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Serendipity.

Les nouvelles dimensions de la mobilité.

(A) Fred Dervin et Aleksandra Ljalikova (dir.), Regards sur les mondes hypermobiles. Mythes et réalités, 2008. (B) Fabrice Clochard, Anaïs Rocci et Stéphanie Vincent (dir.), Automobilités et altermobilités. Quels changements ?, 2008.

Image1Le 21e siècle invente-t-il de nouvelles mobilités ? La multiplication des déplacements et les exigences du développement durable se concilient-elles ? Les phénomènes de changement climatique, de pollution atmosphérique, de congestion des centres urbains partout sur la planète placent désormais les individus et les collectivités devant l’injonction de changer leurs habitudes de mobilité. Des choix s’offrent à nous : nous déplacer moins (en laissant la voiture au garage), nous déplacer mieux (en partageant les véhicules), nous déplacer différemment (en combinant différents modes de transport ou en faisant appel aux technologies de l’information et de la communication). Les ouvrages collectifs présentés ici explorent, pour l’essentiel, les formes contemporaines de la mobilité spatiale en soulignant leurs innovations et les résistances au changement.

De l’hypermobilité à l’hypomobilité.

L’ouvrage dirigé par les Européens du Nord Fred Dervin et Aleksandra Ljalikova tente le tour de force de rassembler dix études éclectiques sur différentes facettes de la mobilité. Certaines constituent des mises au point ; d’autres, des portraits. La plupart de ces contributions s’inscrivent dans le sillage des travaux du sociologue britannique John Urry, qui dans sa Sociologie des mobilités, traduite en 2005, considère les mobilités comme le centre de la vie en société.

Si l’essor de la mobilité fait consensus chez les auteurs de Regards sur les mondes hypermobiles, tel n’est pas le cas de l’hypermobilité, encensée par certains, nuancée par d’autres. L’hypermobilité désigne, plus qu’une mobilité exacerbée, une compétence à se mouvoir de multiples façons, en personne mais aussi à distance (p. 81). Cette nouvelle compétence est définie d’après les analyses rassemblées par Sylvain Allemand, François Ascher et Jacques Lévy dans Les sens du mouvement. À la lecture des auteurs de Regards sur les mondes hypermobiles qui valorisent l’hypermobilité, on ne peut s’empêcher de penser que les individus hypermobiles sont sans doute aussi bien nantis. L’individu hypermobile type serait ce nomade contemporain évoluant à l’ère de la « surmodernité », décrit par Yasmine Abbas au début du livre comme une sorte de « connecté en transit » (p. 11) muni de ses cartes de crédit et de son téléphone portable. Le propos, souvent métaphorique, développé par cette architecte laisse cependant de nombreuses questions en suspens. On aimerait savoir si ce genre de mobilité est exclusivement rattaché à la personne qui travaille, s’il est localisé à une certaine tranche de vie et s’il survit à la cessation des activités professionnelles. On se demande également quel équilibre entre mobilité physique et mobilité virtuelle définit l’hypermobilité. L’individu qui restreint ses déplacements physiques au strict minimum, mais qui se déplace virtuellement depuis l’accès Internet de son salon est-il hypermobile ? La sociologue Gilda Charrier, quant à elle, décrit une autre facette du nomadisme chez des individus qui, temporairement, entretiennent une relation de couple non cohabitante ou décohabitante pour satisfaire aux exigences de leur formation ou de leur profession.

Les interactions et les activités des occupants d’un quartier central de Bruxelles, étudié par Grégoire Lits, illustrent l’hypermobilité d’un espace de vie à la fois local (avec ses commerces de proximité) et global (avec ses cadres européens). Ce chercheur de l’Université catholique de Louvain retrace l’évolution d’un quartier bruxellois que l’implantation d’institutions européennes a grandement contribué à transformer en un espace d’hypermobilité. De même, la polyfonctionnalité du métro (certes moyen de déplacement, mais aussi espace de multiples services aux consommateurs) en fait un lieu de l’hypermobilité, par laquelle Cyril Burget désigne le « déplacement et […] la communication physique ou virtuelle en rapport avec [sic] le changement d’emplacement dans l’espace, à travers un hyper-choix de transports et de services » (p. 143). Son enquête ethnographique a décodé les trajectoires des usagers de téléphone portable dans certaines stations du métro parisien. Cette analyse détaille cependant surtout les différentes façons de communiquer induites par le lieu. D’autres portraits ont un rapport encore plus lointain avec le propos du livre, comme le parcours suivi par les visiteurs d’un musée, l’imaginaire de la mobilité chez des migrants roumains ou les perceptions du paysage par les voyageurs d’un train.

À côté de ces portraits disséminés dans l’ouvrage, la double question sociologique que pose la géographe Dominique Mathieu-Huber en deuxième partie précise le sujet : les individus qui résident dans des espaces périurbains ont-ils des pratiques singulières de mobilité ? Sont-ils par nature hypermobiles ? Son enquête menée en Île-de-France montre, d’une part, que les individus deviennent périurbains par choix et, d’autre part, que les espaces périurbains, « aire urbaine qui subit l’influence et la croissance de la ville centre, mais qui conserve des activités rurales ou agricoles » (p. 86), génèrent de nombreux déplacements automobiles sans entraîner systématiquement une hypermobilité. D’abord, la géographe signale que les résidents des centres-villes et des campagnes ont des comportements de mobilité comparables sur le plan du nombre de déplacements et du temps consacré au transport. Ensuite, certains périurbains tirent profit des ressources locales et restreignent leurs déplacements à un périmètre de proximité. Voilà qui nuance les portraits précédemment évoqués : les espaces périurbains ne sont pas tellement des lieux de l’hypermobilité.

Si la mobilité est désormais généralisée, nul doute qu’elle génère de nouveaux clivages. Les hypermobiles et les hypomobiles, nouvelle division sociale ? La quatrième et dernière partie de l’ouvrage rappelle l’existence de la ségrégation sociospatiale. En particulier, Laurent Béru de l’Université Sorbonne Nouvelle décrit des situations de « sous-mobilités » dans l’agglomération parisienne qui créent des ghettos aussi bien populaires que huppés.

L’ouvrage aurait gagné en cohérence s’il s’en était tenu à cette problématique de l’hyper- et de l’hypomobilité, terme abordé dans le dernier article. La structuration de l’ouvrage en quatre parties (les individus, les milieux urbains, les (non-)lieux et les critiques) échoue, à notre sens, à lui donner un fil directeur. De plus, selon les auteurs, il est question de société « moderne », « surmoderne », « postmoderne », « hypermoderne » ou encore « postindustrielle ». Sans adopter un point de vue unique, les auteurs auraient pu partager un lexique commun. L’ouvrage présente néanmoins l’intérêt d’aborder différentes formes de mobilités, professionnelles, domestiques, récréatives, sociales, internationales, et d’exposer des points de vue émanant de disciplines diverses. De même, la réflexion qui le traverse ne laisse pas indifférent : société du numérique rime-t-elle avec société écologique ?

Plaidoyer pour la multimobilité.

À l’image des individus hypermobiles qui résident dans leur véhicule à longueur d’année, les déplacements se font massivement en automobile. Or, l’usage exclusif et individuel de l’automobile est largement mis en cause par une société attentive au développement durable, qui peine cependant à promouvoir d’autres modes de transport. Pourquoi les changements en matière de mobilité s’opèrent-ils si difficilement ? L’ouvrage collectif que les jeunes chercheurs Fabrice Clochard, Anaïs Rocci et Stéphanie Vincent dirigent examine quelques obstacles à l’instauration de pratiques de mobilité qui diffèrent de la voiture particulière, soit des « altermobilités ». Du point de vue politique d’abord : comment les décisions se prennent-elles et comment se mettent-elles en place ? Du point de vue individuel ensuite : comment parvenir à modifier les habitudes ? Du point de vue culturel enfin : quels enseignements tirer d’usages spécifiques ?

La première partie se consacre donc à la dimension politique de l’action concernant l’accès à plusieurs modes de déplacement. Chacune des cinq études montre que la réorganisation de l’affectation de la voirie et du partage de l’espace public se heurte aux intérêts divergents des acteurs concernés et à la structuration du pouvoir local. Limitations de vitesse, implantation de stationnements relais, création de voies de contournement des centres-villes et autres mesures ne sont pas au goût de tous. À travers l’examen du Plan de déplacement urbain (Pdu) de Tours, l’urbaniste Marc Dumont énumère les épreuves qui jalonnent la mise en place d’une politique de déplacement. Sylvie Bideaux examine dans le cadre de son doctorat en urbanisme le cas des agglomérations d’Aix-en-Provence et de Lausanne par le biais des représentations des décideurs locaux. De nombreuses initiatives réussissent néanmoins à porter fruit. La géographe Marianne Thébert voit dans la coopération entre communes l’émergence de politiques qui rompent avec le modèle opposant un « îlot central préservé et une périphérie submergée » (p. 33) par l’automobile. Le département de l’Ille-et-Vilaine fournit un exemple d’une stratégie d’aménagement volontariste orientée vers la desserte de sous-ensembles départementaux. Par ailleurs, si la consultation de la population s’avère désormais incontournable, la démarche participative qui implique la société civile ne garantit pas l’aboutissement d’un projet, comme le souligne Malika Wyss de l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Ce type de gouvernance qui associe tous les citoyens à la prise de décisions comporte également ses limites, qui font d’ailleurs de plus en plus l’objet d’études. L’ensemble des interventions en matière de mobilité tendent en France à s’inscrire dans une politique durable des transports, politique rassembleuse, selon le point de vue sociologique adopté par Judith Ferrando Y Puig, où le choix modal et la coordination des modes de déplacement sont centraux. Elle retrace l’apparition de la notion de « mobilité durable » au début des années 2000 (qui respecte le renouvellement des ressources et l’environnement) et son imposition dans les interventions en matière de déplacement. En des termes empruntés à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la mobilité durable désigne un principe d’accord sur un bien commun, notre planète, que différents acteurs peuvent justifier.

L’offre de transport par les collectivités locales n’explique pas à elle seule l’inertie des habitudes. Cette offre doit composer avec les contraintes liées à la répartition de l’habitat et à la diversité des modes de vie. Les trois premières contributions de la deuxième partie abordent la question du changement modal sous un angle général : angle historique pour la place prise par l’autobus parisien à partir de l’après-guerre, angle synthétique à propos des éléments (offre de transport, localisation résidentielle et caractéristiques des ménages) qui influent sur le choix de moyens de transport et angle méthodologique quant à la façon d’observer les réactions au changement. Les quatre autres contributions de cette partie plongent davantage dans les pratiques individuelles. Des chercheurs en urbanisme soulignent que la dépendance à l’automobile génère des discriminations, particulièrement dans les zones périurbaines en confinant adolescents et personnes âgées à des espaces et des habitudes de vie par ailleurs largement partagés. Ils dénoncent en effet les limites d’un transport en commun qui s’adapte surtout au mode de vie actif à cause de l’absence de desserte en soirée ou entre zones périphériques. Cette étude menée dans l’agglomération aixo-marseillaise montre donc que le développement des transports collectifs ne suffit pas à se substituer au tout-automobile : les mouvements des populations doivent se penser de concert avec la qualité de leur habitat de sorte que tous puissent « vivre au quotidien à l’échelle pédestre » (p. 156). La désaffection à l’égard des transports en commun peut également s’expliquer par un déficit du « capital de mobilité » des individus, selon l’expression privilégiée par Anaïs Rocci à la suite notamment des travaux de Sylvain Allemand et de Vincent Kaufmann. Cette chercheuse de l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (Inrets) considère que la mobilité consiste en une capacité faite de compétences, de connaissances et d’expériences en matière de modes de transport. En fait, une fois expérimenté, l’autobus s’intègre beaucoup plus facilement comme choix modal. Encore faut-il faire l’effort d’expérimenter un nouveau mode de transport et élargir ainsi l’éventail des possibilités de déplacement. De son côté, le sociologue Joël Meissonnier suggère de diversifier les itinéraires et de multiplier les correspondances pour rendre les transports en commun aussi ludiques (au sens stratégique) et flexibles que l’automobile. Celle-ci serait attractive en raison de la souplesse de son utilisation qui procure une maîtrise du déplacement. Quant à l’étude sur le travail des contrôleurs de bus qui clôt cette partie, elle éclaire peu la question des résistances au report modal.

La dernière partie compte cinq contributions plutôt disparates sur l’automobile. Deux études examinent ses significations chez des utilisateurs de la région parisienne alors que trois autres études décrivent des pratiques inusitées, du moins non généralisées (les accès diversifiés à l’automobile en Afrique subsaharienne, les full-time rvers qui sillonnent les routes d’Amérique du Nord dans leur caravane ou camping-car et le covoiturage dans trois régions françaises).

En plus de fournir une visibilité à des recherches locales, cet ouvrage collectif contient des pistes d’action pour concevoir la mobilité. C’est là sa plus grande qualité. Saluons d’ailleurs la synthèse de ces pistes réalisée par Fabrice Clochard en conclusion : développement des services en lien avec les activités quotidiennes, création d’un attachement aux dispositifs de déplacement… Concepteurs et décideurs y trouveront sans doute quelques réflexions utiles à l’intervention. L’ouvrage semble structuré selon le point de vue adopté, ou selon les échelles d’observation dégagées par l’anthropologue Dominique Desjeux, d’ailleurs préfacier de l’ouvrage et directeur de thèse des trois coordinateurs. On reconnaît aisément la dimension méso-sociale des acteurs et des interactions dans la première partie, dimension dont on s’éloigne à mesure que l’on progresse dans l’ouvrage. La troisième partie ne fait plus référence qu’à la dimension micro-individuelle des pratiques quotidiennes. Cependant, assurer la cohésion de dix-sept contributions relève du défi. Ici, les études de cas se succèdent, comportant leur justification propre et énonçant un énième propos contextuel ou théorique qui apparaît parfois redondant.

Vers une « mobilité durable ».

L’invocation de la multidisciplinarité et de la diversité des points de vue ne suffit pas à garantir la cohérence d’une ligne éditoriale. Au-delà de cette faiblesse commune, les deux ouvrages partagent certains constats qui inscrivent les déplacements des individus dans la problématique du développement durable.

Au fond, à la lecture de ces diverses contributions se dégage le consensus que la mobilité se trouve bel et bien au cœur des enjeux de justice sociale et d’équilibre environnemental.

D’abord, les difficultés relatives aux déplacements s’imbriquent avec la question de la périurbanisation, donc de la planification de l’habitat. Chaque ouvrage propose un article évoquant les problèmes de la dépendance à l’automobile que l’étalement urbain exacerbe. C’est cependant Automobilités et altermobilités qui développe quelques solutions pour y remédier : transport en commun, covoiturage, déplacements non motorisés. Ensuite, s’appuyant sur la valorisation de la mobilité dans nos sociétés occidentales, ces ouvrages soulignent tous deux que la mobilité s’apprend. Les multiples possibilités de mouvement qui s’offrent aux voyageurs, aux urbains, aux travailleurs requièrent de plus en plus des connaissances précises. La combinaison de modes de transport différents, notamment, complexifie les déplacements. Anaïs Rocci, dans Automobilités et altermobilités, entérine la notion de capital de mobilité, tandis que Dominique Mathieu-Huber, dans Regards sur les mondes hypermobiles, préfère celle d’hypermobilité. D’une façon comme d’une autre, la compétence à se mouvoir de multiples façons est mise en avant. Enfin, ces ouvrages collectifs effleurent l’existence de disparités sociales en matière de mobilité. La sous-mobilité engendre discriminations et « incommunication sociale », pour reprendre l’expression de Laurent Béru dans Regards sur les mondes hypermobiles. Alors que les deux ouvrages se consacrent essentiellement aux effets de la généralisation et de l’intensification de la mobilité, il est intéressant qu’ils fassent aussi émerger la question des inégalités sociales. Quant à savoir si de nouvelles mobilités émergent, la question semble rester ouverte.

(A) Fred Dervin et Aleksandra Ljalikova (dir.), Regards sur les mondes hypermobiles. Mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2008. (B) Fabrice Clochard, Anaïs Rocci et Stéphanie Vincent (dir.), Automobilités et altermobilités. Quels changements ?, Paris, L’Harmattan, 2008.

Abstract

Le 21e siècle invente-t-il de nouvelles mobilités ? La multiplication des déplacements et les exigences du développement durable se concilient-elles ? Les phénomènes de changement climatique, de pollution atmosphérique, de congestion des centres urbains partout sur la planète placent désormais les individus et les collectivités devant l’injonction de changer leurs habitudes de mobilité. Des choix ...

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Notes

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