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Serendipity.

Pour une ethnographie pragmatique du politique.

Berger, Mathieu, Daniel Cefaï et Carole Gayet-Viaud (dirs.). 2011. Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble. Bruxelles : Peter Lang, coll. « Action publique ».

Ethnographie et description.

L’ouvrage collectif Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble dirigé par Mathieu Berger, Daniel Cefaï et Carole Gayet-Viaud offre au lecteur un panorama étendu et divers des formes possibles de faire de l’ethnographie du politique. Il s’agit d’un plaidoyer en faveur de ce que les auteurs nomment le « pluralisme ethnographique » (p. 550), c’est-à-dire que l’enquête ethnographique n’est pas une ou n’opère pas selon une forme unique, mais qu’elle procède à partir d’études de cas, de descriptions et d’expériences diverses du politique. Cependant, au sein de ce pluralisme, les auteurs n’ont pas recours (et nous les en remercions) à l’exotisme ou à l’altérité, qui ont pendant longtemps gouverné l’enquête de terrain, pour aborder les deux aspects centraux de l’ouvrage, à savoir l’ethnographie et le politique.

Beaucoup plus proche (en termes de distance géographique) que d’autres ouvrages regroupant des réflexions sur la méthode ethnographique [1], cette œuvre collective propose — à travers seize longs articles — des descriptions ethnographiques quotidiennes (pour un lecteur occidental) comme le métro parisien ou les débats à la télévision. Cet ensemble d’ethnographies au pluriel [2] initie le lecteur aux petits gestes quotidiens, aux singularités des activités quotidiennes, telles que les altercations, heurts et disputes dans le métro parisien (p. 28). Dans son article sur la civilité urbaine, les liens et les échanges civils, Carole Gayet-Viaud analyse les écarts entre les règles et les petits conflits récurrents dans les situations de la vie quotidienne. L’auteure pose une question originale sur les effets qu’ont nos gestes, nos regards, nos impulsions, nos jugements et nos mots sur l’action des autres, au croisement d’une réflexion à la fois philosophique et sociologique. Gayet-Viaud s’interroge sur ce qui est acceptable ou non dans les jeux d’interaction — question qui par ailleurs traverse tout l’ouvrage — et nous explique pourquoi certaines situations nous dérangent. Contrairement aux processus de standardisation qui régissent la production scientifique actuelle [3], les auteurs prennent le temps de contourner l’objet, de s’attarder sur les coprésences et de « jouer sur la focale » (p. 106), pour reprendre la formulation de Mathieu Berger. En effet, ils sont attentifs non seulement aux discours et aux représentations, mais également à la communication des corps, des regards, de ce qui est dit et fait. Ce travail collectif présente des descriptions ethnographiques solides qui vont au fondement de la pratique de terrain. Au-delà de la variété des lieux explorés, il ne s’agit, dans aucun des articles, de prédéfinir les limites du politique, mais au contraire de le « saisir à partir de son enracinement dans l’expérience ordinaire, dans le flux de tous les jours des personnes et des collectifs » (p. 9). Fondés sur une expérience directe et micro, les textes rassemblés dans cet ouvrage analysent l’articulation entre la vie politique et le caractère civil de nos activités. Les bases « politiques de l’expérience », les conditions de possibilité et les « moments de politisation » sont les trois aspects que les auteurs ont retenus pour saisir les chemins du civil au politique. Pour ceux qui pourraient juger excessif le nombre de pages (600), la longueur de l’ouvrage révèle la diversité des configurations du fait politique, ce qui permet de saisir chaque article comme une unité à part entière. Il est impossible d’aborder ici les articles en détail, mais nous allons signaler les partis pris, les engagements et les propositions centrales [4].

Le choix d’une perspective pragmatique.

Vers la fin de l’ouvrage, Daniel Cefaï souligne des héritages divers qu’inspirent les descriptions des textes. Cependant, une position théorique pragmatiste et ethnographique prédomine dans l’écriture et le travail d’enquête, où l’on constate une constante « mise à l’épreuve » — pour reprendre une notion de la sociologie de Luc Boltanski — des expériences observées (Blondeau et Sevin 2004). La perspective pragmatiste dominante au sein de l’ouvrage met en exergue une ethnographie qui se veut « radicale », (p. 22) interroge ce qui va de soi pour les autres ou ce que les autres ne voient pas : « elle ouvre la boîte noire des concepts » (p. 22). D’après les auteurs, l’ethnographie n’est pas seulement une méthode (Van Zanten 2013), elle est aussi un parti pris du chercheur qui veut éviter de définir a priori des situations, des catégories, des façons de penser et d’agir.

L’ethnographe prend de la distance, observe et prend des notes sur ce qui se passe, sur comment des actions se développent, se construisent, sur ceux qui y participent… Grâce au parti pris pragmatique, ni la politique, ni la participation, ni la démocratie ne vont être définies a priori (pour cela, nous pourrons toujours nous reporter aux dictionnaires). En revanche, on distingue la manière dont les catégories se construisent à travers les interactions.

À ce sujet, la description de Felipe Berocan (p. 257-287) est particulièrement intéressante lorsqu’il aborde le rôle de l’anthropologue au Brésil. L’auteur nous donne un précieux récit qui détaille les luttes des Tupiniquim-Guarani dans leur territoire et comment ils livrent une bataille contre des projets de développement. Cependant, on pourrait discuter l’idée selon laquelle l’anthropologue a « le privilège de dialoguer directement avec chacune des parties engagées […] sans être identifié à aucune d’entre elles » (p. 272), puisque le risque d’être perçu comme le représentant de certaines institutions, idéologies ou autres est parfois présent. L’« identification » de l’anthropologue, ou la manière dont celui-ci est perçu par les enquêtés, dépend évidemment des capacités de l’ethnographe, des conditions particulières du terrain choisi ou encore de l’ampleur des conflits entre les parties engagées, par exemple. Parfois, l’ethnographe a à peine mis les pieds sur le terrain qu’il est immédiatement associé à tel ou tel groupe. Cela peut dépendre de son habillement, de son visage, de sa façon de parler, etc. D’autres fois, les terrains peuvent être « fermés » (impossibilité d’y accéder), sans même que nous ayons commis des impairs. Cela est très commun dans les zones à forte population indigène, lorsqu’elles ont été très étudiées, et que les habitants sont réticents à l’arrivée de nouveaux chercheurs ou, par exemple, lors d’observations dans une salle d’opération, où l’on aura un accès très difficile. Que faut-il faire par conséquent ? Les auteurs sont conscients des limites de l’ethnographie, du caractère provisoire de l’enquête (p. 16) et du fait qu’en dépit de ce que l’ethnographe entend et observe, il n’a accès qu’à une partie de la réalité sociale.

La position théorique pragmatique et ethnographique se révèle dans l’écriture et le travail d’enquête de cet ouvrage ; tel que le dit Cefaï, « les enquêtés [dans l’ouvrage] rendent eux-mêmes compte de leurs contextes d’expérience et d’activité » (p. 560). Ce choix théorique est innovant dans les sciences sociales, car il autorise une façon de faire de l’ethnographie qui rompt avec certaines idées dominantes en France [5]. D’après Beaud et Weber (2010), il n’y aurait pas de terrain ni d’enquête ethnographique sans interconnaissance, « une règle d’or qui ne souffre aucune exception » (Trémoulinas 2007, p. 8). Or, comme le montrent la plupart des articles de Du civil au politique, ainsi que le travail de Trémoulinas, il est tout à fait possible de faire une ethnographie à partir d’interactions anonymes. Réaliser des ethnographies avec une perspective pragmatique s’explique par le fait que le pragmatisme consiste en un engagement dans des procès réels (Karsenti et Quéré 2004), où l’enquête est le point de départ pour comprendre l’agir des citoyens (Dewey 1993). Si l’on suppose que la sociologie pragmatique française est « centrée sur l’élucidation des différents régimes d’action » (Baszanger et Dodier 1997, p. 38), le choix de mener des enquêtes ethnographiques obéit à un intérêt de « mettre en évidence la dynamique de formes d’action hétérogènes » (ibid.).

Grâce à ces partis pris, l’ouvrage dévoile comment les situations que l’on observe sont « en connexion avec un tout contextuel » (p. 15). Dans ce cas, l’exemple du Brésil est particulièrement parlant. Le rôle de l’anthropologue est influencé par un contexte local où les anthropologues sont engagés comme consultants par la FUNAI (Fundação Nacional do Índio). Ainsi, bien que l’auteur essaie de prendre de la distance avec certaines institutions, sa présence est influencée par un « tout contextuel », où il n’est pas épargné par le fait que les anthropologues, généralement, représentent des institutions nationales dans les zones indigènes au Brésil.

Le rôle de l’anthropologue n’est pas d’imposer son propre point de vue, et de résoudre les problèmes des groupes indigènes, mais plutôt de documenter la façon dont les groupes résolvent et veulent résoudre leurs problèmes. (p. 272)

Tout comme Berger, Cefaï et Gayet-Viaud l’évoquent en introduction, le moment observé est la continuation d’une histoire déjà commencée avant que l’on ait pu l’observer ou y participer. Le problème — et l’intérêt de l’étudier — est de savoir comment commencer à partir de cet instant en quelque sorte « découpé » par nos yeux ou notre présence (p. 16).

Le débat théorique et historique occupe une place mineure par rapport à la taille du livre, tant dans les articles qu’en introduction. Toutefois, dans les remarques conclusives, Daniel Cefaï prend le temps de revenir sur les inspirations théoriques des auteurs. L’anthropologie politique du 19e siècle y est très peu abordée, alors que sa contribution à la pratique ethnographique actuelle est indéniable [6].

À ce sujet, une question intéressante est posée en introduction (p. 17) : les auteurs s’interrogent sur la partition entre « sociétés traditionnelles » et « sociétés modernes » à propos des méthodes pour aborder le politique. Pour discuter l’idée classique qui distingue le politique dans les sociétés traditionnelles ou modernes, on trouve, au fil de la lecture de ce recueil, des exemples formidables de la façon dont, dans les « sociétés modernes », le politique est (aussi) rattaché à des traditions, des valeurs et des mœurs.

Une question récurrente dans la littérature sociologique sur les actions civiles et politiques est celle des effets de l’action collective. Or, cette pensée dichotomique (effet positif/négatif) cache d’autres dimensions tout aussi importantes, telles que les positions socio-raciales (voir l’article de Sébastien Chauvin, p. 521) ou les fractures internes de groupes militants (p. 533). Chauvin choisit un « récit analytique » pour illustrer les différentes échelles impliquées dans les tensions au sein des relations interethniques du travail journalier à Chicago. En prenant l’exemple du pèlerinage, il montre les divisions internes dans ce type de processus, qui sont finalement contestées par les participants et où les attentes se transforment en défaites. De l’unité, on passe au conflit pour faire apparaître les échecs et les difficultés auxquelles sont confrontés les participants. Ces changements et déplacements qui, au premier regard, ne sont pas visibles aux yeux des chercheurs peuvent révéler des aspects importants du « vivre-ensemble ».

L’ethnographe, lui aussi, est pris dans des enjeux politiques. Cependant, ce recueil ne s’attarde pas en détail sur cet aspect de l’enquête de terrain, à savoir sur une réflexion autour de la place de l’ethnographe dans des situations d’engagement politique différentes. Des questions telles que « Comment avoir accès au terrain ? », « Comment trouver une place ? », « Comment enquêter dans des terrains sensibles ? », « Que faire face à des objets “sur-ethnographiés” ? » [7], « Comment poursuivre l’enquête face à des terrains fermés ? », « Comment gagner la confiance des enquêtés ? », et bien d’autres questions sont encore à creuser. Celles-ci seraient d’un grand apport, surtout en ce qui concerne le domaine du politique, où l’ethnographe est confronté au problème de son propre engagement face à la mobilisation. Comment prendre (ou ne pas) prendre parti lorsqu’on étudie un collectif ? Existe-t-il la « juste » (ou la bonne) distance ? Une réflexion sur la neutralité (impossible) de l’enquêteur aurait sans doute permis de penser les conditions de possibilité de l’observation des activités en train de se faire. Car, lorsque l’on s’intéresse à des collectifs, à leurs engagements et aux cultures en interaction, il est fréquent que les enquêtés exigent l’engagement des chercheurs pour leur donner accès aux dynamiques internes du groupe.

Rétablir l’expérience.

L’avantage principal de la longueur des articles (30 pages en moyenne) est que les auteurs ont pu s’étendre sur les détails qui ne sont pas d’habitude livrés au lecteur dans les articles d’ouvrages collectifs ou de revues. Cependant, il est important de souligner que les travaux ne se limitent pas à une description ethnographique. Bien que la dimension microsociologique soit privilégiée, certains auteurs, comme Chauvin, abordent aussi les changements macroéconomiques et macropolitiques qui ont permis l’émergence de contestations locales, telles que celles des travailleurs immigrés aux États-Unis (p. 510). D’autres, comme Iddo Tavory (p. 55), analysent le performatif et l’institutionnel d’un point de vue ethnographique. Tavory montre en détail les performances des acteurs, donnant au lecteur accès, par exemple, au travail d’identification, de distinction et de catégorisation entre juifs et non-juifs. Dans d’autres cas encore, on peut noter les significations et les valeurs des performances au-delà des actions elles-mêmes, comme quand nous comprenons que chanter peut aussi être une façon de combattre (Gonzalez, p. 167-204). Cet article illustre clairement le fait que les catégories sont jugées pertinentes ou non en fonction de l’auditoire devant lequel elles sont prononcées et où se met en place un « dispositif de catégorisations » (p. 182) déterminé par des enjeux géographiques. Il nous apprend à étudier la forme interactionnelle d’une séquence (dans ce cas, il s’agit d’une leçon communiquée par une « prophétesse ») en tant qu’unité complète (p. 190). En saisissant les différentes catégories mobilisées dans la narration, l’auteur montre qu’au-delà des aspects religieux, l’auditoire est invité « à prendre parti dans un conflit qui oppose certaines catégories — les “juifs”, les “chrétiens”, les “USA”, la “Suisse romande” — à d’autres — “l’islam” » (p. 191). Suivant également une analyse interactionnelle, Berger explique qu’un problème majeur auquel sont confrontés les participants citoyens au sein des dispositifs de démocratie participative à Bruxelles est l’accès « à un régime de représentation » (p. 103). Face aux contraintes que les institutions imposent aux citoyens pour pouvoir participer et « entrer en délibération » (p. 103), prendre la parole de manière fructueuse n’est plus aussi simple pour eux. Les articles restituent des activités quotidiennes, des cérémonies, des rencontres, des débats, des mobilisations, des pèlerinages… Mais les auteurs n’oublient pas de mettre en relation ces faits avec une « intelligibilité du “contexte” » (p. 510) et une « reconstruction conceptuelle d’un moment précis et unique de l’histoire récente […] » (p. 509), comme le souligne Chauvin. Tommaso Vitale et Laura Boschetti, qui abordent le cas des Roms à Milan (p. 401), montrent que si les Roms réussissent à dépasser provisoirement le problème du manque de ressources pour se mobiliser, ils ne parviennent pas à obtenir une visibilité importante, ni des alliances qui peuvent les aider à travers le temps. Alain Mahé (p. 469-501), quant à lui, réussit très bien à mettre en dialogue la vie associative, les dispositifs locaux pour encadrer l’action collective et le phénomène migratoire dans un village kabyle afin de comprendre les différents statuts de la citoyenneté villageoise.

La longueur de l’ouvrage et des articles se justifie par les détails avec lesquels sont décrites les interactions. Dès lors, on a accès à une chose rare : la description des interactions, notamment dans le cas de disciplines telles que l’économie. Par contraste avec les méthodes utilisées généralement par les économistes, le beau travail entrepris en commun par Alain Cottereau et Mohatar Marzok nous montre comment saisir les phénomènes économiques « à la racine » (p. 432). C’est également grâce aux détails que le lecteur sera transporté dans un débat politique télévisé (Bovet et Terzi, p. 231-255), à l’inauguration d’une mosquée à Lixian, en Chine (Halle, p. 133-166), ou au cœur des interactions entre institution et SDF (Gardella et Le Mener, p. 80). L’observateur passif a difficilement accès à ces processus ; seul un ethnographe engagé (Cefaï 2010) peut saisir ces détails depuis l’intérieur, surtout lorsqu’il s’agit de contextes d’enquête qui sont (plus ou moins) nouveaux pour les sciences sociales, comme les forums, les chats et les listes de discussion sur Internet (Velkovska, p. 324).

Jean Bazin expliquait, dans une conférence en 1994, que les anthropologues (mais cela s’applique aussi très bien aux ethnographes) n’observent « pas des comportements humains dont il faudrait en plus chercher le sens », mais sont « témoins d’actions ». Dès lors, « ou bien je sais ce que les gens font, ou bien je ne le sais pas et dans ce cas je dois l’apprendre » (Bazin 1998, p. 6). Ce savoir est fondé sur notre capacité à « pouvoir en donner à un tiers une description correcte, quoique pas nécessairement complète » (ibid.). Cette « description correcte » est celle qui permet de « rétablir l’expérience dans ses droits » (ibid.). En ce sens, l’article de Janine Barbot et Nicolas Dodier sur l’affaire de l’hormone de croissance contaminée (p. 290) réussit à décrire un « moment compassionnel » et rétablit alors l’expérience des victimes. Cette restitution permet d’apprendre, au sens de Bazin, que la douleur, les sentiments et les affects sont présents au sein des audiences des procès pénaux et des plaidoiries orales, même si on ne peut pas les observer directement. Cette ethnographie du procès de l’hormone rend compte finalement d’un enjeu transversal aux avocats (et qui pourrait être étendu à bien d’autres professions) : trouver la bonne distance, le juste milieu, la place correcte entre «  droit et compassion ».

Enfin, l’article d’Eliasoph et Lichterman (p. 355-399), qui pourrait faire l’objet d’une recension propre, s’attache à analyser les situations d’interactions d’un point de vue théorique (essentiellement pour discuter les travaux de Robert Bellah) à la lumière de la cultural sociology aux États-Unis. Mais le concept de culture est également mis à l’épreuve grâce à l’analyse des activités de « faire sens », des manières de faire, de voir et de parler des membres des organisations civiques aux États-Unis. Les façons dont les membres agissent, sentent ou s’expriment ne peuvent pas être appréhendées en tant que conséquences d’une situation elle-même, mais à partir du monde commun que les membres configurent. Ce dernier est analysé à travers trois axes : les liens de groupe (les relations et obligations des uns avec les autres), les frontières du groupe (les limites réelles ou imaginaires autour d’un nous) et les standards discursifs (les discours, les types de thèmes, qui est autorisé à intervenir et qui ne l’est pas, les manières de s’exprimer qui sont acceptables, etc.). Cet article, qui met parfaitement en dialogue un débat théorique avec une enquête ethnographique, aurait pu ouvrir la réflexion de Du civil au politique. La question sur les usages quotidiens du code démocratique ou sur la façon dont un groupe rejette les institutions de la « grande société » aurait été un excellent point de départ pour cet ouvrage collectif. Celui-ci aurait pu inciter les auteurs à réfléchir sur ces questions et à tenter de déplacer les catégories analytiques élaborées par Eliasoph et Lichterman à d’autres contextes, en dehors des États-Unis, ce qui pourrait — pourquoi pas — faire l’objet d’un deuxième tome de Du civil au politique.

Que ce soit grâce au « récit analytique » (p. 509), à l’« enquête intensive » (p. 432) ou à l’« ethnographie radicale » (p. 432), ces articles nous révèlent l’impossibilité d’une ethnographie standardisée et invitent à laisser de côté l’intention d’objectivité lorsque l’on conduit des enquêtes en sciences sociales. Comme l’explique Favret-Saada,

de tous les pièges qui menacent notre travail, il en est deux dont nous avions appris à nous méfier comme de la peste : accepter de participer au discours indigène, succomber aux tentations de la subjectivité. Non seulement il m’a été impossible de les éviter, mais c’est par leur moyen que j’ai élaboré l’essentiel de mon ethnographie. (Favret-Saada 2011, p. 48)

Car, si on suit les propos défendus dans l’ouvrage, les données, en sciences sociales, « ne relèvent pas plus de l’objectivité que de la subjectivité, elles ont une modalité d’être d’ordre relationnel, qui englobe l’auto-interprétation des situations dans sa réalité factuelle » (p. 435). Cette idée devrait être centrale dans toute ethnographie.

Abstract

This article analyzes the different ways of conducting ethnographic investigations that are proposed in the book Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble by Mathieu Berger, Daniel Cefaï and Carole Gayet-Viaud. Firstly, it examines the authors’ choices : the ethnographic method as well as the relationship between political and civil activities can be found in each article. Secondly, it discusses the commitments and central propositions of the book. It shows how the authors reconcile a pragmatic perspective with an ethnographic one. Finally, it explores why the possibility of a standardized and objective ethnography has now become inconceivable.

Bibliography

Notes

[1] Impossible de ne pas penser au classique Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss qui, par son enregistrement détaillé et systématique, et en raison des possibilités infinies qu’il ouvre sur le terrain (voir Lévi-Strauss 2012), est proche, bien que sur un registre différent, du Civil au politique. Cet ouvrage collectif peut être considéré comme un manuel d’ethnographie qui, à la différence d’autres recueils (Beaud et Weber 2010), ne dit pas à l’apprenti ce qu’il doit faire pas à pas (observer, négocier le terrain, conduire un entretien, etc.), mais offre un apprentissage indirect. Il familiarise le lecteur aux difficultés propres à certains terrains et l’aide à développer un œil ethnographique grâce à une multiplicité de cas concrets. Un autre exemple d’ouvrage où le lecteur est immergé dans des enquêtes diverses est celui dirigé par Alban Bensa et Didier Fassin (2008).

[2] À noter par ailleurs qu’il n’est pas commun de trouver la notion d’ethnographie écrite au pluriel dans les textes qui regroupent différents travaux de terrain.

[3] Voir à ce sujet l’entretien remarquable de Tim Ingold (5 novembre 2013).

[4] Pour un résumé et une mise en contexte des articles, on pourra se reporter à la conclusion, écrite par Daniel Cefaï (p. 545-598).

[5] Comme celle qui prévaut dans certaines universités, où les formations portent encore le nom « ethnologie » plutôt qu’« anthropologie », privilégiant les terrains « exotiques » et où l’on distingue les terrains selon des « aires culturelles », plutôt que problèmes et d’interrogations qui traversent plusieurs territoires et dépassent les frontières. Le cas des États-Unis est différent, car la sociologie de Chicago a su instaurer une tradition d’enquêtes menées auprès de la population américaine et surtout urbaine. Voir à ce sujet le notable travail de Jean Bazin et surtout sa critique du raisonnement ethnologique, présentée par Alban Bensa (Bazin et al 2008). Ironique, Bazin disait : « il est ethnographique de dire “les Français mangent des grenouilles” ; il est ethnologique de dire “ces gens mangent des grenouilles parce qu’ils sont Français” » (Bazin et al 2008, p. 10).

[6] D’après Jary et Jary (2006), l’importance de l’ethnographie comme méthode en anthropologie fut initialement associée à l’école fonctionnaliste. En ce sens, il aurait été intéressant d’aborder la relation (peut-être existe-t-il un pont) entre l’ethnographie pratiquée par les anthropologues fondateurs de la discipline (par exemple, l’importance de Malinowski et l’école fonctionnaliste pour la discipline) et le « retour à l’ethnographie » (Beaud et Weber 2010, p. 307) grâce à la sociologie interactionniste aux États-Unis. Cependant, il est évident qu’il est difficile voire impossible d’aborder ces influences en quelques pages.

[7] Je parle ici des terrains où des générations d’ethnographes se sont rendus, au point que les habitants perçoivent avec méfiance l’arrivée de nouveaux chercheurs et n’autorisent plus leurs entrées ou le font de façon très restrictive. C’est le cas dans le territoire mapuche au Sud du Chili où, compte tenu du conflit entre l’État chilien et les populations indigènes, ces dernières sont très exigeantes vis-à-vis des personnes à qui elles autorisent l’entrée dans leurs espaces de lutte.

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