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Exil, errance, vacances : les tourismes diasporiques.

Patrick Cabanel (dir.), « Tourismes », Diasporas, Histoire et sociétés, numéro 14, 2° semestre 2009.

Image1Les déplacements physiques des personnes, sur des distances plus ou moins importantes, ne cessent de s’accélérer et de mobiliser des populations nombreuses. En distinguant soigneusement entre les motivations des déplacés, des touristes, des immigrés économiques, des étudiants ou des réfugiés politiques, on manque des similitudes et des convergences qui gagnent à être mises en valeurs. Deux figures surtout émergent parmi l’éventail large des motivations ou nécessités de mouvements, aux deux extrêmes de la contrainte et de l’agrément : le touriste et le membre d’une diaspora. Le rapprochement n’est pas évident entre ces deux cas-limites :

traités comme deux références-étalon de la mondialisation, ces figures de l’errance contemporaine semblent en effet se situer aux antipodes l’une de l’autre : d’abord sur le plan symbolique, l’une étant marquée par la contrainte (du départ) et l’affliction (du déplacement forcé), l’autre incarnant au contraire l’intention (du mouvement) et l’agrément (du dépaysement) (p. 79).

Cette observation de Lionel Obadia, au détour de son article sur les touristes et les réfugiés tibétains dans l’Himalaya résume la gageure du quatorzième numéro de la revue Diasporas, histoire et sociétés, sobrement intitulé « tourismes » : interroger les différentes manières de penser et de pratiquer des mobilités touristiques en relation avec le phénomène diasporique contemporain.

Quels liens établir dès lors, entre ces deux figures opposées? A priori aucun, ou très peu : la mobilité, l’usage d’une logistique de transport, la traversée des frontières étatiques… Aussi, ce n’est que très récemment que des études se sont penchées sur les relations possibles, d’ordre structural ou de conjonctures, « entre le voyage d’agrément de courte durée et la migration subie s’inscrivant dans un temps long » (p. 13). Au début des années 1990, des travaux portant davantage sur le tourisme que sur le phénomène diasporique ont tenté de jeter des ponts entre les deux faits sociaux. Mais c’est en 2004 que l’ouvrage de Tim Coles et David Timothy, Tourism, Diasporas and Space a définitivement entériné cette relation et pointé les premières convergences. Les deux auteurs établissent quatre types de liens entre le tourisme et la diaspora : le voyage vers la terre d’origine des diasporas, tourisme identitaire, généalogique, ou plus banalement culturel ; la visite symétrique des membres du pays d’origine aux lieux de vie de la diaspora ; la visite des espaces de transit, devenus des mémoriaux des différentes diasporas (Ellis Island ou l’Île de Gorée) ; enfin les espaces de vacances spécifiquement destinés à des diasporas (Catskill Mountain pour les Juifs américains de la Côte Est par exemple).

Dans son classique Modern Diasporas in International Politics, (New York, 1986), Gabriel Sheffer donne des diasporas la définition suivante :

Ce sont des groupes ethniques minoritaires, issus de la migration, qui résident et agissent dans des pays d’accueil tout en maintenant de forts liens affectifs et matériels avec leurs pays d’origine — leurs patries (homelands) (cité par Esoh Elamé, p. 49).

Le même auteur, cité dans un autre article, souligne le lien particulier qui rattache la diaspora à son territoire d’origine : « la présence de liens forts avec la terre d’origine, contacts réels […] ou symboliques » (p. 13).

Qu’elle soit une diaspora de victimes, de travail, impériale, marchande, culturelle (typologie proposée par Elamé), cette entité que l’étymologie associe à la dispersion (sens grec originel) et à l’exil forcé (sens historique hébreu), se fonde sur la formation et le maintien d’une identité collective propre, protégée et viabilisée par une organisation interne autonome. L’épreuve du passage des générations et de l’intégration à la société d’accueil distingue dès lors entre vraies diasporas et communautés spécifiques passagères des primo-arrivants, émigrés ayant encore des liens culturels, sociaux et économiques avec le pays d’origine, liens voués à la disparition.

Deux articles liminaux établissent des distinctions et des profils de ce qu’on pourrait désigner comme des « retours d’émigrés ». La situation des émigrés algériens ou d’origine algérienne (Jennifer Bidet, « Revenir au bled. Tourisme diasporique, généalogique, ethnique, identitaire ? » pp. 13-32) et celle des émigrés d’origine piémontaise et sicilienne (Francesca Sirna, « Revenir au village. L’expérience du retour au lieu d’origine des Piémontais et des Siciliens émigrés en France », pp. 33-46), ouvrent ce recueil par des études de populations ne satisfaisant pas (pas encore ?) aux critères définissant une diaspora.

Comme le précise Elamé (p. 61), les migrants installés en Occident pour des raisons économiques finissent par adopter les pratiques touristiques de leurs pays d’accueil. Mais, ironiquement, pour les déployer, dans un premier temps, dans leur pays d’origine. Sirna cite ainsi un Français d’origine piémontaise : « Mes parents dans le village […] ne connaissent rien de l’Italie […]. Moi, j’ai voulu que mes enfants découvrent l’Italie et son histoire » (p. 39). La « multilocalité » (expression de Laurence Fontaine) des Piémontais leur permet de nouer avec l’histoire de l’Italie des rapports de filiation qu’ils transmettent ou essaient de transmettre à leurs enfants, dépassant l’étroit cadre du terroir piémontais dont ils sont issus. Bidet cite de son côté le cas de Français d’origine algérienne essayant d’élargir les horizons géographiques de leur Algérie, adoptant à son égard des pratiques touristiques inédites parmi la première génération d’émigrés algériens en France, encore attachés au retour estival au village d’origine (p. 28). Cet attachement, associé au mythe du retour définitif, empêche ou retarde la « touristisation » du pays d’origine, sans cependant l’exclure. Il arrive même que cet esprit conservateur des émigrés (ainsi que le note Sirna, p. 45, à propos des émigrés siciliens de retour à leur village d’origine) aille dans le sens d’une promotion du patrimoine historique et culturel, que les émigrés essayent de figer artificiellement à la ressemblance du village de leur enfance.

Emmanuelle Peyvel et Christophe Vigne s’interrogent sur les motivations des émigrés vietnamiens en France revenant au Vietnam :

S’agit-il pour eux de retrouver du Même (leurs racines, les lieux et les gens de leur enfance, des codes culturels communs, qu’ils soient linguistiques, alimentaires, spirituels) ou de l’Autre (ce qui a changé depuis leur départ, ce qu’ils ont aussi peut-être fui) ? (p. 99).

Cette dialectique du Même et du Différent, qu’on retrouve dans tous les types de tourisme, prend ici une coloration différente…

C’est dans le cadre de ce tourisme de proximité (géographique, culturelle, mémoriel) que se déploie le « tourisme Vfr » qui le caractérise particulièrement. Le tourisme Vfr (pour « visiting friends and relatives ») est un paradoxe objectivant la relation inversement proportionnelle entre le mythe identitaire (souvent présent chez les diasporas, par ailleurs) et la propension au tourisme : en associant la découverte ou la redécouverte d’un pays à des solidarités généalogiques ou générationnelles impliquant de profonds affects, ce type de visite bloque également le processus de « touristisation » rencontré par ailleurs. Peyvel et Vigne notent par exemple pour la population vietnamienne vivant en France que « tourisme et famille étaient indissociables. » (p. 97), et Sirna, à propos des émigrés siciliens vivant en France, s’« ils se rendent en Sicile une fois par an, souvent l’été » qu’ils continuent cependant de projeter « tous de revenir s’y installer définitivement. » (p. 40). Cette imbrication étroite entre déplacement touristique — souvent pendulaire et chronique, quand le pays d’origine est relativement proche géographiquement (Algérie, Italie) — et projection existentielle, est spécifique à une strate générationnelle particulière, celle des primo-arrivants : Sirna le précise ainsi que Bidet à propos des français d’origine algérienne et de leur relation au pays d’origine : « L’expérience migratoire semble déterminante pour distinguer différents types de vacances au pays, entre la première génération de migrants et leurs descendants » (p. 31).

Mais c’est là où les liens familiaux n’existent plus que le tourisme diasporique prend sens. L’exemple des Arméniens de France qu’étudie Astrig Atamian (« Tourisme, racines et idéologies : les premiers voyages en Arménie soviétique ») montre la nécessité pour des diasporas ayant coupé le lien physique avec la terre d’origine d’avoir des élites qui reconstituent des ponts avec celle-ci. Le tourisme « militant » qu’organisent les frères Agopoff à partir des années 1950 à destination de l’Arménie soviétique rencontre le souhait des Arméniens de France de renouer avec la terre de leurs ancêtres toujours selon cette dialectique du même et du différent : « La quête des origines, qui est souvent le moteur d’un voyage, s’associe ici au désir de découvrir un pays en plein développement et en voie vers le progrès. » (p. 146) Ce tourisme militant converge avec les intérêts du pays d’accueil, qui ne répugne pas à user des symboles en vogue parmi la diaspora : « le vocabulaire religieux dont usent les guides, relayé ensuite par les voyageurs, pour faire part du développement prodigieux réalisé en Arménie, n’est sans doute pas anodin. L’identité arménienne repose sur de nombreux symboles et mythes que le régime soviétique, matérialiste, ne répugne pas à manipuler » (p. 145). L’article de Ariel Danan, « comment attirer les touristes en Israël (1958-1989) ? » souligne le mélange des thèmes propres à l’offre touristique à destination des diasporas :

On peut distinguer trois [thèmes utilisés pour convaincre les Juifs de France de se rendre en Israël], bien qu’ils soient souvent imbriqués entre eux. Israël veut s’imposer comme un pays offrant une offre touristique de qualité. C’est aussi le berceau du peuple juif. Enfin, aller en Israël serait un acte de solidarité envers un État constamment menacé par ses voisins (p. 154).

Évolutions sociologiques (tourisme de masse), culture diasporique et politique des États d’accueil concourent à construire ce type de tourisme. Seules des analyses serrées de ces trois domaines distincts, mais convergents peuvent contribuer à décrypter la réalité produite par leur enchevêtrement.

L’article de Gwénael Lamarque, « Les Congrès Mondiaux Acadiens : un tourisme diasporique de masse ? » (pp. 123-138) décrit peut-être le mieux les liens entre diaspora et tourisme en ce qu’il présente une situation idéal-typique. Les Acadiens sont les descendants des colons français du Canada dispersés après la guerre de sept ans par les Britanniques dans toute l’Amérique du Nord (c’est le « Grand Dérangement » de 1755-1763). La terre d’origine est réduite ici à un ensemble de lieux de mémoire : « l’expérience du retour se confond avec un pèlerinage expiatoire sur les lieux d’un drame historique » (p. 126). Depuis les années 1990, le Congrès Mondial Acadien (Cma), créé à l’initiative de volontés individuelles, rassemble tous les cinq ans, entre 200 et 300 mille personnes d’origine acadienne. C’est l’occasion de se remémorer un passé toujours prégnant, de réactiver des liens familiaux (la Fédération des Associations de Familles Acadienne — Fafa — y est associée), mais aussi de mobiliser un potentiel économique conséquent. Les lieux de rencontre changent, ne correspondant pas toujours à des sites mémoriels (une « Route des affaires » est organisée par le Congrès, par exemple). Modèle pur, en effet : l’auteure parle de « tourisme diasporique de masse » (p.136) car le Congrès est l’occasion de déployer une logistique conséquente, mobilisant d’importants fonds, d’une part ; d’autre part, c’est un tourisme « cyclique et itinérant », tirant sa consistance moins des liens avec une terre originaire que de la volonté des participants d’y perpétuer, momentanément, une conscience de groupe.

Le dossier que présente le quatorzième numéro de la revue Diasporas s’épuise à vouloir présenter toutes les facettes d’un phénomène dont les bords, mal délimités, ouvre sur des problématiques très différentes. La transformation des communautés d’émigrés économiques en diasporas, les rapports intergénérationnels, les relations entre tourisme de masse et politique internationale, tiraillent le sujet et l’empêchent d’acquérir une consistance que les articles ont par ailleurs.

Patrick Cabanel (dir.), « Tourismes », Diasporas, Histoire et sociétés, numéro 14, 2° semestre 2009.

Abstract

Les déplacements physiques des personnes, sur des distances plus ou moins importantes, ne cessent de s’accélérer et de mobiliser des populations nombreuses. En distinguant soigneusement entre les motivations des déplacés, des touristes, des immigrés économiques, des étudiants ou des réfugiés politiques, on manque des similitudes et des convergences qui gagnent à être mises en valeurs. ...

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Notes

Authors

Omar Saghi

Omar Saghi est docteur en sciences politiques et enseignant à Sciences-Po Paris. Il a précédemment publié Figures de l’engagement, le militant dans la Trilogie de Naguib Mahfouz (Paris, Harmattan, 2003) et, en collaboration avec Gilles Kepel, Jean-Pierre Milelli, Thomas Hegghammer et Staphane Lacroix, Al Qaïda dans le texte (Paris, Puf, 2005). Dernière publication (octobre 2010) : Paris-la Mecque, sociologie du pèlerinage, aux Puf. Il dirige la revue Interzone.

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