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Serendipity.

Les lieux, au détour des réseaux.

Conclusion.

Cet article est une conclusion et une discussion de la Traverse « Reprendre formes. Formes urbaines, pouvoirs et expériences ». Vous trouverez en bas de page la liste de l’ensemble des contributions qui forment ce dossier.

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Illustration : Benoît Vollmer, Sans titre, Nouakchott, 2007.

La ville en réseaux comme lieu de discussion.

Faisant écho aux mutations de la ville contemporaine, largement conceptualisées grâce aux termes de ville en réseaux (Castells, 2008), de ville globale (Sassen, 1991), ou de métropolisation, les processus sociopolitiques concomitants de ces transformations ont rarement fait l’objet d’un bilan systématique. L’enjeu de ce dossier est de resituer, par éclairages successifs, les dynamiques de la ville en réseaux ― en termes de mobilité sociale, spatiale, de stratégie résidentielle ― et son processus de fabrication ― politique et démocratique. Le voyage ― le mouvement ― qui nous emmène de l’expérience quotidienne de la ville en réseaux à l’enjeu de sa fabrique politique permet de discuter les mutations supposées de la ville contemporaine.

Rappelons pour commencer non seulement la définition de la ville en réseaux mais le cadre analytique que Manuel Castells nous offre en préambule. La ville en réseaux se manifeste par quatre dominantes de fond. La première porte sur les usages et concerne l’articulation perpétuelle ― et mouvante ― entre le local et le global, les lieux et les flux. La deuxième nous oriente vers les transformations des modes de vie liées à la société en réseaux, ses enjeux de mobilité spatiale, résidentielle et sociale. Ensemble processus sociaux et programmes politiques réorganisent la morphologie sociale, la géographie des différenciations et se manifeste par une rupture croissante des solidarités de proximité, qui se traduit par une certaine disqualification des lieux de vie quotidienne ; il s’agit de la troisième dominante. Enfin, la ville en réseaux est marquée par le problème des processus politiques de mise en forme, c’est-à-dire la remise en cause des modalités modernes de planification, de prise de décision et de distribution du pouvoir.

La lecture de la ville en réseaux, entre flux et lieux, que nous offre Castells s’appuie sur une vie de recherche passée à analyser la transformation conjointe de la ville et des technologies, ces dernières étant perçues comme la matrice d’une société en un temps donné. Le concept de ville en réseaux selon Castells peut être resitué dans un parcours scientifique long de quarante ans (Pflieger, 2006) et apparaît pour la première fois, à travers la dialectique espace des flux — espace des lieux dans La société en réseaux publié en français en 1997. L’ex-sociologue structuraliste dispose d’une lecture du phénomène urbain toujours emprunte de hiérarchie et de l’insatiable ambition de localiser les nouveaux pouvoirs qui organisent la cité. Mais, en parallèle, Castells éprouve le besoin de comprendre la transformation de la société par le bas, par les mouvements sociaux. La structure sociale d’un côté, les pratiques de l’autre, deux axes de réflexions parallèles, et pas toujours convergents, que l’on retrouve dès La question urbaine (1971) et qui persistent dans son analyse actuelle de la ville en réseaux. D’une certaine manière le continuum pouvoirs ― formes ― expériences, que nous proposons de mettre au centre de notre analyse, représente un des principaux fils directeurs du travail de Castells depuis ses premières analyses du système urbain, la ville et les mouvements sociaux, jusqu’à son étude de la société en réseaux, de l’espace des flux et des identités, entre pouvoirs et structures, résistances et pratiques. En considérant les enjeux contemporains de la ville en réseaux, il nous a semblé que ce continuum reste d’actualité et appelle à la poursuite de nos efforts théoriques et empiriques.

En choisissant cet angle de réflexion, nous nous sommes attelés à deux problématiques anciennes et largement traitées par la sociologie urbaine. La première, travaillée par les fonctionnalistes puis par les structuralistes au cours des deux premiers tiers du vingtième siècle, concerne la façon dont les pouvoirs, politiques ou non, façonnent, modèlent, formatent ou contrôlent la ville et les pratiques de ses habitants, via la planification urbaine, l’aménagement, les infrastructures ou toute autre activité de mise en forme de l’urbain. La seconde problématique, classique de la sociologie urbaine depuis Simmel et ensuite les travaux de l’École de Chicago, concerne la relation entre formes et expériences, la question de l’appropriation d’une forme, du détournement de sa fonction ou de son sens, de l’invention par les habitants de nouveaux objets ou plus simplement de la résistance d’une population à une action de mise en forme.

Sans prétendre clore ces questionnements ― alors que les transformations de l’urbain nous imposent de remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier ― l’objet de ce dossier est de synthétiser des travaux significatifs offrant un éclairage sur le phénomène urbain actuel. Ces contributions nous autorisent ensuite à discuter le concept de ville en réseaux et à approfondir, voire dépasser, le rapport dialectique entre flux et lieux. Ils offrent une lecture peut-être plus contrastée que les formalisations de Castells et replacent les acteurs sociaux et politiques au cœur de l’analyse. Nous contribuerons à cette discussion ici même, après avoir dessiné le cadre méthodologique à travers lequel nous avons souhaité saisir le mouvement « expériences-formes urbaines-pouvoirs ».

Saisir le mouvement « expériences-formes urbaines-pouvoirs ».

Trop souvent les relations respectives entre expériences, formes urbaines et pouvoirs sont traitées de manière disjointes. Les recherches sur la production des formes sont peu attentives à leur inscription dans le quotidien des citadins, dont dépend plus largement leur effectivité. À l’inverse, les recherches sur le détournement des formes sont peu soucieuses d’une compréhension de l’importance des moments de formalisation. Il nous a semblé à l’inverse nécessaire de traiter ensemble ces deux perspectives afin de saisir les liens dynamiques qui les relient. Dans cette perspective, le séminaire Reprendre Formes qui s’est tenu en juin 2006 à Lausanne, et cette Traverse qui en rend compte (cf. table des matières en fin d’article), s’attachent à reconsidérer ce qui a été occulté par les analyses postmodernes de l’urbain : la ville dans sa dimension la plus matérielle, à travers ses formes et ses objets. Sans entrer dans les distinctions par trop artificielles entre technique et société, nature et culture, science et politique, nous avons souhaité réexaminer la place des objets et des éléments conventionnels (normes, règles) dans la transformation de la ville. En effet, il est essentiel de prendre au sérieux ces éléments dans la mesure où c’est dans les processus de mise en forme que se jouent les réponses aux problèmes politiques et sociaux relatifs au développement urbain.

Nous partons ainsi du postulat que la forme est au cœur du phénomène urbain. C’est au travers d’un ensemble de processus de formalisation ― tant de la matière des villes que des rapports sociaux qui y prennent place ― que les villes ont été, et sont, à même de répondre au défi qui les fonde : faire vivre ensemble de manière pacifiée des personnes étrangères les unes aux autres Au plan spatial/territorial, les densités et les formes d’urbanisation, le maillage des infrastructures, la distribution des fonctions, la localisation des équipements urbains sont le fruit de processus d’accumulation historique, en perpétuelle mutation. Au plan social/politique, la composition d’un monde commun, susceptible de faire place aux personnes dans leurs différents rythmes et aspirations, passe par l’invention et la modification des règles et des standards qui donnent forme aux aménagements nécessaires pour accueillir les multiples activités se déroulant dans la ville.

Depuis son origine la sociologie urbaine a reconnu l’importance des formalismes de tous genres dans la composition d’un ordre urbain, que ce soit celui de l’argent étudié par Simmel, des agencements spatiaux décrits par l’École de Chicago, ou encore plus tard celui des règles de l’interaction publique au cœur des analyses de Goffman.

La question de la forme ouvre alors à la fois à celles de sa production et de son impact. Avec parfois un certain pessimisme. Ainsi, lorsque Maurice Halbwachs (1920), déroule son analyse des plans d’extensions de Paris, avant le 19e siècle il souligne déjà, non sans ironie, que les tentatives de planification de Paris n’ont fonctionné que lorsqu’elles ont validé a posteriori les développements existants, réalisés au fil de l’eau dans les faubourgs de la capitale. En bref, le plan et la norme ne fonctionneraient jamais aussi bien que lorsqu’ils tentent de ne rien contrôler, planifier ou formaliser et démontrent également notre incapacité à prévoir la ville a priori. Les plans de Paris auraient été de vastes entreprises de régularisation des faubourgs, désormais inclus et enclos dans la cité, tout comme les bidonvilles se trouvent aujourd’hui régularisés, restructurés en accordant l’accès aux services urbains ou en élargissant le périmètre du plan officiel. On parle alors d’un urbanisme de rattrapage.

Cette vision de la ville nous pousserait dans un premier temps à croire que quels que soient les normes, les lois et les règlements, la ville prend forme sans eux. Toutefois, même si les normes ne sont pas parfaitement appliquées, leur influence n’est jamais nulle. Au contraire, elles font faire des choses ― que ce soit pour s’appuyer dessus ou encore les contourner ― à l’instar de tous les autres dispositifs qui permettent aux humains de se coordonner. Les villes ont une forme et des formes. Alors, d’où viennent-elles ? Des larges avenues de Saint-Petersbourg aux maisons Bouygues d’une banlieue parisienne, du skyline new yorkais aux villes nouvelles, de Sydney à Poitiers, des bastides au new urbanism, certaines villes ou certains fragments de ville ont été pour partie dessinés par des institutions, des ingénieurs ou architectes en chef, des codes, des procédures, des standards ou des écoles. Ce n’est jamais une ville qui se construit « par elle-même » mais une ville qui se présente comme la résultante de milliers d’ingrédients, de normes, de lois, d’architectes et de politiciens.

Dans tous les cas, la forme existe. Elle devient lâche parfois dans la ville étalée, forte dans une vieille ville européenne ― haute, basse, dense, diffuse, belle, solide. Cette forme parle d’histoire, de politique, des tendances et des cultures. Elle spatialise la complexité d’une époque, du monde englobant. Cette forme devient alors un élément en soit, un objet d’étude autonome qui ne pourrait renvoyer qu’à elle-même. Mais on ne sait encore rien de ce qui sous-tend à la forme urbaine.

Et c’est bien de cette forme qu’il nous intéresse de comprendre la genèse, où se dessine la ville, où prend-elle forme ? Bien sûr dans cet entre-deux, entre la ville sans normes et la ville résultante, dans cet ajustement complexe entre des codes venus d’en haut, des pratiques et des besoins venus d’en bas. Ainsi, en intitulant ce séminaire Reprendre formes nous souhaitions jouer sur la triple facette de l’expression :

  • rappeler tout d’abord le besoin que nous ressentons de prendre la forme au sérieux ;

  • revenir au cœur de la fabrique de la ville en renforçant notre compréhension des modalités de mise en forme de l’urbain (tant normatives et institutionnelles que techniques et morphologiques) ;

  • étudier quels sont les acteurs qui produisent, utilisent et habitent ces formes, comment ces formes sont prises en main, subies et ressenties par les acteurs de la ville ?

Si l’on tient ensemble ces trois exigences, nous ne sommes plus simplement en présence soit d’un jeu de forme qui dicterait le devenir des villes ou au contraire d’un jeu d’acteur qui déterminerait le sens des formes urbaines. Au contraire, il s’agit de comprendre la manière dont s’entremêlent les jeux des acteurs et les jeux des formes.

Quatre voies de mise en forme.

En reprenant en main une problématique délicate mais classique de la sociologie urbaine, nous ne souhaitions pas ignorer les cheminements et la sédimentation des théories passées, et de l’histoire des faits. Toutefois, se poser la question du rapport entre pouvoir, formes urbaines et expériences aujourd’hui en 2008 suppose de considérer notre contexte socioéconomique, à l’échelle urbaine. Le contexte a changé, à toute échelle, du global au local, et si quelques preuves de ces mutations apparaissent dans les paysages et artefacts urbains au gré des centres commerciaux, des hôtels de luxe, d’un aéroport ou d’un quartier d’affaires, l’étude des mécanismes qui nous amènent de la globalisation à la ville est pauvre ou parfois trop globalisante.

Devant ce défi, proposer une analyse du continuum pouvoirs-formes urbaines-expériences n’est pas chose aisée. Peu de théorie et de travaux de recherche en urbanisme ont aujourd’hui prétention à comprendre le phénomène urbain dans sa totalité, ou dans sa globalité, à la manière des systèmes urbains et des modèles que Manuel Castells et son équipe analysaient au cours des années 1970. Les thèses, les projets de recherche sont saucissonnés, découpés, resserrés souvent pour en approfondir la rigueur scientifique et le niveau de pertinence. Nous avons donc choisi, pour répondre à notre quête, non pas de chercher en vain des travaux qui embrassent l’ensemble des objets mais de composer un ensemble avec plusieurs éclairages. Sans prétendre aboutir à une théorie totale de la ville, dans l’entrelacs de ces présentations, nous pouvons discerner des clés de compréhension de la ville en réseaux et de sa mise en forme. À l’aune de l’histoire nous pourrons inscrire ces dynamiques dans des parcours de temps longs, des sentiers de dépendance ou des régimes contrastés qui nous donneront une approche relative des transformations contemporaines.

La restitution que nous proposons aux lecteurs d’Espacestemps.net, se veut être le matériau brut du séminaire Reprendre Formes et de ses quatre sessions. Les quatre comptes-rendus élaborés par Winh Dao, Hanja Maksim, Marie-Paule Thomas et Marion Tillous présentent la substance des exposés des auteurs et le contenu des débats. Ils témoignent du matériau dont nous disposons pour engager cette analyse des processus de mise en forme de la ville en réseaux.

La première session, intitulée « Les infrastructures de réseaux : enjeux renouvelés de l’action publique », dont Marion Tillous nous restitue le contenu visait à étudier les infrastructures de réseau, à l’interface entre les formes matérielles (issues de planifications fortes, comme dans les villes nouvelles, ou d’évolutions, de surimpositions) et les formes immatérielles (le réseau aérien par exemple). Quel est le rôle des sentiers de dépendance ― liés aux investissements de forme antérieurs ― dans l’implémentation et la gestion de ces réseaux ? Quelles nouvelles influences ont les processus de participation citoyenne ?

La deuxième session, « Formes urbaines et usages : quelles récurrences ? » dont Hanja Maksim nous propose un compte-rendu, visait à comprendre la manière dont chaque activité de formalisation, que ce soit celle de l’architecte, du législateur ou encore de l’économiste, présuppose et est sous-tendue par des logiques d’actions spécifiques des personnes (où elles s’avèrent dotées des qualités et capacités attendues pour répondre aux exigences de la mise en forme de leur engagement). Quel est le travail de modélisation des comportements humains qui préside à tout effort pour ordonner la ville ? Dans quelle mesure et à quelles conditions les habitants des villes agissent-ils en conformité à ce qui est attendu ?

La troisième session restituée par Marie Paule Thomas portait sur « le cadre bâti : les formes face à la norme ». Cette session s’est concentrée sur la portée réelle de la règle et des conventions dans l’aménagement urbain ? Comment les acteurs sociaux tentent-ils de l’instrumentaliser ou de s’en échapper ? En contraste avec une perspective strictement normalisatrice, il s’est agit ici de comprendre comment la forme urbaine se modèle au fil du temps et au gré des projets, au gré des rentabilités, au gré même de la concurrence entre les formes parfois symboliques de la ville.

Enfin, la quatrième session, synthétisée par Winh Dao, s’intitulait « Expériences sensibles de la ville ». Son objectif était d’explorer de quelle manière nos jugements esthétiques, politiques et moraux s’ancrent dans ― ou interfèrent avec ― notre expérience sensible de la ville. Plus largement, en considérant les liens entre perception, jugement et participation, l’enjeu était d’éclairer les liens étroits entre les débats publics, où se joue le devenir des formes urbaines, et l’expérience quotidienne de ces dernières, où se joue le destin des pratiques ordinaires des citadins.

Alors que ces quatre comptes-rendus offrent une lecture presque exhaustive de la teneur des exposés et des débats, nous souhaitons achever cette synthèse du séminaire Reprendre formes par un retour sur la ville en réseaux, entre lieux et flux, en en discutant la mise en forme. Comme le montrent les synthèses des quatre sessions, plusieurs regards décalés nous aident à déboucler les tendances supposées de la fabrique de la ville en réseaux, afin de les discuter.

La revanche des lieux.

En s’appuyant sur la contribution de Manuel Castells, rappelons que la ville en réseaux soulève a priori quatre enjeux : la gestion du rapport global-local et de la domination des flux sur les lieux ; l’accompagnement des nouvelles pratiques de mobilité ; la prise en compte des processus de fragmentation sociale et fonctionnelle ; et la nécessaire reconfiguration de l’action publique locale. En se fondant sur le séminaire Reprendre formes nous pouvons discuter ces quatre enjeux de départ grâce aux divers regards décalés et complémentaires qui nous ont été offerts. Ces regards sont décalés car nous avons souhaité remettre les acteurs sociaux, les processus politiques, les conditions de fabrication au cœur de l’analyse de la ville en réseaux. Comme nous ne souhaitons pas en rester à une conclusion que « tout est évidemment plus complexe », nous proposons une synthèse des apports empiriques et théoriques de ce dossier en explorant l’hypothèse d’une revanche des lieux.

Cette revanche des lieux peut être comprise plus fondamentalement comme la résistance de ce qui nous attache au monde et aux autres (et qui est le substrat de toute mise en forme). La société ne peut devenir entièrement fluide sous peine de devenir invivable. Ainsi, le monde en réseau n’a pas éliminé la question de nos attachements et de nos rapports de proximité. Il l’a toutefois déplacée en dispersant ce qui autrefois se tenait dans la contiguïté d’un même espace spatiotemporel. Dès lors, si notre identité et les motifs de nos aspirations et nos critiques continuent à se construire dans la dynamique d’un rapport ancré au monde, cet ancrage est désormais multiple, complexifiant en retour le rapport entre flux et lieux.

Flux et lieux, quelle domination ?

La première dimension de la ville en réseaux, largement discutée au fil des contributions, est la dialectique entre lieux et réseaux et ses effets sur l’organisation des espaces localisés. Les concepts d’espaces de lieux et d’espaces de flux ont été formalisés par Castells à travers la domination structurelle du premier sur le second, conduisant à une fragmentation ― duale ? ― de ce qui est connecté localement et/ou globalement, de ce qui ne l’est pas (Castells, 1996). Ces notions ont longuement été débattues dans la littérature depuis près de quinze ans. L’objection du déterminisme technique et de la vision dominatrice de l’espace des flux sur les lieux est certainement la plus partagée (Webster 1997, Offner 2000, Pflieger 2006). Castells lui-même reconnaît que l’association systémique [réseaux/flux/élites] ne peut être éprouvée dans l’absolu et qu’il revient au chercheur d’explorer les voies multiples d’articulation entre les sphères des lieux et des flux.

Jusqu’à quel point l’espace des flux domine-t-il l’espace des lieux ? Telle est la première question que Guillaume Faburel nous invite à poser en enquêtant sur les conflits d’aménagement autour des aéroports afin de saisir ce qui des exigences de la mobilité ou de la demeure prévaut dans la manière dont on donne forme à notre environnement. L’aéroport est en effet tout à la fois un dispositif essentiel de l’organisation des flux mais aussi le point d’ancrage de ces derniers. Il apparaît de nos jours que l’aéroport, érigé depuis le milieu du 20e siècle à la gloire du progrès, ne peut plus être planifié par les seuls acteurs du pôle aérien (et répondre d’une seule logique des flux). En faisant exploser les flux, les communications, la mobilité de longue distance, l’avènement de la société en réseaux a été concomitante d’une remise en question profonde des idéaux modernes de planification. Ainsi, les acteurs sociaux, les habitants, les organisations environnementalistes amènent désormais à réviser la manière dont s’ancrent localement des espaces qui ne représentaient jusqu’alors que des points d’amarrages de l’espace aérien.

Les territoires locaux progressivement institués vont même jusqu’à remettre en cause sur le terrain la domination des flux sur les lieux. Qu’ils soient aériens, ferroviaires ou routiers, les flux de personnes sont dans leur ensemble générateurs de nuisance, de bruit, de pollution, de destruction du paysage. La planification de ces lignes et de ces points n’est plus dominée par la seule injonction du développement économique ou par une stricte logique techniciste. En s’ouvrant aux habitants ou à leurs représentants elle rééquilibre la confrontation entre flux et lieux, entre « l’atterrissage de l’espace des flux » et « l’envol de l’espace des lieux » pour reprendre les termes de Guillaume Faburel. De même, à l’échelle métropolitaine, la contribution de Fritz Sager montre bien à quel point l’organisation de la polycentralité, et de fait l’articulation entre des aires différenciées, porte en elle l’affrontement entre le désir d’habiter à distance des infrastructures tout en étant connecté le mieux possible aux quartiers commerciaux, à la gare ou aux autoroutes.

L’enquête de Joan Stavo-Debauge et Danny Trom sur la patrimonialisation du Vieux-Lyon nous permet d’approfondir encore notre compréhension de la dynamique de cette articulation entre flux et lieux. L’inscription du Vieux-Lyon au patrimoine mondial de l’Unesco élargit de manière radicale la « communauté » concernée par le devenir de ce lieu. Elle exige en particulier d’offrir ses espaces patrimoniaux au flux et au regard des touristes du monde entier. Cette exigence fait naître un ensemble de tensions pratiques entre, d’une part, les usages et les aménagements visant le bon déroulement des visites touristiques et la jouissance esthétique du patrimoine et, d’autre part, les usages et aménagements devant permettre aux résidents d’habiter pleinement les lieux.

On s’aperçoit ainsi que l’opposition entre flux et lieux renvoie à des modalités contrastées du rapport à l’environnement que l’on peut résumer à une opposition entre le passage et la résidence. Derrière ces deux modalités, on trouve non seulement des exigences parfois opposées en termes d’aménagement (accessibilité vs clôture) mais aussi des attachements et des préoccupations variables. Le passant ne se soucie pas de la même manière du devenir du lieu qu’il visite. De fait, le processus de patrimonialisation peut être lu comme un processus politique ancré en premier lieu dans le concernement et la vigilance active de certains habitants quant à la dégradation de leur quartier.

L’ancrage de l’usage dans des lieux apparaît plus largement comme un moteur essentiel des dynamiques politiques contemporaines. À l’instar des conflits autour de l’implantation des aéroports ou des lignes de transports terrestres, on assiste de plus en plus à des mobilisations locales s’appuyant sur un concernement localisé nourri par un usage et des savoirs familiers.

Ces considérations permettent d’assouplir l’opposition un peu rigide entre flux et lieux en la situant dans la question plus large des rapports entre usage et politique. La question politique qui émerge est celle de la communauté de référence du travail politique. Qui doit et qui peut participer aux débats qui vont déterminer l’aménagement et les usages « autorisés » d’un lieu.

La composition entre flux et lieux doit ainsi être pensée comme la mise en forme des espaces pratiques et des procédures politiques permettant d’accueillir et d’agencer les usages variés d’un monde marqué par l’hétérogénéité des modes de vie et la mobilité accrue.

Il n’y a donc pas domination des flux ou des lieux mais un jeu de tensions entre des usages qui sont susceptibles de s’exclure mutuellement. Comme le relate encore Stavo-Debauge et Trom, le passage constant des touristes menaçait de rendre impossible la vie dans le quartier. Il a fallu donc mettre en place des dispositifs pratiques pour composer ces usages. À l’inverse, l’usage habitant vu depuis la conservation du patrimoine menaçait aussi d’user ― et donc de « dégrader » dans une perspective patrimoniale ― les lieux protégés. Des règles ont été dès lors édictées pour limiter l’usage des lieux (ne pas fumer dans certains appartements).

On est ici au cœur de la problématique plus fondamentale de l’articulation entre forme et usage telle que la décrit Marc Breviglieri dans sa contribution. En effet ce dernier montre que l’usage « familier, usant et usuel » des choses se heurte aux efforts de modélisations inhérents à la pratique et à l’éthique architecturale. Dans la perspective d’une architecture qui dure et qui délimite les bons usages, la trop grande personnalisation des lieux ― nécessaire pourtant pour habiter pleinement les lieux ― apparaît comme une menace. La forme est ainsi tout à la fois ce qui rend possible le vivre ensemble ― permettant de coordonner les personnes entre elles ― tout en contenant une discipline qui en dernier lieu peut aussi empêcher les personnes de s’approprier pleinement le monde.

Si l’on se donne cet horizon de la communauté politique, la question de la mobilité ― qui tout à la fois défait mais aussi relie de manière inédite ― apparaît comme centrale.

Quelle recomposition des mobilités ?

La ville en réseaux apparaît ainsi de plus en plus organisée autour des mobilités qui la lient d’une part à d’autres espaces globalisés et qui assemblent, d’autre part, les espaces intra-métropolitains entre eux. En prenant une posture une nouvelle fois décalée, la contribution de Sven Kesselring nous montre que sous le terme de mobilité se cachent en réalité des agencements forts différents de lieux et de flux qui prennent sens à l’échelle de la vie des personnes.

Entre le local et le global, les pionniers de la mobilité, qui apparaissent à première vue comme les gagnants de la société en réseaux, agencent leurs lieux de façon variable. Certains ont une mobilité centrée sur un pôle de vie qui fait sens, d’autres ont une mobilité décentrée, ou plutôt recentrée, sur un petit réseau de quartiers globaux, tels les NY-Londoners. Et nous apprenons même que les grands mobiles peuvent être physiquement immobiles, nous rappelant que l’espace des flux est aussi celui de la communication. Ainsi, de façon systémique, la ville en réseaux transforme la vie des personnes, leur habitation, leurs lieux et se trouve réorganisée par ces habitants. De ce point de vue l’explosion d’internet a permis une diversité encore plus grande d’agencements entre lieux et flux.

Ainsi, Sven Kesselring redonne une place de choix aux lieux dans l’étude la mobilité, pour lui en effet « the structural side of motility within societies is restored within the local to the global infrastructures ». En ce sens, il va plus loin qu’une simple lecture de l’espace semblable à un mouvement brownien où tout bouge, en permanence et de toute part. Les pionniers de la mobilité valorisent tous les lieux comme des points d’ancrages mais de façon différenciée, et la topologie des réseaux de communication ou de transport devient pour eux structurante de leur vie privée et professionnelle.

Mais les pionniers de la mobilité ne sont pas les seuls mobiles de la ville en réseaux et les systèmes de lieux se multiplient dès lors que l’on prend en compte la mobilité quotidienne. Nous savons que la mobilité est inégalement distribuée (Kaufmann et al. 2004, Fol 2005, Flamm 2006, Blumenberg 2004). Les pratiques et les représentations varient fortement d’une catégorie sociale à l’autre. Elles dépendent, de plus, d’un système de compétences complexe qui fait du potentiel de mobilité (ou motilité) un nouveau capital indispensable à la mobilité sociale des personnes. Au-delà des pionniers, les travaux plus récents de Vincent Kaufmann et al. (2008) nous invite aussi à revisiter comment la sociologie des quartiers se transforme sous l’effet des politiques d’accessibilité, quelle valeur prennent les lieux dans une société de la mobilité ? Ainsi en nous intéressant à la mobilité nous revenons inévitablement à la question des lieux c’est-à-dire à celle des espaces qui s’avèrent essentiels pour développer les expériences, les relations sociales et affectives mais aussi les habitudes, qui donnent sens à nos vies et permettent de se forger une identité durable. Dans cette perspective, les espaces de flux peuvent devenir aussi les lieux de notre vie, à l’instar des pendulaires qui habitent les transports publics (leur grande familiarité permettant de s’y reposer, tisser des liens sociaux, etc.).

Que deviennent les lieux ? Inégalités, mise à distance et valorisation.

L’espace des lieux peut être défini, avec Castells, comme l’espace de l’expérience et dont le sens est centré sur la valorisation de la localité et des interactions de proximité. Toutefois une vision réductrice de l’espace des lieux consisterait en une approche nostalgique des lieux d’urbanité de la ville historique ou des centres anciens. Selon cette vision, Belleville ou les espaces publics de Barcelone seraient considérés comme des espaces en voie de disparition, face au développement urbain mondial, dominés par les flux et la dilution des solidarités de proximité. Or, les lieux de l’expérience ne disparaissent pas, mais se démultiplient à travers des formes, urbaines et sociales, de plus en plus variées.

Pour comprendre plus en avant la manière dont les lieux s’inscrivent dans ces nouvelles cartographies des modes de vie, et le rôle qu’ils y jouent, nous pouvons revenir à l’étude de la mobilité quotidienne. Comme évoqué précédemment, les pratiques de mobilité contemporaines amènent à accorder de l’importance tout autant aux lieux de la vie quotidienne ― les espaces de nos routines et des nos attachements affectifs ― qu’aux espaces de flux et donc aux moyens de déplacement. Dès lors, entre deux formes d’habitat tels que les gated communities et les espaces gentrifiés du centre, un des clivages culturels forts qui se dessinent se fait en fonction du type d’accessibilité valorisé : la voiture pour les uns, les transports en commun pour les autres. Mais, là encore, cette différence tend à être nuancée. La mode des Transit Oriented Development ou des Pedestrian Pockets américaines ne représente-t-elle pas un mix entre la morphologie des gated communities et les atouts de l’accessibilité en transports publics, jusqu’alors réservée au centre-ville ?

Néanmoins, au-delà du clivage entre les modes d’accessibilité à ces quartiers, un point commun ressort de la gated community et du quartier ancien, aujourd’hui patrimonialisé : la fonction de déambulation ainsi que la valorisation ― foncière, sociale et symbolique ― des espaces publics. Les espaces de proximité de la vie quotidienne semblent donc plus que jamais valorisés, même à travers la forme socialement dérangeante des quartiers fermés. Et lorsque l’on compare l’« ancien-factice » du Nouvel urbanisme et l’« ancien-figé » des quartiers historiques nous sommes frappés de voir la place accordée aux espaces collectifs dans l’urbanisme contemporain. On assiste donc plus à la difficile recomposition spatiale des expériences essentielles à l’équilibre d’une vie humaine (de sociabilité, de déplacement, de confrontation à l’altérité, d’habiter) qu’à la substitution d’un nouvel individu mobile affranchit des pesanteurs de l’attachement aux lieux. Cette recomposition spatiale suscite néanmoins des transformations sociales importantes.

Pour rendre compte des nouvelles formes de différenciation sociale de l’espace, Katharina Mandersheid et Max Bergman se sont inspirés d’une posture méthodologique structuraliste, par laquelle l’espace est conceptualisé comme l’aire de déploiement de l’organisation sociale. Ils ont ensuite tenté de comprendre comment les comportements de mobilité, les stratégies résidentielles et les formes de stratification sociale pouvaient être corrélées. L’ampleur de l’appareil méthodologique mobilisé montre à quel point il est complexe d’élaborer un nouveau modèle de stratification sociale, à même de succéder aux modélisations de Burgess. Ce dernier représentait l’ancienne structure spatiale des villes américaines de façon simplifiée, du centre à la périphérie : quartier d’affaires, pavillonnaire, zone d’immigrant, working poor’s area, logements collectifs, suburbs (Burgess et Locke, 1953). Dans les années 1970, Manuel Castells a bien essayé de renouveler ces modèles afin de comprendre l’organisation fordiste de la ville, mais il ne disposait pas des moyens informatiques et mathématiques propres à traiter une somme de variables de cette importance.

La contribution de Mandersheid et Bergman souligne qu’une des spécificités de la ville en réseaux est la complexification de la morphologie sociale ― appelée post-modern spatial pattern. Les mailles de la ségrégation se resserrent : les quartiers modestes et aisés se localisent dans toutes les strates de la ville ― le centre, les aires résidentielles, les zones périurbaines. Une mixité apparente qui masque une géographie sociale plus fragmentée encore, car un zoom de plus nous conduit à discerner des profils de quartiers extrêmement différenciés, d’une rue ou d’un bloc à l’autre ; une micro-fragmentation à l’échelle infra-communale. Ainsi observons nous un paradoxe pour la sociologie urbaine : alors que les outils d’analyse sont toujours plus sophistiqués, la forme des inégalités se complexifie à une vitesse au moins aussi rapide.

La fabrique des lieux, les nouvelles frontières du politique.

Pour l’étude de la fabrique de la ville en réseaux, l’analyse réflexive du diagnostic architectural de Castells sur l’espace des flux, par Jean-Louis Genard, représente une clé indispensable. En préambule Castells soulignait la difficulté de l’architecture à créer du sens face à un espace urbain sans Histoire. « Les grands espaces résidentiels et d’activités qui s’étendent dans les régions métropolitaines européennes ne disposent pas de marquage physique, culturel et historique. » Et l’architecture de l’espace des flux, des shopping malls, des aéroports ou des quartiers d’affaires ne semble pas à priori ― et dans les discours critiques du post-modernisme ― apporter plus de sens à des habitants qui seraient isolés entre leur logement et le Monde.

Nous avons toutefois discuté précédemment de la dimension toute relative de la perte de sens ou de la dilution des lieux, au regard du réinvestissement des quartiers centraux et périphériques et, plus largement, de l’ancrage local des mouvements sociaux. À cet égard, Genard nous rappelle avec raison que le discours post-moderne, tout comme les injonctions patrimonalistes, véhiculent un récit rétrospectif et normatif de la perte, de la perte de sens, de la perte des lieux, de la perte de la ville. Une posture qu’il convient de relativiser en faisant appel au concept de réflexivité et à des pratiques elles-mêmes plus réflexives. Ainsi, la sociologie urbaine récente a montré comment les shopping malls, gares, espaces multimodaux représentent des lieux d’appropriation sociale, des lieux de rassemblement, d’échanges, parfois violents, des lieux d’expression publique. N’en déplaise aux urbanistes, les centres commerciaux sont des lieux d’urbanité et d’interactions pour les jeunes mais aussi pour les personnes âgées. N’est-il pas symptomatique que la Gare du Nord à Paris devienne le nouveau siège des affrontements identitaires, opposant des gangs des grands ensembles ? L’appropriation diverse de ces « artefacts de la globalisation » ― pour reprendre les termes du sociologue chilien Carlos de Mattos ― en font des espaces urbains, des lieux de sens.

En reconnaissant les centres commerciaux, les gated communities ou les gares comme des espaces d’urbanité, notre posture n’est pas de placer l’ensemble des espaces urbains au même niveau, bien au contraire. En amont des usages ― des rencontres et des conflits ― qui prennent place dans ces lieux, on doit considérer aussi leur place dans l’architecture plus large de la ville, qui détermine pour partie ce qui se joue localement. La mise en forme de la ville se tient ainsi à la croisée des intentions formelles des agents de la planification et de la dynamique des engagements et des mobilisations situées.

À cet égard, la contribution d’Agnès Sander ― qui est la seule qui ne s’intéresse pas en apparence à la ville en réseaux ― nous offre un regard décalé sur une ville qui n’est pas seulement le produit des programmes architecturaux actuels mais une ville héritée, sédimentée, un palimpseste pour reprendre la métaphore d’André Corboz (2002). La forme définie par Haussmann dans un quartier périphérique du Paris du 19e siècle encadre aujourd’hui encore l’urbanisation des parcelles ; les principes passés de fabrique de la forme urbaine peuvent donc perdurer. Nous apprenons toutefois que l’urbanisme autocratique d’Haussmann laissait la place à l’appropriation et à la résistance, à « la construction perpétuelle ». Le contexte foncier et la localisation des programmes dans des aires périphériques a permis une certaine flexibilité, loin de la rigueur formelle de l’Avenue de l’Opéra. « Les actions publiques et les choix des propriétaires ne sont en effet pas les mêmes dans le centre prestigieux de la capitale et à sa périphérie » nous dit Agnès Sander. La résistance à la planification, plus que jamais d’actualité, peut prendre des formes conventionnelles telles que la spéculation des propriétaires fonciers. Ces résistances se mêlent aux actions publiques successives pour produire des alignements imparfaits et une grande diversité formelle.

De même, Genard nous invite à étudier la place des mouvements sociaux ou des usagers dans la fabrique de la ville et pas seulement à réduire le sens d’une forme à celui que les architectes ont bien voulu lui donner. Il rappelle avec force l’évolution des pratiques urbanistiques qualifiées, avec Scott Lash, de réfléchissantes. Ce moment réfléchissant dépasse le seul mythe de la démocratie participative qui viendrait introduire une nouvelle relation idéale entre l’élu et l’usager. La réflexivité intègre l’ensemble des voies de résistance, d’appropriation ou de contestation dans les mains des usagers. L’exemple des forums hybrides de Callon, Lascoumes et Barthe (2001) a souvent été cité dans cet ouvrage et l’enjeu de la fabrique de la ville en réseaux se situe en grande partie dans la façon dont on parvient à transformer des artefacts et des infrastructures urbaines en problèmes et objets publics ― making things publics nous dit Bruno Latour. On retrouve ici la question de la communauté politique pertinente, celle du public affecté par les tensions issues des usages relatifs aux logiques du passage et de l’habiter (par exemple : consommation esthétique vs usage pérenne, utilisation fonctionnelle vs maniement personnalisé, etc.).

Le tournant de la réflexivité formalisée par Genard a été longuement restitué par Guillaume Faburel, Fritz Sager ou encore Joan Stavo-Debauge et Danny Trom. Il concerne des objets divers : des lignes de tramways, des aéroports ou des plans d’urbanisme. De façon transversale, les contributions révèlent trois types de complexité dans la fabrique des villes en réseaux.

Une complexité d’acteurs, tout d’abord, avec un système d’action publique marqué par la présence d’une diversité d’institutions publiques, de groupes d’intérêt spécifiques, de mouvements sociaux, d’experts et de techniciens.

Une complexité des registres d’action et de justification, ensuite. La contribution de Fritz Sager a démontré comment des arguments financiers, de limitation des dépenses publiques avaient succédé à des arguments de type Not in my backyard (nimby) pour faire échouer une seconde fois le même projet de tramway en votation populaire. Les citoyens peuvent se coaliser différemment et former des alliances variables selon qu’ils adoptent une figure de contribuable, de riverain ou d’écologiste. Guillaume Faburel a aussi montré comment des arguments de lutte contre les inégalités environnementales pouvaient être portés par des riverains aisés au nom de ménages pauvres, pour transformer une opposition nimby en lutte pour l’intérêt collectif. Ces deux exemples illustrent la complexité des registres cognitifs et des argumentaires. La catégorisation en termes de nimby peut ainsi participer elle-même d’un travail de dénonciation publique (dévaluant politiquement les attaches de proximité au risque de perdre de vue le fait qu’elles demeurent essentielles dans l’expérience du monde à partir de laquelle on prend voix en public). Les autorités publiques ne sont souvent pas en mesure de « décoder » les discours et de comprendre les réseaux de résistance qui se tissent.

Une complexité des procédures, enfin, qui tend non plus à voir se succéder des modes de planification urbaines, mais plutôt à empiler des pratiques issues du passé. Face à la complexité des systèmes d’acteurs et des registres d’action, l’éventail des procédures est mobilisé par des acteurs publics en quête d’outils : le plan formel, l’urbanisme participatif ou populaire, les scénarios, les forums usagers-experts, les débats publics, la démarche par projet, les consultations internet, l’e-governance… L’étude de la fabrique de la ville en réseaux nous encourage à ouvrir la boîte noire de l’action publique et à comprendre comment s’agencent les pouvoirs ; admettons que la diversité des outils démocratiques ne facilite pas la tâche des chercheurs.

Nous assistons ainsi en quelque sorte à une revanche des lieux. Ces lieux ― à travers la multiplicité des objets, des attachements et des registres d’action qu’ils lient ― sont emprunts de diversité et reflètent les aspirations et les compromis portés et inventés par les citadins : l’ancien reste et devient le temple du retour à la ville ; les transports publics réinvestissent les zones denses ; les suburbs continuent de se développer mais avec des attentes plus affirmées en espaces publics et en accessibilité ; les centres commerciaux changent de forme et s’ouvrent progressivement sur l’espace environnant (avec la mode des malls à ciel ouvert, quartiers marchands ex nihilo). Les lieux de réseaux deviennent des lieux de vie et d’urbanité. Cette diversité fixe les contours d’une ville optionnelle, pour reprendre les analyses d’Yves Chalas (2002), qui offre à ses usagers ― tour à tour passant, habitant, utilisateur, consommateur, etc. ―diverses opportunités en fonction de leur génération, de leur profil familial, de leurs contraintes de mobilité, de leur inscription dans des réseaux internationaux et, plus fondamentalement, de leur conception d’une vie bonne.

Mais, simultanément, l’agencement de ces lieux se complexifie : la structure des inégalités est de plus en plus diffuse et il est complexe d’en comprendre la logique. Une part importante des usagers n’a pas le choix ; elle ne maîtrise pas sa mobilité résidentielle et doit prendre place dans des lieux où elle ne parvient pas à se sentir à l’aise ou encore composer avec des déplacements qu’elle ne parvient pas à s’approprier. Parfois, les lieux investis par leurs habitants deviennent des bastions qui entrent en conflit avec des projets d’une plus large échelle, métropolitaine pour une infrastructure de transport, globale pour un aéroport. Les rationalités s’affrontent entre des échelles qui se télescopent non sans frictions.

En fin de compte, si l’on peut garder quelque chose en dernier lieu de l’opposition entre flux et lieux, malgré son aspect par bien des côtés trop caricatural, c’est peut-être le double horizon destructeur d’une vie ensemble qu’elle suggère : lorsque d’un côté la mobilité devient fluidité oblitérant toute possibilité de commun et, de l’autre, lorsque l’ancrage se fait clôture oblitérant toute possibilité de composition avec l’autre. Les formes pratiques du vivre ensemble doivent s’inventer dans l’espace profondément politique ― empreintes de conflits, de tensions et de frictions ― qui se tient entre ces deux extrêmes. En repartant de la description minutieuse de la lente fabrique d’un monde commun, nous faisons le pari que les sciences sociales peuvent participer de cet effort politique.

Abstract

Cet article est une conclusion et une discussion de la Traverse « Reprendre formes. Formes urbaines, pouvoirs et expériences ». Vous trouverez en bas de page la liste de l’ensemble des contributions qui forment ce dossier.Illustration : Benoît Vollmer, Sans titre, Nouakchott, 2007.La ville en réseaux comme lieu de discussion.Faisant écho aux mutations de la ...

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