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Serendipity.

Hans-Georg Gadamer. L’herméneutique : description, fondation et éthique.

Avertissement : cette présentation de l’œuvre de Hans-Georg Gadamer n’a d’autre ambition que pédagogique, relativement à un public français. Sa rédaction est, de surcroît, destinée. Elle s’attache à faire de Gadamer un penseur polémique, critique des impasses de la modernité, dont la principale serait la mainmise des sciences de la nature sur les modèles de savoir et la dissolution de l’art dans la conscience esthétique. Encore Gadamer accomplit-il cela grâce à une procédure particulière, celle de condamner la modernité au nom de ce qu’elle a oublié ou plutôt relégué afin de lui trouver une voie de sortie qui ne soit pas postmoderne. Mais le lecteur doit savoir, qu’en contexte germanique, une autre présentation de cette philosophie serait possible et/ou nécessaire, qui montrerait comment la réflexion de Gadamer, ainsi que son style très particulier, notoirement opposé à celui du néo-kantisme de Paul Natorp, sort l’herméneutique de sa forme traditionnelle, en s’appuyant sur les apports des sciences de l’esprit et de la phénoménologie, afin de la démarquer du second Heidegger, ainsi que des travaux des éthiques de la communication (Jürgen Habermas) ou de la discussion (Karl O. Appel). Du coup, sa signification est autre. Elle défend surtout l’idée d’un a priori de la pré-compréhension du monde, qui accompagne l’inévitable appartenance de chacun à une communauté de langue et de tradition (avec impact sur une théorie de la justice).

Image1D’une certaine manière, Hans-Georg Gadamer (1900, Marbourg-2002, Heidelberg) est le premier philosophe à avoir utilisé le terme « herméneutique » – évoquant les notions d’interprétation (herméneuien en Grec) et de signification d’un point de vue non-dogmatique (sans autoritarisme, ni référence institutionnelle) – sous la forme d’un adjectif, pour l’accoler à « philosophie » afin de servir le dessein de redéfinir complètement l’objet de la philosophie moderne [1]. Cet usage du vocable « herméneutique », pour lequel Gadamer établit lui-même les sources qui l’arrangent [2], donne d’emblée une indication précieuse sur les objectifs du philosophe. C’est une perspective globale, portant sur l’intelligence des actions humaines, qui s’y trame, dont les grandes lignes ne peuvent être résumées qu’à condition de faire l’impasse sur de nombreux sous-ensembles [3]. Cette philosophie herméneutique est une philosophie dont le dessein est, premièrement, de décrire la situation actuelle, de la condamner pour avoir abouti à la fois à la séparation de l’homme et de la nature, par fait de science et de techniques, et à la division de l’homme avec lui-même, par fait de sciences humaines, et, secondement, de tenter de montrer que la seule voie de sortie possible hors de cette réalité culturelle et historique est celle de la restauration d’un fond originaire unifiant, commun à l’humanité (le langage), en même temps qu’il est susceptible de réunifier l’homme avec soi-même. Ainsi la philosophie herméneutique est une philosophie qui décrit un état du savoir et ses effets (elle est une procédure), qui dévoile (elle est une recherche du vrai fondement « caché » de l’humanité) et qui propose, à partir de son résultat, une conduite unifiante ou réconciliatrice (elle est une éthique de la compréhension [4]. Gadamer ouvre presque tous ses travaux par une description détaillée du portrait d’une époque, d’une culture et d’une société aliénés. Selon les modes de pensée de la phénoménologie post-husserlienne (le projet de remonter en amont de l’objectivité scientifique), il montre que notre société et sa culture reposent sur une préconception systématique non élucidée, celle de la domination sur toutes choses de la parole des experts et, en conséquence, celle de la séparation et de l’abandon à eux-mêmes des citoyens, et leur incapacité à décider quoi que ce soit sans céder aux intérêts séparateurs de la science et de la technique. Cette formulation gadamerienne de la condition humaine moderne vise à provoquer la prise de conscience de l’existence et des effets de la séparation, dans notre société – une partie se prend pour le tout, quelques experts dominent, nous ne nous rapportons à nous-mêmes que par des spécialistes (psychologues) -, et d’une séparation-domination, qui plus est aliénante, parce que la conscience de soi de l’époque et de chacun se trouve donc placée hors de soi-même (chez des experts et dans leurs convictions incontrôlables). En somme, quitte à être réducteur, l’objectif de Gadamer est de contribuer à montrer qu’il convient d’urgence de passer d’une « fausse » connaissance du monde et de nous-mêmes, appuyée sur les sciences et les techniques dont l’encyclopédisme positiviste est borné et dont l’ambition est de réduire la pratique à la technique sans finalité, à une « vraie » connaissance, à une expérience herméneutique du monde et de soi qui corresponde à une expérience « authentique » (VM, p. 511). Cette dernière doit faire reculer l’horizon limité ou borné qui était jusque-là le nôtre, en nous faisant accéder à la connaissance du tout (illimité), des anticipations de notre expérience du monde (finalité) et de nous-mêmes. En somme, à la connaissance de ce qui rapproche au lieu de séparer. C’est là le ressort de sa manière de se réclamer de l’herméneutique, de « la science des formes, des conditions et des limites de l’entente entre les hommes » (PH, p. 12). Par opposition au positivisme qui fait de la science (et de toutes sciences, de la nature et de l’esprit) la référence unique, l’herméneutique veut être une philosophie dont le champ n’est ni limité ni unilatéral : ce champ s’étend des sciences aux activités pratiques, ou de la théorie à la pratique (économie, droit, politique, religion, etc) si on reprend, comme nous l’avons fait ci-dessus, les termes de la division traditionnelle (en tout cas « moderne ») des domaines de la philosophie. Dans ce cadre, elle a pour objet l’universel, ce qui doit s’entendre d’abord sous la forme d’une approche du fondement commun de la dualité de la nature et des mœurs (de la théorie et d’une pratique non résorbée dans la technique) puis du fondement commun de l’humanité. Mais, afin d’exclure toute partialité, ce fondement ne peut être envisagé que par une référence au langage (Gadamer ne se réclame ni d’une théologie, ni d’un naturalisme, ni d’un culturalisme), dans la mesure où seul, pense Gadamer, il est le champ universel de notre connaissance humaine, disons en un sens très large, la forme vitale de la connaissance humaine (PH, p. 9). Dès lors, l’herméneutique fixe une tâche à la philosophie : « on peut donc affirmer que la tâche générale de la pensée philosophique est aujourd’hui de résister à ces aliénations, de les refondre au creuset d’un authentique effort de pensée » (PH, p. 11).

L’aliénation positiviste.

On peut aboutir à la définition de cette tâche par un autre biais. Pourquoi se réclamer du langage est-il essentiel aux yeux de Gadamer ? On pourrait évoquer des « causes » lointaines, tenant à l’histoire de la philosophie occidentale et à son approche du Logos. Gadamer le fait parfois et propose en général ses conclusions dans ces termes du rapport du Logos et de l’Ethos. Mais il insiste plus fréquemment sur une autre perspective. Elle puise ses raisons dans la description de la culture contemporaine. De nos jours, notre manière de parler du monde (sciences de la nature), de nous-mêmes (sciences humaines) et de notre histoire (science historique), ne s’accomplit plus que sous l’autorité anonyme de la voix de la science. Notre manière habituelle de philosopher est, elle aussi, tombée sous la prétention unilatérale de la connaissance et de la méthode scientifique et technique. En conséquence, nous sommes aliénés, c’est-à-dire que nous sommes séparés de nous-mêmes, médiatisés par des méthodes et des techniques qui nous éloignent de nous et vouent nos existences à « l’utile » [5]. Dès lors, chercher à désaliéner les hommes, puisqu’il s’agit du projet de la philosophie herméneutique, c’est donc ressaisir si possible une puissance de lien, une puissance intrinsèque de solidarité entre les hommes, une sorte de vertu sociale de contact et de signification non formels. Cette puissance de lien et de signification, l’herméneutique de Gadamer pense la découvrir dans le langage. Elle affirme même qu’il s’agit-là de la fonction que remplit le langage, au premier chef, et qui le place au premier plan des analyses requises. Ainsi, dans ce contexte herméneutique, une première opposition se trouve justifiée : celle qui distingue la science limitée et aliénante et la philosophie ouverte et libératrice. Au demeurant, développe Gadamer, la philosophie moderne, non-herméneutique, est le résultat de la division du travail intellectuel qui sépare les objets et d’une domination de la science. La science domine, la technique la soutient, et la philosophie a pris le risque, depuis le 19e siècle, de nous faire perdre le sens du tout en se condamnant à se contenter de devenir la simple somme de tout ce qu’on peut savoir, une sorte d’encyclopédisme (sciences de la nature et sciences humaines), sans autre perspective que le gain. Tandis que la science, de son côté, s’est substituée à la philosophie en se faisant passer pour le savoir exclusif, notamment sous la forme du positivisme : « Notre concept de philosophie est en fait marqué par l’opposition et la différence entre la philosophie et la science nouvelle qui est apparue au 17e siècle et qui, depuis lors, détermine l’époque moderne jusque dans ses fibres les plus intimes » (PH, p. 2). On le voit, dans la perspective gadamerienne, la philosophie actuelle est entièrement soumise à la science. Les philosophes ne trouvent même plus de justifications internes à leur travail. Et, pire encore, ils sont liés aux « visions du monde », qui ont des prétentions à la totalité sans en avoir les moyens, et qui se réfugient dans le religieux. En réalité, Gadamer s’appuie ici, paradoxalement, sur une épistémologie de type kantien. Si la science est un système de question qui oblige la nature à lui répondre (Critique de la raison pure, 1781), alors pourquoi ne pas affirmer que si la science a sans doute raison dans son domaine, nous pouvons non moins affirmer que les bonnes questions à poser ne sont pas celles de la science. Ainsi l’optique kantienne d’une limite du pouvoir de l’entendement afin de faire place à la pratique (qui par conséquent ouvrait sur la raison illimitée) devient ici ouverture sur une dimension herméneutique de la totalité authentique d’une existence humaine vouée à l’historicité (ce qui n’est donc pas sans lien avec Kant, faisant de la raison la faculté de l’inconditionné, mais le « dépasse » dans la direction d’une totalité existant, cette fois, dans l’histoire). Ce qui n’est pas sans offrir au moins deux commentaires possibles : le premier devrait porter sur le « postromantisme » de Gadamer (repris en PH, p. 47 et 83, qui consiste à opposer frontalement le limité et l’illimité) et ses conséquences, et l’autre sur le fait qu’avec Gadamer, la philosophie fonde à nouveau son domaine sur l’autorisation qu’elle s’accorde de limiter les autres « savoirs » (y compris désormais les « sciences humaines »). Là est la source du couple d’opposés que nous allons mettre en relief maintenant : le couple expliquer-comprendre qu’appuie cette formule : « On ne peut pas se satisfaire du concept moderne de science et du concept de méthode qui lui est lié » (VM, p. 34).

L’autoritarisme de la norme positiviste.

Approfondissons d’abord le rapport de Gadamer aux sciences, qu’il regroupe sous le titre (métaphysique et unilatéral) de « la » science. Cela permettra de conforter la structure de dédoublement à partir de laquelle il pense. Selon cet auteur, l’idéal du positivisme (perçu au travers de la philosophie d’Hermann Helmholtz, notamment dans ses textes de 1862), concentré autour de la référence à une norme universelle de scientificité, l’idée de « méthode », a le sens d’une imposition, à toutes les recherches, d’une unique manière de travailler : primat de la causalité mécanique (et de son corrélat : l’induction), privilège de la répétition (on applique la méthode à des objets différents), absence d’imagination. À quoi il faut évidemment opposer l’idéal herméneutique d’une « compréhension » non répétitive du monde et des hommes. Comme nous l’avons précisé ci-dessus, Gadamer opère à partir d’une conception de « la » science acceptée sans justification, et qui n’est autre que celle qui fut déployée dans les analyses de Immanuel Kant, dont il fait le responsable de l’érection en norme absolue du savoir méthodique des sciences exactes, voire de Karl Popper. « La « science repose(rait) sur cette évidence sereine » que tous les énoncés de la recherche doivent être vérifiables et d’une manière générale ne peuvent être considérés comme des connaissances que lorsqu’elles incluent un procédé de vérification ou de falsification » (PH, p. 5, et même thème dans la conférence « Science de la nature et herméneutique » , 1986). Ce présupposé admis, Gadamer explique que notre culture cherche aussi, et depuis longtemps, à appliquer cette conception positiviste de la science, de manière normative, à ce que nous désignons, nous autres français, par l’expression « sciences humaines » (et qui se trouve être, en réalité, dans les classifications allemandes, Geisteswissenschaften, « sciences de l’esprit », d’abord en vertu de l’héritage kantien de la division entre l’espace de pensée de la « nature » et celui de la « liberté », ensuite, en fonction de l’expression inventée par le traducteur allemand des textes anglais de John Stuart Mill), c’est-à-dire à l’expérience du monde social et du monde de « l’âme ». Gadamer relève, à juste titre, que, dès leur naissance, au 19e siècle, ces sciences humaines ont tenté d’accomplir un effort épistémologique, afin d’être prises au sérieux. Elles ont voulu être traitées comme des sciences et non comme des spéculations stériles. La réflexion logique (Gustav Droysen, Wilhelm Dilthey) a cherché à les sortir du romantisme, en leur donnant l’orientation « scientifique » d’une recherche des lois ou des régularités dans les phénomènes moraux. Ainsi, la solution trouvée, à l’époque, a-t-elle été de les soumettre au modèle des sciences de la nature, et du coup, de les enfermer dans le positivisme, par un système d’analogie. Que Gadamer ait raison ou non de croire que ce processus s’est perpétué (ou se perpétue encore), il en fait l’examen, en premier lieu, à propos de l’objectivisme historique, de la « science de l’histoire » (Léopold von Ranke, 1795-1886, et son Histoire du monde, Gustav Droysen, 1808-1884, et son Histoire de la Prusse), dont il remarque qu’elle se voue à expliquer les phénomènes en masse, au prix de s’interdire de comprendre le singulier. Les historiens, affirme-t-il, veulent expliquer le passé à partir du présent (induction), alors que le passé devrait s’expliquer par rapport à son propre passé, etc. Que ces remarques soient pertinentes ou non (encore de nos jours), elles suffisent à Gadamer pour affirmer que, dans les sciences humaines, on fait de la vérité quelque chose à apprendre (des dates, des noms, des batailles, etc.) et à transmettre (des vertus, des gloires, des « leçons »), alors que la vérité herméneutique est une vérité à laquelle il convient de « participer » (VM, p. 13). Entre autres, lorsqu’il s’agit de l’histoire proprement dite, la vérité herméneutique de l’histoire est de nous permettre de nous réconcilier avec nous-mêmes et de nous reconnaître dans l’altérité (VM, p. 29). Des analyses semblables sont entreprises, en second lieu, sur le corpus de la psychologie. Gadamer montre que la psychologie nous égare d’autant plus qu’elle repose sur une théorie mécanique des facultés (VM, p. 32, reprise et synthèse p. 505). Autant dire que le rapport de l’homme à lui-même est interdit par ce genre de savoir qui, en « objectivant » chaque faculté, nous empêche de « nous comprendre ». Le problème central en psychologie, comme en histoire, ne serait donc pas de rechercher des lois ou des régularités pensables en ces termes, mais de saisir pour elle-même la singularité de chaque événement, et de chaque personne. Enfin, il en arrive, en dernier lieu, à montrer que, souvent, on veut (voulait ?) soumettre la philosophie à de telles procédures pour la transformer en « science » (sur le mode d’un retour à une posture « métaphysique »). Une sorte de prétention objectiviste de la philosophie. Généralisons le propos. Toutes ces ambitions n’ont qu’un ressort : on croit qu’expliquer (au sens « causal » et « expérimental ») les événements, les phénomènes ou les personnes, c’est les comprendre. Or, la compréhension comme l’interprétation (d’où vient le terme « herméneutique », nous l’avons vu, en marge des travaux de Friedrich Nietzsche et de Sigmund Freud) des choses, et des humains en particulier, ne sont pas seulement affaire d’explication (recherche des causes). Insistons : surtout en matière de signification du monde social ou en matière de compréhension de l’homme ! C’est même très rigoureusement cette différence que veulent promouvoir la démarche herméneutique et la notion qui la désigne, dont la genèse est plus complexe que celle établie rapidement, par Gadamer. Il faudrait effectivement en passer par Aristote et la rédaction de l’Organon pour comprendre comment cette notion renvoie à tout un pan de l’histoire de la philosophie, voué à la recherche du « sens » plutôt qu’à la recherche scientifique. Abrégeons pourtant cette histoire du « sens », en résumant l’opposition sur laquelle elle fructifie : L’explication renvoie au « comment » des choses. Elle édifie une connaissance assurée, mais dont l’assurance est toute mécanique. Elle exige aussi une méthode, dont la vanité est contenue dans son unicité et son unilatéralité. Tandis que l’interprétation (la recherche de la signification) relève d’une expérience du monde, d’une expérience du rapport aux autres, au sein de laquelle émergent les significations de nos actions et de nos paroles, dans un jeu incessant entre ce que nous faisons, et les modifications successives que la compréhension de ce que nous faisons impose à ce qui est en cours (il n’y a de signification que pour quelqu’un, pour « nous », à chaque fois). Elle fait accéder à des vérités (révisables, infiniment reprises), mais d’autres vérités que celles de l’explication (uniques, uniformes, intouchables). L’interprétation nous interdit de dissocier un événement (et ses causes) du milieu dans lequel il se produit, et de la formation que les hommes en reçoivent, parfois, d’ailleurs, en le modifiant et en se modifiant. Elle ne contribue plus à une maîtrise parce qu’elle a plutôt vocation à favoriser la rencontre de l’homme avec lui-même. Afin de mieux expliciter ce qu’il en est de ce geste herméneutique de déplacement des valeurs, Gadamer pratique un détour par le point d’appui traditionnel des théories de l’interprétation, c’est-à-dire la traduction. Aucun traducteur, en effet, ne saurait se contenter de transférer du « sens » (soi-disant donné), mécaniquement, d’une langue dans une autre. Chacun le sait implicitement, on ne « connaît » une langue que lorsqu’on « pense » en et par elle. Traduire correctement, c’est donc nécessairement interpréter une langue dans une autre, mettre en jeu « la qualité de l’entente sur quelque chose, à laquelle on parvient dans ce milieu qu’est la langue » (VM, p. 407). Or, si on saisit bien cette différence, au demeurant, répétons-le, classique, on voit mieux, selon Gadamer, l’extrême soumission de l’époque à la seule explication, au détriment de la recherche de la compréhension et du « sens ». Nous sommes, dès lors, voués à des échecs cuisants. Dont les principaux sont :

1 – La société se soumet à des rêves technologiques, s’enivre du vertige de tout savoir, et tombe dans la dépendance aveugle à l’égard des experts, pour tout ce qui implique une décision. 2 – La société ne cesse de dispenser le rêve concret d’une domination absolue de la nature, combiné au rêve d’accéder à un savoir sans limites. Ainsi en va-t-il des spécialistes de génétique qui veulent produire le surhomme. 3 – La société rêve de pouvoir tout prévoir en matière de mœurs et de socialité, au mépris de la liberté du vouloir. Elle sonde donc chacun par des moyens « scientifiques » sans saisir l’absence de « sens » conféré à l’existence.

Encore Gadamer a-t-il conscience du risque qu’il prend en proférant un tel discours et de telles critiques. Notamment celui de verser dans des propos foncièrement anti-science (p. 37, PH). Pourtant, ce n’est évidemment pas l’objectif qu’il se donne et il refuse de s’engager dans une voie de dénonciation. Il ne s’agit pas de renoncer à la science, mais de penser la science autrement. Loin de vouloir amoindrir les sciences (VM, p. 516), Gadamer pense leur donner une nouvelle importance. Dans ce dessein, il faut simplement prendre conscience du fait que « quelque chose est omis » dans notre civilisation. Entre autres choses, nous perdons le thème central de notre existence : la signification symbolisée par le langage, ce mode fondamental d’accomplissement de notre être-dans-le-monde, cette forme qui englobe le tout de la constitution du monde. Cela dit, signalons-le en passant, l’herméneutique de Gadamer doit être réfléchie dans un contexte tout à fait particulier, et plus vaste : Elle s’inscrit dans un réseau de pensée occupé à l’époque, face aux sciences humaines, par la raison critique (Theodor W. Adorno), la raison dialectique (Louis Althusser), la raison communicationnelle (Jürgen Habermas), etc. Et, dans ce contexte, elle n’est pas sans entretenir des liens avec la philosophie de Martin Heidegger (en tout cas, celle de Être et Temps, de 1927).

La « dimension cachée » du monde humain.

On ne saurait cependant s’en arrêter là. Ce serait faire de la philosophie herméneutique un simple antipositivisme dont l’objectif consisterait à extraire les sciences humaines du modèle épistémologique des sciences de la nature ou à construire un autre organon méthodologique pour les sciences de l’esprit. Disons, un simple théoricisme (une épistémologie), qu’elle est cependant aussi. Néanmoins, la philosophie herméneutique se veut encore autre chose. Elle veut profiler une véritable pratique de la compréhension destinée à redonner du sens (fût-il labile) à notre existence. Au demeurant, elle est consciente du fait qu’il ne suffira pas de faire des prescriptions, des déclamations, à la science ou aux experts, pour qu’ils rendent une partie de leur pouvoir. Ils n’obéiront pas à des injonctions. Il importe, par conséquent, de se placer en « résistance », de déployer une nouvelle disposition d’esprit opposée à la prétention à l’universalité affichée dans les sciences. Cette nouvelle disposition d’esprit se propose de discerner une expérience de vérité qui dépasse le domaine contrôlé par les sciences et la méthode. Elle va à la rencontre d’expériences situées hors des sciences, relevant d’une conscience herméneutique, qui se rend capable de saisir la dimension herméneutique du monde humain. On pourrait affirmer ici que Gadamer ne fait pas autre chose que de rendre justice à l’une des formes possibles de la « formation » humaine, si on garde à l’esprit le sens allemand (et l’importance) du terme Bildung ? Et plus spécifiquement, rend hommage à une forme contemporaine de Bildung, appuyée sur une visée interhumaine (PH, p. 83), attendu que le modèle des sciences de la nature a exilé les sciences humaines hors de leur terrain. En effet, l’élément de vérité des sciences humaines, c’est la Bildung, et non la répétition d’un savoir. Et cette Bildung doit amener à un sens commun, permettant de déployer l’existence morale et historique des hommes. Gadamer reprend donc maintenant le débat sur un autre plan (VM, p. 27). Sur ce dernier, celui de la formation et du langage qui relie les hommes entre eux, l’objectif est, rappelons-le, de dégager la possibilité d’une authentique relation de vie entre les hommes (VM, p. 411), et de l’inscription des hommes dans un « caractère historique », de signification. Cette relation de vie (Bildung), par opposition au formalisme séparateur imposé par les techno-sciences, doit comporter des liens, du dialogue, de la continuité et de l’unité. Si la notion de formation est totalement liée, en contexte germanique, à celle de culture, et à l’opposition avec la nature, Gadamer lui offre désormais un champ plus vaste, en en faisant remonter la genèse à la mystique allemande, et en lui conférant la signification d’une dynamique d’élévation. Il en retient essentiellement le coté processuel. La formation humaine (rapport à soi et rapport à l’autre) ne saurait s’accomplir de manière mécanique. Elle n’a pas de buts extérieurs, quoiqu’elle ne se réalise que sous couvert d’une dimension cachée, disons, dans un certain milieu. Un milieu qui en est la condition, puisqu’il s’agit du langage. On dira donc assez justement que, pour Gadamer, il existe une dimension cachée de l’humanité, une dimension qui joue le rôle d’un véritable a priori (jusqu’alors ignoré). Cette dimension, le langage, correspond à une « structure fondamentale de la socialité humaine » (p. 93, PH). C’est cette dimension cachée qu’il nous faut retrouver maintenant. Retrouver, en somme, le seul véritable universel : le langage, « dans lequel nous grandissons, nous parlons et nous nous entendons les uns avec les autres, en agissant sur nous-mêmes et sur notre monde » (PH, p. 8). Ce langage, il n’est pas question de le rencontrer par l’intermédiaire de la linguistique ou de la philosophie du langage, représentée en Allemagne, quant à sa source, par W. von Humboldt (VM, p. 425, 463). L’herméneutique est la source de la découverte elle-même, celle du langage « en tant que gage d’un rapport inéluctable au tout de notre être-dans-le-monde » (ibidem). Le langage est un milieu contradictoire : il contient une « interprétation du monde », et imprime en nous « par sa provenance, par la tradition, par les préjugés aveugles de la société, par les conditions de la vie historique » des éléments qui fonctionnent comme des « préjugés ». Mais surtout, il appelle chacun au dialogue : « A ce titre, le langage comme tel ne contient pas de critère ou de point de départ permettant de se libérer des préjugés ou de transformer le monde pour réaliser ce qui doit être. Mais dans le langage advient le dialogue » (PH, p. 29), et ceci au sens où le dialogue contribue à dessiner entre les hommes un processus de compréhension-entente : « Toute véritable conversation implique donc que l’on réagisse à ce que dit l’autre, que l’on fasse vraiment droit à ses points de vue et que l’on se mette à sa place au sens où l’on veut comprendre non pas l’autre même comme individualité, mais ce qu’il dit » (VM, p. 407). Encore ne peut-on croire maîtriser la compréhension, au point de croire en avoir fini avec elle. D’une part parce que les maîtrises techniques du comprendre, qu’on nous propose (le savoir), assujettissent le sens plutôt que de le révéler, et d’autre part, parce que c’est aussi le sens de notre finitude (que de savoir qu’il n’est pas de fin). Il faut donc renoncer aux conceptions instrumentales de la compréhension et élaborer une philosophie qui les dépasse. Une philosophie qui offre une juste conscience historique des déterminations souterraines du sens, et qui en nous obligeant à reconnaître nos limites, nous permette de nous appréhender nous-mêmes et de nous ouvrir à ce dialogue avec les autres. La compréhension devient une pratique, une éthique qui n’a pas d’autre fondation à offrir que l’effort constant de découvrir que du sens passe. En quoi le langage est le médiateur de l’expérience herméneutique, d’une nouvelle expérience de la vie et du rapport aux autres, qui est en réalité une expérience originaire et fondatrice, malheureusement masquée par les modes d’expansion scientifiques de la culture. Le langage n’est pas une puissance dont nous nous rendons maîtres, mais un milieu qui nous forme et nous met en relation : « Le langage est le milieu dans lequel se réalisent l’entente entre les partenaires et l’accord sur la chose-même » (VM, p. 406). Dans un bel élan de synthèse des apports de la philosophie herméneutique (ou de ce qui est relu comme tel par Gadamer), l’auteur regroupe, en ce point du débat, les vertus du langage, cette condition du « dialogue herméneutique » : former un milieu commun, véhiculer la tradition, faire coexister le passé et le présent (notamment par l’écriture et l’acte de lire les textes anciens), permettre le dialogue et la fusion des horizons, engager les interlocuteurs dans un mouvement productif (questionner, répondre), les obliger à trouver une langue de référence, entrer dans des processus de compréhension (ou trouver comment se réalise l’opération de compréhension) et réaliser l’acte de compréhension en maîtrisant l’interprétation. Tels sont les éléments centraux du « processus herméneutique » (tels qu’on peut d’ailleurs les extraire des études littéraires), de cette prééminence fondatrice de la dimension langagière dans l’humain. .

Une utopie herméneutique ?

Non seulement la distance s’est creusée avec le positivisme, mais encore, le point de vue ouvert par Gadamer sur le langage est très éloigné des préoccupations habituelles (linguistiques). On le voit fort bien dès lors qu’il est question de relier langue et expérience : « La langue ne se réduit pas à une des facultés dont est équipé l’homme qui est au monde, c’est sur elle que repose, c’est en elle que se montre le fait que les hommes ont un monde » (VM, p. 467). Ceci acquis, une question demeure : En vue de quoi, cette perspective du fondement ? La réponse est contenue dans la démarche elle-même : En vue du « retour chez soi » (VM, p. 30), en vue d’une « expérience de degré supérieur » (VM, p. 12), concluant le double mouvement suivi jusqu’ici : la dénonciation du dogmatisme positiviste séparateur et le rétablissement du « dialogue herméneutique » (de l’homme avec lui-même et avec les autres), sous la puissance de restauration de l’unité humaine originaire (perdue), par-delà les divisions et séparations des hommes. Nous venons de voir, en effet, que le langage manifeste cette puissance unifiante, dès lors que sa réhabilitation herméneutique est réussie. Le langage est la « condition herméneutique » (PH, p. 37) de base à partir de laquelle reconstruire notre monde et notre existence. Encore faut-il que cette constitution langagière de l’humain ne se satisfasse pas de le délivrer des aliénations scientifico-techniques, en le soumettant à d’autres aliénations, celle que le langage lui-même peut produire ? Certes, le langage peut libérer l’homme à l’égard de son environnement (les mots ne sont pas les choses), et on se souvient du fait que la constitution langagière du monde humain ne signifie pas que la conduite de l’homme envers le monde soit enfermée dans ce nouvel environnement qu’est le langage lui-même. Par le langage, l’humain s’élève au-dessus de la pression du monde, il nomme les objets (cf. Bible) et s’assure d’un pouvoir souverain sur le monde (une « prise sur les choses », VM, p. 469). Mais, on pourrait aussi soupçonner que le langage enferme l’homme, à un autre titre. En l’enfermant dans les préjugés que lui offre l’énonciation. Nous parlons dans une langue que nous apprenons, en nous soumettant aux expériences acquises qu’elle manifeste. Cette question des « préjugés » est toutefois un rien délicate, car ce terme a un sens historique et un sens herméneutique. Laissant ici de côté des considérations philosophiques, pourtant décisives, portant sur les notions de « sens commun » et de « jugement », réduisons, sur ce point, la démarche de Gadamer à l’essentiel. Ce qui, dans le langage, lui importe, c’est qu’il dessine une trame solidaire entre les hommes, au point de s’imposer à tous et de dessiner entre eux un réseau de soucis de « l’utilité commune ». Si, dans un premier temps, pour chacun, pouvoir parler correspond à la capacité à s’élever au-dessus de ses propres limites, « ainsi la possibilité universelle du dialogue humain, de la parole l’un avec l’autre et l’un en face de l’autre, implique un rapport à la raison, milieu commun à tous les hommes dans lequel ils se comprennent et où se réalise, en quelque sorte, l’intuition » (du tout, PH, p. 9). Cette intuition, forme de la conscience, n’est pas un moment de la connaissance (comme il en va chez Descartes), mais le moment essentiel de l’expérience herméneutique. L’intuition est le signe de notre engagement, préalablement à toute expérience, dans un réseau de « préjugés », commun à un ensemble d’humains. Où l’on voit que « préjugé » a un sens positif, en philosophie herméneutique. Bien sûr, rappelle Gadamer, on peut entendre ce terme dans la perspective de la philosophie des Lumières (VM, p. 291, 298). Alors, évoquer les préjugés, c’est désigner des instances de discours qui ont la propriété de « masquer la vérité », de soumettre les propos à des systèmes d’autorité (biblique, ecclésial, royal). Mais Gadamer propose une autre définition, et une autre conception du préjugé, qui au passage n’oblige pas à renoncer à « l’autorité » (si on accepte du moins de distinguer « autorité » et « autoritaire », en évitant de faire l’impasse sur le contexte allemand (nazisme) dans lequel une telle distinction se mène, cf. VM, p. 301, note). Le préjugé constitue la « ligne d’orientation préalable et provisoire rendant possible toute notre expérience » (PH, p. 36). Le préjugé est pratiquement défini ici comme une structure transcendantale, une prévention qui « marque notre ouverture au monde » , une « condition qui nous permet d’avoir des expériences et grâce à laquelle ce que nous rencontrons nous dit quelque chose » (PH, p. 36). Car, en définitive, ce qui importe à Gadamer, c’est de réaliser une sorte d’utopie herméneutique. Elle consiste à faire fond sur le langage, dans sa vertu anti-solipsiste, considéré comme facteur d’unité : « La langue n’a son être véritable que dans le dialogue, c’est-à-dire dans la mise en œuvre de l’entente » (VM, p. 470). Qu’est-ce qu’une « entente » : « un processus vivant, dans lequel s’exprime une communauté de vie » (ibidem) ? Ce qui nous ramène au « comprendre » qui signifie aussi « faire preuve de compréhension envers quelque chose ». Ainsi donc, « la capacité de comprendre est-elle une détermination fondamentale de l’homme, sans laquelle il ne peut vivre avec autrui » (AC II, p. 193). Nous voilà au terme du parcours. La philosophie de Gadamer débouche donc sur une éthique du langage, et, pourquoi pas, de sa fonction maïeutique. D’une façon évidente, la philosophie herméneutique a tenté une réconciliation entre le Logos et l’Ethos. « Le langage est un centre où le moi et le monde fusionnent, bien plus : où ils se présentent dans leur mutuelle solidarité originelle » (VM, p. 500). Le langage nous engage dans une totalité de sens, mouvante, historique, mais surtout non-solipsiste. L’herméneutique de Gadamer s’achève ainsi en une herméneutique historique qui est à la fois un Logos (un organon des sciences de l’esprit) et un Ethos (une éthique de l’existence historique).

Un paradigme esthétique ?

La restitution précédente des grandes lignes de la philosophie herméneutique est assurément terminée. Rétablir un monde viable entre les humains, restituer l’état originel d’unité, tel est en réalité l’objectif de Gadamer, que toute son herméneutique présuppose tacitement. Une telle herméneutique repose, en outre, sur une médiation, celle du langage. Dira-t-on alors que la philosophie herméneutique constitue une des résultantes possibles de ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant linguistique » ? Gadamer est assez subtil pour éviter ce genre de piège. À juste titre, il rappelle que « la philosophie est toujours aussi une critique du langage » , et ceci depuis Socrate. Sur le plan du langage, ce qui l’intéresse tient moins à une métaphysique du « tout » langage, qu’à une analytique envisageable des rapports constitutifs du langage (de là sa réaction à l’égard des fonctions du « je » et du « tu » dans la philosophie de Martin Buber (PH, p. 34)). Ce parti pris a pour avantage de prendre le langage au sérieux, non comme structure utilitaire de communication, mais comme fond essentiel. Le langage détermine une grille d’appréhension du monde dans laquelle les personnes engagent des rapports complexes et infinis, ce qui devient ici « compréhension » ou « signification », pour peu qu’on entende par là des processus infinis. C’est en ce point qu’il faut être attentif à tout autre chose, et notamment à la manière dont Gadamer insiste constamment sur les phénomènes esthétiques, le plus souvent convoqués afin de revenir sur la question du langage et de l’art de comprendre. Autrement dit, la perspective langagière est massivement construite, par Gadamer, par analogie, à partir d’un paradigme esthétique (concrètement ancré dans l’analyse de la lecture des textes, bien sûr, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de l’herméneutique, au romantisme aussi, et dans l’étude, plus spécifique à Gadamer, des rapports divers entretenus par le « spectateur » avec l’œuvre d’art : cathédrales (dimension européenne, HE), tableau, etc). L’art [6] passe alors, dans cette philosophie, pour un modèle analogique de référence (car ce n’est pas non plus une esthétique ou une philosophie de l’art). Il permet de développer un concept de connaissance et un concept de vérité qui sont ceux de la connaissance herméneutique (et non plus ceux du positivisme). Car, non seulement l’art (l’œuvre) ne se laisse pas dominer par la science, sous-entendu, le savoir esthétique (positiviste), mais de surcroît, dans l’expérience esthétique nous avons, immédiatement (VM, p. 510), affaire à des vérités qui outrepassent le domaine de la connaissance. L’œuvre d’art développe une vérité à laquelle il importe de participer (et dont il n’importe pas qu’elle soit seulement reçue), de même que l’ordre de la compréhension renvoie à la participation à une unité originaire. Si l’on s’en tient à l’essentiel, ce paradigme, par conséquent, sert à ouvrir le chemin sur lequel devrait surgir une signification plus appropriée des sciences humaines. Pour comprendre cela, il convient, avec Gadamer, de revenir à Kant, et à sa critique de la faculté esthétique de juger. Cette critique montre ceci : que le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, tout en s’affichant universel. On voit comment Gadamer peut utiliser un tel résultat. La leçon qu’il en tire est celle-ci : Il existe un registre de « vérité » dans lequel la part de la méthode positive est nulle, et qui dessine pourtant une forme d’unité (a priori, quoique sans existence effective) : l’art. Kant aurait eu, à cet égard, une « intuition » herméneutique décisive. Mais inaboutie, parce qu’il n’a pas saisi comment réapprendre, à partir de l’art, ce qu’est la vérité : avant tout il faut détruire la conscience esthétique, celle qui ne considère les œuvres que comme des objets esthétiques, en faisant abstraction de leur portée morale et historique. Elle ampute les œuvres de leur message (cf. Malraux, ou encore les tableaux avec les cadres qui les isolent et favorisent l’art pour l’art). L’art est au contraire une expérience de vérité (en un sens non-épistémologique). D’où le fait que Gadamer aime et préfère, outre l’architecture toujours liée à un contexte urbain et à une destination, et l’art tragique, les œuvres allégoriques, celles qui pratiquent l’écriture cryptée, renvoyant à autre chose qu’elle-même. On ne doit pas manquer ce que l’art a de précieux, son expérience de la réalité dans sa totalité. L’art est expérience de l’être. Les grandes lignes de cette orientation font évidemment preuve d’une grande cohérence. Il convient cependant de les prolonger. Car, Gadamer tire encore autre chose de l’art ; en particulier, il en tire l’idée, relativement aux œuvres maintenant, que le rapport du spectateur à l’œuvre d’art peut servir de modèle à la théorie de la compréhension (à la théorie d’un rapport infini de signification entre les personnes et entre les personnes et les « choses » qu’elles créent). Et si ce rapport contribue fort bien à élaborer une éducation par l’art (et non une éducation à l’art qui nous ramènerait sur le plan du positivisme), alors, l’herméneutique dispose d’un support ou d’une justification. S’ensuit tout un travail de Gadamer portant sur la signification (herméneutique) de l’œuvre d’art. Refus d’un sens « objectif » de l’œuvre, pluralité infinie des significations (lecture immédiate, historique, etc), fonction du « jeu » des facultés dans l’approche de l’œuvre, autant de thèmes qu’il développe avec précision, orientant son commentaire sur la latitude d’interprétation qu’offre toute œuvre d’art. Au terme de la démarche, un concept classique reprend du service, le concept de « jeu », dont le ressort est nettement polémique : puisqu’il s’agit de dire en lui l’opposition entre clôture (d’une vérité unique assignable scientifiquement) et ouverture infinie (d’une vérité herméneutique). Chez Gadamer, le jeu, sous ce mode, est à la fois à la genèse de l’œuvre et au principe de sa lecture. Bref, le jeu sert de fil conducteur à la redécouverte de la vérité esthétique. Car, dans le jeu, nous sommes joués (donc pas de sujet-conscience), comme dans la compréhension le sens est circulant. On est dépassé par lui, mais on y reste en même temps. Mais cela constituerait une restriction injustifiée de croire que le projet de Gadamer reste pris dans une esthétique. Le concept de « jeu » mis en relief, Gadamer a obtenu ce qu’il cherchait. Un soutien pour une définition herméneutique de la vérité et de l’attitude de compréhension dans les sciences humaines. L’application du concept de jeu au comprendre nous ramène à l’objectif premier : redonner, à l’encontre de l’attitude positiviste, une « importance humaine particulière » aux sciences humaines. Ces sciences n’ont d’intérêt herméneutique que si elles cessent de se soumettre à la « méthode » pour mieux entrer dans le champ de la vérité. Entendons par là : nous amener sur un chemin sur lequel, s’agissant de l’expérience humaine, nous ne nous confrontons à nos œuvres que pour revenir sans cesse sur nous-mêmes (AC). L’expérience herméneutique du monde est une expérience de rappel incessant de ce qui se joue dans le jeu par lequel nous enrichissons en permanence le sens de nos actions.

Conclusion.

S’il est vrai que l’importance d’une œuvre se mesure à sa capacité à nous instruire de quelque chose (par exemple sur notre présent), et à celle de déplacer tout un champ de problèmes admis, pour nous faire découvrir une véritable terra incognita, l’œuvre de Gadamer est importante sur le premier plan et moins sur le second. Nous nous trouvons devant une œuvre somme toute classique (critique du positivisme limité et rétablissement d’une perspective infinie) dont le pouvoir de clarification tient à toute la tradition phénoménologique (posthusserlienne), dans la mesure où elle assume sa relation à Kant. Cela dit, l’auteur projette certes une lumière particulière sur le champ des sciences humaines, mais il reçoit la compréhension comme une forme de régulation du lien social qui fait largement fi des problèmes sociaux et politiques. Tout part, chez lui, d’une idée directrice héritée : l’homme vaut-il autre chose que le savoir qu’on s’en fait ? Et tout s’arrête devant la scène réelle de l’histoire qu’il n’arrive pas à exhumer dans des termes neufs (et d’autant moins que l’histoire est, chez lui, « passé » plutôt que « à faire »). Évidemment, il ne peut éviter de tomber dans le « cercle herméneutique » si souvent dénoncé (curieusement, par Heidegger, dont Gadamer se réclame sur certains points [7], mais aussi bien d’autres). Ce « cercle herméneutique », ou le va-et-vient de la compréhension, repose sur le mystère de notre appartenance au langage. Dans la mesure où l’herméneutique revient à comprendre ce qui nous prend (PH, p. 106) et à saisir ce qui depuis toujours nous saisit, il n’y a pas de compréhension sans anticipation-interprétation, pas d’interprétation sans compréhension. Ce n’est pas tant qu’on présuppose ce qui doit être démontré, car on serait dans un cadre épistémologique, mais…. la compréhension repose sur le présupposé du sens et en même temps procède de l’anticipation de celui-ci. (VM, p. 312). Il faut une précompréhension pour que la compréhension ait lieu. Mais surtout, il y a aussi, au cœur de cette philosophie, l’idée d’un fond auquel nous ne pouvons rien : « les lois fondamentales de notre être, soustraites à notre arbitraire, et qu’il ne nous appartient plus de faire mais d’honorer » (PH, p. 30). Dans les dernières années de sa vie, Gadamer avait continué de prendre position sur les développements du monde, donnant notamment des conférences ou recevant des interlocuteurs pour des entretiens dans sa maison de Heidelberg. Un volume d’entretiens, avec son élève et traducteur, le professeur de philosophie italien Riccardo Dottori, est encore paru à l’occasion de son 102e anniversaire en février. Dans cet ouvrage, intitulé La leçon du siècle, Gadamer a « retracé dans son ensemble son développement philosophique au cours du 20e siècle ».

Note sur les citations de l’article.

Afin d’alléger le système de notes, nous préciserons les sources des citations dans le texte même, par un jeu d’abréviation (à partir des titres les plus importants de l’œuvre de Gadamer, publiés en langue française) qui est le suivant : Vérité et Méthode (VM), 1960, Paris, Le Seuil, 1996, La Philosophie Herméneutique (PH), Paris, Beauchesne, 1996, L’Art de comprendre (AC), Paris, Aubier, 1991, L’Héritage de l’Europe (HE), Paris, Rivages, 1996. Enfin, orientons le lecteur vers deux commentateurs : Jean Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris, Cerf, 1999, et Jacques Bouveresse, Herméneutique et linguistique, Paris, L’Éclat, 1991.

Abstract

D’une certaine manière, Hans-Georg Gadamer (1900, Marbourg-2002, Heidelberg) est le premier philosophe à avoir utilisé le terme « herméneutique » – évoquant les notions d’interprétation (herméneuien en Grec) et de signification d’un point de vue non-dogmatique (sans autoritarisme, ni référence institutionnelle) – sous la forme d’un adjectif, pour l’accoler à « philosophie » afin de ...

Bibliography

Notes

[1] Signalons que herméneuien est un dérivé du nom du dieu Hermès, l’interprète du message divin auprès des hommes (rappel in AC, II, p. 143), ce qui donne à herméneutique l’aspect d’un acte, celui de transmettre ce qui a été dit par d’autres grâce à un effort personnel de transfert. Au passage, indiquons aussi qu’afin d’alléger le système de notes, nous préciserons les sources des citations dans le texte même, par un jeu d’abréviation (à partir des titres les plus importants de l’œuvre de Gadamer, publiés en langue française) qui est le suivant : Vérité et Méthode (VM), 1960, Paris : Le Seuil, 1996, La Philosophie Herméneutique (PH), Paris : Beauchesne, 1996, L’Art de comprendre (AC), Paris : Aubier, 1991, L’Héritage de l’Europe (HE), Paris : Rivages, 1996. Enfin, orientons le lecteur vers deux commentateurs : Jean Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris : Cerf, 1999, et Jacques Bouveresse, Herméneutique et linguistique, Paris : L’Éclat, 1991.

[2] La genèse gadamerienne du terme herméneutique varie en fonction des ouvrages, tout en demeurant classique : « me rattachant ainsi à une façon de parler employée par Heidegger dans ses débuts et prolongeant par là une perspective qui remonte primitivement à la théologie protestante et (qui) a été transmise à notre époque par Dilthey » (PH, p. 30), corrigé ensuite en une référence aux pratiques chrétiennes des textes, notamment chez le philosophe romantique allemand Schleiermacher qui « entend que son herméneutique, en tant que canonique générale du comprendre, serve aux tâches particulières de l’exégèse biblique » (PH, p. 33), puis reconstruit en fonction d’un « art d’éviter la mécompréhension dans la signification à donner aux textes anciens, éloignés de nous dans le temps, relevant d’autres habitudes linguistiques » , quand il ne renvoie pas le tout à Homère (PH, p. 88).

[3] Si le lecteur désire un conseil de lecture, en voici un : si, pour lui, la philosophie est une pratique un peu lointaine, nous conseillons d’aborder Gadamer par L’Héritage de l’Europe ; s’il est prêt à un effort plus important, il peut commencer par Philosophie et herméneutique, puis se lancer dans Vérité et Méthode ; enfin, s’il est rompu à la philosophie, qu’il se lance directement dans L’Art de comprendre, puis dans Vérité et Méthode, etc….

[4] Le terme allemand correspondant est Verstehen (substantif ou verbe) : il a une double dimension, puisqu’il indique une appropriation du sens (je comprends ce texte, je sais comment utiliser ceci) et une manière de s’entendre à faire quelque chose (je me connais moi-même dans ce que je fais). Ce terme a d’abord un sens juridique (défendre une cause devant un tribunal, ce qui oblige à en répondre et à maîtriser la manière de se tirer d’affaire). Puis il a un sens spirituel, exprimant les possibilités ouvertes à la signification dans le dialogue.

[5] Rappelons qu’en philosophie cette notion désigne synthétiquement le domaine de l’économie et la sphère des besoins, en tant que ces besoins sont soumis à l’ordre de la vie (conservation), et leur satisfaction à une rationalité extérieure (l’ordre des choses qui ne sont pas excellentes pour elles-mêmes, mais pour autre chose). L’utile indique des biens de rang ontologique inférieur. Pour Gadamer, ce partage renforce sa thèse : « l’utile » envahissant enferme toutes choses, y compris le savoir, dans des expériences régies par des lois mécaniques.

[6] Il existe, cependant, une autre raison à ce « détour » esthétique. Il tient aux vertus traditionnellement accordées au « beau ». On sait, en effet, que depuis les Grecs, « Beau » est associé à « Bien ». Le « Beau » relève à la fois d’une grandeur majestueuse qui est celle de l’Un (du monde) et de la sphère de la bienséance ou des mœurs (unité de la cité). En un mot, il puise une partie de sa signification dans l’opposition à l’utile (le multiple incontrôlable et intéressé) et à la dispersion. Lorsque Kant s’en mêle, il brise certes le rapport du « Beau » et du monde, pour corréler le « Beau » et l’art, mais il entretient le même rapport avec l’utile puisque l’art est la source d’un plaisir désintéressé.

[7] À bon escient ? « Nous sommes tous disciples de Heidegger qui a mis en évidence le primat de la futurition quant à la possibilité de se souvenir et de conserver… » (PH, p. 35), est-ce sûr ?

Authors

Christian Ruby

Docteur en philosophie, Enseignant, Chargé de cours sur le serveur audiosup.net de l’Université de Nanterre (Paris 10), Chargé de cours à l’antenne parisienne de l’Université de Chicago, Membre de l’Association pour le Développement de l’Histoire culturelle, membre du Comité de Rédaction des revues Raison Présente, EspacesTemps et Les Cahiers de l’Éducation permanente (acss, Belgique). Derniers ouvrages : L’État esthétique, Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles, Labor, 2000 ; L’Art public, Un art de vivre en ville, Bruxelles, La Lettre volée, 2001 ; Les Résistances à l’art contemporain, Bruxelles, Labor, 2002.

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