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Serendipity.

Déchiffrer les traces pour écrire la mémoire ouvrière.

François Bon, Daewoo, 2004.

Image1« Daewoo », c’est le nom de ce groupe coréen venu s’implanter dans la Lorraine du fer à la fin des années 1980 et qui s’en est retiré brutalement au début des années 2000 : « Ces usines tournevis n’ont pas duré davantage que les subventions » (p. 251). François Bon nous restitue la violence sociale, les drames humains (féminins) générés par cette course au profit : telle est la teneur du livre.

Pour en saisir l’objet, il faut prendre le titre « Daewoo » au pied de la lettre. Six lettres « découpant fièrement le ciel » au-dessus de l’une des usines du groupe, qui finissent par être démontée une à une, pour laisser un grand vide, comme si rien ne s’était passé. «L’écriture, c’est après le démontage de l’enseigne » : une écriture toute entière tendue vers la lutte contre « l’effacement ». Le mot ouvre le livre (« Refuser. Faire face à l’effacement même. ») et revient comme une litanie dans le premier chapitre, de même que l’image des six lettres escamotées rythme l’ouvrage de manière obsessionnelle. « Refuser l’effacement » de ces mémoires de femmes, d’ouvrières, qui montaient des tubes cathodiques dans l’une des trois usines lorraines du groupe, à Fameck, et retrouver leurs « traces peu perceptibles ». Les ouvriers ne laissent que peu de traces de leur existence, n’accèdent pas à ce « conservatoire de l’espace », à cette matérialisation de la mémoire constituée de monuments, d’édifices (manoirs, châteaux, hôtels particuliers… ), de parcs, de places… qui est l’apanage des dominants (Verret, 1995). En cumulant appartenance au monde ouvrier et statut de femme, les ouvrières sont quant à elles doublement invisibles et silencieuses (Perrot, 1998).

Si les deux premières phrases nous donnent l’objet du livre, le dernier mot nous en fournit la clef : c’est à une véritable « enquête » que nous invite François Bon. Cela pourrait prendre la forme de l’enquête policière, sur les traces du crime : « L’énigme, c’était Daewoo vide » (p. 223). Mais c’est au sens où nous l’entendons dans les sciences sociales qu’il faut lire le mot « enquête ». Les analogies entre la démarche de François Bon et celle du scientifique sont nombreuses et profondes : c’est ainsi qu’il nous livre ses méthodes (entretiens non directifs enregistrés et retranscrits) et ses sources (journaux, mains courantes, photos aériennes…). Et sa démarche nous parle car elle est fondamentalement celle des sciences sociales : « Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’évènements qui concernent les hommes entre eux » (p. 223).

À travers cette enquête, la dimension spatiale est centrale. L’hypothèse de départ, c’est en effet que « l’espace […] garde trace et mémoire de tous gestes et toutes voix » (p. 85), pour peu que l’on ne s’en tienne pas aux « monuments », mais que l’on soit attentif aux signes les plus discrets, aux marques les plus banales. Lors de ses visites de « l’usine vide », l’auteur « accumule les détails » : inscriptions, panneaux d’affichage, marques au sol… Il décrit ce « panneau écrit au marqueur « à jeter » », « des éléments de rail avec griffe et roulettes pour le défilement des appareils en montage », « un rectangle rouge barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko »… Avec cette volonté de faire ressurgir les conditions de travail, les rapports sociaux au sein de l’usine : « chaque paroi du mur, chaque détail du sol témoigne […] qu’on l’a habitée » (p. 84). Avec ce refus que « tout, charpente, sol et lignes redevienne géométrie pure » (p. 13) et que l’on efface avec le changement de propriétaire, les traces des luttes sociales qui ont marqué la fermeture de l’usine [1]. Autant de signes, de marques, de traces envisagées dans le projet initial de François Bon comme décor d’une pièce de théâtre in situ, dans une logique de réappropriation des lieux et de la parole par les ouvrières [2]. Les entretiens ont fait ressortir ce sentiment de dépossession, d’aliénation, au moment de la vente et du déménagement de l’usine : « Eux les patrons, ils allaient revendre les murs et continuer ailleurs leurs bénéfices. Moi je me disais : ces traces, ces mots, ces pleurs ne leur appartiennent pas » (p. 169).

Bien que l’usine vide constitue le point de fixation du livre, l’enquête ne s’arrête pas là : « à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle [3] » (p. 223). Dans une démarche très géographique, François Bon envisage l’espace urbain dans sa globalité, comme le résume la figure récurrente de « cette longue rue droite, qui va de l’usine à la ville » (p. 44). « S’immerger dans l’espace » : en parcourant les « immeuble de l’arrière-plan », le centre commercial, les friches industrielles, les cimetières… il est très attentif à la signalétique, aux marques au sol, à l’architecture même la plus banale, qui sont autant de traces d’existences, de marquages de l’espace, d’expressions de relations sociales. Les témoins du passé industriel ne sont jamais très loin : le « haut-fourneau trop imposant pour qu’on le détruise » (p. 47), mais aussi les bureaux des De Wendel, les anciens maîtres de forge. François Bon sait toute l’importance de l’architecture, du bâti, comme support de la construction identitaire et mémorielle, mais aussi comme expression des rapports sociaux : « nous, ces murs, on leur appartenait un peu » lui déclare une des ouvrières rencontrées à propos de l’usine (p. 67).

Dans sa quête de « ce qui porte trace et fait mémoire », l’auteur réussit à associer mémoires individuelles d’ouvrières rencontrées ou évoquées et mémoire collective des 300 femmes qui ont travaillé dans l’usine de Fameck. C’est ainsi qu’émerge la figure de Sylvia, qui s’est révélée comme leader dans la lutte et s’est suicidée peu après la fermeture de l’usine : le livre lui est dédié. Sa mémoire ressurgit à travers les traces laissées dans son appartement vide : « au lieu d’un tableau, juste l’empreinte rectangulaire plus pâle sur le papier peint. […] les teintes plus mates qu’ont laissé les mains sur l’angle d’une paroi » (p. 176). Quant à la mémoire collective, puissamment évoquée à travers la polyphonie théâtrale, elle ressurgit par exemple avec la trace d’un feu allumé lors de l’occupation de l’usine. Comme il l’écrit en quatrième de couverture : « si les ouvrières n’ont plus leur place nulle part, que le roman soit mémoire ». Avec La fin de la classe ouvrière d’Aurélie Filipetti (2003), qui concerne d’ailleurs la même région et Terminal frigo de Jean Rollin (2005), qui évoque le monde des dockers, Daewoo fait partie de ces oeuvres littéraires récentes qui font mémoire des ouvriers, en réinvestissant notamment les traces industrielles. Faut-il y voir un coup d’arrêt à leur invisibilisation, à leur effacement, ou de manière plus pessimiste, « le regain d’intérêt qui peut ressembler à celui qu’on porte à la beauté du mort » (Beaud, Pialoux, 1999-2004, p. 452) ?

François Bon s’est déjà fait remarquer pour sa sensibilité aux lieux, pour sa capacité à lire les espaces et les sociétés : le prix France-Culture/Revue Urbanisme « La ville à lire » lui a été décerné pour Paysage fer (2000), où il décrit ses parcours ferroviaire entre Paris et Nancy. Qualifié de roman, cet ouvrage nourrit le projet d’une géographie immergée dans les sciences sociales, attachée à décrire la dimension spatiale des pratiques individuelles et collectives, des rapports sociaux et des positions sociales.

François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004. 294 pages. 18 euros.

Abstract

« Daewoo », c’est le nom de ce groupe coréen venu s’implanter dans la Lorraine du fer à la fin des années 1980 et qui s’en est retiré brutalement au début des années 2000 : « Ces usines tournevis n’ont pas duré davantage que les subventions » (p. 251). François Bon nous restitue la violence ...

Bibliography

Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Collection 10-18, Paris, Fayard, 1999.

François Bon, Paysage fer, Paris, éditions Verdier, 2000.

François Bon, Antoine Stephani, Billancourt, Paris, Éditions Cercle d’art, 2003.

Aurélie Filipetti, Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Paris, Stock, 2003.

Michelle Perrot, 1998, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.

Jean Rollin, Terminal frigo, Paris, POL, 2005.

Michel Verret, Chevilles ouvrières, coll. Mouvement social, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 1995.

Notes

[1] C’est au même inventaire, au même déchiffrement des traces qu’il s’est exercé à l’Île Séguin, en compagnie d’un photographe (Bon, Stephani, 2003).

[2] À l’origine de l’enquête et des nombreux entretiens, cette pièce de théâtre, dont le livre intègre les dialogues, a été jouée. Mais il a fallu trouver un autre lieu… Ce travail théâtral est une autre expression de la sensibilité de François Bon à l’espace.

[3] La forme de l’ouvrage en découle : alternance de descriptions à la première personne, de paroles extraites des entretiens, de dialogues théâtraux, qui sont autant de pièces d’un puzzle. Le mot « puzzle » fait inévitablement penser à Perec et à la Vie mode d’emploi, auteur que François Bon cite par ailleurs dans l’ouvrage (Espèce d’espace, p. 264).

Authors

Vincent Veschambre

Maître de conférence de géographie à l’université d’Angers, membre du laboratoire Carta (Umr Eso), ses recherches portent sur les formes d’appropriation symbolique de l’espace urbain et de légitimation des groupes sociaux, à travers notamment les processus de patrimonialisation, l’affichage, les évènements festifs et commémoratifs… Il a publié notamment : « Une mémoire urbaine socialement sélective, réflexions à travers l’exemple d’Angers » (Les Annales de la recherche urbaine, 2002, n°92), avec Maria Gravari-Barbas, « S’inscrire dans le temps et s’approprier l’espace. Le cas du festival de la bd à Angoulême » (Annales de géographie, n°643, mai-juin 2005) et a codirigé le numéro thématique « L’appropriation de l’espace : sur la dimension spatiale des inégalités sociales et des rapports de pouvoir » de la revue Norois (n° 195-2005/2) avec Fabrice Ripoll.

Partnership

Serendipity.

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