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Serendipity.

Du métro parisien au Tgv Sud-Est : sciences, savoirs et techniques à l’épreuve de l’action.

Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, 2001. Isaac Joseph, Météor. Les métamorphoses du métro, 2004.

Quelle relation peut-on établir entre le tgv Sud-Est et une nouvelle ligne de métro parisien ? Celle de représenter des objets techniques qui, dans certaines conditions, font irruption dans le monde de l’action, participant à constituer et à articuler provisoirement autour d’eux de vastes phénomènes sociaux : les controverses, objet d’analyse de deux parutions, pour l’une déjà ancienne.

Le premier ouvrage, un essai collectif de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (Agir dans un monde incertain), a fait date : il constitue aujourd’hui un modèle reconnu séduisant d’interprétation des situations conflictuelles en sciences sociales. Il apparaît important que l’empathie qu’il a pu susciter fasse aussi l’objet d’une relecture moins convenue, en particulier des modèles de philosophie politique qu’il propose et qui risquent d’être confondus avec son versant strictement analytique. Lui associer le second ouvrage (Météor), à la sortie plus discrète, c’est aussi, d’une certaine manière, tenter de contribuer à formuler un hommage à son auteur, Isaac Joseph, sociologue jamais dogmatique, toujours observateur attentif et bienveillant des manières infinies que les individus ont de faire le monde.

En réalité, les deux productions posent aux sciences sociales des questions existentielles sur le type de connaissances qu’elles produisent, sur leurs relations avec le monde de l’action, dans des contextes où, comme on va le voir, la réflexivité et les capitaux cognitifs des acteurs égalent parfois au moins autant les leurs propres, comme cette situation où un sociologue se confronte lors d’un entretien à un vendeur à la sauvette maîtrisant mieux que lui Goffmann (Météor). Cas anecdotiques, fortuits et rarissimes ? Certainement pas, au contraire, amenés à se démultiplier dans nos sociétés, et qui incitent à réfléchir à ce que faire des sciences sociales de l’action peut vouloir dire aujourd’hui.

Controverses socio-techniques.

Les situations de controverses autour de la question des ogm, de la vache folle ou qui surgissent épisodiquement, révèlent une incapacité des sciences, des savoirs techniques et du politique à y faire face, soulignant les limites de leur fonctionnement.

Image1Partant de ce constat, Agir dans un monde incertain constitue un énergique plaidoyer en faveur de nouvelles modalités de production des savoirs scientifiques et de l’action collective face aux situations croissantes d’incertitude dans les sociétés contemporaines. Une perspective réformiste de la démocratie sous-tend leur travail : ils visent à construire la pertinence de l’idée d’une démocratie dialogique censée enrichir la démocratie représentative (« délégative »), et de s’interroger sur les moyens de sa mise en œuvre.

Tout en assurant se distancier des philosophies politiques et morales enseignées « jusqu’à en souffrir d’indigestion dans les campus américain » (p. 27), c’est pourtant ce que leur propos réalise, certes, par d’autres chemins. Sept termes-clés (forum hybride, controverse, risque, incertitude, précaution, traduction et recherche), se trouvent au cœur de leur raisonnement et se déploient sur autant de chapitres. De l’ensemble, oscillant entre approche analytique et posture normative, se dégage la proposition de trois modèles concernant les controverses, le fonctionnement de la science et celui de la démocratie.

Risques, incertitudes et controverses : les sciences prises en défaut.

Les auteurs privilégient les controverses en tant qu’occasions intéressantes pour interroger le fonctionnement de la science confrontée à l’incertitude, et pour penser à partir de là une série de réponses et d’ajustements du modèle de séparation sur lequel elle fonctionne classiquement.

Du risque à l’incertitude.

La multiplication des situations de crises, de débat ou de discussion (étonnamment, la définition en tant que telle de la controverse n’étant à aucun moment stabilisée) serait liée à un état du monde contemporain caractérisé par l’incertitude, une notion que les auteurs distinguent de celle de risque. « Convenons de parler de risque que dans les cas tout à fait particuliers où l’exploration des modes possibles, ou si l’on préfère, l’établissement des scénarios envisageables a été menée à terme, mettant en évidence la possibilité d’événements dommageables pour certains groupes » (p. 39) : le risque renvoie à un panel d’éventualités bien circonscrites, qui, tout en restant aléatoires quant à leur advenue, permettent d’engager une décision rationnelle.

L’incertitude correspond aux moments où subsistent des zones d’opacité et où l’on se heurte à des noyaux d’ignorance. On peut à cet égard s’étonner que les auteurs n’explorent pas davantage les conditions sociales de leur accélération récente. Est-ce parce que les sociétés contemporaines sont plus complexes, plus techniques, est-ce plutôt l’expression d’une accélération d’un changement radical dans le rapport des sociétés aux choses et au monde, caractérisant cette « ère du soupçon » (p. 43-44) qu’ils évoquent rapidement ?

Controverses.

Pour eux, les controverses émergent non à partir de risques balisés, mais d’incertitudes. C’est sur ce point précis qu’une définition claire et rigoureuse des controverses aurait été bienvenue et rendu plus convaincants la plupart des exemples : ainsi, dans le cas cité du tgv-Est (p. 57), l’opposition des riverains surgit d’abord et avant tout d’une certitude (ce qu’ils ne veulent sous aucun prétexte avoir chez eux) pour la défense de laquelle ils exhibent une série d’incertitudes (« conséquence des remblais massifs »…), et non l’inverse. Ce flottement au niveau des limites de ce qui permet de caractériser ou non une controverse est perturbant sur l’ensemble de l’ouvrage, plus encore à son terme où l’on passe du domaine socio-technique à celui de la laïcité républicaine par exemple, laissant cette détermination à l’appréciation subjective du lecteur : le discriminant est-il d’ordre organisationnel (quelle « quantités » minimales d’individus et de dispositifs sont-ils suffisant pour qu’il y ait controverse ?), ou plutôt lié aux objets concernés et constitués (socio-technique, culturel…) ? Il ne s’agit pourtant pas d’objections secondaires, nous y reviendrons.

Prenant à rebours ceux qui considéreraient les contestations comme des indicateurs d’un déficit de « communication » (version négative), ils posent l’hypothèse forte que « les controverses constituent un enrichissement de la démocratie » (p. 49), qu’elles « constituent avec les forums hybrides au sein desquels elles se développent, de puissant dispositifs d’exploration et d’apprentissage des mondes possibles ».

À partir de là, les auteurs font des controverses, des lieux de renouvellement de productions du savoir, de redéfinition des partages entre le monde des scientifiques et celui des profanes, et plus largement de production du politique, allant donc bien au-delà des seules questions techniques.

Quelle science en train de se faire ?

Dans les situations de controverse, l’irruption d’éléments « parasites » (riverains, patients, agriculteurs), n’est que l’expression du retour d’un grand refoulé qui se produit à l’intérieur d’un monde technique expurgé du social et de ses dangereuses scories. Usant largement et à plusieurs reprises d’une ironie décapante, les auteurs entrent ainsi en matière pour reconstituer le processus ayant aboutit à cette soustraction du social par le technique, reconstruire l’histoire de cet « enfermement » de la science.

Reprenant la distinction établie par Christian Licoppe, ils retracent de manière succincte l’émergence d’un régime de la curiosité auquel succède celui de l’utilité et enfin de l’exactitude, trois régimes historiques à travers lesquels apparaît cette dissociation très nette entre l’experiencia (savoir profane) et l’expérimentum (savoir savant). Le régime de la curiosité est celui au cours duquel c’est moins le fait scientifique qui compte que son récit devant des personnages dont le statut suffit à la rendre crédible (élitisme), un fait le plus souvent exceptionnel (comète…). Celui de l’utilité surgit à travers le souci de la reproductibilité des expérimentum, lié à de nouveaux instruments (optiques) et à la formulation de principes théoriques limitant le champ de production et de circulation des « vérités » (accès à des « initiés »). Enfin, l’exactitude voit se refermer les murs du laboratoire sur le savant avec ses instruments, loin des menaces du public (observatoires…)

Ce modèle linéaire manque semble-t-il un peu de symétrie : certes, on suit bien les auteurs sur le repli des scientifiques par rapport au monde des profanes, mais cette fermeture n’a-t-elle pas pu être aussi réalisée par ces mêmes profanes ? Sans forcer le trait, on conviendra que la moindre acceptabilité sociale dont fut l’objet un certain Galilée ne tenait peut-être pas uniquement à cette logique d’enfermement…

Le principe de coupure et de séparation serait-il contre-productif, anti-scientifique ? L’ouvrage plaiderait-il pour le mélange et la confusion des registres ? Certainement pas, il constitue « le passage obligé de toute entreprise scientifique » (p. 74) dont ils rappellent les étapes à partir du modèle de la traduction élaboré par Michel Callon.

Les auteurs considèrent en effet que l’axe central d’une recherche saisie comme Traduction « avec une majuscule et sans numéro » (p. 101), c’est la problématisation qui consiste à « rompre avec l’expérience commune en rendant perceptible des phénomènes inédits, et pour les rendre perceptibles, convoquer un public excité par la nouveauté ; construire un collectif de recherche qui partage les mêmes instruments de recherche et est capable de reproduire les phénomènes sur lesquels il travaille ; se couper du monde, s’enfermer dans des laboratoires pour aller au fond des choses et revenir plus fort dans le monde » (p. 74). Cette Traduction se réalise en trois séquences de traduction (1, 2 et 3), avec un petit t.

La première (traduction 1) fait venir le monde dans le laboratoire par des enquêtes, des entretiens ou des banques de données, le traduit « à une taille qui permet les manipulations ». Puis, il s’agit de prendre le contrôle de ce monde, en élaborant des instruments (matériels, cognitifs) permettant de le manipuler et de le stabiliser à travers des inscriptions (traduction 2), un travail réalisé par un collectif de recherche constituant un système d’intelligence et de compétence distribuée. On retrouve ici une idée chère à Bruno Latour : le collectif ne correspond pas qu’à une collection de chercheurs, mais inclut des « actants » auxquels sont conférés des compétences (une carte, un sig, un téléphone). Enfin, le « retour vers le grand monde » (traduction 3) consiste à faire sortir la découverte du laboratoire, à construire à partir de sa dimension hyperlocalisée, sa reproductibilité en d’autres lieux, une possible généralisation.

Pour aussi séduisant qu’il soit, le modèle est-il convaincant ? Tout en s’attachant à dé-naturaliser les opérations de sciences, à conférer une compétence aux actants individuels ou collectifs, ne risque-t-on pas du même coup de prendre ceux-ci trop au sérieux ? Nous y reviendrons.

Ce sont les dommages collatéraux de la Traduction que les auteurs soulignent, en particulier l’isolement absolu qu’il leur semble absurde qu’elle implique de facto entre une recherche confinée (scientifique) et une autre pour laquelle les profanes disposeraient tout autant de compétences, la « recherche de plein air ». Ces deux manières différentes de faire de la recherche peuvent converger et se compléter à partir des forums hybrides émergeant lors des situations de controverse.

Un modèle pour redéfinir la recherche scientifique : les forums hybrides.

Face à leur exclusion des processus de recherche, des savoirs techniques engagés par une action publique, les profanes font irruption, contestent, et contribueraient à constituer des scènes d’échange, de nouveaux type d’espaces publics de débat et de discussion à l’intérieur desquels se construiraient de nouvelles manière de faire de la recherche, de la science et du politique : les forums hybrides.

Des lieux de construction partagée des savoirs.

« Forums parce qu’il s’agit d’espaces ouverts, où les groupes peuvent se mobiliser pour discuter de choix techniques qui engagent le collectif. Hybride, parce que les questions abordées et les porte-parole qui prétendent les représenter sont hétérogènes : on y retrouve à la fois des experts, des hommes politiques, des techniciens et des profanes qui s’estiment concernés. Hybrides, également, parce que les question abordées et les problèmes soulevés s’inscrivent dans des régions variées qui vont de l’éthique à l’économie en passant par la physiologie, la physique atomique… » (p. 36). Reprenant le modèle de la recherche scientifique comme traduction, les auteurs pensent pour chacun de ses niveaux les types d’implications possibles de tous les acteurs concernés.

Les collectifs hybrides pourraient participer à formuler des problèmes, intervenant dans le passage de l’expérimenta (leur expérience quotidienne) à l’expérimentum scientifique. Puis, ils pourraient participer au collectif de recherche afin de l’élargir et de l’organiser. Ici surgit un premier problème d’ordre non-strictement scientifique : cet élargissement passe par l’acquisition d’une compétence (maîtrise minimale des vocabulaires scientifiques, connaissance du fonctionnement d’un laboratoire) ainsi que d’une légitimité à représenter, d’où la question lancinante de la représentativité qui lui est liée : « difficile de maintenir cette représentativité dans le cas du sida car la population des malades est diverses, ses intérêts et aspirations multiples voire contradictoire » (p. 123).

A cette question de représentation et d’expression la plus ouverte possible s’ajoutent donc des critères moraux (exclusion ou non de certaines catégories de malades…). Ici, une bifurcation s’opère dans le raisonnement des auteurs : déclarer que les questions de sciences sont aussi des questions politiques implique que des questions politiques doivent aussi être pensées sur le modèle avec lequel on peut concevoir les questions de science, nous y reviendrons.

Enfin, le retour sur le monde, dernier niveau de traduction dans lequel les résultats de la science se confrontent avec l’expérience des profanes et permettront de les réajuster.

Des lieux de constitution d’un monde commun.

L’enjeu des forums est de parvenir à composer un monde commun qui n’oublie personne tout en restant efficace, et dans lequel se partagent non des principes (Habermas), mais des préoccupations. Commun, il l’est par la convergence contingente d’acteurs (chercheurs, profanes) et d’actants (banques de données, gênes).

Une part importante de l’ouvrage est consacrée à la réflexion sur le processus de composition d’un tel monde. Sa mise en place rencontrerait deux type de tensions (verticales et horizontales) concernant la construction du collectif et celle de la science. La constitution du collectif doit composer entre agrégation (prendre en compte le plus d’individualités possibles) et composition (réduction, classement et hiérarchisation en groupes). La recherche scientifique s’étend quant à elle entre science faite (fermeture, science stabilisée) et la coopération (ouverture, échanges, exploration).

Plusieurs critères d’évaluation des mondes communs sont proposés. Des critères d’organisation, évaluant leur intensité (les procédure permettent-elles de réelles coopérations collectives ?), leur ouverture (restreignent-elles ou élargissent-elles l’accès au débat ?) et leur qualité (sérieux des interventions, continuité des prises de parole).

Puis, des critères de mise en œuvre concernant l’égalité des conditions d’accès (coût d’accès aux procédures), leur transparence (traces permettant de capitaliser les débats) et la clarté des règles (connaissances des procédures et maîtrise généralisée des règles du jeu).

L’application de ces critères à des procédures existantes (enquêtes publiques, focus group, conférence de consensus) laisse les auteurs globalement insatisfaits.

Un modèle convaincant ?

Deux problèmes se posent. Produit par la controverse, le forum permettrait une « reconfiguration » du social. Or, les exemples pris comme archétypes de réussite sont ceux de débats partagés dans lesquels les intérêts convergent, et c’est là où le propos est peu convaincant. Imagine-t-on un débat sur l’amyotrophie dans lequel des participants feraient irruption, refusant toute recherche sur la maladie ? Qu’en est-il des situations de controverse sur la réalisation d’une déchetterie, d’un tronçon d’autoroute dans lesquels il n’y a pas de problème à construire ou à résoudre et qui émergent autour de l’irréductibilité des positions, autour du refus catégorique de l’idée même de problème à définir, de débat (« syndrome Nimby ») ?

De plus, on suit avec intérêt les auteurs décrire des individus participant à un débat avec des députés, ces derniers étant admiratifs des argument « désintéressés » des premiers dans le sens où ils ne renvoient pas à de l’intérêt particulier mais à une sorte d’intérêt général. Les auteurs sont sans doute un peu trop confiants : la construction du « bien commun » n’exprimerait-elle ici une nouvelle dextérité des individus à s’approprier et à manier de la rhétorique politique ?

Enfin, le modèle reste marqué par une tonalité iréniste. On peut comprendre leur enthousiasme lorsqu’ils annoncent que « la spirale socio-technique est en marche et n’a aucune raison de s’arrêter. Étant donné sa fécondité (elle produit des connaissances et favorise les apprentissages), il n’y a que de mauvaises raisons pour l’interrompre. » (p. 48-49). Il n’y a donc que du bon à prendre dans ce grand mouvement …mais, on imagine mal des forums hybrides sur la localisation des entreprises, qui verraient converger patrons et employés des firmes ! Il y a donc des « questions à forum » et d’autre pas…

La légitimation par les procédures, un modèle pour l’action ?

« Les sciences et les techniques ne sont plus gérables par les institutions politiques dont nous disposons [] Il s’agit donc de les enrichir, de les prolonger pour mettre en place ce que certains appellent la démocratie technique ou plutôt rendre les démocraties capables d’absorber les controverses suscitées par la course en avant des sciences et des techniques » (p. 24) Le propos des trois auteurs est porteur d’une vision précise sur ce que la démocratie est, ne doit plus être, et devra être. En affichant leur souhait de se limiter à une réflexion sur les procédures, il proposent toutefois un modèle d’action permettant d’agir dans un monde incertain, un modèle politique fondé sur une série de principes précis.

Premier principe : précaution dans l’action.

Que sont censés produire les forums hybrides ? Surtout pas des prises de décision, mais des « prise de mesure ». Leur raison d’être est de « faire le point », d’explorer de la manière la plus ouverte possible les zones d’incertitude. Les auteurs se font alors défenseurs d’un principe de précaution qui s’inscrirait en contrepoint radical d’une décision tranchée : l’action mesurée, « c’est une démarche active, ouverte, contingente et révisable » (p. 264).

Ils précisent que la précaution, ce n’est ni s’abstenir (immobilisme) ni réaliser de la prévention, ni tenter de garantir le risque zéro ou d’agir en n’ayant en vue que le scénario du pire, ni encore fuir une responsabilité, mais c’est engager une « action mesurée ». La précaution serait « une incitation à l’action sur trois plans autonomes mais corrélés. Elle exige un système d’alerte, un approfondissement des connaissances, et la prise de mesures temporaires » (p. 282). L’action mesurée est donc caractérisée par sa pluralité, sa réversibilité, elle doit constituer une activité itérative enchaînant des décisions de second rang (à la différence de la décision traditionnelle, tranchante), engageant un réseau d’acteurs diversifiés et restant ouverte à de nouvelles formulations (p. 307).

Ce modèle de la précaution dans l’action paraît conférer au bout du compte un rôle très modeste au forum dans un système de décisions secondaires (quelles sont les décisions premières ?). Autant le propos des auteurs pouvait se faire très clair sur la formulation des problèmes, principale fonction des forums, autant la présentation des modalités de formulation de « réponses » (à quoi cela sert-il autrement de définir en soi des problèmes ?) reste très évanescente. Or, toute les prises de décision, même si celles-ci restent secondaires, provisoires, distribuées, renverront toujours à un qui et pas qu’à un comment, à un sujet et pas uniquement un objet.

Second principe : équité dans la participation.

Autre mission des forums hybrides, l’ouverture la plus large possible des espaces de débats aux individus / groupes qui s’en voient écartés par les mécanismes ordinaires de la démocratie délégative. L’organisation des « débordements » du monde des profanes sur celui des scientifiques et des politiques reste soumise à un autre principe catégorique, l’équité dans la participation ou plutôt par la participation, dont la définition est à ce point pragmatique qu’elle frôle la tautologie : « une mesure équitable est une mesure prise en suivant des procédures qui fabriquent chez tous les protagonistes la conviction qu’elle est équitable ! Et comme le lecteur pourra aisément le vérifier, les procédures dialogiques des forums hybrides sont des procédures équitables » (p. 335)

Cette définition de l’équité par l’équitabilité se défiant d’appréciations extérieures au processus soulève un autre problème. Si l’équitable tient au sentiment des individus concernés d’avoir été écoutés, comment et qui juge qu’une minorité a été prise en compte dans ce schéma où seul prévaut la mise en langage comme critère d’implication ? Comment l’équité peut-elle se penser raisonnablement en faisant abstraction de l’indifférence ou l’absence ? Quel sens cela peut-il avoir d’évaluer l’équité d’une procédure lorsque seulement 5% d’une population concernée s’est impliquée, par exemple ? L’évaluation de l’équité doit-elle se situer en aval (jugement porté ad intra ou a posteriori sur l’action) ou en amont, au niveau de l’entrée en participation, et, ainsi, ne pas ressortir uniquement du jugement des participants ? Autrement, l’affirmation que l’apport central de la démocratie technique serait « la démonstration qu’il est possible de trouver une solution équitable à la lancinante question de la représentation des minorités » (p. 310) tiendrait plus de la pétition de principe que d’un argument réellement convaincant.

Troisième principe : légitimation par la procédure.

Enfin, le troisième principe est le plus paradoxal : il pose que la question en jeu dans la mise en place des forums hybrides et dans leurs contenus n’est pas une question de principes mais de technologie : « que la démocratie ne soit qu’affaire de procédures, on le sait depuis l’origine » (p. 163). La question de la démocratie ne tient pas à des principes généraux à l’aune desquels elle pourrait être évaluée, mais à la procédure, perspective qui rejoint par exemple les formulations de Niklas Luhman (2001).

En considérant que le fond, c’est le fonctionnement, les auteurs s’écartent d’une de leur référence, John Dewey, lequel, reprenant l’ancienne idée de la démocratie comme mode de vie, insistait sur sa relation étroite avec une croyance dans l’homme du commun, une conviction dans sa capacité à juger et agir intelligemment, croyance et conviction mises en acte dans des attitudes et des rapports sociaux quotidiens (Dewey, 1968, p. 220-228).

« Les forums hybrides constituent donc un précieux laboratoire. Ce qu’ils expriment, à l’évidence, c’est une critique des procédures sur lesquelles est fondée habituellement la démocratie représentative » (p. 167). Cette affirmation a de quoi rendre perplexe au regard des controverses citées par l’ouvrage qui renvoient bien plus à des questions de principes que de procédures, à une critique parfois radicale des principes d’organisation sur lesquels se structure la démocratie. En effet, comment soutenir que les « forums hybrides » sur les ogm ou qu’un slogan comme celui d’ »un autre monde est possible » renvoient à une critique des procédures ! Il est évident que ce qui (tente de) s’engager dans ces lieux alternatifs, n’est pas d’abord une réforme de l’expression démocratique, mais de ses principes d’organisation, prenant appui sur une critique radicale du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999).

Second problème, la légèreté avec laquelle les auteurs considèrent la question de la stabilisation des mondes communs, réduit à un dispositif d’entente stabilisé contextuellement, évoqué notamment avec le cas du monde des myopathes : « ce monde, un parmi tous ceux qui auraient pu advenir, a pour propriété d’avoir été négocié, discuté, éprouvé, de manière à transformer les identités jusqu’à les rendre, au moins pour un instant, compatibles les unes avec les autres » [1]. Le monde commun est donc affaire de procédures contextuelles, il est définit moins par son sens, sa « durabilité » que par ce qu’il permet de manière opportune et emmène les auteurs dans des préconisations normatives dont le lien avec les situations de risque et d’incertitude est peu évident [2]. Un déplacement important s’établit dans leur raisonnement : partant de l’idée qu’il est urgent de révoquer l’idée selon laquelle le peuple ne saurait penser, que le pouvoir de décision ne peut plus résider dans les mains d’un groupe d’individus éclairés (p. 154-155), ils font disparaître de facto sous la pluralité des décisions particularisées, sous le régime de la légitimité procédurale, une interrogation pourtant, à notre sens, fondamentale : si la démocratie est affaire de procédures, qu’advient-il dans ces conditions du politique, de l’idée d’un sens acceptable de l’être-ensemble ?

Le moment Météor.

Image2Le petit ouvrage d’Isaac Joseph concernant une situation de controverse nettement plus ciblée, retrace quant à lui l’émergence de la ligne 14 du métro parisien, un travail soutenu par le Ministère de l’Équipement et la mission prospective de la Ratp qu’il construit comme un complément de celui de Bruno Latour sur Aramis (Latour, 2001), esquissant ainsi une comparaison entre un projet manqué et un autre concrétisé. La situations est particulière, elle correspond à un moment de reconquête par la Ratp de ses espaces publics, de production d’un transport hybride (automatisation du métro) et de renouvellement de ses modes de gestion. Dans ce cadre, l’ouvrage se donne pour tâche d’observer le passage d’une logique d’industrie (métro « classique ») à celle de service, d’une « logique industrielle de la production normée à une logique de la co-production certifiée » (p. 84). Puis, simultanément, de repérer les effets organisationnels de l’irruption d’objets techniques jouant en apparence le même rôle que des humains, amener à s’y substituer sur certaines tâches (conduites automatisées…)

Le reproche a souvent été adressé aux interactionnistes de porter une attention trop soutenue aux « choses en train de se faire » (interactions) et de se désintéresser des dimensions profondes des phénomènes. Or, dans le cas précis, l’observation des usages, usagers et dispositifs, est juxtaposée avec celle de leur contexte (dimension structurelle) qui s’étend des phases de conceptions jusqu’aux moments opérationnels. C’est une analyse des transformations d’un monde du travail, raccordée étroitement à celle des nouvelles expériences qu’elle suscite dans un environnement architectural et technique présentée à la fois comme la cause et l’effet de cette mutation.

En ce sens, les spécialistes de l’action rationnelle auront de quoi être décontenancés : point « d’intentions », « d’action » et de « réactions » (conception puis réception du métro par les usagers), mais un enchevêtrement où se mêlent causes et effets, acteurs et agents, dispositifs et disposés, chercheurs et conducteurs, actants et usagers, où les « qui ? quoi ? comment ? » disparaissent, effacés sous la pluralité des actes et des interactions, sous l’entrelacs des statuts professionnels, également. Serait-ce une opération illisible, indescriptible ? Sans aucun doute au regard des catégories classiques d’intelligibilité de l’action que Joseph perturbe en soulignant comment Météor constitue un vaste moment d’action collective (p. 6) pouvant être appréhendé comme un processus d’individuation, d’institution d’un collectif et de structuration d’une forme originale de convention collective.

Un « moment d’action collective ».

La ligne 14 n’est pas une simple affaire. Elle est d’abord liée à une entreprise (Ratp) et à des chercheurs qui l’ont transformée en une occasion singulière tant d’action-recherche que de recherche-action. Puis, à une situation historique précise que permet d’objectiver le suivi des régimes de justification du projet dont il émerge à la fois comme un point d’origine, d’aboutissement et de bifurcation.

L’entreprise au chevet des chercheurs.

« Pierre M. n’est ni un expert ni un informateur, ni un communiquant : c’est un acteur et un observateur. Pour l’enquêteur, il fait partie de cette famille d’indigènes avertis dans laquelle on peut également trouver ce vendeur à la sauvette de Manhattan, Hakim, qui dès sa première rencontre avec l’anthropologue Mitchell Duneier lui dit : “si vous avez lu Jane Jacobs, vous devez savoir que je suis un personnage public” » (p. 32).

Avec cette anecdote, très proche des situations du film néerlandais Kitchen Stories, on rencontre un thème important du texte concernant les relations entre les sciences (sociales) et les individus / collectifs sur lesquels elles enquêtent, sur ces situations-limites où science et action se confondent.

Joseph saisit Météor comme un « forum hybride » (p. 2), lié à la présence de chercheurs dans les discussions présidant à son élaboration, ainsi qu’à des « héros », des « personnages conceptuels » (p. 5), Pierre, Oscar et Alain, qui lui permettent de suivre à la trace la mécanique du projet.

Oscar a effectué un stage dans l’entreprise pour la réalisation de sa thèse sur la relation de service, la qualité de service et la communication, Pierre est un ancien conducteur puis agent de maîtrise qui, étant chargé d’étude sur la modernisation, a réalisé un dea à partir de l’agir communicationnel d’Habermas et du travail de Latour sur Aramis, avant de se retrouver agent exploitant, tout deux prenant part à la démarche d’innovation de Météor. Quant à Alain, en fin de carrière, c’est un témoin de « l’ancien monde » du métro qui, après avoir été poinçonneur puis gravis les strates de l’entreprise, a dirigé les lignes 6 et 4.

La trajectoire sociale de ces intervenants-clés exige de redéfinir les catégories classiques du savant et du profane : Météor surgit dans la conjonction du discours de « l’intellectuel-exploitant » qui verbalise l’entreprise, engageant des savoirs-faire et des savoirs-agir réflexifs, et de celui de « l’intellectuel-observant », pourrait-on le qualifier, circulant de séminaires en programmes de recherche. Ces deux-là, pense Joseph, indissociables, sont en permanente co-présence sans être menés l’un par l’autre, notamment dans les dispositifs de réflexivité institutionnels, moments qui offrent une matière à penser précieuse pour réfléchir aux formes de coopération exploratoires pouvant s’établir entre sciences sociales et professionnels (Stengers, 2004).

L’automatisation : histoire d’une idée socio-technique.

Les problèmes de l’institution d’un collectif hybride de travail entre l’entreprise et la science ainsi que la métamorphose d’une entreprise ne se posent pas de la même manière suivant les séquences du projet. Joseph pose que faire l’histoire d’un projet revient à faire l’histoire de ce qui est dit sur et à partir de lui, à reconstituer les fluctuations de trois de ses régimes de justification. La généalogie de Météor est celle d’une idée en circulation dans les interactions liées aux débats initiaux, l’automatisation, qui voit surgir deux grandes figures : l’usager et le collectif.

Le premier, l’automatisation comme sécurisation (ferroviaire, des biens et des personnes), renvoie à un consensus entre deux formes de savoirs jusque-là clairement distingués : celui du mouvement (la ligne et sa sécurité) et celui du lieu, du point (la station et son architecture, son urbanité). Puis, le régime de l’automatisation comme réponse à la variabilité des transports est l’histoire d’une ligne intégrant l’évolution des rythmes sociaux, la différenciation des clientèles (accessibilité des handicapés), et qui tente de répondre à la concurrence de l’automobile dans un contexte de relance des transports en commun.

Enfin, l’automatisation comme occasion de mise en œuvre de nouvelles normes d’exploitation, d’invention et de diffusion d’un langage : accueil, netteté, distributeurs automatiques etc., irruption d’un « univers normatif » (p. 14) donc la clé de voûte est « l’esprit d’équipe », nouvel esprit d’entreprise. Trois types de justification qui, souligne Joseph, ne sont pas très originaux puisqu’ils actualisent un régime plus général apparu dans les années 1980 en France sur la modernisation des administrations publiques et des entreprises.

Un moment de configuration : individus et collectif.

Avec la figure de l’usager, l’ouvrage réinvestit à sa manière (approche micro) le processus d’individualisation analysé par les sociologues, en insistant sur les procédures et les dispositifs qui participent à situer cet individu au cœur de la « nouvelle relation de service ». Simultanément, le projet renvoie à la constitution d’une autre figure, le collectif hybride.

Des procédures d’individuation de la prestation et de l’usager.

« L’usager qui apparaît dans cette exploration de la relation de service est un individu situé, un construit du processus d’individuation de la prestation » (p. 29).

Produits de ce passage d’une logique d’industrie en celle de service, l’usager et la prestation le sont d’abord par une redéfinition des agents itinérant et de leurs missions intervenant avec le rapprochement de l’exploitation et de la maintenance, ainsi qu’à travers la métamorphose du rôle des conducteurs devenus opérateurs de théâtre, chefs d’orchestre des entrées et sorties de l’espace public.

Puis, à une évolution du principe d’égalité qui, paradoxalement, indifférencie la masse des usagers, le « collectifs des égaux », et va provoquer des débats (dérogation, régime de faveur) : ce collectif dont s’affranchit désormais l’usager est aussi cette fiction invoquée par ceux qui craignent le démantèlement du service public (p. 17).

Ou encore, avec la transformation du traitement de la relation de service qui voit se redéfinir la figure de « l’ayant-droit » : une réclamation d’insatisfaction sur un service ou un dysfonctionnement ne prend plus la forme d’une correspondance écrite (plainte) mais d’un échange ajusté « sur place » entre un agent-représentant et un plaignant.

Enfin, l’individuation de la prestation s’effectue avec la reconnaissance par l’entreprise des savoir-faire pratiques propres aux agents de station, objet de débats et de discussion sur les « reconversions ». Reconnaissance qui en fait de véritables acteurs dotés d’initiatives, de « ficelles », ces marges de manœuvre que l’agent peut engager et qui ne sont pas de simples répétitions mécaniques d’acquis incorporés, mais « des dispositions permettant d’apprendre à entreprendre » (p. 24), de s’ajuster face à des situations singulières. On retrouve d’ailleurs ici ce langage goffmanien de l’action théâtrale cher à Joseph.

Néanmoins, son regard se fait dubitatif sur la possible capitalisation des innovations locales liée à ces situations d’interaction, d’innovation en situation. Il reste perplexe quant à l’efficacité d’une traduction de l’individu-public « du monde de la sphère commerciale des enquêtes de satisfaction » à celui des exploitants telle qu’elle s’engage dans la définition de la démarche qualité (par Pierre M), nouveau concept produit par la relation de service visant à évaluer celle-ci.

Une grammaire de production d’un collectif de travail.

La ligne 14 du Métro est aussi le résultat d’une réflexion collective menée dans l’entreprise et réalisée en coordination avec les différents membres qui la composent, dans un mouvement complexe de négociation : l’enjeu n’est pas des moindres, il s’agit d’y réfléchir à la redistribution des personnels sur des activités automatisées.

L’institution du collectif s’effectue à travers une intense activité de concertation, de controverse (« espace de dispute interne au collectif de travail », p. 30) conduisant Joseph à reconstituer la grammaire de la construction d’un accord tel qu’il se réalise à travers les interactions entre les différents acteurs, dans des jeux d’engagements (compromis) et d’arrangements, dont le lexique renvoie à des bricolages, des passeurs, des négociations et des acteurs techniques.

L’originalité du dispositif participatif rassemblant syndicats et direction, est celle de vouloir produire un accord non pas fait de compensations et de contreparties immédiates, mais travaillant à établir un collectif durable, à penser dans le temps les reconversions. Ce cadre participatif s’articule autour d’un débat sur l’autonomie des lignes et d’une redéfinition des identités professionnelles. L’automatisation annule en effet une série de métiers au sujet desquels la direction et les syndicats construiront un accord sur les formations aux nouvelles fonctions d’animation et d’entretien. Un arrangement [3] qui ici, concerne les conducteurs et leur accorde un rôle central dans la nouvelle organisation du travail.

La construction du collectif passe aussi par la construction d’une relation de confiance, dans un moment singulier de dramaturgie au cours duquel se mettent en scène les principes de l’entente et pas seulement les expériences et intérêts individuels, ceux de la communauté qui se constitue dans l’espace de négociation. Elle fait intervenir les objets techniques dans une procédure hybride proche du modèle des sociologues de la traduction (cf. supra).

L’intéressement et l’enrôlement ne signifient pas « compensation », mais production de rôles durables pour ceux qui auront à les assurer. En cela, Pierre M. est un vrai traducteur par ce dialogue qu’il a su engager entre les incompétents et le petit nombre des intéressés.

Construire l’implication des participants ce n’est donc pas seulement les amener à s’exprimer, c’est construire une dramatisation, une mise à l’épreuve devant un interlocuteur individuel ou collectif d’une conviction, d’un rôle investit ou imparti, c’est un acte de langage qui fait foi et par lequel on prend date (engagement).

Le propos de Joseph renvoie ici à des questions dépassant très largement le « simple » cadre de Météor, soulignant les enjeux propres aux démarches participatives qui devraient être marquées par une telle construction d’équivalence des savoirs et d’engagement dans la durée, non marqué par des accords strictement contingents et conjoncturels mais durables.

Un moment d’accomplissement.

Météor « en action », sa concrétisation organisationnelle et matérielle, renvoie à deux niveaux. D’abord aux nouvelles formes de construction des choix techniques et des formes d’accord dans lesquels interviennent les objets techniques sous la figure d’actants, participant véritablement ou fictivement à l’élaboration d’arrangements. Puis, à sa mise en service (à tous les sens du terme !), dans un environnement architectural et technique renouvelé à l’intérieur duquel se produisent de nouvelles interactions entre les usagers et les agents, parfois médiatisées par des dispositifs techniques.

Traduction, relève ou contagion ? Du programmatique à l’opérationnel.

Pour rendre compte des usages, de la face opérationnelle du projet, Joseph s’appuie sur quatre mots de vocabulaires : relancer, publiciser, visibiliser et mettre en service. Ces quatre termes en sont les motifs (et non les causes), c’est-à-dire ce que les pouvoirs publics, les personnels et les usagers font de Météor. Si la relance est une rhétorique de justification, la publicisation (la mise en public et non en publicité !) renvoie à l’activation même de Météor et permet à Joseph de dépasser la dichotomie entre émetteur (le métro) et récepteur (ses usagers). Elle se joue dans des micro-dispositifs, par exemple à travers un réseau de communication (visiophones face auxquels l’individu « met à l’épreuve le gestionnaire d’espace public », p. 57) ou encore le haut-parleur d’annonce qui met en mouvement les activités, les écrans de contrôle distribuant le fonctionnement des équipements. Usagers, concepteurs, agents participent chacun à leur manière et les uns avec les autres, à construire la raison de Météor.

Transparence, ensuite, parce que l’environnement matériel de Météor a cela de particulier qu’il doit à la fois se rendre visible et disparaître, donc exhiber son invisibilité.

Enfin, la mise en service, pensée à la fois comme une « contagion », une « relève » et « une traduction » dans des situations d’expériences de normes nouvelles et de nouvelles consignes, expériences qui sont autant celles des employés que des usagers, toutes deux étroitement imbriquées. C’est ce que souligne un long développement sur la « cognition située », évoquant le rapport entre la coordination des activités (opérateurs du système), les activités distribuées (usagers) et l’environnement de Météor (contexte des activités). Ici Joseph pense par une belle formule le rapport entre la forme formante et formée : le monde ne nous tombe pas dessus (Wittgenstein), « il nous fait des avances » (p. 77). Étrange expression qui ne signifie pas une bienveillance irénique pour l’environnement matériel, mais que le contexte matériel est de part en part déjà constitué par des agents qui font plus que proposer un simple objet ou service (escalier roulant, écran d’affichage) et qui « détectent », « se saisissent », « tournent autour », « se dégagent » (p. 79). Le service mis à disponibilité est ainsi construit de manière conjointe dans sa distribution par les agents et dans sa manipulation par les usagers, dans une conjonction de leurs mondes d’expérience. En ce sens, l’ouvrage représente une tentative particulièrement réussie de dépassement d’une tendance dominante dans la sociologie à réduire l’espace au rang de support, de contexte aproblématique des pratiques. On conviendra toutefois que cette conception, phénoménale, propre à l’ethnométhodologie, n’est pas d’un accès facile.

De quoi sont donc capables les actants techniques ?

Revenons sur les étapes aboutissant à la production d’un collectif pour souligner certaines interprétations de Joseph qui s’inscrivent directement en contrepoint des auteurs d’Agir dans un monde incertain. Sur l’irruption des objets techniques dans l’action, il formule une série de répliques en chaîne. D’abord, à ceux qui postulent a priori et de facto l’expansion démocratique par l’agrandissement des participants comme signe tangible de démocratie (cf. supra), il reproche de rester muets sur la manière dont se passent ces procédures, sur les modalités précises de construction des accords, des arrangement et des négociations.

Il s’agit moins tant pour lui de postuler a priori une telle expansion que d’être à même d’en restituer efficacement sa mécanique (interactions). Quel est donc, s’interroge-t-il, « le prix à payer pour l’élargissement de la communauté des explorateurs : oui, il vaut mieux élargir cette communauté aux parlementaires que sont les équipements et aux actants que sont les nouvelles technologies de la communication, mais qu’est-ce qu’au juste la forme d’accord à laquelle on parvient au terme de cet élargissement ? ».

Les sociologues de la traduction enseignent que les accords se font et se passent entre actants de différentes natures, qu’ils concernent des hommes et des objets et que ces objets exercent un droit de regard sur les accords auxquels les hommes veulent arriver. Cette perspective rejoint celle de l’élargissement pragmatique : impossible de penser un accord humain, la construction démocratique de l’entente, sans s’accorder en même temps avec les objets qui nous entourent. Joseph ouvre ici une distinction subtile sur les modalités de l’accord : faut-il se mettre d’accord avec « eux » ou se contenter de les accepter, de subir les actants techniques (to agree with / to agree to) ?

La critique se fait plus serrée : la sociologie de la traduction, en classant les actants humains et non-humains sur le même plan, oblitère le fait que les actants techniques soient des objets réactifs, certes, mais incapables d’initiatives, de parlementer sans représentants parlant pour eux. Ce qu’il s’agit d’engager, c’est moins le dialogue entre les humains et les objets que celui entre ceux qui savent et ceux qui savent moins ou pas.

Autant le vocabulaire des actants peut être fascinant, autant s’agit-il de préciser nettement ce qu’on gagne ou perd au change, une question loin d’être anecdotique puisqu’elle « porte sur le fait de savoir à qui et à quoi on se fie, à qui et à quoi on se livre lorsqu’on compte sur un accord. » (p. 40-47).

Plus profondément, Joseph reproche le caractère problématique de la conception superficielle du politique suggérée par cette sociologie, sa dimension strictement conjoncturelle. La construction du « meilleur système socio-technique » ne peut se passer d’objectiver les dimensions structurantes d’un accord potentiel, les approches culturelles, sociales et subjectives des acteurs (leur quête de légitimité). Les limites de l’accord élargi aux actants techniques seraient liées à trois aspects : à leur incapacité de différencier les enjeux, à une incapacité d’interprétation de ceux-ci et au fait de rester toujours sur un plan d’immanence, en refusant de problématiser les référents du travail de traduction (cf. monde commun, supra). Ainsi, « la quête de légitimité du système automatique de Météor ne peut s’affranchir d’un accord négocié sur les fondements mêmes de la mission de service public, ce qui implique la construction d’une vision partagée du devenir de l’entreprise » qui amène, pour Joseph, à une confusion entre validation (d’un choix technique ?) et légitimation. Or, l’objectif de la sociologie de la traduction, c’est la constitution du réseau socio-technique, et ce n’est que cela. La controverse technique ne peut pas prendre le pas sur la controverse politique, elle ne consiste pas en elle-même une controverse politique par le seul fait qu’il puisse s’y discuter des choses, elle ne peut en aucune manière se substituer à lui.

Au final, trois lignes directrices semblent suggérées par l’analyse des situations de controverse, ayant trait pour l’une aux mondes de production des connaissance, pour l’autre aux relations entre les sciences et l’action ainsi qu’à l’éventuelle dimension politique des formes d’action collective.

La réinvention des lieux de construction du savoir, en premier lieu : chacun des ouvrages invite à reconsidérer les lieux classiques de production des connaissances identifiés par la métaphore du laboratoire, en soulignant comment celles-ci s’élaborent (devraient s’élaborer) de manière hybride dans des espaces de discussions et de débats. Le bureau, la salle de réunion ou de contrôle correspondent aux nouvelles extensions de ces laboratoires et non à leurs simples annexes, la science se fait aussi désormais en direct et non plus qu’en différé.

Second point, le régime de construction des connaissances n’est plus oppositionnel, sectoriel mais différentiel. Le mélange des genres produit par l’irruption de l’entreprise dans la recherche ou par celle des populations locales chez les spécialistes de physique atomique remet en cause la partition entre le savoir scientifique (haut) et profane (bas) mais ne signifie pas la dilution des pratiques scientifiques dans une sorte de maelström. Il renvoie simplement à des niveaux de savoirs qui peuvent converger, se concurrencer ou s’opposer, et dont le jeu au final reste garanti par des procédures de certification.

Dans le cas particulier des sciences de l’action, ce nouveau monde de production des connaissances exige de la part du chercheur une « culture du troisième œil » (Bourdieu) qui, à l’intérieur des processus, maintienne en veille une position réflexive, même – et peut-être surtout – s’il s’agit de dispositifs de réflexivité institutionnelle !

Enfin, la question de l’action collective laisse ouverte celle du politique. Certes, sur cet aspect les deux textes divergent nettement, mais si Joseph incitait à distinguer production contextuelle de l’action collective et production d’une forme de politique, ce n’était certainement pas pour se faire l’avocat d’une conception élitiste et substantialiste du politique. C’est plutôt pour insister sur le fait que les moments au cours desquels se discutent et se résolvent des enjeux de science ou d’organisation du travail ne peuvent faire abstraction d’autres enjeux de société plus vastes sans pour autant qu’ils se confondent avec eux ou y soient réduits, mais dont ils constituent certainement, rejoignant ici les trois auteurs, des moments indispensables d’approfondissement en vue, toutefois, de la formulation à un moment ou un autre d’une ou de réponses.

Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil, collection La couleur des idées, 2001. 358 pages. 23 euros. Isa

Abstract

Quelle relation peut-on établir entre le tgv Sud-Est et une nouvelle ligne de métro parisien ? Celle de représenter des objets techniques qui, dans certaines conditions, font irruption dans le monde de l’action, participant à constituer et à articuler provisoirement autour d’eux de vastes phénomènes sociaux : les controverses, objet d’analyse de deux parutions, pour ...

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