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Serendipity.

Modes d’habiter périurbains et intégration sociale et urbaine.

Hayal Oezkan Opfikerpark, Flickr, August 2010

Depuis une dizaine d’années, les travaux sur les modes d’habiter dans les espaces périurbains se sont multipliés (Pinson et Thomann, 2001, par exemple). Globalement, deux types de travaux peuvent être distingués. Les travaux sur des bases de données volumineuses, issues en particulier des recensements (Berger, 2004), des enquêtes transports (Motte-Baumvol, 2006) ou ménages-déplacements (Tabaka, 2009), permettent de caractériser la nature du tissu résidentiel et ses modes de production, de spécifier la nature des populations périurbaines, de décrire leur mobilité, qu’elle soit résidentielle ou quotidienne, ou encore d’insister sur le rôle de l’automobile et les difficultés rencontrées par les ménages lorsqu’ils sont privés de ce moyen de locomotion individuel. Par ailleurs, les travaux basés sur des méthodes beaucoup plus qualitatives, essentiellement des entretiens, ont permis d’abord de préciser la figure du captif (Rougé, 2005), puis de décortiquer les modes d’habiter périurbains (Cailly, 2008) afin de sortir progressivement de l’idée d’un archétype unique de l’« individu périurbain ». Aujourd’hui, ces approches qualitatives insistent sur la diversité des modes d’habiter dans ces couronnes périurbaines (Cailly et Dodier, 2007), ou sur les différenciations de genre (Ortar, 2008), tout en confirmant la pérennité de la grille de lecture ville-campagne (Alduy, 2006). Ces deux types d’approches, qui ne se méconnaissent pas (Morel-Brochet et Motte-Baumvol, 2010), ont du mal à se rejoindre au sens où il est encore difficile aujourd’hui de quantifier la variabilité des modes d’habiter dans l’espace.

Pourtant, à partir d’une enquête auprès de 915 ménages des espaces périurbains des Pays de la Loire, il est possible de mettre à l’épreuve trois hypothèses explicatives de la diversité des modes d’habiter périurbains, parmi les plus couramment exprimées. La première s’intéresse au rôle de l’appartenance sociale, considérée comme la variable la plus déterminante des modes d’habiter lorsque l’auteur oppose habitus populaire et habitus cultivé (Cailly, 2004) mais souvent jugée comme secondaire par rapport à d’autres types de clivages, notamment lorsque l’accent est mis sur la permanence de la grille de lecture urbain-rural (Morel-Brochet, 2007) ou sur l’existence d’un archétype périurbain (Jaillet 2004, Bourdin 2001). La seconde hypothèse à tester concerne le rôle de la distance au centre, généralement considérée comme la variable explicative de l’opposition entre modes d’habiter centrés sur les espaces à forte urbanité et modes de vie ignorant peu ou prou la ville-centre par valorisation des ressources du village périurbain (Dodier, 2007), ou repli sur le logement conduisant à des formes de captivité dans l’espace périurbain (Rougé, 2005). Enfin, la troisième hypothèse interrogée consiste à estimer la taille de la ville-centre comme l’élément déterminant de l’existence de modes d’habiter périurbains différenciés, notamment entre les plus grandes aires métropolitaines et les plus petites villes. Cette dernière hypothèse est moins prégnante dans la littérature scientifique, même si les travaux récents sur les espaces périurbains des villes moyennes (Giroud et al., 2011) ont mis en lumière des formes de périurbanisation particulières à cet échelon de la hiérarchie urbaine.

Comment habiter dans les espaces périurbains ?

Les terrains sur lesquels s’appuie ce travail sont situés dans la France de l’Ouest et les ordres de grandeur cités ne sont valables que dans ce contexte spécifique. Il existe en effet des formes différentes de développement périurbain selon les pays, avec un rôle déterminant des conditions légales de l’urbanisation et de la promotion du modèle du propriétaire de son pavillon. À l’intérieur même de l’espace français, les espaces périurbains se construisent de façon hétérogène : la maille communale est parfois hétéroclite, les contraintes spatiales, naturelles ou liées aux documents d’urbanisme, ne sont pas identiques et les motivations des ménages ne semblent pas homogènes selon les régions : rôle du désir d’être propriétaire de son logement plus ou moins affirmé (Hautmont, 1966-2001), recherche d’une protection contre les violences symboliques plus nette dans le Sud-Est de la France (Pinson et Thomann, 2001), modèle familial plus ou moins prégnant (Dodier, 2009), etc.

La diversité des modes d’habiter a été explorée ici à partir de l’enquête dite « PERIURB ». Cette enquête a été menée sur une base territoriale auprès de 915 ménages des Pays de la Loire. Seize communes ont été sélectionnées, en faisant varier la taille de la ville-centre, depuis la métropole régionale jusqu’à des petites villes d’environ 5000 habitants, et la distance au centre de l’aire urbaine, en distinguant périurbain proche et lointain, voire des situations intermédiaires autour des plus grandes villes. Le questionnaire permet de connaitre l’ensemble du schéma de déplacement d’un ménage sur une période d’un mois. La passation du questionnaire a nécessité en général une durée de l’ordre de 40 minutes. Plus de 140 variables décrivent ainsi les déplacements de travail de la personne interviewée ou des deux conjoints, les déplacements des enfants vers leurs lieux d’études, les déplacements de chalandise ou de recours à des services pour l’ensemble du ménage, les déplacements de loisir pour chacun des membres de la famille, ainsi que les mobilités liées aux sociabilités. Chacune de ces mobilités est décrite en détail avec le lieu de destination, la fréquence habituelle, le mode de transport, le fait de coupler ce déplacement avec une autre activité et des aspects plus qualitatifs d’appréciation de cette mobilité.

Dans le cadre d’une phase de travail antérieure (Dodier, 2009), neuf types différents de modes d’habiter avaient été définis grâce à une approche qualitative issue du suivi de 37 ménages sur cinq ans et d’une centaine de carnets de pratiques couvrant une période d’une semaine ou d’un mois.

Trois de ces modes d’habiter sont plutôt des figures de souffrance. La première figure, très peu présente dans notre échantillon en raison même de sa nature est formée par les reclus. Il s’agit en général de personnes qui ont de grandes difficultés de mobilité individuelle, souvent en raison de problèmes de vieillissement ou d’un handicap physique, voire en raison de profondes difficultés sociales. Leur lien avec l’extérieur se résume en général à la venue au domicile de la famille ou d’une aide à la personne. Les déplacements vers l’extérieur se limitent à de rares déplacements accompagnés dans une proximité souvent très immédiate. Par nature, ces personnes sont extrêmement difficiles à percevoir dans les enquêtes, mais leur présence est avérée grâce au témoignage des services sociaux ou des mairies. Une seconde figure, les repliés, est un peu moins caractéristique d’une souffrance puisqu’il peut s’agir d’un choix délibéré de la personne. Ces repliés sont assez nombreux (23 % en moyenne) et se caractérisent par une faible mobilité en dehors du logement, qui est considéré comme le principal espace de référence par la personne. Issu d’une appétence pour le « cocooning » dans sa version la plus positive, d’un rejet des autres ou de la société dans une version plus négative, ce mode de vie se distingue par des déplacements contraints vers le lieu de travail, pour avoir recours à des services ou faire les courses mais aussi par la quasi absence de déplacements pour des loisirs. Les sociabilités ont plutôt lieu à l’intérieur du logement et restent relativement limitées. Une troisième figure de souffrance, le captif, est beaucoup plus rare dans l’enquête car difficile à distinguer de la précédente en l’absence de question sur le désir de mobilité. Elle concerne surtout les femmes et correspond à un processus d’enfermement sur le local (Rougé, 2005). Dans ce cas, le schéma de mobilité est assez réduit et se restreint au logement alors même que la personne a un désir de ville important, soit parce qu’elle en est originaire et que sa famille et ses amis y résident encore, ou bien parce qu’il a fallu renoncer à un certain statut social en abandonnant l’emploi urbain, bien qu’il ait été généralement assez peu qualifié. Le coût de la mobilité, à la fois financier, en termes de temps passé et les contraintes induites notamment pour la garde des enfants, est en effet à l’origine des difficultés d’habiter de ces personnes.

Les trois figures suivantes sont plutôt des figures « équilibrées » entre deux ou plusieurs échelles de références. Le premier groupe, le plus nombreux (24 %) est composé de villageois, c’est-à-dire de personnes qui fréquentent assidûment leur commune de résidence non seulement pour des déplacements utilitaires (achats, emploi, recours à des services, etc.), mais aussi pour des activités plus significatives, comme les loisirs, les sociabilités, voire pour un engagement associatif ou citoyen. Ces personnes se considèrent généralement comme bien intégrées dans leur commune de résidence, connaissent du « monde » et sont souvent arrivées en référence à une vision positive de la vie dans un village dit « rural ». Cela n’empêche pas la fréquentation d’autres espaces urbains centraux et/ou périphériques, mais de façon beaucoup plus distanciée (déplacements considérés comme contraints pour le travail ou l’approvisionnement du logement). Une seconde figure assez proche de la précédente est davantage centrée sur les espaces périphériques des grandes villes, en particulier sur des zones commerciales présentant un certains nombre d’aménités dans le domaine des loisirs ou des petites villes périurbaines. Ces périphériques sont nettement moins intégrés localement mais fréquentent plus assidûment d’autres espaces péri ou suburbains qu’ils considèrent comme plus emblématiques de leur identité. Ce second type représente environ un ménage sur 10 dans les espaces périurbains des villes de l’ouest. Enfin un troisième type équilibré est formé des navetteurs, qui représentent à peu près la même proportion d’individus. Il s’agit de personnes qui se considèrent clairement comme périurbains, le terme est parfois employé, habitant à la « campagne » et travaillant en « ville » et dont l’identité spatiale se caractérise essentiellement par une identité de déplacement (Ramadier et al., 2009) entre ces deux pôles. Ils fréquentent assidument le village périurbain, un peu moins que les villageois mais également la périphérie de la ville-dense, voire dans quelques cas son centre, sans hiérarchiser les deux espaces du point de vue identitaire.

Enfin, les trois dernières figures sont des figures métapolitaines (Ascher, 1995), emblématiques des manières les plus contemporaines de pratiquer l’espace. Le groupe le plus important (26 %), celui des multi-compétents, sont formés par des individus qui pratiquent la ville au choix, décrite par Yves Chalas (Dubois-Taine et Chalas, 1997). Ils sont à la fois bien intégrés et actifs, notamment sur le plan associatif, dans leur village de résidence, mais se considèrent en même temps comme habitants de l’ensemble de l’aire urbaine, connaissent souvent très bien les parties les plus denses de la ville-centre et ne dédaignent pas fréquenter les pôles commerciaux suburbains ou des petites villes périurbaines même si cela est exprimé de façon moins positive que pour les périphériques. Leur caractéristique principale est leur mobilité intense entre différents lieux sans qu’ils n’expriment un sentiment de rupture entre ces différentes échelles de l’espace vécu. Un deuxième groupe, les hyper-mobiles, pousse la mobilité à l’extrême et se caractérise par un nombre très important de trajets, au point même parfois d’y voir une amorce de souffrance (4 % des habitants). Leur vie est éclatée entre des lieux multiples, à la fois pour leur travail, notamment pour ceux qui sont amenés à faire des déplacements à très longue distance quotidiennement, mais aussi pour leurs sociabilités, réparties sur plusieurs aires urbaines, et pour leur pratiques de loisirs, plus orientées sur des espaces assez lointains. Enfin, le dernier type, est formé par les absents, repérables uniquement par l’intermédiaire de leur conjoint, qui travaillent généralement à très longue distance et sont donc absents de leur commune de résidence pendant l’ensemble de la semaine, voire sur des périodes plus longues. Leur pratique de l’espace local ou métropolitain s’apparente plutôt à celui des repliés une fois qu’ils sont présents dans ces espaces périurbains.

Cette grille de lecture a donc été appliquée à la source PERIURB, en se focalisant sur la personne interviewée en raison de la meilleure qualité des informations recueillies, même s’il est possible d’apprécier les différenciations internes aux familles, notamment selon les âges des enfants ou selon le genre de la personne qui a répondu à l’enquête. En raison de l’extrême hétérogénéité des variables (quantitatives, qualitatives, lieux, fréquences, etc.), la méthode utilisée a consisté à afficher l’ensemble des données disponibles pour une personne, puis de la classer dans l’un des neufs types. Cette opération très empirique a été menée par une seule personne, ce qui rend possible les comparaisons dans l’espace ou selon les caractéristiques sociales des individus. Par contre, les résultats obtenus ne sont que des ordres de grandeur, puisqu’un autre opérateur avec une vision plus positive ou plus négative de la vie périurbaine aurait pu faire des choix différents pour certains individus.

À partir de cette répartition de 915 personnes dans les neufs types de modes d’habiter, il devient possible de les croiser avec les caractéristiques sociales des individus ou les caractéristiques spatiales des lieux dans lesquels ces individus habitent. Plusieurs hypothèses sur la variabilité des modes d’habiter dans l’espace peuvent ainsi être testées : le rôle de l’appartenance sociale dans l’adoption d’un mode d’habiter ; le rôle de la distance au centre, généralement considéré comme déterminant ; le rôle de la taille de la ville-centre.

Modes d’habiter et appartenance sociale.

Première hypothèse : les modes d’habiter sont d’abord liés à l’identité sociale des individus. Ce principe se vérifie à la fois sur une base socio-économique — les différenciations entre catégories socioprofessionnelles étant assez marquées — et sur une base démographique, selon la position de l’individu dans le cycle de vie. Les caractéristiques sociales des individus adoptant ces différents modes d’habiter, notamment entre les plus courant d’entre eux, repliés, villageois ou multi-compétents, sont assez prononcées, qu’on les mesure par les revenus, le niveau de diplôme, les tranches d’âges ou les Professions et Catégories Sociales (PCS). Ce dernier indicateur s’avère en fait le plus synthétique, rendant compte à la fois de différenciations socio-économiques, qui sont également lisibles par les revenus, et, par la catégorie des retraités, de l’effet d’âge qui joue un rôle complémentaire. Les différenciations par niveaux de diplômes sont un peu moins nettes et surtout plus difficiles à interpréter en raison de l’effet de structure entre l’âge et le niveau de diplôme (Tableau 1. Proportion des différents modes d’habiter dans les espaces périurbains selon la PCS. Source : enquête PERIURB, * effectifs non représentatifs).

D’un coté, les cadres se distinguent par une nette surreprésentation des « métapolitains », avec certes plus de multi-compétents que dans d’autres groupes sociaux, mais aussi beaucoup plus d’hyper-mobiles, catégorie qui atteint 12 % parmi la PCS cadre. Ce second type de mode de vie est donc très caractéristique d’un profil de cadre à la fois très mobile pour son travail (éloignement et souvent éclatement des lieux de travail) et pour les autres types de déplacement. Cette surreprésentation ne se fait pas au dépend des modes de vie « équilibrés » — les navetteurs sont même assez nombreux parmi les cadres qui travaillent dans le centre-ville — mais essentiellement par une part moindre de figures de « souffrance » puisqu’il n’y a que 12 % de repliés. Globalement, le niveau de revenu est un bon indicateur, pour les actifs, de la tendance au repli sur le logement et la cellule familiale. Les professions intermédiaires se rapprochent des cadres dans les grandes masses, avec un profil général moins tranché et surtout beaucoup moins de villageois que dans les autres catégories sociales. Leurs modes de vie sont donc plutôt proches de ceux des cadres, avec un évitement relatif du village périurbain et un investissement plus fort à l’échelle de l’aire métropolitaine.

D’un autre côté, les employés et les ouvriers ont des modes de vie très similaires (les proportions sont identiques à un point près) et au contraire majoritairement « équilibrés ». On note juste une légère surreprésentation des navetteurs chez les employés (qui travaillent plutôt dans les centres-villes comme les cadres), et des périphériques chez les ouvriers, ce qui correspond également aux localisations préférentielles des lieux de travail. Dans le même ordre d’idée, les artisans-commerçants, qui sont globalement proches des employés et ouvriers avec une part importante de villageois, sont marqués par une légère surreprésentation des hyper-mobiles, en particulier chez les artisans. La position du lieu de travail influence donc clairement les modes de vie, tout autant que le lieu de résidence, mais fonctionne plutôt comme un potentiel que comme une condition indispensable, puisque la majorité des ouvriers et des employés demeurent des villageois ou des multi-compétents. Par contre, et contrairement à ce que suggèrent certaines représentations trop simplistes, les catégories populaires d’actifs ne sont pas nécessairement marquées par les figures de « souffrance », puisque la proportion de repliés est une fois encore inférieure à la moyenne. Les différenciations socio-économiques entre habitants des espaces périurbains se traduisent donc par des modes de vie en partie différenciés, mais il s’agit bien de formes différentes de sociabilité, de manière de vivre l’espace, de construction des référents identitaires. Ces disparités de modes de vie ne sont pas le signe d’un degré différent d’insertion dans la société et l’espace mais d’une manière différente de faire société. Des modes d’habiter plutôt populaires, généralement centrés sur le logement et le village périurbain voire sur les pôles périphériques des agglomérations et en tout cas sur des formes de proximités périurbaines, s’opposent aux modes d’habiter des catégories aisées, qui jouent plus sur l’articulation des différentes échelles de la vie quotidienne par une mobilité quotidienne plus intense. Cette opposition forme deux pôles entre lesquels les individus et les ménages se positionnent en fonction de leurs origines sociales ou de leur position actuelle dans la société.

Le repli sur le logement, et a fortiori la réclusion au domicile, s’explique de façon beaucoup plus nette par un effet d’âge très prégnant. Les retraités se distinguent nettement des autres catégories sociales par la surreprésentation très nette de ces modes d’habiter, qui représentent plus de 50 % des individus enquêtés. Toutefois, les modes de vie villageois restent caractéristiques de cette population. Cela montre par défaut le rôle toujours très structurant du travail dans les emplois du temps et dans les modes de vie des habitants des espaces périurbains. La fin de la vie active s’accompagne généralement d’un recentrage de la vie sociale et des pratiques spatiales sur le village périurbain ou ses alentours immédiats et d’une mise à distance de la ville autant symbolique que concrète. Dans un second temps, plus rarement de façon concomitante, le repli sur le seul logement se met en place par perte des capacités physiques ou mentales ou bien par volonté individuelle de se mettre en dehors d’une société qu’on ne comprend plus très bien. La perte de la capacité à être mobile induit des formes de renoncements successifs, qui s’expriment dans les entretiens par la recherche d’une cohérence entre ces capacités et le désir d’espace tel qu’il peut être exprimé.

Inversement, au fur et à mesure du processus d’individuation, les enfants voient leurs horizons de pratiques spatiales s’élargir constamment. Bien que le traitement effectué ne concerne que les adultes, la source permet, pour les enfants, d’observer un accroissement constant de la mobilité individuelle, avec des espaces de référence qui s’étendent progressivement. Dans un premier temps, le repli sur le logement est systématique, les seules sorties sont accompagnées, même dans l’espace le plus proche. La socialisation par l’école maternelle puis primaire mais aussi par les activités de loisirs du mercredi, des soirées de la semaine ou du week-end font que la plupart des enfants de 8 à 10 ans deviennent de parfaits villageois, connaissant parfois bien mieux que leurs parents l’espace du village périurbain et les autres habitants. Ensuite, la fréquentation d’un établissement scolaire de la périphérie de la ville ou d’un pôle urbain de la couronne périurbaine, dans le cas des collèges, puis des quartiers centraux ou péricentraux, notamment pour les lycées des villes moyennes, ainsi que la localisation des activités associatives plus rares, transforment les pratiques spatiales des adolescents. Ceux-ci deviennent alors soit des captifs, lorsque que leur désir de ville est contrarié par les difficultés à avoir accès à un moyen de transport autonome, deux-roues ou transport en commun, soit des navetteurs ou des périphériques, avec souvent un goût assez prononcé pour les concentrations commerciales et ludiques en position suburbaine. Enfin, l’accès à l’enseignement supérieur, qui peut aussi se traduire par un changement de résidence, et plus encore l’accès au mode de transport du périurbain par excellence, c’est-à-dire l’automobile, permet souvent aux jeunes adultes qui résident encore chez leurs parents de devenir de véritables multi-compétents. La position dans le cycle de vie est donc un élément important de l’adoption d’un mode d’habiter, avec un élargissement des échelles de références pour les enfants et au contraire un rétrécissement au fur et à mesure de la perte de la capacité à être mobile.

Si au sein des couples actifs, la diversité est de règle, les femmes se distinguent par un peu plus de captivité, mais aussi par des formes d’ancrage dans les espaces périurbains plus marquées. Pour les femmes au foyer, la structure des modes d’habiter est très proche de celle des retraités, comme si l’absence d’un travail dans l’espace urbain avait peu ou prou les mêmes effets en termes de repli sur le logement ou sur le village périurbain. À l’effet d’âge précédemment décrit s’ajoute également un effet de genre pour les personnes seules, pas nécessairement retraités (actifs divorcés ou séparés, veufs et veuves, etc.), puisqu’on observe un différentiel de 8 points dans la surreprésentation des figures de « souffrance » pour les femmes seules par rapport aux hommes seuls. Ces derniers sont plus souvent repliés que la moyenne des hommes, mais on observe également une surreprésentation des modes d’habiter villageois et navetteurs parmi cette population. Les difficultés sociales et familiales se traduisent donc par une tendance à se recentrer sur le logement ou sur le village périurbain et à limiter les pratiques de l’ensemble de l’espace métropolitain et cette tendance est plus marquée pour les femmes. Toutefois, la première différenciation selon le type de ménage tient dans l’opposition entre couples avec deux actifs et personnes seules, et surtout entre familles et personnes seules, la présence d’enfants étant un facteur indéniable d’élargissement de l’espace vécu.

Les différenciations sociales expliquent donc une grande partie de la diversité des modes d’habiter les espaces périurbains, avec une opposition basique entre habitus populaire et habitus cultivé qui se croise avec une évolution des modes d’habiter tout au long de la vie.

Modes d’habiter et distance au centre.

Deuxième hypothèse testée : les modes d’habiter varient selon la distance au centre de la ville. Ce postulat est très présent dans la littérature scientifique avec la description récurrente de différenciations de modes de vie entre la première couronne et les couronnes plus lointaines. En général, une plus grande distance au centre est censée expliquer des formes plus marquées de repli sur le logement ou sur le village périurbain dans les marges de l’espace périurbain (Tableau 2: proportion des différents modes d’habiter dans les espaces périurbains selon la distance à la ville-centre. Source : enquête PERIURB.).

Or il n’y a quasiment aucune différence entre les deux catégories périurbain proche et périurbain lointain. Dans un espace urbain donné, les données PERIURB permettent de montrer que les différenciations entre couronnes en termes de modes d’habiter sont assez ténues avec juste une légère surreprésentation des figures de souffrance dans les couronnes plus lointaines, repliés et absents, et au contraire plus de multi-compétents dans les premières couronnes. Le plus fort écart entre périurbain proche et périurbain lointain dans la composition par mode d’habiter est de moins de trois points pour les multi-compétents. En première lecture, cette observation pourrait confirmer une tendance spatiale propre, avec une plus grande capacité à vivre de façon concomitante à l’échelle locale et sur l’ensemble de l’aire urbaine pour les habitants des premières couronnes en raison de la plus faible distance à parcourir et inversement des formes plus marquées de repli sur le logement dans les marges de l’espace périurbain en raison des coûts induits par la mobilité, voire une obligation à ne pas être présent pour certaines personnes occupant des emplois dans d’autres aires urbaines.

Cependant, ces différenciations correspondent en grande partie à un effet de structure lié à la composition sociale des différentes couronnes. Par exemple, les trois points d’écart pour les multi-compétents s’expliquent totalement par l’effet de structure induit par la composition sociale différenciée des deux ensembles géographiques, puisque les professions intermédiaires et les cadres sont un peu plus nombreux dans les premières couronnes, et les ouvriers et employés sont plus présents dans les couronnes externes en raison des coûts fonciers et immobiliers plus faibles. La force de l’effet de structure explique aussi l’absence de lien entre la distance au centre et les formes de repli voire de réclusion sur le seul logement. En effet, la proportion de personnes âgées n’est pas très différente entre les couronnes, le vieillissement de la population d’origine rurale dans les couronnes les plus lointaines et le vieillissement des premières générations de périurbains dans les premières couronnes contribuant à des niveaux de personnes de plus de 60 ans presque voisins. Dans les deux cas, il s’agit là d’un résultat majeur qui contredit les hypothèses faites initialement sur la base de la littérature existante. Les modes de vie ne dépendent que de façon très marginale de la distance au centre.

Par contre, il existe des différenciations entre modes de vie selon le micro-contexte résidentiel. Dans le diffus ou au sein des hameaux de 5 ou 6 maisons, la part de multi-compétents est nettement plus élevé que la moyenne. Cependant, les reclus et les repliés sont également légèrement surreprésentés. Inversement, dans les bourgs anciens, ce sont les villageois et les repliés qui dominent. Enfin, les lotissements présentent des caractéristiques spécifiques liées à la présence accrue d’hyper-mobiles et de périphériques, aux dépends des repliés et surtout des villageois, alors que les populations présentes dans les maisons neuves hors-lotissement situées en périphérie du bourg sont plus villageoises que la moyenne (la composition sociale étant très proche de celle des lotissements). Globalement, ces différences s’expliquent en grande partie par la composition sociale des segments du marché immobilier, en particulier pour le bourg ancien, avec un effet propre relativement faible (moyenne d’âge assez élevée et/ou jeunes actifs précaires). Cependant, l’habitat diffus fait un peu exception, avec un effet de structure peu marqué. L’isolement génère soit une nécessité de recourir à des ressources spatiales variées, soit induit (ou est induit par) des formes de repli sur le logement. Enfin, les différenciations entre les lotissements et les maisons neuves hors-lotissement s’expliquent par le processus d’acquisition du bien immobilier. La plus faible insertion dans les villages des habitants des lotissements est liée à des choix résidentiels plus contraints par les moyens financiers et dépendants des disponibilités foncières des constructeurs. Une part des habitants des lotissements a donc plus tendance à continuer à vivre « hors-sol » même si les autres modes de vie dominent. Par contre, pour faire construire hors-lotissement, il faut souvent avoir un ancrage préalable dans le village périurbain, pour être au courant que tel propriétaire vend une parcelle ou pour convaincre, parmi vos connaissances, un propriétaire de vous céder une parcelle à bâtir.

Globalement, l’effet spatial propre reste très marginal, en particulier le rôle de la distance au centre, les faibles différenciations observées n’existant que parce que la composition sociale des couronnes est légèrement différente.

Modes d’habiter et taille de la ville-centre.

Troisième hypothèse interrogée : les modes d’habiter changent selon la taille de la ville centre.  Les résultats obtenus montrent que ces différenciations sont beaucoup plus nettes qu’entre couronnes périurbaines au sein d’un même système urbain (Tableau 3. Proportion des différents modes d’habiter dans les espaces périurbains selon la taille de la ville-centre. Source : enquête PERIURB.)

 Une fois encore, les écarts les plus importants sont liés à la part différente de multi-compétents entre les espaces périurbains des grandes villes (36 % pour Nantes et Le Mans) et ceux qui entourent les villes moyennes ou plus petites (19 %). Le mode d’habiter le plus caractéristique des espaces périurbains des grandes villes est clairement la multi-compétence, plus que l’hyper-mobilité ou des formes hybrides ville-campagne comme les modes de vie des navetteurs. Inversement, les modes d’habiter repliés et périphériques, à un degré moindre celui des villageois, sont plus présents autour des villes moyennes ou petites même si les écarts au profil standard sont moins spectaculaires.

Ces différenciations sont pour moitié expliquées par un effet de structure sociale. Le marché de l’emploi des grandes villes est beaucoup plus marqué par les cadres et les professions intermédiaires, qui sont les PCS qui sont les plus nombreuses à adopter ces modes d’habiter articulés sur l’ensemble des aires urbaines. Le marché du travail des petites villes, en particulier dans les Pays de la Loire, est encore très majoritairement un marché de l’emploi peu qualifié, tant dans les services et le commerce (employés) que dans le secteur industriel qui n’a pas totalement disparu malgré les reconversions de l’industrie fordiste redéployée dans les années 1960. Pourtant, au-delà de cet effet de structure, il existe un effet propre de la taille de la ville dans la diffusion des modes de vie, qui amplifie les différenciations dans à peu près la même proportion.

Les espaces métropolitains proposent des lieux de nature très différenciée et nécessitent donc des compétences accrues en termes de mobilité ou de manière d’être dans ces lieux. Cette offre spatiale composite contribue certainement à la fois à un brassage de populations plus important, et donc à la diffusion rapide des modes de vie les plus emblématiques de la période actuelle, et à une acquisition de compétences multiples par l’ensemble de la population, du moins celle vivant dans les espaces périurbains. Ce double processus de brassage et d’apprentissage n’en est sans doute qu’à ses balbutiements dans les petites villes et les villes moyennes, où c’est le mode de vie périphérique qui est surreprésenté (sans être pour autant dominant). Dans ces échelons inférieurs de l’armature urbaine, où les prix du foncier sont moins contraignants, il a déjà été montré que l’attrait de l’espace rural et surtout du jardin était un facteur important dans les stratégies résidentielles des ménages périurbains (Dodier, 2007). Sa traduction en termes de modes de vie est une tendance un peu plus marquée au repli sur le logement, qui touche plus du quart de la population. Rappelons cependant que les différenciations observées restent relatives et que les modes de vie « équilibrés » sont bien dominants dans les espaces périurbains des petites villes.

Comment se diffusent les modes d’habiter périurbains ?

L’analyse d’une source permettant de quantifier la répartition des modes d’habiter dans l’espace contribue à éclairer la compréhension des facteurs de la diversité spatiale des modes d’habiter. Premièrement, ce travail confirme le rôle important sinon déterminant des appartenances sociales dans l’adoption d’un mode d’habiter. Des manières populaires de vivre les espaces, plus focalisées sur le logement et sur l’espace local du village périurbain, s’opposent à des modes de vie qui articulent ces dimensions locales avec une pratique intense et signifiante de l’ensemble de l’aire urbaine. La position dans le cycle de vie et un effet de genre pondèrent ce premier effet social en contribuant à l’élargissement progressif de l’espace vécu de l’enfance à l’âge adulte et à sa rétractation pour certaines femmes, ou lors du départ à la retraite et a fortiori lors de la perte de la capacité à être mobile. Deuxièmement, cette recherche contredit l’hypothèse très courante d’une différenciation des modes d’habiter selon la distance au centre. Il faut le redire avec force : les modes de vie ne dépendent que de façon très marginale de la distance au centre. Par surcroît, ce résultat majeur permet d’interroger le lien entre lieu d’habitation et mode de vie puisque les types d’habiter décrits ne sont certainement ni spécifiques des espaces périurbains (Haegel, 1998), ni absents de tous les autres types d’espaces constitutifs d’une ville contemporaine.

Troisièmement, ces résultats permettent d’interroger la formation des modes d’habiter et de poser l’hypothèse d’une diffusion spécifique selon la taille des systèmes urbains. Dans les plus petites villes, là où l’effet des différentiels de coûts fonciers est assez faible, c’est bien l’attrait pour un mode de vie plus centré sur le logement ou le jardin, avec des sociabilités se déroulant plutôt à l’échelle du village périurbain, qui est le facteur explicatif principal du processus de périurbanisation. Dans ces petites villes, habiter dans les espaces périurbains reste un choix, les contraintes liées à la structure des marchés immobiliers ne s’imposent pas avec la même force que dans les grandes agglomérations. C’est un choix porté par l’appartenance à des catégories sociales plus populaires dans lesquelles les sociabilités se forment essentiellement dans la proximité, les relations sociales tournent souvent autour de la famille élargie et l’origine socio-spatiale, souvent rurale une ou deux générations en amont, se traduit par une permanence de l’appétence pour le jardinage, la tenue de son logement, le bricolage. Au contraire, dans les grandes villes, les catégories sociales relativement aisées, cadres et professions intermédiaires, apparaissent comme le groupe social de référence et leurs façons de vivre se diffusent aussi au sein des catégories sociales populaires présentes dans les espaces périurbains. Les sociabilités sont considérées comme choisies, à la fois dans un cercle plus large de connaissances et avec une dimension spatiale plus vaste. La référence à l’urbain dense reste très vivace, même lorsqu’elle est redoublée par l’expression d’un besoin de paysage ou d’air (pur). Les activités pratiquées sont distinctives, qu’elles tournent autour de la consommation culturelle, de la pratique sportive ou de formes d’hédonisme et contribuent au fonctionnement de certaines collectivités territoriales comme des clubs autonomes (Charmes, 2011). Ces manières de vivre et de faire société, caractéristiques des cadres supérieurs, sont en fait progressivement assimilées par les membres des autres catégories sociales, soit en raison d’un parcours ascendant, soit parce que l’ensemble de l’aire urbaine est imprégné de ces valeurs dominantes. La forme de périurbanisation qui domine est alors celle du maintien d’une relation profonde avec le reste de l’espace urbain, tout en étant plus contrainte par les coûts fonciers exorbitants pour les moins aisés, et marqué par la tentation de la clubbisation pour les catégories les plus aisées.

Abstract

Les modes d’habiter périurbains se caractérisent par une grande diversité qui permet d’abandonner l’idée de l’existence d’un archétype de l’habitant du périurbain. L’opposition entre un habitus cultivé et un habitus populaire conduit à distinguer des modes de vie articulant de nombreuses échelles et des modes d’habiter plus centrés sur le village périurbain. En parallèle, le vieillissement, redoublé par un fort effet de genre, s’accompagne d’un progressif repli sur le logement. Contrairement aux hypothèses habituelles, il n’existe guère de différences de modes d’habiter entre les couronnes les plus proches de la ville-centre et les marges les plus lointaines. Par contre, ces modes d’habiter fluctuent selon la taille du système urbain, les espaces périurbains des petites villes étant plutôt centrés sur les villages quand ceux des grandes villes sont plus intégrés dans l’ensemble du système urbain. Ces résultats permettent de poser l’hypothèse d’une diffusion différenciée des modes d’habiter selon la nature du groupe social dominant.

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