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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Rendre l’ordinaire important.

Stéphane Füzesséry et Philippe Simay (dir.) Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, 2008.

Image1Si l’on veut douter une fois de plus du principe de progrès continu des connaissances, Le choc des métropoles constitue une lecture édifiante. La sociologie urbaine de Georg Simmel puis, une génération plus tard, de Siegfried Kracauer et de Walter Benjamin nous rappelle (ou nous apprend, c’est selon) à quel point des approches et des postures récemment revendiquées (l’analyse des rythmes urbains, l’intérêt pour le visuel, la mobilité ou une approche sensorielle de la ville) furent explorées il y a un siècle par ces fins analystes de la ville industrielle.

Cet ouvrage dirigé par Stéphane Füzesséry et Philippe Simay recueille avec un remarquable souci de symétrie trois textes sur chacun de ces auteurs organisés en trois parties, cadrés par une introduction des directeurs et une postface de Massimo Cacciari. Il s’agit du premier ouvrage en français consacré au thème de la métropole chez ces trois auteurs, ceci alors que David Frisby, qui signe l’un des chapitres, leur avait consacré un ouvrage influent en 1985.

L’intérêt d’une réflexion commune sur ces trois auteurs réside dans la mise en évidence de leurs affinités épistémologiques et méthodologiques. Simmel, né en 1859, est l’aîné. Sa théorie de la modernité urbaine a influencé les approches de Kracauer (né en 1889) et de Benjamin (né en 1892). Tous trois, ils assistent à la formidable urbanisation du tournant du siècle, en particulier dans les villes allemandes. Thierry Paquot rappelle dans le chapitre qu’il consacre à Simmel que Berlin quadruple sa population (de 1 à 4 millions) entre 1877 et 1913. La thèse des directeurs de l’ouvrage est que ces trois auteurs confrontés au choc des métropoles partagent ce qu’ils appellent une « théorie sensitive de la modernité ». Autrement dit, Simmel, Kracauer et Benjamin ont élaboré une théorisation des changements physiologiques et psychologiques vécus par les habitants des grandes villes qui caractérisent la modernité industrielle. L’analyse qui fonde cette théorisation s’attache à des détails concrets (des façons de faire, des nouvelles technologies), revendique l’intérêt de la surface et renonce à des schémas explicatifs a priori. Cette exploration de la modernité, à travers l’examen de l’expérience des métropoles européennes (Berlin, Francfort, Paris) tranche avec les grandes synthèses socio-économiques ou socio-historiques proposées par les fondateurs de la sociologie allemande.

Dans le même temps cette « herméneutique de la surface » ne se contente pas de décrire le détail puisqu’elle cherche à lier l’étude à des transformations fondamentales de la vie psychologique et sociale. La théorie simmélienne du blasement comme réponse à la stimulation nerveuse à laquelle le citadin de la métropole est exposé (rappelée dans le chapitre de Stéphane Jonas sur Simmel et Berlin) est certainement la plus célèbre de ces associations. De nombreuses autres associations jalonnent les analyses urbaines de ces trois auteurs : le même Simmel lie le développement d’un esprit calculateur à l’accroissement du rôle de l’argent ; Kracauer, la mélancolie, l’errance et l’hyperesthésie urbaine ; Benjamin, la mode (au sens vestimentaire) et la spectacularisation de la marchandise. L’usage de technologies (la machine à écrire, le téléphone) ou les manières de faire avec et dans l’espace urbain (la cadence de la marche, la façon de traverser une rue) sont ainsi constamment envisagés comme des manifestations en surface de changements plus structurels.

Le grand intérêt de cet ouvrage consiste dans la mise en lumière de cette cohérence théorique grâce à l’excellent cadrage qu’offrent, dans leur introduction, les directeurs — grâce aussi à des contributions s’efforçant, dans la majorité des cas, à suivre les liens thématiques (la stimulation nerveuse, la mélancolie) ou méthodologiques (l’art du fragment ou de la miniature) qui unissent les réflexions de Simmel, Kracauer et Benjamin sur la métropole industrielle.

Certes, cet ouvrage n’échappe pas aux défauts du genre. Certains chapitres se bornent à proposer une exégèse et/ou peinent à développer un propos autonome (c’est le cas notamment du chapitre consacré à la grande ville et au cinéma chez Kracauer). Il y a aussi — et inévitablement — un certain nombre de redondances dans la discussion des thèses majeures de ces trois auteurs. La lecture de l’ouvrage demeure cependant très stimulante puisque, d’une part, elle permet, comme nous l’avons vu, de mieux cerner les affinités entre ces trois grands analystes de la modernité et qu’elle nous invite, d’autre part, à nous demander dans quelle mesure une théorie sensitive de la ville mondiale contemporaine est praticable.

Dans leur avant-propos, les éditeurs de cet ouvrage estiment en effet que les travaux de ces trois auteurs « n’ont rien perdu de leur force d’analyse et […] offrent encore aujourd’hui des concepts indispensables à la compréhension du sens et des enjeux de l’urbanité. » (p. 11). Dans quelle mesure peut-on adhérer à cet énoncé ?

La grande force de cette sociologie urbaine réside dans son ambition et sa créativité. Elle nous invite d’abord à prendre au sérieux les petits riens urbains (voir Paquot, 2010) hors des schématismes qu’ont pu inspirer dans la sociologie urbaine francophone ou anglophone les travaux de Michel de Certeau et de Henri Lefèbvre (voir sur ce point Söderström, 2010 ; je reprends ici les arguments que je développe dans la fin de ce texte). Elle nous encourage ensuite à une certaine audace interprétative, c’est-à-dire à tisser des liens et proposer des hypothèses quant aux rapports entre ces petits riens et les « grands touts » que constituent les mutations structurelles de la société. Il reste cependant qu’on ne peut se contenter de « faire du Simmel » sur des villes contemporaines. Il s’agit, à mon sens, de revisiter cette théorie sensitive de la modernité urbaine en opérant quatre révisions principales.

La première consiste à se débarrasser du pathos de l’authenticité lié à l’influence de la philosophie idéaliste allemande. Même si ces Simmel, Kracauer et Benjamin sont attentifs aux dimensions émancipatoires de la modernité urbaine, leur analyse tend en effet à opposer de façon binaire la contemplation et la concentration individuelle d’un côté, les masses et la distraction de l’autre (pour reprendre un argument d’Antoine Hennion et Bruno Latour à propos de l’« aura » chez Benjamin ; Hennion et Latour, 1996). Or l’analyse de la modernité urbaine gagne à ne pas être orientée par la nostalgie d’un passé plus « vrai » que le présent.

La seconde révision consiste à développer une plus grande sensibilité à la diversité des urbanités. Simmel et Kracauer (puis Louis Wirth sur cette base ; voir Wirth, 1938) ont fait de l’expérience de la grande ville européenne une expérience universelle. Or l’urbanité allemande n’est pas identique à l’urbanité suédoise, et encore moins congolaise [1]. Comme le montre par exemple Jennifer Robinson, les villes en forte croissance dans les années 1950 de la Copperbelt africaine, étudiées par les auteurs de la Manchester School, ne correspondaient pas au modèle allemand (Robinson, 2006). Dans ces villes, en effet, le développement urbain ne conduisait pas au comportement blasé et réservé de ses habitants.

La troisième révision concerne la différence de genre : les figures emblématiques de la grande ville chez ces trois auteurs sont des figures très majoritairement masculines (l’étranger, le flâneur, le mélancolique, etc.). Or on ne peut subsumer l’expérience urbaine sous celle du seul citadin masculin. Les pratiques féminines ou homosexuelles de la ville, leurs spécificités et leur évolution, abondamment analysées ces dernières années, doivent également être considérées.

Enfin, et ce n’est pas le moins important, il est indispensable de mobiliser dans l’étude de l’ordinaire urbain des méthodes contemporaines et systématiques d’analyse. L’observation et la capacité herméneutique à faire sens du détail occupent une place prépondérante dans la première sociologie urbaine allemande. Il s’agit aujourd’hui d’« équiper » davantage cette étude afin de lui conférer une meilleure extensivité et une meilleure intensivité. D’une part, il s’agit de recourir à l’instrumentaire développé par l’anthropologie et la géographie de la mondialisation (analyses multisites, translocales, mobiles, etc.) afin de rendre compte de l’extension spatiale des déterminants et des conséquences des pratiques urbaines (qui ne sont locales qu’en apparence) ; la fréquentation de sushi bars, l’utilisation des tic, l’appartenance à un quelconque réseau social affinitaire sont en effet des éléments qui organisent l’ordinaire urbain et lui donnent une portée extra-locale. D’autre part, afin de développer une analyse intensive des pratiques ordinaires urbaines, il paraît important de mobiliser les protocoles mis au point par l’ethnométhodologie de l’espace urbain. Fondée sur l’analyse conversationnelle, mais aussi de plus en plus ces dernières années sur l’analyse d’images vidéo, celle-ci permet en effet d’interpréter très finement l’organisation de l’action dans des contextes matériels (architecture, contexte urbain) et interactionnels (conversation en face à face, groupe, foule). Elle offre une systématique et une réplicabilité manquant souvent à des études plus traditionnellement ethnographiques de l’ordinaire urbain.

C’est au prix de ces révisions que l’étude sensitive de l’urbain pourra, à mon sens, contribuer à une analyse de la condition humaine à l’ère de la ville mondiale, tout comme la première socio-anthropologie urbaine allemande a contribué à une compréhension de la condition humaine à l’ère de la ville industrielle.

Stéphane Füzesséry et Philippe Simay (dir.) Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris, Éclat, 2008.

Résumé

Si l’on veut douter une fois de plus du principe de progrès continu des connaissances, Le choc des métropoles constitue une lecture édifiante. La sociologie urbaine de Georg Simmel puis, une génération plus tard, de Siegfried Kracauer et de Walter Benjamin nous rappelle (ou nous apprend, c’est selon) à quel point des approches et des ...

Bibliographie

David Frisby, Fragments of Modernity. Theories of Modernity in the Works of Simmel, Kracauer and Benjamin, Cambridge (Ma), Polity Press, 1985.

Ulf Hannerz, Explorer la ville, Paris, Minuit, [1980] 1983.

Antoine Hennion et Bruno Latour, « L’art, l’aura et la distance selon Benjamin, ou comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois… » in Les Cahiers de Médiologie, vol. 1, 1996, pp. 235-241.

Thierry Paquot (dir.), « Petits riens urbains », Urbanisme, nº370, janvier-février 2010, pp. 39-70.

Jennifer Robinson, Ordinary Cities. Between Modernity and Development, London, Routledge, 2006.

Ola Söderström, « Observer » in Urbanisme, nº370, janvier-février 2010, pp. 46-47.

Louis Wirth, « Urbanism as a Way of Life » in The American Journal of Sociology, vol. 44, 1938, pp. 1-24.

Notes

[1] Ulf Hannerz insistait déjà, à juste titre, il y a trente ans sur le caractère situé et « chicagoien » des théories urbaines de l’école… de Chicago (Hannerz, [1980] 1983).

Auteurs

Ola Söderström

Professeur de géographie sociale et culturelle à l’Université de Neuchâtel, il a travaillé sur les controverses urbanistiques, le visuel en géographie et en urbanisme et les processus d’aménagement collaboratif. Ses projets de recherches actuels concernent les différentes formes de mondialisation des espaces urbains. Il a récemment publié Urban Cosmographies, Rome, Meltemi, 2009, et co-édité (avec Michael Guggenheim) Re-Shaping Cities. How Global Mobility Transforms Architecture and Urban Forms, Londres, Routledge, 2010.

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