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Serendipity.

Malaise dans la pensée urbaine.

« La ville à trois vitesses : gentrification, relégation, périurbanisation », Esprit.

Ce compte-rendu a été publié dans la revue Pouvoirs Locaux, n°61 de juin 2004. La rédaction d’EspacesTemps.net remercie Pouvoirs Locaux pour l’autorisation de publication de cet article.

Image1Le numéro de mars-avril 2004 de la revue Esprit présente un dossier consistant (272 pages) sur la ville. L’idée de se représenter le monde urbain de France et d’ailleurs en trois strates, trois auréoles et trois vitesses, correspond à une perception spontanée que ne démentent pas les études savantes : les centres, les banlieues populaires et le périurbain constituent bien une tripartition des espaces urbains. Ce constat sert de trame générale au numéro. Mais ici s’arrête le consensus des auteurs de l’ouvrage.

Tous sont certes d’accord pour dire que cela va mal dans les grands ensembles, même si le terme de « relégation », avancé par Jacques Donzelot, est peu repris, car sans doute trop « conspiratoire » pour traduire les pratiques plus différenciées des citadins les plus modestes. Philippe Genestier défend même l’idée que l’on ferait mieux de laisser les habitants modestes développer leurs stratégies d’appropriation et de développement plutôt que de les enfermer dans des cadres et dans des normes qui enlèvent des marges de manœuvre à leur action. Thomas Kirszbaum montre, dans une fine comparaison entre la France et les États-Unis, que c’est la première qui mériterait le plus les critiques que l’on fait, non sans raison, à l’affirmative action — à sa lourdeur mécanique, à son manque de discernement et à ses effets indésirables —, alors que les démarches états-uniennes de l’empowerment font davantage confiance aux acteurs locaux et font l’objet d’une évaluation plus rigoureuse.

L’analyse du périurbain est stimulante dans les contradictions mêmes que les différents auteurs expriment, entre eux et même à l’intérieur de chacun des textes qui lui sont consacrés. Nouveau quartier « populaire » ou univers des « classes moyennes », l’espace périurbain ne semble pas avoir encore atteint, du moins dans ce recueil, un minimum de stabilisation théorique. Philippe Estèbe n’hésite pas à affirmer que l’étalement serait la simple conséquence du desserrement, c’est-à-dire de l’augmentation de la surface moyenne disponible par habitant. La thèse paraît cependant démentie par le constat de la dédensification : on pourrait très bien, techniquement, augmenter la taille des logements et le nombre de ménages en développant en périphérie des espaces de densité comparable à celle du centre historique. Il dépeint aussi les espaces périurbains comme jouissant d’une grande diversité de population et d’activités, là où les autres auteurs s’écartent de cette interprétation, reliant la péri urbanisation aux attitudes et aux attentes de ceux qui la font : les couronnes périurbaines sont formées, expliquent-ils, d’entités fortement homogènes, marquées par les idéologies de l’écart, de la peur et du repli.

La « ville revancharde » ?

C’est à propos de « gentrification » que la complexité tourne parfois à la confusion. Catherine Bidou-Zachariasen explique les réticences de nombreux chercheurs français en sciences sociales : d’un marxisme trop primaire pour donner une place aux « couches intermédiaires », ils seraient passés à un anti-marxisme devenu aveugle aux logiques de classe. Il y a sans doute quelque chose de juste dans cette analyse, dont l’auteur n’imagine pas un instant, cependant, que, même dans une version sophistiquée, la matrice « de classe » puisse ne pas être la meilleure pour penser la sociologie urbaine d’aujourd’hui. Ainsi nous est proposée la traduction d’un texte de Neil Smith, un géographe qui s’est spécialisé dans la dénonciation de la « gentrification ». Dans l’un de ses ouvrages, The New Urban Frontier. Gentrification and the revanchist city (Londres, Routledge, 1996), il tente de démontrer que toute installation de personnes à revenus moyens ou supérieurs dans les quartiers pauvres est nuisible et relève d’une stratégie d’exclusion orchestrée par le grand capital… Ainsi l’idée que Harlem, le dernier grand ghetto de Manhattan, s’ouvre progressivement (cela s’est confirmé depuis) à des New-Yorkais qui ne sont ni pauvres ni noirs, lui est insupportable, d’où son expression, la « ville revancharde », validée à ses yeux dès lors qu’on ne porte pas atteinte à l’intégrité et à l’homogénéité des quartiers démunis. L’un des symptômes de ce phénomène pervers est pour lui l’augmentation du prix du sol : si l’effondrement des valeurs foncières d’un quartier est stoppé ou inversé, il faut commencer à s’inquiéter. Et que se passe-t-il lorsque — c’est désormais le cas dans nombre de villes européennes et nord-américaines — la « gentrification » atteint des banlieues populaires stigmatisées ou des inner cities demeurées pendant des décennies en état de déréliction avancée ? Va-t-on encore prétendre que c’est ce qui pouvait arriver de pire à ces quartiers ? Veut-on vraiment promouvoir le « ghetto heureux » comme modèle urbain légitime ?

En arrière-plan, on trouve l’idée que l’urbanité ne peut pas posséder une traduction monétaire légitime car elle ne contient aucune valeur sociale propre et n’est qu’une rente de position. On ne cherchera donc pas à la produire et à la distribuer équitablement mais on la rejettera comme pure spéculation et l’on tentera de l’éliminer. Cette vision peut, comme tout autre, se défendre — mais encore faut-il prendre la peine de la discuter, en donnant aussi la parole à ceux qui la contestent et sans parler de « tabou » au sujet de ceux qui, simplement, ne l’approuveraient pas. Le problème, très perceptible dans plusieurs articles de ce numéro d’Esprit, est que, à partir du moment où l’action des « gentrificateurs » ou des « bobos » est considérée, par définition, comme néfaste, on ne prend plus la peine d’analyser en profondeur les dynamiques et les contradictions du phénomène. Il est vrai que la logique de la cohabitation entre riches et pauvres peut basculer vers une homogénéisation vers le haut (filtering-up) par le fait même que le quartier concerné se trouve revalorisé. Mais il peut exister aussi des contre-tendances, soit spontanées, soit renforcées par les politiques publiques, qui permettent aux populations les moins aisées de rester sur place. De fait, dans la plupart des grandes villes du monde, les espaces centraux offrent un niveau de mixité sociale plus élevé que les banlieues ou le périurbain. On aurait aimé que le débat se nourrisse de telles réalités, empiriquement vérifiables.

La ville est une société.

Ainsi, sans vouloir réduire la diversité des points de vue, bien réelle, et qui constitue l’un des attraits de cette livraison, on a tout de même le sentiment que la grille de lecture privilégiée dans les deux premières parties du volume consiste à essayer de faire entrer les réalités urbaines dans une hiérarchie de structures superposées, telle que la donne l’habituelle vision classiste. Associer les trois vitesses de la ville aux « classes supérieures », aux « classes moyennes » et aux « classes populaires », c’est l’idée que, malgré les nuances et les contrepoints, retirera sans doute le lecteur. Un tel cadre de pensée est triplement discutable. Parce qu’il traite les groupes sociaux selon des critères étroitement économiques là où le rapport à l’urbain appellerait aussi, sinon d’abord, des découpages d’un autre ordre. Parce qu’ensuite il tend à sous-estimer la part de choix, sous contrainte certes, mais de choix tout de même, que supposent les arbitrages en matière d’habitat — logement et mobilité, lieux et liens — opérés par les citadins-acteurs. Parce qu’enfin le caractère sociétal de l’espace urbain ne peut être ignoré. Qu’elle « fasse » ou non société — c’est-à-dire, dans le vocabulaire de J. Donzelot, qu’elle facilite ou non la construction par ses citadins l’idée d’une société ouverte et intégratrice —, la ville est une société, et son unité comme société constitue un référent qui ne relève pas que de l’imaginaire.

À cet égard, les articles de Cynthia Ghorra-Gobin sur les États-Unis et de Leïla Vignal, sur Le Caire, ainsi que le tour d’horizon planétaire d’Olivier Mongin, offrent une respiration utile. La question des modèles discutés et mis en œuvre par les différentes sociétés urbaines devient, à ces échelles élargies, paradoxalement plus concrète, sans doute parce que l’on y échappe davantage que dans les autres articles au brouillage et à la saturation que provoquent les interactions compliquées entre enjeux de connaissance et enjeux politiques dans un champ français un peu trop clos sur lui-même.

Alors que le début de l’ouvrage s’intéressait aux fragmentations urbaines, la troisième partie approche la ville comme un tout. On y rencontre une référence récurrente, dans plusieurs textes et dans des sens légèrement différents, à l’irruption des réseaux, associée aux défis que pose la condition urbaine contemporaine à l’existence d’une sphère publique vivace. La contribution de Claude Lefort convainc totalement lorsqu’il relit l’histoire de la ville européenne comme invention d’une société politique moderne. Le second article de Mongin sur la « ville-refuge » offre aussi une réflexion utile sur les conditions de possibilités d’une territorialité politique urbaine. On pourrait cependant reprocher à plusieurs des textes de cette section de présenter le passé urbain européen comme un paradis perdu et d’accréditer, involontairement sans doute, l’idée que la ville se conjugue au passé. Ne pouvait-on pas explorer le déploiement de la philosophie politique de l’être-ensemble dans les villes contemporaines, l’analyser, comme on le fait pour les villes d’il y a trois ou cinq cents ans, comme création contradictoire de séparation et d’unité, de tensions et de paix civile, de frustrations et d’horizons d’attente ? Ce que la bourgeoisie européenne a représenté pour les villes au sortir du Moyen Âge ne peut-il pas être comparé — fût-ce pour montrer les différences des deux moments-régimes historiques —, aux effets urbains de l’action des individus et des groupes qui, dans les villes contemporaines, prônent et pratiquent le mélange, le frottement et l’accueil de l’altérité ?

Ces articles ont en tout cas l’avantage de poser la question, sous la figure d’une inquiétude parfois pesante, de la correspondance entre l’urbs, et la civitas, entre la ville des citadins et celle des citoyens. Dans toutes ses dimensions, le politique n’est plus ici l’escamotage d’un problème, comme dans la « politique de la ville », ou un jeu pervers et vain, comme dans l’intercommunalité à la française, mais, plus simplement, une nécessité vitale.

« La ville à trois vitesses : gentrification, relégation, périurbanisation », Esprit, n°303, mars-avril 2004. 346 pages. 17 euros.

Abstract

Le numéro de mars-avril 2004 de la revue Esprit présente un dossier consistant (272 pages) sur la ville. L’idée de se représenter le monde urbain de France et d’ailleurs en trois strates, trois auréoles et trois vitesses, correspond à une perception spontanée que ne démentent pas les études savantes : les centres, les banlieues populaires ...

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Notes

Authors

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et directeur du laboratoire Choros. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

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Serendipity.

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