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Serendipity.

Tenir le rythme Composer avec la douleur, négocier sa chronicité.

« La douleur chronique est une pathologie de la temporalité de trois manières différentes : elle dure et remplit l’existence ; elle brise aussi la projection de l’individu dans la durée ; et elle ne cesse de bouleverser les prévisions de l’emploi du temps. »

David Le Breton, 2017

1er octobre 2018. Je reçois le courrier électronique d’une jeune femme, Flora Weill. C’est le nom qu’elle choisira à la fin de notre année de travail ensemble, et celui que j’utilise pour parler d’elle dans sa trajectoire de vie endolorie, à travers les rythmes sociaux et thérapeutiques avec lesquels elle compose, et qui participent à constituer la réalité qu’elle a accepté de partager avec moi au fil des mois.

En se rendant dans une clinique, Flora aperçoit scotchée au mur de la salle d’attente l’annonce de la recherche pour laquelle je travaille depuis 2017 ; un projet national de recherche en santé publique du Fond National Suisse de la recherche scientifique (FNS) qui vise à comprendre l’utilisation des services de soins et les besoins de femmes vivant avec des maladies chroniques [1]. Précisant dans son message qu’elle est étudiante, elle explique qu’elle est atteinte d’une une maladie rhumatologique inflammatoire, la spondylarthrite ankylosante, et qu’elle souhaite participer à l’étude. A ce moment, notre équipe est sur le point de clore le recrutement de participantes. Je lui réponds néanmoins que je serais heureuse de la rencontrer dans le cadre de ma recherche doctorale qui porte plus spécifiquement sur les vécus de la douleur lorsque celle-ci persiste.

Cette orientation du sujet de mon travail était entre autres due au fait que plus de deux tiers des participantes à la recherche FNS avaient vécu des périodes de douleurs qui avaient affecté leur quotidien. Elle était également liée au fait que la reconnaissance médicale et sociale des douleurs vécues par ces femmes, ainsi que leurs traitements, variaient fortement selon les maladies qui leur avaient été diagnostiquées et selon les situations sociales, économiques et familiales dans lesquelles elles se trouvaient. J’avais en ce sens réfléchi à l’élaboration d’une méthodologie qui permette de mieux appréhender les répétitions et les perturbations sous-jacentes aux récits de ces femmes, de mieux comprendre l’enchevêtrement des aspects biologiques, matériels, pratiques et structurels qui façonnent la chronicité de leur douleur. Prenant appui sur les réflexions de l’anthropologie médicale, de la sociologie des affections chroniques et invalidantes [2] (Scambler et Scambler 2010) ainsi que des dis/ability studies (Goodley 2014; Goodley et Runswick-Cole 2016), la problématique qui a orienté ma recherche est donc devenue de comprendre comment la chronicité de la douleur est négociée au quotidien et d’appréhender les représentations et les dispositifs sociaux qui l’entourent. Ce sont les temporalités qui façonnent ces négociations et ces représentations qui guident plus spécifiquement la présente contribution.

A travers le récit du cheminement de Flora, je mets en évidence ce qu’elle a décrit comme les façons dont les personnes endolories peuvent « composer » avec les rythmes discordants de leur corps et du monde qui les entoure.

Pour analyser ces compositions et ces négociations à la fois matérielles et discursives, j’emprunte les apports des théories matérialistes féministes, et plus particulièrement une perspective ontologique et épistémologique inspirée du réalisme agentiel de Karen Barad qui, en intégrant la matérialité du corps et des structures, permettent de rendre compte des intra-actions qui produisent les réalités physiologiques, physiques et sociales des personnes endolories. J’analyse ces compositions et négociations en quatre étapes qui correspondent aux quatre niveaux entrecroisés de constructions sociales proposés par Stevi Jackson (S. Jackson 2001 : 289) – le niveau (1) du sens et des représentations temporelles donnés aux douleurs persistantes, (2) des structures institutionnelles qui participent à la production d’une dis-continuité (Barad 2003) entre personnes endolories et non endolories, (3) des pratiques qui composent le travail continuel de la chronicité et (4) de la subjectivité.

Développement méthodologique.

Trois jours après notre premier échange de courriers, Flora et moi nous rencontrons dans le hall d’un bâtiment universitaire et nous rendons jusqu’à un parc pour discuter. Elle m’explique en souriant qu’elle a été familiarisée aux méthodes qualitatives, ce qui rend mon travail partiellement clair à ses yeux. Au terme de cette première heure d’échange sur sa maladie, sur nos vies et sur mon projet, je lui suggère de prendre le temps de réfléchir à l’idée de nous revoir et de relire tranquillement le formulaire de consentement où j’expose les méthodes que je souhaite développer avec les participantes.

Dans ce formulaire, je proposais trois méthodes pour la co-production de données. La première était la réalisation d’entretiens individuels, approfondis et enregistrés sur des thématiques telles que le rapport au corps, à la douleur et aux services de santé, ainsi que sur la situation familiale et la trajectoire de vie. Pour mettre en contexte les récits des participantes, la seconde méthode consistait en ma présence lors de moments ou d’activités de leur quotidien. Ces rencontres moins formalisées que les entretiens enregistrés étaient l’occasion d’observations et de participations dans des lieux et situations de leur quotidien où mes quatre partenaires de terrain accepteraient que je les accompagne. La dernière méthode reposait sur des productions personnelles commentées.

Cette dernière méthode est inspirée de l’étude de journal personnel (diary study) utilisée notamment par Alex Broom et ses collègues dans leur recherche sur les vécus de femmes souffrant de douleurs dorsales persistantes en Australie (Broom et al. 2015). Suite à mes échanges avec des femmes endolories membres d’associations de malades, ainsi qu’avec des chercheuses féministes ou en méthodes visuelles auxquelles j’avais exposé mon projet, je proposais néanmoins d’élargir les productions personnelles à d’autres moyens d’expression que l’écrit. A l’instar des études participatives visuelles et digitales (Gubrium, Harper, et Harper 2016), mais en incluant également la production ou la transmission d’objets, la suggestion était donc que les participantes recueillent, au fil des situations de leur quotidien, des aspects (objets, lieux, interactions,…) qui permettent de faire comprendre une part de ce qu’elles vivent. Cette démarche pouvait être effectuée régulièrement ou non, et employer un ou plusieurs moyens. Il n’y avait aucun objectif quantitatif à atteindre. L’important était que cette activité s’adapte le mieux aux préférences, aux douleurs et aux possibilités de mes partenaires de terrain. Nous avons ensuite utilisé ces productions pour éliciter nos échanges durant les entretiens.

Six jours après notre première rencontre, Flora me donne rendez-vous pour me remettre le formulaire qu’elle a signé. Durant les dix mois qui ont suivi, nous nous sommes vues à 17 reprises, avons organisé huit entretiens enregistrés et dix observations mêlées à des conversations non enregistrées. Flora m’a permis de l’accompagner en salle de cours, ainsi qu’à huit rencontres avec des soignant-e-s et thérapeutes tel-le-s que son médecin généraliste, le remplaçant de ce dernier, son rhumatologue, des infirmières et un physiothérapeute. J’ai donc assisté à l’injection de l’un de ses traitements, à des prises de sang, des conseils sur les exercices physiques (lors d’une séance de fitness) ou des consultations médicales auxquelles ses parents ont participé individuellement à deux reprises. Des entretiens en personne et téléphoniques avec l’un des conseillers aux études ainsi qu’avec un membre du corps médical de l’université ont complété la production des données. Parmi les centaines de messages que nous avons échangés, Flora a envoyé 97 photographies et 27 enregistrements vocaux sur un téléphone professionnel sécurisé. Nos rencontres, ses productions personnelles et les commentaires de ces productions ont fait l’objet de transcriptions et d’une analyse de contenu globale m’ayant permis, en relation avec les récits d’autres femmes, de « raconter l’histoire derrière le portrait » (Henning et al. 2004). Les quatre dimensions à travers lesquelles je présente ce portrait me servent de mécanisme organisationnel pour mettre en lien son vécu endolori et les dynamiques institutionnelles et médicales plus larges qu’il permet de saisir.

Vers une sociologie de l’invalidisme (disablism) et des effets de l’affaiblissement (impairment effects).

Les maladies traitées sur de longues durées, soit généralement plus de six mois, sont considérées comme des troubles chroniques. Au sens des théories de la transition sanitaire (Manderson et Smith-Morris 2010 : 4), les affections persistantes non infectieuses sont devenues un enjeu prioritaire pour les politiques de santé publique des Nords et à l’échelle globale, et un vaste sujet de recherche en sciences sociales. Leurs causes sont médicalement associées à ce que Karen Barad conceptualiserait en termes d’intra-actions (plutôt que d’interactions) des trajectoires et modes de vie contemporains, des conditions environnementales, de la génétique, et aux influences vraisemblables des deux premières composantes sur la troisième (épigénétique).

La construction sociale de la chronicité constitue « une clé pour comprendre les transformations des soins » (Martin et Peterson 2009 : 578) dans la mesure où il est question aujourd’hui d’orienter les soins et les politiques en matière de santé vers la sensibilisation des populations à l’adoption de comportements considérés comme sains, ainsi que vers l’autonomisation à long terme des personnes diagnostiquées et que les médecines contemporaines ne soignent jamais complètement. Ce cadrage des affections de longues durées en terme de chronicité oriente ainsi les dispositifs médicaux et scientifiques des soins et des politiques publiques, autant que les rôles attribués par ces derniers aux populations et aux patient-e-s pour se maintenir en santé.

Dès la seconde moitié du 20ème siècle également, les anthropologues médicaux anglophones s’engagent dans des approches interprétatives, ce qui contribuera à la distinction aujourd’hui commune entre la dimension biologique et médicalement construite de la maladie (disease) et son expérience subjective (illness) (Kleinman 1997).  Mari-Jo Del-Vecchio Good, Byron Good et Arthur Kleinmann figurent parmi les auteur-e-s qui se sont intéressé-e-s aux interprétations culturelles et aux représentations sociales qui façonnent les expériences incorporées (embodied experiences) de la maladie ainsi que de la douleur (Del-Vecchio Good et al. 1992). Influencée notamment par ces travaux, une part importante de la littérature en sciences sociales (Bendelow et Williams 1995 ; Le Breton 2010, 2012, 2017) et en médecine (Atallah et Guillermou 2004) portant sur la douleur s’accorde aujourd’hui sur la nécessité de transcender le dualisme cartésien pour comprendre l’Humain et ses expériences douloureuses à long terme. Les dimensions physiques, émotionnelles, psychiques et sociales des expériences douloureuses étant indissociables (J. E. Jackson 2005; Das 1996). A la même période, des sociologues tel-le-s que Michael Bury (1982, 2001), Kathy Charmaz (1995), Gareth Williams (1984) ou Simon Williams (1995, 2000, 2001) développent dans le même sens des concepts pour appréhender les effets de ces représentations sur les individus qui entrent dans la chronicité. Parmi ceux-ci figurent notamment la perte de soi, la perturbation biographique, la souffrance sociale ou encore l’oppression morale (Broom et al. 2015 : 713)

C’est pour ainsi dire en réponse aux lacunes des approches interprétatives (incluant peu les dimensions structurelles dans l’analyse) et des approches plus politico-économiques de l’anthropologie et de la sociologie médicales que les perspectives critiques de ces deux disciplines et des disability studies font, plus récemment, converger leurs apports respectifs. Les auteur-e-s critiques s’appuient sur les expériences incorporées des personnes qui vivent avec des affections de longue durée, tout en rendant compte (de l’historicité) des rapports sociaux, économiques et politiques qui participent à configurer ces expériences. C’est notamment le cas des contributions de Carol Thomas (Thomas 2012 ; Thomas in Scrambler et Scrambler 2010). Cette dernière propose un rapprochement disciplinaire entre les disability studies et la sociologie des maladies chronique et du handicap en raison des liens thématiques, conceptuels et théoriques qui peuvent être tissés entre ces deux champs  ; des champs de recherches qui visent tous deux somme toute à appréhender les dynamiques qui produisent les in/validismes (dis/ableism) (Goodley et Runswick-Cole 2016) physiques, sensoriels ou mentaux contemporains ; les productions du Normal et du Pathologique que le philosophe et médecin Georges Canguilhem critiquait en 1943.  Pour Carol Thomas, il n’est plus question d’étudier avec un regard médico-centré « les façons dont les gens s’adaptent à leur statut social déviant causé par le diagnostic de maladie chronique » mais de s’attacher à comprendre « les négociations sociales de l’expérience aussi bien des effets de l’affaiblissement que des rencontres avec le validisme » (Thomas in Scrambler et Scrambler 2010 : 52) ; une proposition que je tente de mettre en œuvre en recomposant ici les récits de Flora.

Flora Weill

Pendant son adolescence, Flora ressent périodiquement des douleurs fortes dans le dos et les articulations des épaules et des mains. Elle consulte des physiothérapeutes et son médecin généraliste qui n’identifient aucune pathologie. Pour ce dernier, les douleurs de Flora sont une somatisation d’états psychologiques fragilisés ; une appréciation clinique commune lorsque qu’aucune lésion n’est identifiée (Glenton 2003) et dont la composante genrée est aujourd’hui communément critiquée (Atallah et Guillermou 2004) bien qu’elle reste observée dans la pratique.  

Ce sont en effet des années durant lesquelles, les causes de ses douleurs n’ayant pas été formellement déterminées, Flora est mise à l’épreuve par les attentes inchangées de ses proches et de ses enseignant-e-s, et les sensations douloureuses non reconnues qu’elle vit perpétuellement. Elève studieuse dans un collège d’enseignement secondaire public de Suisse romande réputé pour son excellence, elle redoute ses examens, s’absente parfois des cours, et ressent le besoin de repousser les délais de certaines évaluations en raison de ses douleurs. Ces arrangements (lui) paraissent illégitimes, ce qui la mène en partie à redoubler d’effort dans ses performances scolaires : « Ma prof d’allemand m’avait dit [en parlant de ses absences] “Bon écoute Flora, toi ça va, parce que je sais que tu es une bonne élève” ».

Arrivée en ville à l’âge de vingt ans pour commencer ses études universitaires, Flora s’intéresse énormément à ses cours, et sa réussite académique constitue une priorité pour accéder à des universités de son choix en Europe, et avoir comme elle l’explique un métier qui lui plaira par la suite. Elle emménage dans un logement étudiant où elle compose difficilement avec le décalage qu’elle ressent entre la fatigue liée à ses douleurs qui l’empêche de participer aux événements étudiants, ses heures de révision et la vie nocturne de ses voisin-e-s de palier.

Elle apprend rapidement qu’il existe un service médical gratuit pour étudiant-e-s de l’université. Elle prend rendez-vous en ligne et est ensuite dirigée vers l’un des docteurs spécialisés en médecine interne générale qui pratique dans une consultation dédiée aux étudiant-e-s.  C’est ce médecin, le Docteur Parmon, qui, face aux douleurs que Flora lui expose, proposera de réaliser une batterie d’examens comprenant électrocardiogramme, ultrason, radios, imagerie par résonnance magnétique et bilans sanguins.

1. Reconnaissance de la douleur et interprétation des rythmes physiologiques.

 « (…) à ce moment-là [à l’adolescence] je savais rien, mais ce que je veux dire c’est que c’était compliqué parce qu’avec les profs [de l’enseignement secondaire] finalement, quand j’avais mal à la main, comme on savait pas, et comme pour mon médecin [de l’époque] c’était purement psychologique, et ben, c’était difficile de … de … de se justifier… Donc c’est pour dire que [la maladie] était là, c’était latent, ça s’est pas fait non plus du jour au lendemain. Du coup j’étais contente, quand le Docteur Parmon m’a dit “Bon, vous avez ça”. Un soulagement quand même parce que, savoir que tu as un truc, et que c’était pas que dans ma tête, et qu’il me croie au moins ! Tu sais, qu’il me croie aussi. Ça aussi ça m’a fait beaucoup de bien. »

L’expérience de la maladie revêt des significations multiples. Arthur Kleinman en identifie quatre types qui comprennent d’abord le sens donné par la personne affectée aux symptômes, le poids culturellement (et socialement) attribué à cette expérience, sa portée sur la trajectoire de vie de la personne atteinte et de son entourage, et enfin, l’attribution de causes. De plus, les significations médicales influent dans ces quatre dimensions sur les représentations des capacités du corps de la personne endolorie. En effet, la batterie d’examens médicaux initiée par son nouveau médecin généraliste et l’identification d’inflammations mèneront au bout de quelques mois à la reformulation de son affection (illness) douloureuse en maladie (disease) inflammatoire, « la maladie étant ce que le praticien crée dans la refonte de l’affection en termes de théories du trouble » (Kleinman 1988 : 5). Plus tangiblement, ce processus de matérialisation de la douleur par l’imagerie médicale et les résultats des bilans sanguins, par leur interprétation, par le diagnostic et son inscription dans un dossier médical, contribue à la reconfiguration des représentations médicales et sociales de son état, et par la suite, à la légitimation de la participation différenciée de Flora aux activités et aux temporalités sociales ordinaires.

Ainsi, le diagnostic biomédical d’une spondylarthrite ankylosante, une maladie rhumatologique inflammatoire causant le disfonctionnement biologique de son système immunitaire, intervient pour elle comme un moyen de donner un sens physiologique socialement, moralement et temporairement acceptable à ses sensations douloureuses. En tant que spondylopathie, cette maladie est caractérisée par des atteintes à la colonne vertébrale qui s’étendent jusqu’à la zone du bassin ; une affection s’exprimant principalement par poussées inflammatoires douloureuses plus ou moins rapprochées. L’adjectif ankylosante renvoie quant à lui à l’immobilisation graduelle des articulations de la colonne vertébrale.

Cette attribution médicale de sens mène à la production d’une discontinuité entre, d’une part, les rythmes cycliques du corps affecté qui deviennent associés à l’immobilisation, au blocage, à une difficulté de se renouveler (Figure 1, ci-dessous à gauche, illustré dans le schéma produit par le médecin généraliste de Flora lors d’une consultation), et les rythmes physiologiques ordinaires que le paradigme biomédical traite comme un  modèle linéaire (Manderson et Smith Morris 2010 : 3) et vers lequel les traitements biomédicaux devrait réorienter les patient-e-s (Figure 2, ci-dessous à droite, illustré dans le schéma produit par le rhumatologue de Flora qui prescrit sa médication de fond).

Figure 1. Schéma produit par le médecin généraliste de Flora sur le « cercle vicieux » du quotidien de Flora avec la maladie et les interventions thérapeutiques possibles. Photographie prise après consultation.

Figure 2. Explications écrites du rhumatologue de Flora sur les rôles et effets de ses médicaments au fil de la journée et du temps. Photographie prise après consultation.

En classant une affection douloureuse dans le domaine de la chronicité au vue des limites des connaissances scientifiques et des remèdes existants (Baszanger 1986), les dispositifs médicaux qui entourent les personnes affectées s’engagent, comme l’observe Milena Bister, « dans des actions de soins, d’organisation des ressources, de délimitation des responsabilités, dans l’obligation de rendre compte et de faire présence » (Bister 2017). Il s’agit en somme d’une exclusion symbolique des rythmes physiologiques et sociaux ordinaires, et d’une inclusion dans un nouveau rythme thérapeutique cyclique qui rend légitime, comme je le montre dans le sous-chapitre qui suit, des aménagements institutionnels temporels autrement impossibles.

 Néanmoins, le sens de la maladie et de la douleur produit par le diagnostic, et ses implications sur la responsabilité de Flora face à la maladie, ne sont jamais stabilisés. Alex Broom et al. soulignent le fait que l’accent mis sur la responsabilité individuelle des patient-e-s que j’ai décrit plus haut a « introduit une tension persistante autour des comportement actifs et passifs qui composent la maladie, en réifiant les compréhension morales de la maladies et en encourageant certaines performances sociales associées » (Broom et al. 2015 : 714). Le sens de la douleur est ainsi régulièrement négocié en étant notamment mis à l’épreuve par les significations que l’entourage de Flora et les soignant-e-s lui confèrent en fonction de leurs conceptions de la douleur, des approches thérapeutiques (notamment psychosomatiques) des soignant-e-s et des situations.

2. Négociations des rythmes institutionnels.

« (…) j’ai pas du tout le moral parce que j’ai eu un rendez-vous (…) pour les procédures d’aménagement pour les examens. J’aurai peut-être plus le droit à du temps supplémentaire, ou que trente minutes pour un examen de quatre heures (…) Le tiers temps supplémentaire j’en avais vraiment besoin, surtout pour les rédactions écrites. (…) J’ai eu 4,75 [dans ma discipline préférée]. J’aurais pu faire 5 si j’avais pas pris cinq Tramadol avant et j’avais pu me rappeler des trucs ! On n’est pas égaux à ces examens, moi j’arrive pas à écrire. J’ai un traitement de fond qui me provoque aussi des effets secondaires, c’est pas anodin ! C’est pas des plantes vertes ! Donc forcément ça va jouer sur ta fatigue, sur ta capacité à mémoriser… Et quoi ?! Mmhhh ?! tout le monde prend ça [les mêmes traitements] alors ! Et on sera égaux dans ce cas, là je suis d’accord ! Et ça me soule parce que “université, équité, égalité, la justice, les droits” ! (…) Donc c’est pas trop la joie, mais on s’habitue à force… »

L’une des tensions présentes dans les récits de Flora lors de chacune de nos rencontres réside dans la conciliation des temporalités fluctuantes de la douleur et du travail thérapeutique sur son corps et celles, plus prévisibles, de l’université. Bien que les systèmes éducatifs soient appréhendés par des auteurs critiques comme des dispositifs structurels de production d’un « néolibéralisme-validiste » (Goodley 2014 : 100-104), les dispositifs d’aménagement du cursus qui existent dans le cadre de ces études non obligatoires me mènent plutôt à concentrer mon analyse sur les possibilités de négocier les mécanismes temporels excluants. Ces négociations concernent ici deux aspects principaux : le premier est le ralentissement du rythme des études qui requiert dans la situation de Flora l’adhésion de ses parents. Le second consiste en l’allongement de la durée des examens écrits, qui est déterminé par la mobilisation de professionnel-le-s doté-e-s d’une autorité institutionnelle, qu’elle soit médicale ou universitaire. Pour Jan Nespor et al. qui étudient la scolarité des enfants en situation de handicap, « L’exclusion éducative n’est jamais seulement une question de savoir si les enfants apprennent ensemble, mais aussi comment les rythmes de leurs activités sont liés dans le temps et comment leurs vies sont réparties sur des unités comme la “journée scolaire” et “l’année scolaire” » (Nespor, Hicks, et Fall 2009 : 373). Les auteur-e-s montrent comment les unités temporelles institutionnellement déterminées, et les pratiques organisées autour de celles-ci, peuvent avoir pour effet d’exclure celles et ceux qui ne peuvent physiquement ou cognitivement – et j’ajouterais psychologiquement et économiquement – pas tenir le rythme.

Dans cet ordre d’idée, le système de Bologne suppose que l’accomplissement d’une formation pré graduée passe par l’acquisition de 180 crédits ECTS sur une durée de trois ans. Chaque crédit correspond en principe à 25 ou 30 heures de travail selon les domaines d’études et les enseignements, soit, entre 39,5 à 47 heures de travail hebdomadaire entre le début du semestre et la fin des examens ; un rythme qui peut s’avérer difficile à tenir pour des personnes ne répondant pas à l’idéal-type contemporain de l’étudiant-e en bonne santé bénéficiant des revenus suffisants de ses parents et sans responsabilité familiale. Une année d’étude menée à plein temps est en effet rythmée par les cours hebdomadaires, les prises de notes à la main ou sur clavier qui suivent la mesure dictée par le débit des enseignant-e-s, les heures de lectures et de révisions quotidiennement passées immobile dans une position assise ; les travaux de groupes et les échéances durant le semestre ; la préparation et le passage des examens écrits.

Bien qu’il ne soit pas rare que les étudiant-e-s étendent la durée de leurs études, le fait pour Flora de les prolonger en raison de sa maladie et des douleurs qu’elle ressent constitue une décision passée d’inconcevable à inévitable. Elle vit la diminution de sa charge de travail semestrielle, et par conséquent, le prolongement de la durée de ses études comme une rupture partielle et nécessaire pour avoir des chances d’obtenir, aux examens, des résultats qu’elle juge satisfaisants. Ce prolongement crée pour Flora un sentiment d’être à la traîne décrit par Tim Harries et ses collègues dans leur recherche sur la gestion des temporalités de la maladie chronique des jeunes adolescents diabétiques qui, malgré leur utilisation de technologies censées faciliter leur participation aux pratiques sociales de leurs pairs, ne peuvent adhérer aux règles implicites qui composent ces pratiques, au vu de leur incompatibilité spatiale et temporelle avec la gestion de la maladie (Harries, Rettie, et Gabe 2019).

La diminution de la cadence de ses études par l’allègement de sa charge de travail engendre en parallèle pour Flora un conflit, découlant de la pression financière qu’elle craint d’imposer à ses parents, desquels elle dépend financièrement pour le paiement de son loyer, de ses taxes universitaires, de son alimentation, de ses trajets, de ses assurances maladies et de la part de ses traitements n’étant pas prise en charge par ses assurances. Bien que les parents de Flora comprennent le fait qu’elle étende l’acquisition de ses crédits sur des semestres supplémentaires et qu’ils la soutiennent dans le choix de ses études, Flora s’inquiète et m’explique qu’elle culpabilise à l’idée que cette décision, combinée au coût des traitements, leur inflige un poids matériel trop important.

Dans un second temps, au-delà de l’allongement de la durée des études, Flora m’explique que c’est le docteur Parmon qui en examinant ses mains et suite à l’interrogation de Flora, lui fait entendre que dans des situations de maladie, le règlement universitaire prévoit des aménagements pratiques et/ou temporels lors du passage des examens. Cette consultation donnera lieu à la mise en place d’un dispositif institutionnel pour justifier que la pratique de l’écriture est rendue physiquement plus difficile pour Flora que pour les autres étudiant-e-s. Son médecin généraliste joue alors un rôle pilier pour mobiliser le médecin spécialiste dont l’expertise est indispensable pour la prise de contact avec une autorité médicale de l’université. Le jugement de cette dernière influe sur la gestion du dossier de Flora par le conseiller aux études de sa faculté qui soumet sa demande au consentement du doyen. Au travers de consultations, de rendez-vous, d’appels téléphoniques et d’échanges de courriers, Flora et ces différents professionnel-le-s produisent un dispositif pour composer avec ses douleurs par des ajustements temporels. La constitution de la chronicité au niveau structurel passe ainsi par la mobilisation d’organes institutionnels qui peuvent rendre légitime sa participation différenciée aux temporalités universitaires ordinaires.

Dans d’autres circonstances, les femmes que j’ai rencontrées et qui avaient une ou plusieurs activités rémunérées dont elles dépendaient entièrement ou partiellement pour subvenir aux besoins de leur foyer n’exerçaient pas ces activités dans des institutions prévoyant formellement de tels aménagements. Disposant en ce sens de moins de marge de manœuvre que Flora, elles en étaient généralement exclues brusquement ou amenées au fil du temps à (prendre la décision de) diminuer leur taux d’activité, à restreindre la variété des pratiques qui la composaient, voire à quitter leur emploi, ce que Ruth Pinder conceptualise en terme de dynamiques de « confinement » et de « sortie forcée » (Pinder 1995).

3. Travail continuel sur et malgré son corps

« (…) je me dis “T’as une masse de travail de vingt-huit crédits”, parce que, je sais pas, je me suis dit “Allez on y va ! On peut le faire !”. Mais en fait c’est quand même beaucoup vingt-huit crédits. Même si j’ai pas pris trente, avec vingt-huit il y a quand même beaucoup de travaux à rendre, et puis j’ai pas le temps ! Bref, je tourne un peu en rond là, mais je me dis “Déculpabilise-toi parce que… personne arriverait à faire toutes ces activités en même temps ! Et à suivre les cours de l’uni ! Aller à la consultation de la douleur, aller chez le physio, l’acupuncture”. Enfin voilà, c’est pas possible … »

L’année académique de Flora se confond avec son année thérapeutique qui est quant à elle rythmée par ses rendez-vous fréquents chez les médecins et thérapeutes, les nombreuses poussées de sa maladie, des changements de médication, ses recherches répétées sur la maladie et les traitements. Les démarches pour agir sur la maladie et en atténuer les effets constituent des bouleversements chronophages, des perturbations incompatibles pour Flora avec la normalité des pratiques étudiantes. Cette incompatibilité découle premièrement de la simultanéité des sensations douloureuses et de ses activités quotidiennes. Elle résulte deuxièmement de la discordance des temporalités, des espaces et des pratiques qui composent le travail estudiantin qu’elle mène pour sa carrière, et le travail thérapeutique qu’elle entreprend sur son corps. David Le Breton interprète cette incompatibilité dans les termes suivants : « La douleur chronique brise la temporalité sociale, elle implique un temps ralenti, désynchronisé. Ce n’est plus le temps partagé avec les autres dans les rythmes sociaux ordinaires » (2017 : 154). Néanmoins, cette discordance n’est pas sans être défiée. Elle l’est souvent péniblement.

En effet, Flora se rend dans les services de santé pour les rendez-vous médicaux planifiés ou en urgence avec ses médecins et thérapeutes ainsi que pour la prise régulière de traitements de fond par injections ou perfusions d’immunosuppresseurs. Ses rendez-vous médicaux – dont la durée peut varier entre vingt minutes pour un rendez-vous en urgence et quatre heures pour une perfusion – ont parfois lieu durant des heures de cours ou des moments qu’elle souhaiterait consacrer à ses études.

Dans sa chambre et à l’université, elle gère les fluctuations de ses douleurs par la prise d’anti-inflammatoires dits rapides et retards dont elle se sert en attendant de ressentir l’efficacité des différents traitements de fond. Les sensations de vertige, de somnolence et les troubles digestifs qu’elle associe à ses inflammations ainsi qu’aux effets des immunosuppresseurs, des traitements anti-inflammatoires et des antalgiques, qui se manifestent durant les cours ou chez elle, sont souvent envahissants et contribuent à générer des angoisses du fait qu’ils entravent sa concentration et ses apprentissages lors des moments d’étude.

Dans ces deux types de situations, Flora contrecarre cette incompatibilité des temporalités, des espaces et des pratiques et m’envoie de nombreuses photographies qui illustrent les assemblages auxquels elle procède pour la réalisation simultanée de son « travail de la maladie » (« illness work ») qui comprends notamment repos et traitements, et son travail estudiantin quotidien (« everyday work »). (Corbin et Strauss 1985 ; Schulman-Green et al. 2012)

Figure 3. Photographie prise par Flora pendant qu’elle travaille pour ses cours dans une salle de clinique durant une perfusion de son traitement immunosuppresseur.

Figure 4. Photographie prise par Flora dans sa chambre. Les papiers et pages collés aux murs sont des astuces qu’elle met en place pour l’aider à retenir les contenus de ses cours en alternance avec ses moments de repos.

Elle peine néanmoins par manque de temps à s’engager quotidiennement dans des pratiques thérapeutiques non médicamenteuses telles que la méditation, la respiration ou le sport qui lui sont indiquées comme des moyens de limiter sa consommation de médicaments et de sortir du « gros cercle vicieux dans lequel [elle explique qu’] elle a l’impression d’être enlisée ». Flora jugule en ce sens les effets secondaires parfois sévères de ses médicaments avec des rendez-vous chez d’autres spécialistes (angiologue, gastroentérologue, dermatologue), des examens médicaux supplémentaires, et la prise de médicaments pour agir sur les effets indésirables de sa médication de base.

Son travail thérapeutique implique donc plus globalement un travail sur soi, une réflexion et une évaluation quasi constantes de sa douleur, de son corps et de l’efficacité de ses traitements, et la prise de notes sur les effets de ces derniers en vue de préparer les consultations avec ses médecins, et éventuellement, de les convaincre d’effectuer des changements médicamenteux.

4. « Altérité familière » de la douleur et constitution conflictuelle de la chronicité.

« Alors on est le 7 novembre. Il est 14h20. Ça fait un moment que j’ai pas fait d’audio parce que… J’ai toujours des crises assez violentes. Ca me fout le moral très bas, surtout avec le changement de saison (…) J’en ai marre de me battre contre… un peu contre moi-même, on peut le dire… Déjà c’est pas facile d”étudier. En fait, c’est pas facile tout court. […] j’aimerais  bien pouvoir un peu vivre comme une étudiante normale. »

L’image utilisée par Flora pour décrire son épuisement physique et psychique face à la douleur fait écho aux discours de l’immunologie contemporaine. Se battre contre soi-même, c’est en effet en ces termes que la discipline conceptualise le phénomène de défense à l’œuvre dans les maladies inflammatoires aux composantes auto-immunes comme celle de Flora. L’organisme (« l’hôte ») reconnait du « soi » comme du « non soi » (« matériel étranger ») (Widmaier, Raff et Strang 2004 : 696) ; les représentations de ce trouble de l’immunité étant en effet fondées sur l’idée que le système immunitaire reconnait des parts de soi comme étant autres, crée de l’inflammation, use son énergie dans la production de protéines pour lutter contre l’inflammation ; un processus physiologique éprouvant.

Mais l’épuisement de Flora face à la douleur comporte d’autres composantes à la fois physiques, psychiques et sociales qui mènent à un sentiment d’altération de soi. La douleur persistante épuise physiquement et psychiquement, elle entrave les activités du quotidien. Vivre constamment avec la douleur « C’est comme si tu faisais tes courses avec dix kilos supplémentaires sur tes épaules, avec un bagage en plus que les autres, que tu prends avec toi dans tout ce que tu dois faire, et tu dois le faire quand-même » m’explique une jeune médecin interne qui vit avec la même affection.

Aux niveaux médicamenteux, les traitements immunosuppresseurs, antalgiques et anti-inflammatoires pour lutter contre la maladie et les douleurs, mais aussi les anxiolytiques pour contrer les difficultés émotionnelles qui y sont associées, accentuent la somnolence et la fatigue qui créent pour Flora des sensations de perte de contrôle de son corps et de perte de contact avec la réalité des Autres.

Composer avec ces émotions et ces sensations douloureuses étrangères, comme si la douleur avait « presque toujours une chronologie propre, comme si elle vivait sa propre vie en parasite dans le corps de l’individu » (Le Breton 2017 : 155) conduit vers ce que David Le Breton nomme l’altérité familière de la douleur, et la redéfinition de soi (2017 :143).

Dans leur ouvrage intitulé Guérir, une quête contemporaine, Jean-Marie Gueulette et Laurent Denizeau discutent les limites de la biomédecine produite par les sciences contemporaines qui mènent à envisager la maladie comme une aberration face au progrès moderne, et comme une épreuve dépourvue de sens (2015). Si leur démonstration peut se voir confirmée dans l’analyse des dynamiques macrosociologiques de la biomédecine et des politiques de santé publiques, s’il est vrai que Flora exprime parfois désarroi et colère face à la faible efficacité de ses traitements biomédicaux, et que son médecin généraliste l’a accompagnée dans la recherche de traitements plus adaptés, il est vrai aussi que celui-ci l’a systématiquement encouragée durant les consultations à donner un sens au vécu de « la nouvelle Flora », à travers ce qu’il a appelé « le deuil de soi ».

Encore une fois, ce processus de constitution de la personne endolorie n’est jamais stabilisé. Flora m’apprendra en effet après ces mois de travail ensemble, lorsque je la rencontre par hasard, qu’elle vit des hauts et des bas, que sur la base de ses propres investigations, ses médecins lui cherchent aujourd’hui une fibromyalgie et qu’elle continue de composer avec les aléas de la douleur.

Vivre avec la douleur : faire des dis-continuités un rythme quotidien.

L’histoire de Flora que je présente ici à travers la recomposition et l’analyse de ses récits et de ses productions personnelles, met en évidence les façons dont celle-ci tente de tenir le rythme qu’elle s’est fixée. Son récit illustre plus largement comment des personnes endolories peuvent être amenées à composer avec la douleur et à négocier la chronicité de la maladie, et ce, dans quatre dimensions. J’ai en effet montré comment, au niveau du sens, le diagnostic médical d’une maladie douloureuse chronique impactait les représentations des rythmes physiologiques du corps et les capacités physiques des personnes endolories à tenir les rythmes sociaux. Bien que les représentations des conséquences sociales des maladies douloureuses ne soient jamais stabilisées, le sens produit par le diagnostic participe, au niveau structurel, à l’inclusion des personnes affectées dans des temporalités différenciées. Le sens donné à l’expérience contribue également, au niveau des pratiques, à la modification des rythmes du quotidien, ce qui passe dans la situation de Flora par la synchronisation éprouvante de pratiques thérapeutiques et des activités quotidiennes dont les finalités sont souvent vécues comme incompatibles.

Les études sociologiques et anthropologiques de la douleur persistante permettent de ramener au centre des analyses en sciences sociales les temporalités et les matérialités de tout arrangement social, et de toute vie humaine.  Sans tomber dans un déterminisme biologique, comprendre les effets de la douleur permet de mettre en évidence l’inséparabilité du matériel et du discursif, du naturel et du culturel, du corps et du social, de l’espace et du temps. C’est dans ce sens que l’idée de tenir le rythme annoncée en titre de cette contribution fait écho à l’ouvrage de David Le Breton intitulé Tenir (2017) ; une locution que j’emploie dans le double sens de s’efforcer dans la durée à faire face aux temporalités incertaines du corps, mais aussi au sens d’avoir en mains et de composer avec la matérialité des pratiques quotidiennes, des objets, des interactions et des structures qui façonnent la chronicité.

Note

La rédaction de cette contribution est issue d’une coproduction de données et a vu le jour par l’investissement de ma partenaire d’entretien et de terrain Flora Weill* que je remercie pour sa confiance, son temps, ses invitations à l’accompagner dans l’intimité de ses rendez-vous médicaux et nos précieux échanges. L’article a été produit en résonance avec le projet MIWOCA (PNR74), financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique. Je remercie les membres de MIWOCA : Thomas Abel, Tevfik Bayram, Sandro Cattacin, Romaine Farquet, Annika Frahsa, Sophie Meyer, Leonie Mugglin et Sibel Sakarya. 

Abstract

The medical and social recognition and treatments of persistent pain vary according to the diagnosed diseases and the social, economic and family situations in which the affected persons find themselves. Some repetitions and disruptions underlying and common to the experiences of the women who participated in this research nevertheless make it possible to understand the entanglement of the biological, material, practical and structural aspects that shape the chronicity of their pain. Through Flora Weill's story, her painful trajectory and the social and therapeutic rhythms with which she deals, I highlight in four levels how people living with persistent pain may negotiate its chronicity. To understand the construction of chronicity, I focus on (1) the meanings and temporal representations attributed to persistent pain ; (2) the institutional structures that participate in the production of a dis-continuity (Barad 2003) between painful and non-painful bodies, (3) the practices that compose the continuous work of chronicity and (4) subjectivity.

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Notes

[1] Recherche du Projet National de Recherche n°74 du Fonds National Suisse de la recherche scientifique, Smarter Health Care.

[2] Les notions anglophones employées dans le titre de l’ouvrage de Graham Scambler et Sasha Scambler, telles que chronic conditions ou disabling conditions, ne possèdent pas d’équivalent en français qui permette véritablement de les saisir. J’emploierai ici le terme affection pour me référer à ce qui est nommé en anglais conditions et illness. Dans le même sens, la notion francophone d’invalidité ne permet pas de rendre compte de la complexité du concept de disability. Je l’utilise néanmoins ici avec réticence, faute de posséder dans mes outils conceptuels un terme mieux adapté.

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