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Serendipity.

L’habitat en questions.

EspacesTemps.net reproduit ici dans son intégralité l’introduction de l’ouvrage dirigé par Luca Pattaroni, Vincent Kaufmann et Adriana Rabinovich, Habitat en devenir. Enjeux territoriaux, politiques et sociaux du logement en Suisse (Lausanne, Ppur, 2009).

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L’idée de cet ouvrage est d’explorer, en croisant différents regards et disciplines, les relations entre l’habitat et l’évolution de la société en Suisse. L’étude de l’habitat permet en effet de considérer un ensemble de questions centrales pour comprendre les transformations de notre société. Ces questions peuvent être organisées autour d’un parcours allant des aspects les plus publics, relatifs aux politiques d’aménagement du territoire et à la justice sociale, aux plus intimes, relatifs aux manières d’habiter le monde, en passant par l’étagement des différentes manières de se rapporter à l’autre (proximité, voisinage, côtoiement public, etc.). Ces divers aspects concernent à la fois le spécialiste des sciences sociales dans son analyse des rapports entre l’organisation des modes de vie et leur environnement construit, l’architecte et l’urbaniste dans leurs efforts pour offrir un cadre matériel adéquat et enfin le juriste et le politicien dans leur souci de réglementer les conditions de vie des habitants pour composer un monde plus juste.

Ce recueil ne se veut pas une somme exhaustive – un état des savoirs – sur l’habitat en Suisse. Ce dernier reste encore à élaborer. Les questions relatives à l’habitat demeurent en effet relativement peu traitées dans la recherche en Suisse. Par exemple, rares sont les chercheurs et chercheuses qui se consacrent à l’histoire des luttes sociales autour du logement et encore plus rares sont les recherches consacrées aux impacts sociaux et économiques de la transformation des standards techniques et juridiques du logement. Et pourtant la constitution d’un savoir solide sur l’habitat, aux frontières et au croisement des disciplines, est un élément essentiel pour penser un développement territorial et urbain durable.

Considérer le devenir de l’habitat implique d’élargir non seulement l’échelle de nos observations, pour inclure les alentours du logement et les réseaux plus amples dans lesquels s’inscrivent et se rendent possibles nos modes de vie, mais aussi nos outils de description. Pour rendre compte de la question de l’habitat, du plus intime de l’expérience corporelle au plus public des questions juridiques et politiques, il faut multiplier à la fois les disciplines et, surtout, les méthodes d’enquête. Ainsi, pour composer le présent ouvrage, nous avons cherché à rendre compte de recherches en cours ou récentes qui interrogent la complexité des relations entre nos lieux de vie et l’agencement politique et social de notre société. Notre but est d’offrir un panorama des enjeux actuels autour de l’habitat en faisant se côtoyer différents questionnements et angles de vue, tantôt complémentaires, tantôt contradictoires. On trouve ainsi, parmi les auteurs de cet ouvrage, des sociologues, des géographes, des architectes, des urbanistes qui nourrissent leur propos autant d’enquêtes statistiques, d’entretiens approfondis, d’analyses des plans que d’observations issues de la pratique.

Chaque approche, munie de ses outils de description, fait saillir certains aspects de l’habitat et délimite une échelle du phénomène (le logement et sa morphologie, l’ensemble des entités concernées par un projet urbain, le réseau des lieux parcourus par le pendulaire, etc.). Ensemble, elles donnent à voir toute la complexité de l’habitat et les différents éléments qu’il faut considérer si l’on désire intervenir dans ce domaine.

Du logement à l’habitat.

Le « logement » n’est pas un objet naturel et sans histoire. Au contraire il « s’est progressivement construit depuis le milieu du XIXe siècle, comme catégorie statistique, économique, comme forme architecturale et comme enjeu politique » (Segaud et al., 1998). A l’instar de la plupart des pays européens, la politique (sociale) du logement en Suisse remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle, au moment où l’on prend conscience « des problèmes sanitaires liés au logement et à la pénurie dans les zones urbaines en croissance » (Cuennet et al., 2002). Ces problèmes sont révélés en particulier par une série d’enquêtes statistiques – initiées par la « Wohnungs-Enquête in der Stadt Basel » menée en 1889 – qui dressent un « tableau saisissant de la misère des logements » dans les villes suisses (Lorenceau, 1994, 98-99).

L’apparition au XIXe siècle de la statistique a permis la prise en compte de la paupérisation d’une partie de la population liée à l’industrialisation croissante des villes entraînant des flux migratoires importants. Dans ce contexte, le logement est apparu petit à petit comme un des nœuds de la « question sociale » (Moret, 1998). Dès lors, les politiques sociales naissantes vont se focaliser pour partie sur l’amélioration des conditions de logement comme moyen pour assurer une plus grande justice sociale [1].

La réponse apportée au tournant du XXe siècle, dans la foulée du développement des statistiques et des politiques productivistes (Roncayolo et al., 1998, 28), est celle d’une production massive de logements standard, dits encore « casernes locatives » en Suisse (Lawrence, 1986). Néanmoins, il est apparu au fil du siècle dernier que ces politiques « fordistes » mises en place dans le cadre du développement de l’Etat-providence ne suffisaient pas à répondre aux attentes en jeu autour du logement. De nombreuses critiques s’élevèrent contre la réduction du logement à une cellule et contre l’abstraction qui était faite de son inscription dans un contexte particulier. Confrontée à une conception de la demande en termes uniquement quantitatifs et économiques, ces critiques cherchèrent alors à mettre en avant les dimensions qualitatives de la demande de logement [2].

La notion d’habitat a accompagné ce mouvement critique. Elle a permis d’élargir le regard porté sur le logement et d’étendre le champ descriptif en prenant en compte, d’une part, les différentes dimensions de la relation entre l’être humain et le lieu où il réside (usages pratiques, dimensions affectives et identitaires, normes et coutumes) et, d’autre part, le contexte social et spatial dans lequel s’inscrit le logement. Du point de vue des outils de description, cet élargissement a correspondu à la montée en puissance des approches qualitatives en sciences sociales comme l’observation et les entretiens approfondis. Celles-ci ont par la suite été secondées par les grands développements qu’a connu l’analyse spatiale dès la fin des années 1980 pour tout ce qui touche à la description et la représentation des flux pendulaires. On pouvait ainsi parcourir toutes les échelles de l’expérience humaine de son ancrage intime à ses déplacements quotidiens et au fil de sa vie.

A nouveau, de même que les statistiques et la notion de « logement » ont joué – et jouent – un rôle essentiel dans l’identification et la compréhension des problèmes sociaux, la notion d’« habitat », permet d’appréhender un ensemble d’évolutions qui sont au centre des transformations contemporaines de notre société, comme la montée en puissance progressive de la pendularité, ou des phénomènes tels que la gentrification.

Penser le devenir de l’habitat revient ainsi à penser le devenir de notre vivre ensemble et les dispositifs politiques, juridiques et techniques qui lui donnent forme. Mais qu’est ce que les recherches fondées sur la notion d’habitat nous apprennent plus précisément ? Il convient maintenant d’ouvrir cette notion pour déplier tout ce qu’elle contient.

À la croisée des usages et de l’environnement construit.

Pour affiner l’analyse de ce qui est en jeu dans l’habitat, il est possible de distinguer :

  • un ensemble d’usages et d’expériences qui composent un mode de vie : habiter, rencontrer, utiliser, participer ;
  • leur cadre matériel et juridique : le logement et plus largement l’environnement construit et tout ce qui lui donne forme (lois, standards, traditions architecturales, action publique, etc.).

Parler d’habitat revient à interroger les liens dynamiques et complexes entre ces deux ordres de phénomènes. En les tenant ensemble, l’analyse doit pouvoir considérer dans un même cadre analytique l’organisation matérielle du monde, l’expérience qu’on en fait et sa portée politique et sociale.

Toute vie humaine se compose – à des degrés divers – d’un ensemble d’expériences essentielles tels que le rapport intime et sensible au monde (habiter), la relation à l’autre (rencontrer), le développement de projets et d’activités réflexives (utiliser) et l’implication dans une communauté ou plus largement la société (participer) [3].

Ces expériences peuvent prendre des formes très variables. Ces formes sont étroitement liées aux qualités de notre environnement construit qui en facilite certaines et empêche d’autres (sans les déterminer) [4]. Ainsi, la rencontre de l’autre peut se faire sur un mode convivial dans des structures de proximité offrant des espaces de rencontre accueillants. Elle peut aussi se faire sur le mode de l’indifférence civile dans des espaces publics plus larges, conçus pour assurer la fluidité des rencontres. Dans cette perspective, l’organisation des modes de vie est étroitement liée à l’organisation sociale et spatiale de la société.

Il faut préciser ici le sens de ce lien. Il se tient entre deux écueils, celui d’un déterminisme matériel trop soucieux des bonnes formes et celui d’un constructivisme social trop peu attentif à la forme. Si les formes matérielles ne déterminent pas les usages, elles offrent toutefois des prises qui favorisent ou défavorisent certaines activités [5]. Au travers de la notion d’habitat, nous cherchons à rendre compte du lien dynamique entre formes et usages afin d’ouvrir en fin de compte des pistes pour celles et ceux appelés à intervenir sur l’environnement construit.

L’habitat offre dès lors un élargissement du cadre d’analyse du logement dans deux directions : les différents usages qui s’articulent autour du lieu où l’on réside et le cadre territorial et politique dans lequel il s’inscrit. Il permet de dessiner un continuum qui va du plus intime de notre expérience du monde aux questions les plus politiques. Trois étapes scandent ce continuum : 1) l’expérience de l’environnement construit à la première personne, 2) le rapport à l’autre qui s’instaure au travers du cadre bâti et 3) le rapport à l’Etat.

Ces trois jalons composent la trame de référence théorique de notre ouvrage.

L’habitat comme usage et expérience personnelle de l’environnement construit : habiter/utiliser.

L’expérience la plus fondamentale de notre rapport au monde est celle de l’habiter. Comme Marc Breviglieri l’analyse dans son chapitre, l’habiter doit être pensé en lien avec une forme spécifique d’usage : un usage « familier » des choses qui nous entourent. Cet usage familier permet à la personne de se sentir à l’aise dans les lieux où elle vit et, par là, de trouver dans son rapport à l’environnement les bases de son maintien de soi et de son identité. Comme il le fait remarquer encore, il ne faut toutefois pas croire que l’on habite seulement son logement. Au contraire l’habiter nous invite à considérer une modalité du rapport au monde qui dépasse le seul lieu où l’on loge. On peut ainsi habiter un lieu de travail, un espace public, un transport en commun. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de se sentir à l’aise et en sécurité dans les différents lieux que l’on fréquente au quotidien ainsi que de s’y attacher et de forger une identité. Cette question est centrale dans un monde où la personne est amenée à être de plus en plus mobile et à vivre dans des lieux différents. Où puise-t-elle alors les éléments de stabilité – de sécurité ontologique (Giddens, 1987) – qui auparavant étaient étroitement attachés au logement et à l’existence d’un univers contigu à ce dernier, stable et familier ?

La question de l’habiter renvoie aussi à celle de l’expérience sensible de l’environnement construit. Cette dimension sensible a acquis ces dernières décennies une place importante dans les politiques urbaines (Genard, 2008 ; Blanc, 2008). Elle se lit en particulier à travers la multiplication des conflits liés à l’aménagement du territoire où l’expérience esthétique joue un rôle de plus en plus important (patrimonialisation du cadre bâti, préservation du paysage, aménagement des espaces publics). L’importance accrue de ces questions se traduit aussi par l’introduction dans le vocabulaire des sciences sociales et de l’urbanisme de notions comme celle d’« ambiance » qui permettent de prendre en considération l’importance des dimensions sensibles dans ce qui constitue la qualité de l’environnement construit [6].

L’expérience personnelle de notre environnement construit ne se réduit toutefois pas seulement à un usage familier. Bien souvent, on cale nos activités sur une utilisation fonctionnelle des éléments de notre environnement [7]. Ce rapport fonctionnel nous offre les bases pour planifier les activités et les projets qui tissent notre quotidien (aller faire des achats, se faire à manger, partir en vacances, etc.). La distinction à l’intérieur de l’usage entre un rapport familier aux choses et leur utilisation fonctionnelle permet de mieux comprendre les tensions entre un traitement formel du logement (plans de l’architecte, normes techniques et juridiques) et l’expérience intime et sensible de ce dernier (Breviglieri, 2007).

L’habitat comme relation à l’autre : rencontrer, participer.

La deuxième étape de notre parcours concerne la manière dont s’agence autour du logement la relation à autrui que ce soit à l’échelle du logement lui-même (cohabitation) ou à celle d’un ensemble de logements (voisinage). Les formes du logement – et plus largement de l’habitat – ont toujours dépendu des modèles de relation sociale propres à une société (Rapoport, 2003), c’est-à-dire la manière dont on tolère la promiscuité, dont on conçoit la structure familiale et le rapport aux autres, etc. La distinction entre le privé et le public est un exemple frappant de ce lien entre modèle de société et modèle architectural [8]. L’attention aux formes des relations sociales dans notre réflexion sur l’habitat permet de considérer alors les transformations contemporaines du rapport entre le privé et le public.

Les thèmes de la mixité sociale, de la convivialité et des rapports de proximité deviennent des éléments incontournables des débats relatifs au devenir de nos villes ou encore celui des espaces suburbains et périurbains. A nouveau, le rapport à l’autre ne doit pas être pensé sur le seul modèle de la contiguïté spatiale. La mobilité accrue et les moyens de télécommunication offrent de nouveaux possibles pour régler l’équation lieu de résidence/lieux de vie/réseaux de sociabilité. Le chapitre de Gil Viry et al. dans cet ouvrage montre par exemple comment les pendulaires maintiennent à distance les rapports de « proximité » nécessaires au développement d’une vie sociale où l’on peut puiser du soutien dans les moments difficiles.

Finalement, penser l’habitat en lien avec les modalités du rapport à l’autre qu’il dessine revient aussi à penser les formes architecturales permettant de lier ensemble notre désir à la fois d’intimité et de rencontre. Comme le montrent les chapitres de Luca Pattaroni, de Adriana Rabinovich ou encore de Nicolas Bassand et al., les innovations dans les formes du logement collectif concernent pour bonne partie les « espaces intermédiaires », ni complètement privés, ni complètement publics (salles communes, espaces de rencontre, locaux autogérés etc.). On retrouve derrière cet effort d’invention les critiques récurrentes de la dépersonnalisation des rapports et de la solitude qui serait induite par les « grands ensembles » et, plus généralement, la ville. L’irruption des thématiques de la convivialité et de la mixité ouvre ainsi des espaces importants de recomposition matérielle de nos habitats.

Les horizons politiques de l’habitat : organiser/planifier de manière juste.

Le troisième ordre de question qui lie les usages et l’agencement politique de la société est celui du rapport à l’Etat et plus largement à l’action publique. Derrière la question de l’habitat, on trouve ici celle des différentes formes de bien commun qui guident les efforts d’aménagement et d’agencement de la société tels que l’efficacité, l’égalité, l’accessibilité, la sécurité ou encore la convivialité. Dans cette perspective, quelle place donner à l’habitat dans les efforts politiques pour constituer une société juste et bonne ? Cette question apparaît avec évidence dans au moins deux grands domaines de l’action publique : l’aménagement du territoire et les politiques sociales.

Dans ces domaines, les questions qui se posent sont du type, qui à droit à quel logement ? Comment assurer une juste distribution spatiale et sociale du logement ? Quel type de logement offrir et quelles qualités minimales lui conférer ? Ou encore : comment construit-on ? Quels acteurs interviennent dans le processus de production du logement et, plus amplement, de l’environnement construit ?

En touchant la question de l’action publique, on atteint le cœur de notre questionnement sur l’habitat en devenir. Il nous faut donc considérer avec plus d’attention ces deux domaines qui abritent la plupart des questions relatives au lien entre l’habitat et la société. D’une certaine manière, comme on va le voir, le développement de ces politiques passe par l’intégration ou la composition des questions soulevées par les trois niveaux que l’on vient d’identifier. En effet, les solutions administratives, juridiques et techniques adoptées règlent et encadrent nos manières d’habiter, de rencontrer l’autre, d’utiliser notre environnement et de participer à la société.

L’aménagement du territoire.

L’aménagement du territoire est souvent un parent pauvre de l’action publique et pourtant il a une portée profondément politique puisqu’il est au centre de la rencontre entre les usages et les formes. Aménager le territoire, ce n’est pas simplement résoudre des conflits politiques ou jongler avec les échelons politiques et administratifs, c’est aussi favoriser certains modes de vie et en exclure d’autres durablement. Aménager le territoire, c’est proposer la traduction concrète des principes qui guident nos projets politiques tels que la convivialité, l’efficacité ou encore l’égalité.

Au croisement de l’aménagement du territoire et de l’habitat, on peut considérer la question de la densité. Un des problèmes aigus de notre territoire est celui de l’étalement de la ville qui entraîne, entre autres, une consommation massive d’énergies non renouvelables, des effets de fragmentation sociospatiale et des exigences de mobilité pas toujours bien vécues [9]. Face à cette situation, la question de la densification de certaines zones d’habitation devient essentielle. Le renouvellement des formes du logement – collectif en particulier – participe de ce débat puisqu’il se tient aux frontières des questions de qualité de vie et de densification. Ainsi, le développement des coopératives « participatives » – qui laissent une plus grande place à l’autodétermination de son cadre de vie et au partage des espaces communs – peut apparaître comme une solution pour retenir les familles dans du logement collectif.

Par ailleurs, comme le suggèrent les contributions de Pascal Amphoux et Michèle Tranda-Pittion, l’articulation entre les enjeux de l’habitat et du territoire nécessite une transformation des outils de l’action publique. Si l’habitat est élargissement des enjeux relatifs au logement, cela implique de même un élargissement des acteurs impliqués et des dimensions prises en considération. L’aménagement du territoire s’inscrit à cet égard dans les transformations plus amples qui affectent l’action publique. En effet, on y retrouve les thématiques qui la travaillent en profondeur : exigence de participation et multiplication des acteurs, flexibilisation et diversification des normes, responsabilisation des usagers, etc. Toutefois, contrairement à ce que l’on rencontre dans d’autres pays européens (Pays-Bas, Allemagne, par exemple), il semblerait que l’on manque encore d’outils adéquats en Suisse pour entériner les transformations nécessaires au processus d’aménagement du territoire et de construction de nos lieux de résidence et de vie, à l’échelle par exemple du « projet urbain ».

Les politiques sociales.

Les politiques sociales relatives à l’habitat peuvent être divisées en deux groupes : celles concernant le logement social et celles concernant le vivre ensemble. Chacun de ces registres politiques traite d’une autre facette du logement.

Le logement social. Les politiques relatives au logement social se préoccupent des conditions de production et d’accès à des logements de qualité. De manière générale, le débat autour de ces problématiques a oscillé entre la question de la distribution de logements locatifs bon marché et celle de l’accession facilitée à la propriété. Toutefois, de nouvelles formes de logement « social » apparaissent (squat, bail associatif, coopératives) qui laissent entrevoir des modalités intermédiaires où la question de l’appropriation du logement passe moins directement par celle de la propriété privée mais plus par l’organisation de formes institutionnelles variées [10].

L’enjeu porte ici sur la manière dont le cadre administratif et architectural permet à la fois d’habiter pleinement le logement tout en offrant des espaces de rencontre et de convivialité plus étendus. Cette perspective permet de renouveler les débats sur le logement social. Le logement fait ici plus que répondre à un « besoin », il constitue un des lieux d’articulation entre le développement individuel et l’intégration à la société. Cette articulation est consacrée dans les analyses qui font du logement le support de notre autonomie, voire même de notre citoyenneté (Castel, 2001). Dans cette même perspective, on trouve ainsi de plus en plus de dispositifs d’aide sociale qui passent par la mise à disposition de logements avec un suivi sociopédagogique. Le logement devient ainsi le lieu d’une véritable pédagogie de l’autonomie et de la responsabilité (Pattaroni, 2007).

Plus largement, comme le souligne encore Ernst Hauri dans cet ouvrage, la politique du logement social est amenée a dépasser la seule question de la construction de logements sociaux pour considérer un ensemble d’autres éléments qui influencent la qualité de vie et les formes de notre vivre ensemble : qualités de la zone d’habitation où se trouvent les logements, mixité sociale des habitants, qualités écologiques des constructions, etc. Les politiques du logement social sont amenées ainsi à devenir des politiques sociales du vivre ensemble.

Les politiques du vivre ensemble. A cet autre niveau, les politiques sociales du logement traitent des problèmes relatifs à l’organisation du « rapport à l’autre » : mixité sociale, bon voisinage, convivialité.

Comme le suggèrent Patrick Rérat et ses collègues ainsi que Martin Schuler et Pierre Dessemontet dans leurs contributions respectives, il semblerait que la mixité sociale soit appelée à devenir un enjeu essentiel au regard d’une augmentation de la ségrégation sociospatiale au sein des grandes villes suisses (phénomène de « gentrification » et de rassemblement spatial des communautés étrangères les plus démunies ou récemment arrivées).

Comment alors favoriser cette mixité ? Au fil de l’ouvrage différentes réponses sont mises en avant : institutionnelles (coopératives, bail associatif), architecturales (diversité des types de bâtiment, amélioration qualitative des logements collectifs) ou encore procédurales (planification stratégique, principes dynamiques de densification, « projet urbain »).

Aux côtés de la question de la mixité se tient celle de la convivialité. L’urbanisme contemporain apparaît ici l’héritier des années 1960 et 1970. En effet, c’est à cette période que prend tout son essor la critique des standards de logement et des projets de modernisation de la ville. Contre ce qui apparaît comme la déshumanisation des rapports sociaux – due à la montée des valeurs marchandes et la domination de la raison technique – on met en valeur les rap ports de proximité, la solidarité de voisinage. C’est à ce moment que la notion de convivialité commence à faire son entrée dans le vocabulaire des militants. Depuis lors, en 30 ans, elle est devenue une des notions-clés des débats d’urbanisme. Comme le montrent Nicolas Bassand, Didier Challand et Frédéric Frank ou encore Adriana Rabinovich, elle se traduit en architecture par une attention renouvelée aux espaces susceptibles d’offrir un cadre propice à la rencontre et l’échange tant à l’échelle de la ville que du logement collectif.

Pour comprendre les tensions qui organisent notre rapport à l’autre et les formes de notre habitat, il faut entendre les appels à la convivialité comme contrepoint à un autre phénomène central du développement de notre société, celui de la forte valorisation de l’autonomie individuelle. Vus depuis l’idéal d’un individu autonome et responsable, les rapports de proximité apparaissent toujours porteurs de certaines menaces (étouffement, envahissement, dépendance affective, etc.). Ce souci accordé aux processus d’individuation se remarque par exemple dans le cadre du logement familial où il devient de plus en plus attendu que chaque membre de la famille – et en particulier chaque enfant – dispose de sa propre chambre. Les innovations en matière de logement collectif et associatif conjuguent ainsi ce souci de l’autonomie individuelle et le désir de convivialité [11]. On n’assiste donc pas à un retour aux idéaux des communautés des années 60 mais plutôt à un nouvel équilibre entre quête d’individualisme et désir de rencontre de l’autre.

Ces différents processus – auxquels s’ajoutent les transformations de la famille nucléaire – débouche sur des manières différenciées de s’inscrire dans le monde et de se rapporter aux autres. Déjà en 1988, Michel Bassand – alors qu’il enquêtait avec différents chercheurs de l’IREC sur l’Habitat 2000 – distinguait trois formes « d’habitation » en devenir qui chacune ouvre à des vies sociales différenciées (Bassand et al, 1988, 32) :

  • Le « logement sanctuaire » caractérisé par un repli sur l’habitation aménagée « le plus confortablement et en tenant compte des nouvelles technologies ». Cette habitation devient un « pôle de vie sociale, favorisant l’individualisme, à partir duquel les habitants développent des « rapports interindividuels et intergroupes sur l’ensemble du territoire, mais pas sur le voisinage immédiat ».
  • Le « logement « accès aux services urbains » caractérisé par une habitation réduite à sa « plus simple expression » mais qui s’offre comme « dépôt et point de chute pour se recréer ». La vie sociale se joue alors ailleurs, dans l’ensemble des équipements de la région (hôtels, restaurants, etc.).
  • Le logement comme lieu d’expériences d’autogestion de la vie quotidienne caractérisé par une habitation pensée dans une perspective communautaire. Ici les logements s’interpénètrent et disposent en commun de divers services.

Qu’en est-il 20 ans plus tard ? Il semble que pour partie ces modèles gardent leur pertinence. Nous ne pourrons pas ici les infirmer ou les confirmer complètement. Toutefois, on peut suggérer que le troisième modèle se rapproche des nouvelles formes de coopératives et des baux associatifs décrits par Ernst Hauri, Adriana Rabinovich et Luca Pattaroni. De leur côté, les manières de vivre des pendulaires, telles que décrites par Gil Viry et al. ne sont pas si éloignées du modèle du « logement sanctuaire ». Et, finalement, les personnes qui préfèrent rester ou retourner en ville, identifiées dans l’article de Patrick Rérat et al. ont beaucoup à voir avec le deuxième modèle. Toutefois comme le faisait remarquer déjà Michel Bassand « aucun de ces trois scénarios ne constitue en lui-même une solution contre la ségrégation sociale ».

Penser l’habitat revient à se confronter à la diversification des modes de vie, aux transformations de la famille et aux exigences accrues de mobilité, qui, ensemble produisent des injustices inédites et dessinent « une nouvelle question sociale ». Dans un monde en mouvement, la production d’un habitat durable nécessite de prendre en compte des échelles et des acteurs multiples. Comment faire la ville dans un contexte en transformation constante ?

Economie de l’ouvrage.

L’ouvrage est divisé en trois parties : I. Territoires de l’habitat (l’habiter au défi de la mobilité ; II. Formes de l’habitat (vivre ensemble dans la différence) ; III. Politiques de l’habitat (les politiques de l’habitat au défi de la diversité). Ces trois parties renvoient à la fois à des espaces problématiques différents et des méthodes d’enquête variables.

La première partie de l’ouvrage regroupe des articles qui font avant tout usage des outils statistiques pour décrire les transformations des mobilités résidentielles et quotidiennes et leur impact sur le territoire (en termes de ségrégation, d’étalement urbain ou encore de recomposition des liens sociaux). La deuxième partie mêle des enquêtes ethnographiques et des analyses architecturales qui nous permettent de penser les croisements entre les transformations des modes de vie et des aspirations des habitants et la production de nouvelles formes architecturales et urbanistiques. Finalement, la troisième partie est constituée d’articles qui se penchent sur l’évolution des dispositifs techniques, juridiques et institutionnels en réponse à ces nouveaux défis et qui esquissent les nouvelles politiques du logement en Suisse.

Ces trois parties lient ainsi l’analyse des dynamiques sociales, territoriales et politiques autour desquelles se jouent le devenir de l’habitat en Suisse. En traitant ensemble ces différentes dynamiques, nous aspirons à nous tenir au plus près des efforts à engager en matière de politiques territoriales et sociales ainsi que de projétation architecturale et urbanistique.

Territoires de l’habitat : l’habiter au défi de la mobilité.

En Suisse, la question de l’habitat se caractérise par un certain nombre de faits et tendances qui situent sa problématique et permettent d’en spécifier les enjeux. Certains sont singuliers : la Suisse est principalement un pays de locataires qui dispose d’une législation assez stricte en matière de zones constructibles et de protection des sites, le fédéralisme en fait une mosaïque qui pousse à la sédentarité résidentielle. D’autres sont plus génériques, comme la périurbanisation par des quartiers de maisons individuelles, l’accroissement de la ségrégation sociale ou l’importance des réseaux techniques domestiques et de transport dans l’habitat.

En particulier, comme la plupart des autres pays européens, la Suisse a vu la mobilité de sa population s’accroître de manière importante ces dernières décennies. Les flux de personnes et l’accélération des déménagements ont un impact certain sur la structure territoriale et le logement. Ainsi, les trois chapitres de cette première partie décrivent chacun à leur manière l’évolution de l’habitat dans sa dimension territoriale, que ce soit au travers de la question de l’étalement urbain (Rérat et al.), des formes de la ségrégation spatiale (Schuler et Dessemontet) ou encore de l’impact de la pendularité sur les manières d’habiter (Viry et al.).

L’ouvrage débute par l’exploration, sous la plume de Patrick Rérat, Roger Besson, Etienne Piguet et Ola Söderström, d’un des liens essentiels entre l’habitat et l’organisation de la société, celui de la localisation résidentielle. En effet dans les sociétés autorisant, voire favorisant, la mobilité résidentielle, le choix plus ou moins contraint du lieu où l’on va résider est un élément central de la distribution territoriale de la population. La dynamique des choix résidentiels détermine en particulier l’évolution du rapport entre ville et campagne. En se basant sur les données des recensements fédéraux, Rérat et al., montre ainsi l’évolution démographique des 25 principaux centres-villes sur les 30 dernières années tout en dressant le profil des personnes qui s’installent ou quittent la ville.

Ils identifient ainsi trois phénomènes qui rendent compte des rapports entre l’évolution des choix résidentiels et la transformation de la structure démographique et sociale des villes.

  • Une « exurbanisation » des familles des villes-centres. La ville attire surtout les jeunes adultes et les migrations internationales et, au contraire, tend à « chasser » les familles vers les communes suburbaines et périurbaines.
  • Une éventuelle amorce de « gentrification ». Il semblerait que la tendance classique des catégories socioprofessionnelles à quitter la ville est nettement moins prononcée qu’avant. Dans certains centres, on voit même la tendance se renverser, ce qui pourrait entraîner alors une « colonisation » de certains quartiers populaires par des couches sociales plus aisées.
  • Un « desserrement » du logement au sein des villes. Alors que la population des villes-centres décroit en général, on constate une augmentation des ménages et donc des logement occupés. Ceci est à mettre en relation avec les transformations des formes familiales (familles monoparentales, familles recomposées) et l’accroissement des personnes célibataires, impliquant la diminution de la taille moyenne des ménages. De plus, on constate au fil des années une croissance constante de la surface habitable par personne [12].

Dans le chapitre suivant, Martin Schuler et Pierre Dessemontet, poursuivent la réflexion sur les liens entre habitat et territoire en abordant la question des différenciations spatiales et contextuelles au sein des agglomérations suisses. L’angle adopté ici est particulièrement intéressant pour enquête sur l’habitat car, en se basant sur le dépouillement du recensement fédéral de la population de 2000, les auteurs montrent que les différenciations spatiales classiques des populations par commune dans les agglomérations (selon la catégorie socioprofessionnelle, l’origine nationale et la composition du ménage) se construisent notamment à partir de facteurs liés à l’environnement (la vue, mesurée par la pente) et au cadre bâti (mesurée par une typologie des bâtiments). L’analyse de Martin Schuler et Pierre Dessemontet va même plus loin en montrant que les différenciations sociales sont plus fortes en fonction de la typologie du bâti et de critères d’environnement qu’en fonction des communes.

Fondamentalement, ceci montre que la composition sociale dépend de son substrat morphologique et ne peut donc pas être réduite à des considérations réputationnelles et plus généralement des dynamiques sociales de ségrégation.

Finalement le chapitre de Gil Viry, Vincent Kaufmann et Eric Widmer clôt cette première partie en poursuivant l’exploration des liens entre mobilité, habitat et territoire. Pour cela, les auteurs prennent appui sur une enquête relative à l’organisation des réseaux sociaux des pendulaires, c’est-à-dire des personnes qui travaillent loin de leur domicile. L’analyse des relations entre lieux de résidence, lieux de travail et lieux de sociabilité nous porte au cœur des transformations d’un habitat qui ne se compose plus seulement dans la contiguïté et la continuité spatiale comme c’était le cas lorsque nos lieux de vie, de travail et de sociabilité s’emboîtaient (au sein d’un même village, d’un quartier ou encore d’une ville). Ainsi, de nos jours, pour beaucoup de personnes les expériences quotidiennes se distribuent sur des lieux distants dans l’espace ce qui implique en retour des formes de sociabilité inédites. Il est essentiel de penser la dynamique de ces nouvelles formes sociales pour imaginer les lieux à même de les accompagner et les soutenir.

Les formes de l’habitat : vivre ensemble dans la différence.

Les transformations recensées pour partie dans la première partie de l’ouvrage sont à la base d’un ensemble d’initiatives visant à ouvrir de nouvelles pistes relatives à la manière dont l’habitat est expérimenté, pensé, construit et administré. Dans le deuxième volet de l’ouvrage, nous avons rassemblé quatre contributions qui traitent des transformations des modes de vie et des solutions inédites adoptées pour y faire face. L’approche adoptée est plus ethnographique. On quitte l’espace de la quantification et de la cartographie des transformations pour se rapprocher des acteurs et des expériences relatives à l’habitat afin d’en interroger la dynamique interne.

Au fil des textes, on voit apparaître ainsi une tension centrale entre la diversification des modes de vie et la nécessité de composition d’un monde commun à l’aide de normes et de standards. Chacun des textes présentés dans cette seconde partie travaille cette question, que ce soit au travers des exigences radicales du mouvement squat et des arrangements inédits qu’il induit dans les politiques sociales du logement (Breviglieri, Pattaroni), des coopérations inédites entre architectes et habitants dans les coopératives d’habitation (Rabinovich) ou encore de l’invention par l’architecte de nouvelles formes du logement collectif intégrant des caractéristiques de la villa individuelle (Bassand, Challand et Frank).

Le chapitre de Marc Brevigleri ouvre ce questionnement en explorant, à partir de l’exemple du mouvement squat à Genève, le lien à la fois essentiel et problématique entre l’habiter et les politiques du logement qui visent le juste agencement de la société. Le chapitre de Marc Breviglieri est ainsi un appel à prendre au sérieux les critiques que porte le mouvement squat à l’égard des formes standard du logement dans la mesure où elles sont porteuses d’une exigence de renouvellement de nos institutions face aux « enjeux d’une urbanisation toujours en mutation ».

Il faut retenir de ce chapitre l’importance de l’habiter conçu comme condition de maintien de soi de la personne et par extension de son identité et de sa participation à l’espace public urbain et démocratique.

Puis, dans la poursuite des réflexions de Marc Breviglieri, les articles de Luca Pattaroni et Adriana Rabinovich reviennent ensuite sur les innovations architecturales et institutionnelles à même de faire place à la diversification des modèles du vivre ensemble. Il s’agit en particulier dans ces textes d’explorer des formes d’habitat collectif qui répondent à un désir de participation étendue des habitants à la production et la gestion du logement et qui permettent aussi de renforcer les espaces de rencontre.

Luca Pattaroni se penche sur les tentatives d’institutionnalisation du squat à Genève, sous la forme, soit de contrats de confiance, soit de baux associatifs. Il analyse en particulier les compromis administratifs, juridiques et techniques mis en place pour offrir aux locataires une plus grande maîtrise de leur logement et en même temps s’assurer de la sécurité du cadre bâti et du respect des normes relatives au logement social.

Ces compromis sont importants car la politique du logement social a eu tendance à se réduire au problème de l’accès ou non à des logements standardisés, sacrifiant pour partie la question de l’appropriation du logement par l’usage (ainsi que la conception et la gestion). Pourtant, les enquêtes sur l’aspiration à la propriété montrent que la possibilité d’aménager à sa guise son lieu de vie est un des attraits principaux de la propriété privée. Si l’on veut offrir des alternatives crédibles et satisfaisantes à la propriété privée, il faut donc poursuivre l’exploration de ces possibles sans sacrifier non plus les efforts pour développer une politique sociale du logement. L’innovation ne réside pas dans l’abolition du cadre administratif, technique et juridique mais dans sa pluralisation nécessaire pour éviter l’inertie et la normativité des procédures standards de production et de gestion du logement.

Le chapitre d’Adriana Rabinovich poursuit cette exploration de la pluralisation des cadres administratifs et architecturaux en se penchant sur une des formes du logement qui est probablement appelée à devenir de plus en plus importante dans les politiques sociales du logement suisse : la coopérative associative [13]. Ces coopératives dites « associatives » sont issues des mêmes idéaux que ceux portés par le mouvement squat (participation accrue des habitants à la production et la gestion de leur cadre de vie et promotion de la vie collective).

En se penchant sur les processus participatifs mis en place autour de la conception des futurs logements, Adriana Rabinovich décrit de manière précise l’importance qu’il y a à se doter d’un processus de conception qui n’arrête pas dès le début l’ensemble des points à traiter tout en offrant une base suffisamment solide pour le débat. Un des principes essentiels qui résume cette évolution est celui de « souplesse ». La souplesse joue ici autant au niveau du processus de projet, du concept urbanistique et architectural et de la matérialisation de l’ensemble. En effet, certaines solutions matérielles tendent à clore plus que d’autres les possibles. On retrouve donc l’importance d’une attention à tous les mécanismes qui participent de la reproduction à l’identique des solutions standard et en opposition le travail nécessaire pour défaire lentement chacun de ces chaînages. L’enjeu de ces réflexions pointe vers le renouvellement des formes mêmes du métier d’architecte dans un monde où l’exigence de participation s’est accrue. A l’instar des autres métiers de la ville, l’architecte doit approfondir l’art de la médiation et de la traduction (qu’il avait déjà acquis pour partie dans le dialogue bilatéral avec le client).

Le dernier chapitre de cette section, rédigé par Nicolas Bassand, Didier Challand et Frédéric Frank, concerne plus particulièrement les innovations architecturales qui visent à revaloriser le logement collectif et peuvent permettre par là de renouveler la question de la densité urbaine. En amont de la transformation des cadres institutionnels impliqués par les baux associatifs et de la mise en place d’un dialogue renouvelé entre habitants et architecte dans les coopératives, ce chapitre explore les réponses que l’architecte lui-même peut offrir. Analysant de manière très détaillée un ensemble de réalisations concrètes de logement collectif en Suisse, les trois auteurs réfléchissent en particulier aux qualités de l’expérience de l’habitat individuel qui peuvent être transposées dans le logement collectif. Ils explorent ainsi des réalisations qui interrogent les grands pivots du logement collectif standard : la profondeur, la sérialité et le détachement morphologique.

Ils décèlent cinq grandes stratégies qui permettent de conférer aux logements collectifs des qualités susceptibles de répondre aux aspirations à l’habitat individuel :

  • le dimensionnement généreux des espaces de vie collectifs ;
  • la polyvalence d’usage prêtée à certaines pièces ;
  • la mise en œuvre d’une échelle intermédiaire entre forme urbaine et logement ;
  • la qualité de la matérialisation ;
  • le jeu sur la mémoire des expériences vécues.

Ces stratégies vont dans le sens d’un questionnement des frontières entre sphères privée et publique et du renouvellement des espaces intermédiaires favorables au déploiement d’une vie collective.

Politiques de l’habitat : agencer un monde en transformation.

La troisième partie de cet ouvrage a pour objectif de poser la question de l’élargissement de l’innovation. En abordant le thème de l’habitat, il s’agit de ne pas se contenter d’une approche basée sur la singularité des réponses, mais de poser également la question de leur multiplication. La deuxième partie nous a montré que l’innovation dans l’habitat – que ce soit sur le plan des modèles architecturaux et urbains, des techniques et des technologies, des modes de production, de gestion et d’appropriation des systèmes de normes qui le régissent – suppose une rupture avec un certain ordre préétabli.

Toutefois, le passage de l’expérience « pilote » à des politiques et des programmes à plus grande échelle, soulève à nouveau les questions de l’institutionnalisation et de la standardisation, deux dimensions qui pourraient s’avérer contraires aux conditions nécessaires à l’innovation. Un des défis principaux est de pouvoir accueillir une plus grande diversité – d’acteurs, d’aspirations, de modes de vie – tout en conservant la possibilité de composer un ordre commun doté de certaines qualités. Ainsi, les transformations des procédures politiques et du droit sont au cœur du devenir de l’habitat.

Les contributions de la troisième partie explorent les modalités institutionnelles, juridiques et politiques qui permettent d’offrir un nouveau visage au cadre bâti de notre habitat. Elles mettent toutes l’accent sur la multiplication des expériences, des acteurs et des échelles en jeu dans les questions d’habitat, que ce soit au travers de la question de l’attractivité du logement qui nous oblige à élargir notre compréhension des mécanismes de l’offre et de la demande (Lawrence), du problème de la gestion de la densité dans ses dimensions à la fois spatiale, sociale et sensible (Amphoux) ou encore au travers de l’élaboration de projets urbains complexes réunissant différents acteurs et échelles (Tranda-Pittion) et enfin de la mise sur pied d’une politique sociale du logement à l’échelle fédérale, capable de dépasser – tout en les intégrant – les seuls aspects techniques et économiques (Hauri).

Les différents chapitres de cette dernière partie nous offrent ainsi des pistes pour intégrer la diversité esquissée dans les deux premières parties de l’ouvrage et assurer une certaine cohérence politique et sociale aux processus de production et de gestion du logement et d’aménagement du territoire. Ils défendent en particulier le passage vers des outils de planification plus incitatifs que coercitifs, s’inscrivant ainsi dans la problématique déjà évoquée de l’avènement d’un Etat « incitatif ».

Dans le chapitre huit, Roderick Lawrence montre en quoi l’attractivité du logement est une notion pertinente pour saisir la complexité des interrelations entre l’offre et la demande du logement dans une localité donnée. Il souligne en particulier que le caractère multidimensionnel de la qualité du logement peut être interprété de plusieurs manières et qu’il est donc nécessaire de forger des outils et un concept – l’attractivité – à même de rassembler ces différentes approches qui ne sont couvertes par aucune discipline ou profession prises isolément.

Dans le chapitre suivant, Pascal Amphoux revient sur la question de la densité qui revient tout au long de l’ouvrage, que ce soit au travers de la problématique des trajectoires résidentielles et de l’évolution démographique de la ville dans la première partie qu’au travers des transformations des formes du logement collectif dans la deuxième. Pour affiner notre compréhension des enjeux de la densité, l’auteur opère en deux temps. Tout d’abord, il rend compte de la complexité et de la richesse de cette notion. En particulier, il montre qu’il n’est pas possible de réduire cette question à la seule dimension spatiale (occupation du sol, gabarits). Il faut au moins ajouter deux autres dimensions pour commencer à appréhender ce qui se joue dans les processus de densification : les dimensions sensibles et sociales.

Chacune de ces dimensions renvoie à des enjeux spécifiques des processus de densification. On s’aperçoit ainsi que traiter les questions de densité ce n’est pas simplement régler des problèmes de polarisation de l’espace (distribution du bâti, articulation des échelles) mais aussi traiter de la diversité sociale et encore de l’intensité de l’expérience sensible. L’effort analytique permet ainsi de mieux discerner ce qui est en jeu dans les processus de densification et d’intervenir avec différents outils pour adresser chacun de ces enjeux.

Il faut donc penser un cadre normatif et réglementaire qui n’écrase pas cette complexité. La deuxième partie du chapitre s’attelle à cette tâche importante. A chacune des modalités de densification, Pascal Amphoux fait correspondre des « principes de densification contrôlée » qui pointent vers des outils et des échelles d’intervention spécifiques. Ensemble, ils dessinent le chemin vers une « densification différentielle » du territoire qui est ici examinée au travers d’un plan directeur pour l’aménagement territorial de Terre Sainte (Vaud).

Dans le chapitre suivant, Michèle Tranda-Pittion poursuit l’exploration des transformations nécessaires dans les processus d’aménagement du territoire pour intégrer une plus grande diversité d’acteurs sans perdre la cohérence nécessaire à la qualité de notre environnement construit. En d’autres termes : « comment produire des quartiers urbains d’une certaine taille, mettant en œuvre une mixité d’usages, et reconnus pour leur niveau de qualité » ? En se fondant sur une enquête comparative des processus d’aménagement en France, Allemagne, Pays-Bas et Suisse, l’auteure parvient à un constat assez sévère sur la pauvreté relative des procédures suisses d’aménagement et la difficulté que connaît notre pays à gérer l’adéquation entre l’offre et la demande en matière de logement. Elle suggère que cette difficulté provient moins des difficultés inhérentes à l’évaluation de la demande que de la faiblesse de nos méthodes et outils d’urbanisme. Contrairement à d’autres pays européens, nous ne disposons pas de mécanismes déléguant à un acteur unique le suivi d’un processus d’aménagement allant de la conception du plan d’aménagement jusqu’à la réalisation et la gestion des logements. Un tel acteur est pourtant essentiel pour coordonner les différents intervenants et, surtout, trouver des compromis entre les divers principes d’intervention. Reprenant les catégories développées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), elle montre que bien souvent les projets d’aménagement peinent en suisse à articuler un principe « industriel » – privilégiant l’efficacité, un principe « civique » – privilégiant les procédures démocratiques, et un principe « marchand » – privilégiant la concurrence. La réussite des projets dans les autres pays passe par différentes manières de résoudre cette articulation. On retrouve dans cette intervention l’importance des procédures institutionnelles pour faire face au défi d’un habitat qui implique de considérer et faire tenir ensemble des acteurs, des objets et des lieux de plus en plus divers.

Finalement, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Ernst Hauri nous propose un parcours édifiant et riche au travers des facettes multiples de la politique sociale du logement considérée au niveau fédéral. Ces différents facettes tournent autour d’un enjeu principal qu’entrevoit l’auteur pour le devenir de l’habitat : l’articulation entre le logement et le développement durable.

Vue depuis la Confédération, la situation du logement apparaît moins dramatique que depuis les villes qui connaissent encore, à l’instar de Genève ou Lausanne, des situations de forte pénurie. En effet, depuis le années 1990 la marché du logement en Suisse a globalement connu une détente. Il demeure néanmoins que, qualitativement, il reste encore de grands progrès à faire et cela spécialement en matière de coût, de formes de logement adaptées pour des personnes et des ménages ayant des besoins spécifiques, de qualité d’habitat dans les quartiers dégradés et d’adaptation aux critères écologiques. Les questions économiques, sociales et écologiques sont donc encore loin d’être intégrées.

Ernst Hauri dessine ainsi les enjeux majeurs d’une « politique sociale du logement », c’est-à-dire une politique qui considère dans un même temps le logement et son environnement.

Les différents textes de l’ouvrage convergent ainsi pour dessiner un devenir de l’habitat qui prend les traits d’un pluralisme à la fois des formes et des méthodes architecturales, des échelles d’intervention, des cadres administratifs et juridiques et des principes d’organisation du vivre ensemble. Un devenir de l’habitat qui demande donc de poursuivre la révision de nos manières de produire le logement et d’aménager le territoire et d’explorer plus en avant les formes architecturales et institutionnelles inédites.

D’une certaine manière, c’est l’ensemble des métiers de la ville qui demandent à être repensés de manière à pouvoir dialoguer entre eux sur de nouvelles bases et intégrer les transformations de nos modes de vie et nos sensibilités politiques. Ce travail a déjà bien démarré, les chapitres présentés dans cet ouvrage en rendent compte tout en montrant les défis encore à réaliser.

Abstract

L’idée de cet ouvrage est d’explorer, en croisant différents regards et disciplines, les relations entre l’habitat et l’évolution de la société en Suisse. L’étude de l’habitat permet en effet de considérer un ensemble de questions centrales pour comprendre les transformations de notre société. Ces questions peuvent être organisées autour d’un parcours allant des aspects les ...

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Notes

[1] La mise en place d’une politique sociale du logement est donc étroitement liée à l’émergence des sciences sociales et de leurs outils de description de la société.

[2] A ce propos, voir le chapitre de Roderick Lawrence dans cet ouvrage (chap. 8).

[3] Nous n’avons pas cherché dans cet ouvrage à étendre la notion d’habiter, préférant diversifier nos concepts de manière à réserver à chacun un sens plus précis (mis à part le méta concept d’habitat qui vise à rassembler un ensemble de phénomènes que l’on postule comme interdépendants). Ainsi, aux côtés de l’habiter, nous trouvons par exemple l’action de résider – qui renvoie à une assignation géographiquement située – ou celle encore d’utiliser – qui pointe vers un usage fonctionnel de notre environnement construit.

[4] Sur l’importance des objets et des dispositifs matériels pour la coordination entre les humains, voir : Thévenot, 1993 ; Latour, 2004.

[5] Sur la notion de « prise » – issue du terme anglais « affordance » – appliquée à la sociologie urbaine voir : Joseph, 1998.

[6] Dans le chapitre 9, Pascal Amphoux montre comment l’expérience sensible de l’environnement construit ouvre un domaine particulier de compréhension des enjeux de la densité.

[7] Nous faisons ici référence aux distinctions introduites par Marc Breviglieri entre un usage comme maniement, utilisation, consommation et coutume (Breviglieri, 1999).

[8] Voir le chapitre 5.

[9] Une partie de ces problèmes est traitée dans les chapitres 1, 2 et 3.

[10] Voir les chapitres 5 et 6 dans cet ouvrage.

[11] Dans certaines coopératives, on « externalise » certains usages du logement domestique. On créera par exemple un studio équipé qui pourra servir pour accueillir les invités des différents habitants.

[12] A ce propos voir aussi le chapitre de Ernst Hauri.

[13] Voir aussi le chapitre 11.

Authors

Luca Pattaroni

Luca Pattaroni est docteur en sociologie, il est chercheur au Laboratoire de sociologie urbaine (Lasur/Epfl) et associé au Groupe de sociologie politique et morale (Gspm/Ehess). Dans la continuation de sa thèse sur les liens entre la responsabilité, l’autonomie et le politique, ses recherches portent sur la question ― inspirée de la philosophie politique et morale ― de la composition d’une société plurielle. Après avoir enquêté plusieurs années sur les communautés de squatters et le travail social, il travaille actuellement sur l’expérience ― à la fois sensible et cognitive, politique et morale ― de la ville, ainsi que sur les liens entre le pluralisme et la justice. Publications récentes : The Social Fabric of the Networked City (codirigé avec Pflieger, Jemelin et Kaufmann), Lausanne, Epfl Press/Routledge, 2008 ; « La ville plurielle. Quand les squatters ébranlent l’ordre urbain » in Bassand et al., Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Ppur, 2007 ; « Le care est-il institutionnalisable ? » in Paperman et Sandra (dir.), « Le souci des autres. Éthique et politique du care », Raisons Pratiques, nº16, 2006.

Vincent Kaufmann

Professeur de sociologie urbaine et d’analyse de la mobilité à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, il dirige le Laboratoire de sociologie urbaine de cette haute-école. Travaillant sur les modes de vies urbains, la mobilité comme facteur de structuration sociale et l’action publique à incidence spatiale, il a récemment publié Re-Thinking Mobility (en 2002, chez Ashgate), Enjeux de la sociologie urbaine (deuxième édition en 2007, avec Michel Bassand et Dominique Joye, aux Presses polytechniques et universitaires romandes) et Mobilité et modes de vies urbains. Quel degré de liberté ? (en 2001, avec Christophe Jemelin et Jean-Marie Guidez, à la Documentation française).

Adriana Rabinovich

Architecte-urbaniste, docteur ès sciences techniques de l’Epfl, elle est responsable de recherche et chargée de cours au Lasur-Inter-Enac. Elle est également responsable de la Cellule d’études appliquées sur l’habitat. Ses recherches portent principalement sur le développement urbain et l’habitat en Suisse et en Amérique latine. Elle est également consultante sur la conduite des démarches participatives en architecture et en urbanisme. Depuis 2005, elle est directrice du partenariat institutionnel du Lasur pour le Centre national de compétences en recherche Nord-Sud, ainsi que du projet « Processus de décision innovant dans le cadre des projets urbains durables ». Elle a publié « Le défi de l’innovation à Cuba » in « Best or Worst Practices », Espaces et Sociétés, 2007 ; Bolay, Rabinovich et al., « Interface urbain rural en Équateur. Vers un développement territorial intégré », Cahiers du Lasur, nº5, juillet 2004 ; Rabinovich et Bolay, « Ciudades intermedias. Una nueva oportunidad para un desarrollo regional coherente en América latina » in Dilla (dir.), Globalización e intermediación urbana en América latina, République dominicaine, Flacso, 2004.

Partnership

Serendipity.

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