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Serendipity.

La fabrique de la sociologie.

Donald Roy, Un sociologue à l’usine. Textes essentiels pour la sociologie du travail, 2006.

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Les sociologues du travail connaissaient déjà l’œuvre importante de Donald Roy mais, en dehors du très classique « Quota Restriction and Goldbricking in a Machine Shop » dont une traduction fut publiée dans la revue Sociétés contemporaines (n° 40, 2000), ses autres textes restaient difficilement accessibles à un plus large public. Avec ce recueil d’articles écrits entre 1952 et 1980, Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie réparent, enfin, cette injustice éditoriale.

Les premier et second articles consacrés au travail à la pièce (« Deux formes de freinage dans un atelier d’usinage » et « Satisfaction au travail et gratification sociale procurées par la réalisation de quotas de production ») montrent à quel point l’intérêt que le travailleur porte à sa tâche — même quand celle-ci est peu qualifiée, parcellaire et contrainte — ne peut être réduit au seul intérêt économique. Certes, cet intérêt est bien présent mais il n’est peut-être pas l’intérêt dominant. Ce n’est pas le gain qui procure le plus de satisfaction et qui a le caractère le plus incitatif. Réaliser un quota de pièces et maximiser la production relève aussi de la prise à un jeu excitant où chacun cherche à s’exprimer dans la performance en s’imposant des défis qui lui permettent d’être reconnu à la fois par ses pairs et par la maîtrise. L’enjeu n’est donc pas seulement l’argent mais aussi l’honneur social. L’activité est donc structurée par ces challenges permanents où s’affrontent des intérêts individuels. Cependant, dans l’intérêt supérieur du groupe, il n’est pas possible de laisser ces intérêts s’exprimer librement : l’entrain individuel doit être contenu pour éviter que l’encadrement ne baisse le prix des pièces. Il en résulte qu’un certain nombre de règles internes au groupe définissent assez précisément les travaux sur lesquels le quota doit être atteint et ceux sur lesquels il faut au contraire freiner. Cette définition de la valeur de chaque tâche et du rythme auquel elle doit être effectuée est réalisée indépendamment de l’encadrement puisque les cadences fixées par ce dernier ne sont pas connues des opérateurs. En retour, ceux qui « tirent au flanc », s’ils n’atteignent pas une rémunération intéressante sur certaines tâches, reçoivent des gratifications de la part du groupe non seulement parce qu’ils se conforment à ses normes mais aussi parce que le freinage est considéré comme un acte de résistance. Ces deux articles montrent bien de quelle façon, à l’intérieur de l’atelier et dans le cadre d’un paiement à la pièce, le groupe ouvrier développe une culture autonome qui l’amène à définir ses propres normes de production qu’il oppose, en pratique, à celles de la direction. Normes qui sont tout à la fois des ressources et des contraintes dans la mesure où ceux qui les transgressent s’exposent à des sanctions. Si, comme le souligne Jean-Michel Chapoulie dans la préface, les conclusions de ces articles concernant les effets du travail à la pièce sur la limitation de la production sont difficilement généralisables, dans la mesure où cette situation de travail est très spécifique, il reste qu’en raison de l’individualisation croissante des rémunérations et de l’évaluation des salariés, elles peuvent offrir quelques pistes de réflexion et de recherche [1]. Quant aux conclusions sur la diversité des formes de résistance, sur les logiques d’opposition aux injonctions de l’encadrement et en définitive sur l’autonomie relative du collectif de travail dans la définition d’une normativité propre, elles restent tout à fait pertinentes.

Cela étant, et si cette dimension de résistance et d’opposition est présente dans la plupart des articles qui traitent des relations intra et inter groupes (« L’efficacité et les arrangements », « Coopération et conflit dans l’usine », « L’heure de la banane »), Roy montre aussi qu’il faut se garder d’une représentation nominaliste et substantialiste du groupe ouvrier ainsi que des différents groupes d’opérateurs qui le composent et qui interviennent à des moments différents du processus de production. Certes, face à la direction, les ouvriers forment un groupe relativement consensuel, mais les frontières internes sont fluctuantes et évoluent selon les logiques de coopération et de conflit entre des opérateurs qui, parce qu’ils occupent une place différente dans la division du travail, ont des intérêts immédiats qui peuvent diverger. Face à une mesure de la direction qui touche l’ensemble des groupes d’opérateurs et rend la production plus difficile, on peut s’attendre à un consensus et une réaction unanime des différents groupes. En revanche, ce consensus est bien moins évident entre services ayant des relations horizontales et a fortiori entre services ou niveaux ayant des relations verticales même s’il est permis d’observer, par exemple, une solidarité de coulisses entre la maîtrise et les opérateurs dans leurs relations avec le bureau des méthodes. Roy montre aussi dans « L’heure de la banane » que, même dans le cas d’un très petit atelier isolé du reste de l’usine, « situation écologique favorable au développement d’un groupe “naturel” » (p. 182), l’existence et la cohésion du groupe résultent d’un équilibre subtil et d’un consensus qui peuvent être rompus si l’un des membres entreprend de transgresser les règles même les plus informelles comme les sujets de plaisanterie « autorisés » qui font l’objet d’une codification et d’une ritualisation. Ce qui ressort de ces textes, c’est aussi que les normes et les interactions dans lesquelles elles sont produites et actualisées trouvent leur raison dans la division du travail elle-même et ne sont que très marginalement déterminées par des paramètres extérieurs et par des « dispositions créées par les instances de socialisation telles que l’école, la famille, la religion et les mass media » (p. 222). Il me semble que ce dernier point est contestable et qu’en tout état de cause, il ne peut plus être appliqué dans la situation que nous connaissons aujourd’hui.

L’originalité des résultats présentés dans ce livre tient en premier lieu à la manière dont ils ont été obtenus. Ayant été lui-même opérateur pour financer ses études, Roy a pu observer l’usine de l’intérieur en étant pris lui-même dans les rapports sociaux et les enjeux internes. En raison de cette position, la vision de l’atelier qu’il nous livre procède non seulement d’une observation très fine et distanciée des interactions et de l’activité de travail mais aussi, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, d’une « connaissance par corps » (Bourdieu, 1997) utilisée comme outil de connaissance. Si ce rapport intime que Roy a pu entretenir avec son objet lui a permis de produire des analyses très riches et très fines, il explique aussi, en partie, certaines de leurs limites. Comme le souligne Jean-Pierre Briand (p. 36), le point de vue de Roy reste limité parce qu’il n’a pas eu accès aux niveaux situés au-dessus de la maîtrise d’atelier et sa connaissance de l’usine ne dépasse pas celle que les ouvriers peuvent en avoir. Selon Pierre Fournier (1996), c’est ce qui explique qu’il n’ait pas vu ou pas porté attention à l’influence de facteurs exogènes sur les interactions dans l’atelier [2]. Or ce même auteur souligne que dans un article à la rédaction duquel Roy a participé et qui a été publié avant ceux présentés dans Un sociologue à l’usine, l’influence des origines sociales sur la conformation aux règles du groupe d’opérateurs était au contraire soulignée (Collins, Dalton, Roy, 1946) [3]. Il semble donc que c’est délibérément que Roy a abandonné cette perspective en faisant de l’autonomie des rapports sociaux internes au groupe ouvrier une sorte de parti pris et de postulat théoriques. Au pire, on peut lui reprocher de pratiquer une forme d’interactionnisme radical qui clôturerait l’analyse du travail et des relations de travail sur ce qu’on peut en voir immédiatement sur le terrain, au mieux de postuler l’homogénéité sociale du groupe d’opérateurs. Cela étant, cette homogénéité était peut-être réelle et, dans ce cas, on comprend que les différences d’origines sociales et d’aspirations puissent être peu significatives. Mais Roy ne nous dit rien là-dessus. Les différents groupes ne sont caractérisés que par leur place dans la division du travail ou par leurs tâches et même quand, dans « L’heure de la banane », il fournit des détails sur les membres de l’équipe et retrace brièvement leur trajectoire, c’est à titre d’anecdote (pp. 159-160). Or, il me semble que l’autonomie des interactions par rapport à des facteurs exogènes ne peut être postulée. Cette position était déjà difficilement tenable à l’époque où Roy fit ses observations bien que le recrutement était alors assez homogène. Elle ne l’est plus du tout aujourd’hui en raison de l’hétérogénéité croissante des collectifs de travail. Ces derniers sont plus qu’auparavant composés d’agents de générations, de sexe, d’origine sociale et de formations différentes, porteurs de dispositions et de ressources elles aussi différentes et travaillant sous des statuts de plus en plus diversifiés (Cdi, Cdd, intérim, apprentissage, temps partiel…). De ce point de vue, le sociologue du travail qui veut étudier la coopération et le conflit, la production des normes, la conformation à ces normes, les rapports hiérarchiques, etc. ne peut pas faire l’économie de s’intéresser aux propriétés des salariés, à la trajectoire sociale de leur famille, au statut de leur emploi ou encore à la relation entre leurs titres scolaires et le poste qu’ils occupent. Ces dernières remarques n’enlèvent bien évidemment rien à la qualité de cet ouvrage dont on ne peut que recommander la lecture.

Donald Roy, Un sociologue à l’usine. Textes essentiels pour la sociologie du travail, traduction sous la direction de Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, postface d’Howard S. Becker, Paris, La Découverte, 2006. 244 pages. 15 euros.

Abstract

Les sociologues du travail connaissaient déjà l’œuvre importante de Donald Roy mais, en dehors du très classique « Quota Restriction and Goldbricking in a Machine Shop » dont une traduction fut publiée dans la revue Sociétés contemporaines (n° 40, 2000), ses autres textes restaient difficilement accessibles à un plus large public. Avec ce recueil d’articles ...

Bibliography

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997.

Rémy Caveng, « Résistances à l’individualisation », in Jean-Pierre Durand, Marie-Christine

Orville Collins, Melville Dalton, Donald Roy, « Restriction of Output and Social Cleavage in Industry », Applied Anthropology, vol. 3, 1946, pp. 1-14.

Pierre Fournier, « Deux regards sur le travail ouvrier. À propos de Roy et Burawoy, 1945-1975 » in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, décembre 1996, pp. 84-85.

Marie-Christine Le Floch, La question du consentement au travail. De la servitude volontaire à l’implication contrainte, Paris, L’Harmattan, Collection Logiques sociales, 2006, pp.276-285.

Notes

[1] Pour un exemple d’analyse proche de celle de Roy sur le freinage et le respect des quotas de production, je me permets de renvoyer à mon article « Résistances à l’individualisation», in Jean-Pierre Durand et Marie-Christine Le Floch, La question du consentement au travail. De la servitude volontaire à l’implication contrainte, Paris, L’Harmattan, Collection Logiques sociales, 2006, 304 p., pp.276-285.

[2] Pierre Fournier, « Deux regards sur le travail ouvrier. A propos de Roy et Burawoy, 1945-1975 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, décembre 1996, pp. 84-85.

[3] Orville Collins, Melville Dalton, Donald Roy, « Restriction of Output and Social Cleavage in Industry », Applied Anthropology, vol. 3, 1946, pp. 1-14.

Authors

Rémy Caveng

Il est doctorant en sociologie (Centre de sociologie européenne — Ehess Paris), co-animateur de l’atelier « Nouvelles formes de gestion de la main d’œuvre » (Cse), membre de l’équipe de recherche « Précarité et transformations du rapport au travail » (Cse), et Ater en sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Partnership

Serendipity.

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