance… à moins qu’il ne se soit simplement transformé en « n’importe quoi ». L’onomatopée semble en effet avoir changé de référence en cours de route. De copie sonore de la nuisance, elle se fait copie sonore du trouble en lui-même, sa fonction dominante évoluant ici de la « représentation » à la « manifestation » (Bühler 2009).

Souvent absents et toujours malvenus au sein des « dispositifs participatifs » policés que nous avons observés en Belgique, ces modes d’engagements sont partie intégrante des pratiques démocratiques aux États-Unis (Berger 2012a). Dans une mégapole comme Los Angeles, trois fois par semaine, il est possible aux citoyens de s’avancer vers la tribune du Conseil municipal, d’interpeller leurs élus les yeux dans les yeux, de faire retentir leur voix dans le micro pour y faire exister au cœur du City Hall les problèmes qui les affectent au quotidien et pour y faire connaître leur détresse. Or c’est bien par ces qualités iconiques et indexiques de la voix qu’il est possible de « transporter » le trouble enduré, de l’habitation privée à la scène publique, en en conservant le caractère insupportable (« Vous ne voulez pas entendre ça ?! Eh bien MOI NON PLUUUS ! »). Se pose alors la question de la place à accorder, en démocratie, à ces voix développant leur signification sur le mode de la secondéité plutôt que de la tiercéité, et à travers lesquelles « l’insupportable », qui a « perdu tout statut de tiers », est manifesté dans un « tutoiement » (Breviglieri 2009).

La force de redescription des expressions métaphoriques.

Ainsi, la valorisation d’une communication à forte teneur iconico-indexique dans des espaces publics de participation permet de combler le déficit sémiotique associé aux conceptions logocentriques de la démocratie et facilite la traduction de troubles et de souffrances en problèmes publics (Cefaï et Terzi 2012). Si elle comble un déficit, en permettant la prise en compte de l’indicible, une telle communication représente aussi potentiellement un moyen d’innovation sémantique, un moyen d’« augmenter » le sens du dicible (Dagognet 1973). C’est le cas de certaines des expressions métaphoriques mobilisées par les participants non spécialistes de ces processus participatifs, qui assurent ici la « fonction iconique » d’offrir, pour des phénomènes complexes et abstraits, des similitudes simples et concrètes (Ricoeur 1975). Par exemple, dans les circonstances de la Scène 1, l’image enfantine du « parc des snottebels » condense, en les augmentant, un ensemble de significations possibles : le caractère dérisoire d’une intervention publique qui compte sur quelques modules de jeu bon marché pour animer un espace, la commande faite à un artiste de seconde zone pour la réalisation des jeux, l’esthétique, l’aspect et les couleurs des structures, leur caractère impropre au jeu, l’état général de délabrement et de saleté du lieu, etc. [24] Pour Ricoeur (1975), qui s’inspire de travaux classiques sur la question (Paul Henle, Max Black, Gilbert Ryle), la création de sens provient ici d’une collision au sein de l’énoncé métaphorique [25] entre un ensemble d’éléments présentés dans leur sens littéral et un élément focal (« snottebels ») dont l’interprétation littérale relève de l’absurdité. De l’« impertinence sémantique » et du choc qu’elle crée dans l’énoncé naît une nouvelle pertinence sémantique (Ricoeur 2000). Il y a bien, dans la métaphore, une dimension d’incongruité, mais à la différence de fautes expressives et langagières qui tendent à disqualifier le locuteur, l’« erreur de catégorie » (Ryle 1949) [26] est ici intentionnelle, productive, et développe des effets rhétoriques jouant plutôt en faveur du locuteur. On parlera alors plutôt de « perspective par incongruité » (Watson 1989), d’« erreur calculée » (Ricoeur 2000, p. 193).

C’est une semblable perspective par incongruité qu’adopte la participante de la Scène 2, à travers l’image de la piste de ski. Cependant, l’expression imagée semble ici jouer un rôle différent. Plutôt que de condenser et d’augmenter une série de significations possibles, elle semble plutôt rabattre un objet complexe (le projet d’aménagement présenté par l’architecte-urbaniste) sur l’un de ses aspects particuliers (la pente du parc). La notion de focus, par laquelle Max Black (1955) nomme l’élément incongru au sein de l’énoncé métaphorique d’ensemble (frame), prend ici un sens nouveau. L’image de la piste de ski dirige l’ensemble de l’attention des participants sur un trait particulier. Elle change la focale, elle zoome, elle dit « Regardez ! Ça ! Là ! ». Autrement dit, elle adjoint à une fonction iconique une fonction indexique, renforcée d’ailleurs par le doigt pointé et les gesticulations de la locutrice. La figure de référence est ici, plus précisément, la métonymie, une expression qui consiste à désigner le tout par l’une de ses parties.

Dans la situation de la Scène 2, une telle expression a eu des effets pratiques importants, en transformant la « manière de voir » des participants. De la même manière que le dessin du lapin-canard cher à Wittgenstein peut être vu comme un lapin ou, par un « changement d’aspect » et à travers un saut de l’attention, comme un canard, l’image de la piste de ski crée une nouvelle possibilité d’appréhension et de perception du visuel présenté par les architectes. On observa même, dans le cas de la Scène 2, qu’une fois l’expression lâchée, et une fois l’hilarité provoquée, il sera difficile aux participants de voir l’aménagement autrement que comme une piste de ski, de revenir à une appréhension sérieuse, « littérale », des visuels de projets présentés par le bureau d’études. L’aspect soulevé a contaminé l’ensemble du projet. La partie a absorbé le tout.

Que cela soit dans la Scène 1 ou 2, les interventions de Hicham et de Madame Macchiatto, qui recourent à la fois à des images langagières et à une gestuelle tantôt iconique (le mime, l’imitation), tantôt indexique (le doigt pointé), provoquent le rire de leur auditoire. Métaphore et humour sont en effet liés par un ressort commun : le rapprochement surprenant entre deux univers de sens différents, ce qu’Arthur Koestler nomme « bi-ssociation » (Koestler 1964, voir aussi Tavory 2014). Sans pouvoir développer ce point ici, soulignons simplement l’intérêt qu’il y aurait à enquêter plus avant sur la fonction rhétorique de l’humour dans des activités démocratiques marquées par les asymétries de statuts, de connaissances et de capacités. On le constate : l’effraction d’êtres et de savoirs profanes dans le territoire contrôlé de l’expertise et de la décision donne souvent lieu à des situations comiques. Dans certains cas, le rire moqueur sanctionne les fautes expressives des petites gens ou les prétentions abusives, ridicules, d’illustres inconnus. Dans d’autres cas, des cas, disons, d’effraction magnifique, le rire joue à l’avantage de l’intervenant profane. Il souligne ici une performance réussie, exprime une adhésion du rieur à la redescription inédite qui lui est proposée [27].

La possibilité d’aller au(x) fait(s).

Comment expliquer l’efficacité particulière des interventions des Scènes 1 et 2, si ce n’est en considérant qu’indices et icônes fournissent au tout-venant le moyen de produire des faits concernant des matières habituellement prises en charge, quant à leurs faits, par les acteurs institutionnels et les discours officiels ? Ces scènes nous montrent en effet une participation citoyenne débordant le « régime de l’opinion » (Cardon et al. 1995), la préférence subjective, pour se déployer davantage dans ce qu’on pourrait appeler un « régime de factualité » [28]. De telles situations invitent à interroger le « rôle d’opinion » et la « compétence d’avis » reconnus d’ordinaire aux participants citoyens de ces assemblées ; rôle et compétence auxquels il est commode de les voir se cantonner. Elles nous montrent des contributions citoyennes plutôt ajustées aux enjeux de l’espace de collaboration qui s’organise autour d’un programme de rénovation urbaine comme les Contrats de quartier à Bruxelles. Ceux-ci se présentent en effet comme des espaces de « démocratie technique » fonctionnant moins sur le mode de l’intersubjectivité que sur celui de l’interobjectivité, et faisant prévaloir la confrontation de faits et de vérités sur l’échange de points de vue. Dans de tels espaces, face à des acteurs élus ou experts qui font toujours bien plus que « donner leur avis », faire entendre sa parole consiste surtout, pour les citoyens, à produire des données, à présenter des faits, à dire, eux aussi, des vérités contraignantes (Berger 2013b).

Cela peut passer par exemple, pour les citoyens et associations les plus organisés et les plus dotés, par la contre-expertise (Sintomer 2008), qui pose ici cependant la question, non seulement de la capacité, mais aussi de la crédibilité et de la « force assertorique » nécessaires à tout discours de vérité. Les interventions des Scènes 1 et 2 nous montrent, de leur côté, les effets d’un « dire vrai » à la portée du tout-venant ; à la portée, même, de l’enfant. Un « dire vrai » qui s’exprime déjà en deçà de l’intégration discursive et de l’argumentation, par agencement d’indices et d’icônes, qui contourne l’assertion en procédant par indication (« Ça ! Là ! ») et par évocation (« On dirait une piste de ski »). Dire monstratif et dire métaphorique qui, s’ils « n’assertent rien » [29], néanmoins « mettent devant les yeux » [30].

Le moyen d’en placer une.

La parole en « régime de factualité » du participant citoyen connaît évidemment d’importantes contraintes. Nous avons évoqué les limites posées à son assertivité, il faut en rappeler deux autres, relatives à sa temporalité : cette parole ne peut généralement prétendre être un propos initial ni un discours patiemment construit — deux privilèges expressifs généralement réservés, nous l’avons vu, aux « cadres de la participation ». Quand le maire délivre son discours d’introduction ou quand l’expert développe son exposé, ils disposent, pour s’exécuter, d’une liberté de mouvement, d’un ample espace-temps d’engagement, d’une confortable « marge d’expression ». Ce concept de « marge d’expression » ou de frame space, développé par Goffman (1981) dans ses analyses des annonces radio, traduit dans des termes spatiaux et temporels les possibilités expressives s’ouvrant à un locuteur occupant une position donnée dans une situation de communication donnée. Ainsi, contrastant avec le frame space de l’expert urbaniste qui déploie tranquillement son topo en se promenant sur le devant de la scène et en actionnant son diaporama à distance, on s’intéressera à la « marge d’expression » problématique du quidam coincé sur une chaise au fond de la salle et qui tentera, lui, d’« en placer une ».

Il est en effet impossible de comprendre les enjeux d’une prise de parole citoyenne sur ces scènes institutionnelles sans considérer le fait que celle-ci est avancée en réponse, c’est-à-dire suite à une autre, et sous forme élémentaire ou fragmentaire à travers l’étroite fenêtre d’expression laissée au participant non spécialiste et non mandaté. Ces prises de parole, parce qu’elles peuvent difficilement faire autrement que venir se loger au cœur des édifices discursifs mis au point par les acteurs « initiaux », ne peuvent généralement se présenter elles-mêmes comme des édifices, comme de vastes ensembles signifiants. L’économie de la réunion demande que ces réponses soient avancées dans un autre format et constituées à partir d’un autre matériau signifiant que les offres adressées par les personnes en charge.

Quand les représentations des personnes en charge de la participation s’apparentent à des stratégies qui demandent du temps de préparation et de la marge de manœuvre pour déployer leur attirail discursif et leurs effets quasi magiques, les re-présentations [31] des participants citoyens sont plutôt de nature tactique. Elles improvisent avec les moyens du bord, à travers une parole spontanée. Elles agissent par fulgurance, par touches et retouches, dans les minces intervalles qui leur sont laissés. Réduite à « en placer une », cette parole semble donc également réduite à un agir tactique, réduite à « jouer des coups », quitte à ce qu’il s’agisse de « mauvais coups », comme celui joué par Christiane Macchiatto à l’urbaniste dans la Scène 2.

Les indices et les icônes constituent les modalités sémiotiques de prédilection de ces engagements disposant d’une marge d’expression réduite. Les icônes, les images, les métaphores, par leur capacité de condensation et d’augmentation, permettent de faire l’économie de longs discours en « allant au fait », en « plaçant sous les yeux ». De leur côté, les signes indexiques que sont les doigts pointés, les interjections, les exclamations, les cris et autres « saillies énonciatives » (Pecqueux 2003) sur lesquels repose la Scène 3, sont les signes dynamiques par excellence [32]. Mobilisés pour « leur valeur psycho-pragmatique », ils « dirigent l’attention vers leur objet par contrainte aveugle » et obligent « l’auditeur à se préoccuper d’eux » (Chauviré 1995, p. 120-125).

Limites d’une participation centrée sur l’iconico-indexique.

Factualité ou facticité ?

Évoquer la « contrainte aveugle » qu’exercent ces signes sur l’auditoire nous amène à envisager certaines limites et possibles dérives d’une participation centrée sur l’iconico-indexique ; limites et dérives qui ne sont bien souvent que l’autre face des potentiels déjà soulevés. Notre Scène 2 offre ici un bon exemple de cette ambivalence.

À première vue, cette histoire de « piste de ski » peut paraître anodine. Quel peut bien être l’impact concret d’une prise de parole comme celle-ci ? Dans le cadre du Contrat de quartier « Callas », il fut considérable. Nous l’avons compris, sur le moment, cette image profane conquit l’ensemble de l’auditoire, hilare, et eut pour effet immédiat de déstabiliser considérablement l’urbaniste dans la poursuite de son exposé. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Durant les douze mois qui suivirent, une controverse va grossir autour du projet de « parc » entre les acteurs institutionnels à l’origine du projet et un groupe de participants citoyens de plus en plus nombreux mobilisés autour de Christiane Macchiatto et de l’image profane de la « piste de ski », désormais devenue un véritable fighting word sorti à la moindre occasion. En mai 2005, soit exactement un an après l’épisode de la Scène 2, la même participante, entourée cette fois de nombreux alliés, reprend son propos, avec impatience et une sorte d’autorité nouvelle :

« Je recommande d’oublier définitivement cette piste de ski qui restera une piste de ski et qui, de toute façon, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour aboutir à rien du tout. Et, d’office, on supprime et on passe à autre chose. Et on arrête d’ergoter, parce que ça fait huit mois qu’on s’oppose à ce projet » (Christiane Macchiatto, habitante du quartier, Contrat de Quartier Callas, mai 2005).

Tant d’opposition finira par avoir raison du projet, quelques mois plus tard. De l’ambitieux projet d’aménagement d’un « parc public » couplé d’un « ascenseur urbain », un ensemble estimé initialement à deux millions d’euros, il restera la proposition d’un « simple passage » entre le haut et le bas du quartier.

Si l’on regrette souvent l’absence d’effets associés à la parole citoyenne dans les politiques d’aménagement du territoire, et si, comme nous l’avons reconnu, il y a bien un potentiel démocratique propre à l’utilisation d’expressions imagées et non conventionnelles dans des espaces de participation marqués par de fortes asymétries entre spécialistes, élus et « simples participants », on pourra toutefois s’inquiéter du caractère parfois démesuré de l’impact de telles expressions (une inquiétude qui reprend ici, sous un angle sémiotique, la lancinante question des limites séparant la critique populaire de la vindicte populiste). Nous le disions plus haut, à travers la formule métonymique de la « piste de ski », le détail troublant de la pente prononcée du parc semble avoir pris toute la place. La partie a absorbé le tout : dans les visuels riches et travaillés qui sont présentés par les urbanistes, on ne voit soudain plus qu’elle. Jouant sur les codes simples de la ressemblance (l’iconique) et de l’ostension (l’indexique), la métaphore produit ici un « effet pathique immédiat » (Rancière 2003, p. 18). Pour reprendre les mots de Roland Barthes, l’élément focal a « piqué » l’œil, interrompant l’observation « studieuse » du projet et faisant disparaître le cadre d’ensemble. Le punctum a suspendu le studium (Barthes 1980). C’est bien cette disparition du studium — de la disposition des participants à considérer le projet dans son ensemble, sous ses différentes coutures, dans ses différents tenants et aboutissants — que provoque l’image de la piste de ski, rigidifiée en un slogan de combat dans une controverse au final plutôt pauvre. Dans les communications entre profanes et spécialistes de l’urbanisme, le recours à l’image simple est donc toujours ambivalent. Chez celui qui n’est pas formé et n’a pas enquêté, la parole factuelle, par laquelle il se précipite d’aller au(x) fait(s) ou de prendre autrui sur le fait, risque toujours de se faire parole factice [33].

Une participation désubjectivée.

Nous l’avons évoqué dans la première partie de notre texte : pour les acteurs institutionnels à l’origine de la consultation, la facilitation d’une communication centrée sur l’iconico-indexique représente un moyen de faire participer le citoyen et de faire taire son discours. Il ne s’agit pas ici de faire taire la voix (phônè), mais bien la parole, le discours (logos), comme tentative toujours potentiellement prétentieuse de la part du « non-spécialiste » et du « non responsable » de commenter un monde complexe à partir d’un propos élaboré, généralisant, assertif, etc. ; un propos qui demande un certain temps et une certaine place pour se déployer, qui demande aussi de s’interroger sur celui qui le porte, sur son « identité », sa « représentativité », sa « compétence », ses « motifs », etc. On peut alors se demander si les méthodologies nouvelles qui nous intéressent ici, en tendant à minimiser la place que tient le citoyen-locuteur, ne tendent pas également à faire disparaître le citoyen-sujet des espaces démocratiques.

Différentes scènes, en particulier les Scènes 4 et 5, nous montrent une première version de ces formes de désubjectivation de la participation. Mettre à disposition des participants des modes de communication strictement iconico-indexiques revient ici notamment à se passer d’interrogations concernant les qualités d’énoncés plus construits — interrogations qui en appelleraient d’autres concernant les qualités des sujets énonciateurs et la possibilité de leur reconnaissance [34]. Ainsi, ces Scènes 4 (où la signification de chaque gommette ne vaut qu’une fois agrégée dans l’exercice de compilation des différentes cartes réalisées dans les différents sous-groupes des nombreux quartiers new-yorkais consultés) et 5 (caractérisée par la dimension strictement factuelle d’une communication consistant à signaler un nid-de-poule) nous montrent des pratiques de participation recherchant très explicitement les contributions de n’importe qui. En lieu et place de citoyens-sujets toujours un peu encombrants et encombrés [35], les cadres et les méthodologues de la participation se donnent les moyens d’avoir affaire à de plus modestes et discrets citoyens-informateurs.

La propension désubjectivante d’une participation centrée sur l’iconico-indexique peut prendre une autre expression, présente dans la Scène 3. Cette seconde forme de désubjectivation n’a ici rien à voir avec la discrétion des pratiques muettes du collage de gommettes et du clic de souris des Scènes 4 et 5. Elle s’appuie au contraire sur l’exclamation bruyante ou la critique hystérique ; sur la voix en tant que phônè, « seulement propre à exprimer les sensations du plaisir et du déplaisir subis » ; sur tout ce qu’il y a en elle de « bruit » et qui la sépare de la parole comme logos (Rancière 1998). Nous l’avons dit : des situations comme celle représentée dans cette Scène 3 ne sont pas rares dans les séances du Conseil municipal de Los Angeles. Or, que se passe-t-il lorsque ces voix abruptes se font entendre ? À en juger par leurs réactions, les conseillers municipaux ne cherchent pas tellement à deviner en elles l’expérience pénible d’un sujet et l’indication de quelque chose dans le monde qui serait insupportable, inacceptable, que le symptôme d’un état mental dérangé et le signe de la disqualification de la personne comme interlocuteur politique. Dans des situations comme celle-ci, la personne ne semble faire signe que vers elle-même, dans ce qu’elle a d’agité, d’excessif, plutôt que vers les phénomènes du monde qui semblent l’obliger à venir s’exprimer de la sorte en public.

Une participation dépolitisée.

Précisément dans la mesure où elle facilite une désubjectivation de l’expression citoyenne, la participation strictement iconico-indexique expose à une dépolitisation des activités démocratiques, une dépolitisation dont nous voudrions, ici aussi, soulever deux formes. La première tient à cette participation du signalement et de l’indication que semblent de plus en plus encourager les ateliers publics et les plateformes interactives mis en place autour du traitement des questions urbaines. À travers la figure du citoyen-informateur ou du citoyen-symptôme et l’effacement du sujet politique qu’elle augure, la participation serait-elle devenue « un moyen fonctionnel comme un autre de récolter des renseignements » (Charles 2012a, p. 168) ? Cette hypothèse fait entrevoir certains problèmes.

L’un de ces problèmes concerne la possibilité de glissement d’une surveillance citoyenne inquiète de la bonne menée des politiques publiques (Rosanvallon 2006), vers une sorte de « démocratie délative » organisant la surveillance des citoyens entre eux (une forme d’« engagement citoyen » particulièrement valorisée aux États-Unis, à travers notamment les pratiques de Neighborhood Watch). Nous l’avons vu, cette possibilité est présente dans notre Scène 5, où si le dispositif bruxellois FixMyStreet est limité « dans un premier temps » au signalement de trous dans la chaussée, le même système permet déjà, en Grande-Bretagne, de signaler les graffitis et les dépôts clandestins.

Un autre problème a trait, plus fondamentalement, à la focalisation de ces nouveaux dispositifs participatifs sur un moment technique de production de données factuelles par les citoyens aux dépens d’un moment plus politique de problématisation discursive, de formulation de préférences collectives et de recherches de solutions allant dans le sens de l’intérêt général. Nous connaissons la critique classique reprochant aux dispositifs de participation aux projets urbains de ne consulter les citoyens que très « en aval », leur demandant finalement de se positionner pour ou contre des interventions urbaines déjà étudiées et formalisées. Il semble que les pratiques participatives des dernières années aient pris cette critique en considération, faisant remonter la participation plus « en amont » du processus de projet. On constate depuis, dans nombre de cas (dans celui de nos Scènes 1 et 4 par exemple), un défaut inverse, consistant à spécialiser la participation sur « l’amont », sur la génération de données, sur les éléments de diagnostics qui informeront ensuite un travail pronostic, de son côté pas beaucoup plus inclusif qu’auparavant. Ainsi, si les visites de quartier et les ateliers de collage de gommettes ont pu, ci et là, retravailler quelque peu les rapports épistémiques qu’entretiennent l’habitant non spécialiste et l’expert urbaniste, ils ont souvent laissé intacte l’asymétrie politique séparant le citoyen ordinaire du représentant élu.

Un second risque de dépolitisation découle de limites pointées pour la participation-signalement, mais s’étend à un plus vaste ensemble de pratiques à travers lesquelles se généralise le rôle central des codes indexiques et iconiques dans les contributions citoyennes. La Scène 4 du workshop local autour de l’installation du système de bikeshare à New York en donne un exemple. Comme bien d’autres initiatives similaires, cet atelier tient à la fois sur le mode du jeu et sur l’absence de règles du jeu. Cette double caractéristique — absence de contraintes d’orientation vers l’accord et « modalisation ludico-fictionnelle » (Piette 2006) de l’expérience démocratique [36] — entretient un phénomène que l’on pourrait qualifier de « pluralisme bénin » (Berger 2009b). Premièrement, dans la mesure où l’exercice ne correspond pas à une épreuve réglée d’orientation vers l’accord ou la décision, les voix — enfin, les gommettes, les clics — peuvent être celles de plus ou moins n’importe qui, de participants très diversifiés, de profils et compétences différents. Plus on est de fous, plus on rit [37]. Deuxièmement, même si le jeu se donne des règles plus précises, il reste un « jeu ». Qu’il s’agisse de jeux de plateau comme celui de la Scène 4, d’ateliers de simulation de construction avec des Legos géants, de délibérations menées à travers la pratique de jeux de rôles, ou encore d’initiatives de mise en participation des personnes à travers le théâtre-action, le cadre fictionnel placé sur l’activité démocratique a une conséquence claire : les résultats de ces activités — les savoirs générés, les éventuels accords trouvés — ne sont pas à prendre au pied de la lettre.

L’impératif figuratif.

Image 4 : Atelier participatif organisé par la Ville de Bruxelles pour la rénovation du square Jacques Brel (2014). Source : Mathieu Berger.

Ces dernières années, différents philosophes et chercheurs en sciences sociales et politiques ont (i) pensé la nécessité d’un décentrement de l’argumentation — et du discours en général — dans les pratiques de démocratie participative ; (ii) plaidé pour une plus grande considération de la dimension sensible des expériences et capacités citoyennes ; (iii) invité à une réflexion sur les équipements, objets, supports, environnements et autres médiations non langagières de la participation. Tout en insistant sur l’importance de la critique théorique adressée par ces sociologies aux approches délibérativistes, nous avons cherché à enquêter sur les conséquences réelles d’un tel décentrement du discours et de l’argumentation dans les pratiques participatives. L’étude empirique de ces conséquences demandait, dans un premier temps, de revenir sur les raisons et les usages politiques concrets d’un tel décentrement. À nos yeux, l’accueil enthousiaste fait ces dernières années aux méthodes alternatives à l’assemblée consultative classique (importance accrue des supports visuels et des moyens de figuration, généralisation des visites de groupe sur le terrain, des « parcours sensibles », des activités de cartographie collective, coordination des publics et de leurs contributions via des plateformes en ligne, participation par le jeu, la fête, le théâtre-action ou la pratique artistique) pointe surtout vers la hantise que ces pratiques ont permis de soulager quelque peu. La hantise du discours public non spécialisé, non mandaté, non autorisé ; du discours citoyen revendiquant une « faculté de commencer » (Genard 1999) ; du discours profane à prétention de déploiement narratif ou argumentatif, à prétention de généralité et engagé dans un style assertif.

La piste que nous avons suivie à partir de là était la suivante : plutôt qu’à des activités participatives accueillant le sensible et faisant une juste place aux engagements infra-argumentatifs ou non propositionnels, nous avons affaire à des dispositifs cadrant de plus en plus les apports citoyens dans le domaine de l’image et de l’imagination, dans des formes d’expression tantôt ostensives tantôt figuratives, dans la « quasi-proposition » ou la « pseudo-proposition ». Au-delà du constat d’une démocratie ouverte au sensible, nous avons posé l’hypothèse d’un plus franc et plus problématique « tournant sémiotique ». Pour penser et discuter ce tournant, nous avons mobilisé la théorie générale des signes de Peirce. Celle-ci nous permettait d’appréhender, dans une même enquête, une variété de formes prises par la « participation pauvre en discours » ; des formes en apparence très différentes et qui, de fait, avaient jusqu’ici été étudiées séparément. Cette analyse centrée sur les processus sémiotiques fondamentaux nous a, par exemple, permis de voir comment, au-delà des pratiques participatives les plus explicitement centrées sur l’iconico-indexique et mobilisant pour cela toutes sortes d’artefacts (Scènes 4 et 5), ce tournant se devinait également de manière plus subtile dans des échanges langagiers où la parole citoyenne, pour se faire audible, tendait à se cantonner à des fonctions d’ostension et/ou de figuration (Scènes 2 et 3).

Dans la deuxième partie du texte, tout en assumant notre hypothèse critique, nous avons procédé à l’évaluation détaillée de ces différentes scènes. Nous avons étudié les potentiels démocratiques d’une participation centrée sur l’iconico-indexique (accessibilité d’une critique opérant sous les conventions discursives, communicabilité de ce qui peut résister à une mise en forme dans le discours ; force de redescription propre aux expressions métaphoriques ; économie dans la prise de parole), tout en suggérant que ces potentiels se doublaient de risques symétriques. Nous avons mis l’accent, en particulier, sur les propensions désubjectivantes et dépolitisantes de cette participation sans discussion ; sur la figure du « citoyen ordinaire » qu’elle tend à radicaliser (un participant sans qualités, sans buts et sans motifs) ; sur l’absence d’épaisseur, de développement ou de sérieux des contributions citoyennes qu’elle attend et qu’elle formate (des préférences discrétisées, des informations agrégables, des suggestions elliptiques avancées dans un cadre ludico-fictionnel et destinées, au mieux, à stimuler un travail de problématisation, de synthèse et de décision mené par une poignée d’acteurs autorisés sur des scènes inaccessibles au public).

Le lecteur l’aura compris : nous ne mettons aucunement en cause les modes de signification iconique ou indexique en eux-mêmes. Cela n’aurait aucun sens. Notre texte ne plaide aucunement pour l’abandon du recours aux images et aux expressions métaphoriques, pour la disparition des ateliers de cartographie collective, des marches exploratoires et des plateformes électroniques. Nul besoin de rejoindre Jacques Ellul sur ses positions iconoclastes et technophobes pour s’inquiéter avec lui de « l’humiliation de la parole » et du « mépris du discours » (Ellul 1981) dans ces espaces participatifs. C’est justement dans la mesure où nous partageons avec les pragmatistes une conception pluraliste de l’intelligence et de la signification (Ferry 2007) que nous souhaitions attirer l’attention sur la réduction sémiotique qui s’observe actuellement dans les pratiques participatives. Ce qui est problématique, ce n’est pas tellement que des citoyens participent à partir d’énonciations centrées sur l’iconico-indexique. C’est plutôt la banalisation de l’idée que ces modalités expressives leur conviendraient mieux.

Dans leur introduction à un récent dossier sur les usages participatifs de la photographie et de la vidéo, Cécile Cuny et Héloïse Nez présentent celles-ci comme des « instruments de pouvoir ambivalents : aux mains des élites, elles consacrent leur pouvoir ; appropriées par les groupes sociaux dominés, elles peuvent contribuer à subvertir les hiérarchies » (2013, p. 7). Notre enquête aura peut-être permis de montrer que, dans bon nombre de dispositifs participatifs, l’appropriation par « les groupes sociaux dominés » des moyens de l’image, ou en tout cas leur limitation à ces moyens, contribue aussi à consacrer le pouvoir des élites et à protéger les hiérarchies. Le rabattement de l’expression citoyenne sur ses fonctions iconico-indexiques, en ratifiant un certain « partage du sensible » (Rancière 2000), tend à valider l’asymétrie des places dans ce qu’elle a de fondamental. La montée de cet impératif figuratif placé sur les engagements citoyens nous promet une très radicale « division du travail de signification » dans la constitution et le traitement des problèmes publics [38]. Aux professionnels de la politique et aux spécialistes de la ville, le discours sur les biens communs, l’analyse des problèmes urbains et les dispositifs de représentation conventionnels ; aux simples participants les métaphores, les post-it et les gommettes.

Résumé

Ces dernières années, dans le domaine de la participation citoyenne aux politiques de la ville, bon nombre de chercheurs en philosophie politique et en sciences sociales ont plaidé pour un décentrement du discours et de l’argumentation, pour une communication démocratique plus « inclusive », plus « sensible », davantage en prise sur les environnements, sur les dimensions expérientielle et matérielle des problèmes urbains. Le message semble avoir été reçu. Visites de groupes dans les quartiers, reportages vidéo ou photo, expositions de dessins, jeux de construction, fonds de cartes à recouvrir d’icônes et de gommettes autocollantes, ateliers visant à imaginer « la ville de ses rêves », activités de théâtre-action, jeux de rôle et jeux de plateau, etc., sont en effet devenus des incontournables de la « boîte à outils » des professionnels de la participation. Dans cet article, plutôt que de nous intéresser aux différents « outils » dans leurs spécificités, nous voudrions interroger plus généralement la prolifération des méthodes cadrant les contributions citoyennes dans le domaine de l’image ou de l’imagination, et repliant la parole ordinaire dans ses fonctions d’ostension et de figuration, c’est-à-dire dans ses fonctions « indexiques » et « iconiques » (Charles Sanders Peirce). L’hypothèse qui nous guide est celle-ci : en lieu et place d’un enrichissement des processus de communication, on assisterait plutôt à un véritable « tournant sémiotique » dans les pratiques de démocratie participative ; un tournant à travers lequel l’image profane en viendrait peu à peu à se substituer au discours citoyen et à éluder, avec lui, les prétentions d’articulation, de problématisation, de synthèse et de généralisation chez les « participants ordinaires ».

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Notes

[1] Merci à Jean-Louis Genard, qui a attiré notre attention il y a quelques années sur une possible utilisation de la sémiotique de Charles Sanders Peirce dans l’analyse de processus participatifs en matière d’architecture et d’aménagement du territoire (Genard 2008). De nombreuses discussions avec Joan Stavo-Debauge, fin connaisseur du pragmatisme américain (Stavo-Debauge 2012a, Stavo-Debauge et Trom 2004), ont permis de nuancer certaines interprétations. Merci également à Luca Pattaroni, Marc Breviglieri, Julien Charles, François Romjin, Jean De Munck, Loïc Blondiaux, Anthony Pecqueux, Jean-Paul Thibaud, Min Reuchamps et Philippe Gonzalez, ainsi qu’aux évaluateurs d’EspacesTemps.net, pour leurs commentaires, critiques et suggestions.

[2] Hannah Arendt et Erving Goffman constituent deux références incontournables pour l’étude des rapports entre publicité et visibilité, des rapports pensés à partir de perspectives évidemment très différentes. La première envisage l’espace public essentiellement comme un « espace d’apparition » et la politique comme un exercice concurrentiel d’« exposition » et de « révélation » de soi, par lequel les hommes « se distinguent » et « se communiquent » (Arendt 1983, p. 231-238). Peu concerné par une esthétique de l’action au sens d’Arendt, Goffman s’est intéressé à l’exposition publique de soi sous l’angle des conduites et de leur régulation écologique dans les rassemblements (Goffman 2013, Berger 2014a). S’il met lui aussi très clairement l’accent sur la question de la visibilité et de la communication de soi dans l’espace public, c’est pour en pointer non pas la gloire, mais bien les misères et les dangers ; en l’occurrence, l’embarras, l’humiliation, le discrédit (Goffman 1971). Qu’elles soient plutôt arendtiennes ou plutôt goffmaniennes, les sociologies de la visibilité publique montrent combien l’épreuve de la participation exige de la part des acteurs bien davantage que des capacités discursives ou argumentatives, celles-ci n’étant finalement que les composantes les plus évidentes d’une compétence interactionnelle plus complexe, tant sur un plan expressif qu’interprétatif. Une compétence qu’il importe de théoriser, avec autrement d’attention que ne le fit Jürgen Habermas en la renvoyant dans le registre d’un « agir dramaturgique » clairement distinct de l’« agir communicationnel » (Habermas 1987a).

[3] L’expression est empruntée à Bernard Conein (2005, p. V) : « J’emploie l’idée de sens sociaux pour invoquer plusieurs choses en jouant sur une ambiguïté propre à la langue française. Je conçois les sens sociaux comme une combinaison entre des évaluations portant sur nos relations avec autrui et des aptitudes attentionnelles qui contribuent à la coordination sociale. Je suggère aussi que les concepts courants qui relèvent du domaine des relations sociales ne peuvent être pleinement compris sans mentionner la vision et le contrôle de l’attention ».

[4] Si ces objections adressées à la théorie de l’agir communicationnel par les pragmatistes sont partiellement justifiées, elles ne doivent pas faire oublier que le pragmatisme représente une composante importante de la pensée de Habermas (Joas 1993, Cometti 2002). Lecteur attentif du courant philosophique américain, il s’est inspiré de la « logique de l’enquête », initialement développée dans les travaux de Peirce, comme conception antipositiviste, processuelle et collective de la vérité (Habermas 1976, p. 137-195) et a fondé sa théorie de l’intersubjectivité à partir de l’œuvre de George Herbert Mead (Habermas 1987b, p. 7-124). Il faut par ailleurs insister sur le fait qu’à travers le concept d’ « agir communicationnel », l’entreprise d’Habermas se pensait très explicitement comme une tentative visant à « surmonter le logocentrisme qui a marqué qui a marqué la tradition occidentale » (ibid., quatrième de couverture).

[5] Pour des perspectives critiques sur la cartographie participative en France et en Belgique, voir Charles 2012, Nonjon et Liagre 2012. Concernant les usages de la photographie et du film dans des expériences participatives et des mouvements sociaux, voir Cuny et Nez 2013, ainsi que l’ensemble du dossier thématique de Participations, n° 7, « Photographie et film : antidotes à la domination politique ? ». Pour une critique plus générale du surinvestisement dans les « boîtes à outils » de la participation, leur standardisation et leur affichage, on lira Bonaccorsi et Nonjon 2012.

[6] Nous emploierons dans ce texte l’adjectif « indexique », plutôt qu’« indiciaire » ou « indiciel », pour renvoyer de manière générique à la catégorie sémiotique de l’index. « Indexique » est utilisé tant par les spécialistes de Peirce (Chauviré 1995) que de Bühler (Marthelot 2012). Quand « indiciel » et « indiciaire » accentuent la dimension matérielle et perceptive du signe (coup de feu, trace de pas) et semblent se limiter aux notions de cue (signal) et de clue (indice au sens policier), « indexique » renvoie à un domaine sémiotique plus large, incluant également, par exemple, les index mobilisés dans le langage : les déictiques (pronoms personnels, adverbe de temps et de lieu, etc.), les noms propres, etc. De même, autant que possible, nous parlerons d’« index » pour désigner la catégorie générique et d’« indices » pour la catégorie particulière.

[7] Si nous nous limitons dans cet article à un propos concernant les politiques de la ville, d’autres domaines, comme l’aide sociale, la santé ou le travail semblent marqués par une même transformation des conditions sémiotiques de mise en participation des usagers, des patients ou des travailleurs.

[8] Julia Bonaccorsi et Magali Nonjon, dans une critique salutaire de la standardisation des « outils » de participation citoyenne, parlent de la montée d’enjeux de « monstration de la participation » chez les animateurs professionnels et leurs commanditaires ; une part importante de l’activité de ces acteurs consistant à « œuvrer à authentifier que la participation a bien eu lieu » (Bonaccorsi et Nonjon 2012, p. 38). Dans le présent article, nous nous intéresserons moins à la monstration de la participation qu’à la monstration dans la participation. L’une et l’autre de ces questions sont bien entendu liées et se rejoignent dans l’hypothèse d’un tournant sémiotique de la participation, une préoccupation plus générale que semblent partager ces auteures.

[9] Par « cadres », nous désignons à la fois les principes d’organisation de l’expérience (Goffman 1991) valant dans ces assemblées, et le personnel d’encadrement de la participation, les acteurs institutionnels (politiques, administratifs, scientifiques) énonçant, appliquant et contrôlant le respect de ces principes d’organisation.

[10] Dans les travaux de Michel Foucault (1970) et de Pierre Bourdieu (1982 et 2001) relatifs au discours, la situation du déni a priori tend à être généralisée et étendue à la totalité des infélicités.

[11] Joan Stavo-Debauge (2009) s’est intéressé, à partir du concept d’« allure » aux problèmes de coordination qualifiant les gestes de l’étranger, du nouveau venu dans une communauté, citant notamment Charles Taylor sur le sujet : « Une propriété importante de l’action humaine est la mise en rythme, la cadence. Chaque geste approprié, coordonné, a un certain phrasé. Quand ce phrasé se perd, comme cela arrive à l’occasion, nous tombons dans la confusion, nos actions deviennent inadaptées, non coordonnées » (Taylor 1995, p. 562).

[12] Jack Katz a joliment rappelé la fonction, à la fois nécessaire et presque « surréelle », remplie par ce défilé dans l’usage du langage : « Quand on écrit à la main, il n’est pas possible de maintenir un cours de pensée si l’on se concentre sur la mise en forme de chacun des caractères sur la page ; on est obligé d’écrire par défilé de lettres et de mots. Autrement dit, en vue d’écrire, on doit se défaire d’une attention consciente à soi-même, et s’engager dans une sorte de dessin […]. Lorsqu’en se déplaçant sur un papier glacé, le stylo de l’écrivain glisse, l’expérience du glissement se fait à la pointe du stylo. L’écrivain habite le stylo. De la même manière, en vue de parler avec un sens ininterrompu de cohérence naturelle, on est obligé de sortir de l’auto-conscience en s’engageant dans une sorte de chant qui permet de maintenir une continuité de son, appréciée sans être remarquée (heard but unnoticed), et qui offre un véhicule à l’énonciation des mots individuels » (Katz 1999, p. 41-42).

[13] Dans un autre domaine, et en marge de ces dispositifs institutionnels où il manquerait de produire ses effets, qu’on pense au flow qui fait la grandeur du rappeur (Pecqueux 2003).

[14] Pour un éloge de l’« humeur subjonctive » face à l’« esprit assertif » dans les processus coopératifs, voir Sennett 2013, p. 38-40.

[15] Les misexecutions concernent, de leur côté, les engagements discursifs qui rencontrent des « accrocs », qui n’aboutissent pas ; qu’ils aient été interrompus, troublés par des éléments extérieurs, ou que le locuteur ait mal calibré son temps de parole, ait perdu le fil de son discours, se soit pris les pieds dans le tapis, bredouillant, ne retrouvant plus ses mots, etc. Ces exécutions ratées ont un impact négatif d’autant plus fort que des attentes fortes pèsent sur l’orateur et sa performance. Ainsi, quand un urbaniste recruté par une municipalité au titre d’expert ne parvient pas à exécuter son exposé correctement (c’est-à-dire à combiner et à articuler, en situation, les différentes composantes du type de discours que nous venons de passer en revue), quand par son incapacité, il usurpe la position qui lui a été accordée initialement, il se produit un phénomène de « rupture de représentation » (Goffman 1959) : si la personne conserve officiellement son statut d’expert urbaniste, elle risque de ne plus en remplir plus le rôle aux yeux des partenaires de l’interaction.

[16] « Ma femme et moi habitons la maison d’à côté, et je peux vous dire qu’en plus du bruit, les odeurs que dégagent les cuisines de ce restaurant sont tout à fait intolérables. Ma femme et moi avons établi un compte très exact des odeurs se dégageant des cuisines du restaurant et qui troublent notre bien-être le plus légitime, de jour comme de nuit. Donc, je vous cite [il montre le carnet à l’audience, puis lit à nouveau] : alors, en juin 2004, il y a eu 125 odeurs, en juillet, 167 odeurs ; en août, 158, et au cours de ce mois de septembre, déjà 130 odeurs. [dans la salle, on entend quelques gloussements] Tout cela est tout à fait intolérable » (Contrat de quartier Callas, septembre 2004).

[17] Cette enquête ethnographique, initiée en 2004, a été développée dans un premier temps en Belgique (2004-2008), puis aux États-Unis (2008-2012). En Belgique, nous avons suivi sur des temps longs les processus de plusieurs « Contrats de quartier », principaux instruments de rénovation urbaine de la Région bruxelloise qui, depuis 1994, intègrent une dimension participative. Aux États-Unis, nous nous sommes intéressés, à Los Angeles (depuis 2008) puis à New York (depuis 2012), aux dynamiques de participation dans des dispositifs officiels au niveau local (Neighborhood Councils, Community Boards) et municipal (commentaires du public dans les séances du City Council).

[18] Les catégories phénoménologiques de « priméité », « secondéité » et « tiercéité » guident le développement d’une sémiotique particulièrement sophistiquée dont les trois éléments fondamentaux, « signe », « objet » et « interprétant » sont envisagés dans leurs relations à partir des tripartitions « icône, indice, symbole », « qualisigne, sinsigne, légisigne » et « rhème, dicisigne, argument ». Voir Peirce 1978.

[19] « Tout ce qui attire l’attention est un index. Tout ce qui nous surprend est un index dans la mesure où il marque la jonction entre deux portions d’expérience » (Peirce in Chauviré 1995, p. 132).

[20] « Les tons et les regards agissent dynamiquement sur l’auditeur et le font prêter attention aux réalités. Ils sont donc les index du monde réel » (Chauviré 1995, p. 121).

[21] « Aucun signe linguistique concret n’est d’ailleurs purement iconique, purement indexique ou purement symbolique ; chacun combine au contraire un certain degré d’indexicalité ou d’iconicité avec une dimension symbolique » (Chauviré 1995, p. 124). Michel Olivier pose de son côté qu’icône, indice et symbole « ne sont pas des classes de signes, mais bien des rôles, des fonctions possibles pour tout signe. Un même signe, selon la façon dont il est interprété, peut assumer chacun de ces rôles, et parfois tous ces rôles » (Olivier 2013, p. 75).

[22] Sur la participation des enfants au traitement des questions urbaines, on lira Breviglieri 2014.

[23] Se pose alors immédiatement le problème consistant, pour une communauté démocratique donnée, à fixer une limite à la diversité des jeux de langage et des formes de vie qu’elle peut accueillir et qui seront prises en considération dans la qualification des problèmes et l’identification des solutions (Berger et Charles 2014). En suivant Stavo-Debauge dans sa critique du courant « post-séculariste » en philosophie politique, on pense en particulier à l’expression de convictions religieuses dans l’espace public (Stavo-Debauge 2012c), qui, de fait, pourrait se recommander d’une certaine « démocratie inclusive ».

[24] On remarquera qu’à l’instar d’autres actes de discours, la métaphore doit rencontrer certaines « conditions de félicité ». Certaines de ces conditions concernent l’expression métaphorique en elle-même, l’image mobilisée, qui doit satisfaire à une « grammaire iconique » de la ressemblance, de l’association ou de l’évocation (Ferry 2007, p. 21-39). En effet, même dans le domaine métaphorique, certaines images pourront apparaître comme non « pertinentes » et « être contestées » (p. 41-42). D’autres conditions de félicité tiennent au contexte énonciatif. Ainsi, dans notre scène 1, l’éthos de l’énonciateur et l’utilisation du terme snottebels (plutôt que « crottes de nez ») ont leur importance : c’est non seulement en tant que leader des gamins du coin qu’Hicham s’avance, mais aussi en tant qu’authentique enfant de Bruxelles ! Dès 1955, Max Black avait d’ailleurs clairement identifié ces conditions de performativité tenant aux circonstances particulières de l’énoncé métaphorique : « When Churchill, in a famous phrase, called Mussolini “that utensil”, the tone of voice, the verbal setting, the historical background, helped to make clear what metaphor was being used » (Black 1955, p. 277).

[25] On parlera ici d’« énoncé métaphorique ». Ricœur rappelle en effet que si l’attention se concentre sur le focus, la métaphore se joue au niveau « du sens indivis de l’énoncé » (1975, p. 111). C’est bien « l’énoncé entier qui constitue la métaphore » (ibid., p. 110).

[26] Pour Ryle, l’« erreur de catégorie » consiste à « présenter les faits d’une catégorie dans les idiomes appropriés à une autre » (1949, p. 8).

[27] Pour une philosophie politique fondée sur l’« effraction » du « sans part », voir Rancière 1995.

[28] L’idée d’un « régime de factualité » est proche de la définition que donnent les auteurs du « régime de la critique » dans leur article (Cardon et al 1995).

[29] « Les icônes et les index n’assertent rien. Si l’on pouvait interpréter une icône par un énoncé, cet énoncé serait au mode potentiel, c’est-à-dire dirait simplement : “Supposez qu’une figure ait trois côtés, etc.” Si on interprétait ainsi un index, le mode serait impératif ou exclamatif : “Voyez !”, “Regardez !” (Peirce cité dans Chauviré 1995, p. 99).

[30] Pour Bühler, les signes indexiques fonctionnent comme une demonstratio ad oculos : ils guident l’attention de l’auditeur de manière intuitive vers une référence qui « saute aux yeux » et de cette manière donne une « preuve évidente » de tel objet ou état de chose (Bühler 2009, p. 630-631). À leur manière, les icônes et les expressions métaphoriques assument une fonction similaire. Pour Aristote, en effet, la métaphore est la forme rhétorique consistant à « mettre les faits devant les yeux de l’auditeur » (Ricoeur 1975, p. 49).

[31] On dira qu’il s’agit moins pour le participant citoyen de représenter que de « re-présenter » (Berger 2009a, p. 418-500). Il ne s’agit pas pour cette parole de produire ou de créer, mais de « re-présenter » ce qui est déjà présent ou a été présenté une première fois. La « re-présentation » comprend des opérations énonciatives très diverses : il y a les interrogations ou les commentaires qui sont des invitations à revenir sur telle chose qui a été dite, qui pose problème ou qui pose question ; il y a les reprises qui elles-mêmes comprennent répétitions, imitations, analogies, anaphores, citations, reformulations, requalifications, rectifications et paraphrases ; il y a toutes ces autres façons de reproduire un énoncé en en déplaçant légèrement la signification, de rejouer un événement sur un autre mode, de considérer une chose sous un autre angle ou sous un autre aspect ; il y a les alertes, les exclamations qui font naître des saillances dans le donné, qui attirent soudainement l’attention des partenaires sur un élément déjà présent qui sinon passerait inaperçu ; il y a les récits, les rappels, les remémorations et les évocations qui, chacun à sa manière, ramènent à l’avant-plan certains éléments ou certains événements situés (ou passés) à l’arrière-plan.

[32] Dans son enquête autour d’une « éthique de la voix » dans le rap, Anthony Pecqueux propose la notion de « saillie énonciative » pour décrire ces « interventions [qui] fonctionnent comme des formes d’interpellation des tendances auditives [ ; qui] ont pour visée de capter l’attention de l’auditeur et, sur la durée, de la retenir » (2003, p. 133).

[33] Ce point n’est pas sans évoquer les réserves à l’égard de la participation formulées il y a près d’un siècle par Walter Lippmann (1922, 1925). Contre l’idée jeffersonienne qui destinait « le jugement politique des individus [à s’exercer] à l’égard l’objets […] directement “placés sous les yeux” de chacun » (Zask 2001, p. 64), Lippmann fait valoir l’argument de la complexité extrême du monde moderne, de la nécessaire inscription des situations et problèmes locaux dans un « vaste monde invisible » sur lequel le citoyen moyen ne peut espérer avoir une prise cognitive ou pratique suffisante. Pour Lippmann, les prises visuelles qu’offrent les situations et problèmes du monde proximal de l’individu ne permettent qu’un raisonnement tronqué, appliqué à un « pseudo-environnement ».

[34] Renaud Dulong a rendu compte de cette question de la désubjectivation dans le domaine judiciaire, où l’usage de plus en plus systématique d’enregistrements et de procédés filmiques a contribué à une « disqualification du témoignage » dans ses approximations et ses erreurs, certains allant jusqu’à « affirm[er] l’éventualité que l’instruction puisse se passer du témoignage humain » (1998, p. 28-29).

[35] Nous faisons ici allusion à l’idée d’un « unencumbered self » à partir de laquelle le philosophe communautarien Michael Sandel critique — non sans excès et au prix de certains malentendus — la théorie de la justice de John Rawls, pour la conception réductrice du sujet politique qu’elle secrète : un sujet défait de ses attachements sociaux, sans histoire et sans buts (Sandel 1984).

[36] Albert Piette, qui s’intéresse lui à l’expérience religieuse, s’appuie ici sur les travaux précédents de Goffman (1991) qui, dans Les cadres de l’expérience, introduit le concept de « modalisation » étroitement associé à celui de « cadre ». Pour des élaborations récentes de la cadre-analyse goffmanienne, voir Cefaï et Gardella 2012, Berger 2014b.

[37] À propos des effets d’une éthique du fun dans la vie civique américaine, on lira bien sûr les travaux de Nina Eliasoph (2010 et 2011). Pour des éléments de discussions du travail d’Eliasoph, voir Berger 2012a, Talpin 2012.

[38] Nous faisons allusion ici au texte bien connu de Loïc Blondiaux et Yves Sintomer, « L’impératif délibératif » (2002).

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