Pratiqué à l’origine dans les monastères dès le 11e siècle, se développa dans les universités européennes à partir du 13e siècle un type de discussion orale ou écrite, la disputatio, dont les participants étaient des professeurs et des étudiants. Après un exposé initial, des contre-arguments et une synthèse étaient présentés par les participants. La force de la disputatio universitaire fut de tourner le dos aux arguments d’autorité et de produire des débats de qualité, grâce à une faible hiérarchie entre les intervenants, à un climat d’écoute réciproque et au libre franchissement des cadres disciplinaires, la seule condition était de respecter les règles d’une argumentation fondée sur la raison.
Question. Comment interpréter, au sein de la recherche en science du social, les changements qui semblent être la conséquence de l’élection de Donald Trump comme président des États-Unis le 5 novembre 2024 ?
– JL. Ces changements appellent à mon avis deux types de problématisation distincts.
Le premier concerne la théorie du temps historique. On observe une multitude de phénomènes nouveaux presque simultanés, certains paraissant inédits, qui pourraient être résumés par un concept temporel, celui d’événement. La sous-question serait alors celle-ci : dans quelle mesure ce qui se passe conduit à un changement historique significatif impliquant des réalités qui, précédemment, avaient peu changé ? Cela invite aussi à définir un niveau d’échelle : quelle est la longueur d’immobilité relative qui s’achève par cet événement et sur quelles réalités porte ce point d’inflexion ?
Le second porte sur la substance de ce que l’on observe. Comment interpréter le corpus dont nous disposons, fait de multiples déclarations et décisions produites par Donald Trump et son entourage ? Existe-t-il un « style Trump », défini par une relation spécifique entre le discours et l’action ? Une réponse positive à cette question pourrait conduire à relativiser ou à réorienter une interprétation qui prendrait à la lettre l’ensemble des messages du corpus annonçant une action à la fois puissante et immédiate.
– PP. Je propose que, dans un premier temps, nous traitions séparément ces deux séries de questions, en commençant par la seconde, car des réponses que nous y apporterons dépendront pour une part les manières d’aborder la première série d’interrogations. Enfin, nous pourrions tenter d’intégrer ces deux contributions et chercher à définir, si cela nous paraît avoir un sens, le « moment Trump » de l’histoire contemporaine.
Je réagis tout d’abord sur le second angle d’attaque : l’articulation trumpienne entre discours et action. Un point méthodologique : il n’est pas si facile, de notre place, de savoir ce qu’il en est de l’action. Même dans l’hypothèse d’une interruption du soutien à la guerre en Ukraine, les mécanismes financiers impliqués disposent d’une part d’autonomie institutionnelle. Quand on ferme le robinet, des dollars continuent à s’écouler dans la tuyauterie militaro-industrielle. Et on rejoint alors le premier angle d’attaque : le discours fait événement, introduit un avant et un après évident. C’est même à cela qu’il sert. C’est sa fonction. Elle est politique, dans le plein sens du terme. Pour autant, la temporalité de l’action est beaucoup plus complexe, faisant intervenir une deuxième dimension du temps, celle des anticipations, des projets, mais aussi des mémoires, des héritages, des patrimoines, des inerties. Comment s’engrènent ces deux dimensions dans le trumpisme ?
Où se situe le trumpisme dans le plan que forme ce repère à deux axes orthogonaux, celui du temps qui passe et des événements qui le scandent, et celui de la tension entre projets et mémoires, mais aussi, et respectivement, entre réalisation des virtualités projetées – ce que l’on peut nommer l’hystéréchronie –, et l’usure « naturelle » des réalités par le temps – qu’on peut nommer taphochronie ?
Mais quand je disais que nous ne savions pas tant de choses que cela de l’action, et bien qu’on puisse en savoir plus (jusqu’à un certain niveau pour les affaires d’État), c’est que je commençais aussi par le plus facile des problèmes méthodologiques. L’autre est redoutable pour le penseur contemporain : dans quelle mesure le moment Trump, justement parce qu’il apparaît avant tout comme un discours et des slogans (« Make America Great Again »), n’est-il pas aussi, si ce n’est parfois avant tout, une bonne histoire pour les médias, qui vivent quant à eux de l’historicité du social.

Portrait officiel de Donald J. Trump lors de son second mandat en tant que 47e président des États-Unis d’Amérique (2 juin 2025).
– JL. Sur ce point, il faut en effet essayer de prendre du recul pour ne pas se représenter le monde médiatique comme s’il pouvait se limiter à une bulle autoréférentielle pure. Sa composante autoréférentielle est forte, ses acteurs n’hésitent pas à faire tout leur possible pour que les temporalités de ce dont ils parlent s’ajustent à leur propre temporalité, avec ce mélange de rythmes très courts, de recherche ponctuelle du sujet unique sur lequel ils cherchent l’exclusivité, puis une retombée très rapide dans les oubliettes de l’information. Et ils y parviennent dans une certaine mesure, mais pas totalement. Le référent, le reste du monde réel, invite aussi à la table, même celle des médias les moins soucieux de l’éthique du « rendre compte », sa part de temporalité. Et c’est là que Donald Trump nous étonne car sa temporalité en tant que détenteur et gestionnaire de capital politique semble identique à celles des médias. En politique, les décalages entre discours et action se traduisent habituellement par une chute de légitimité qui se paie aux élections suivantes. Or, durant son premier mandat (2016-2020), Trump a fait très peu et notamment sur les sujets qu’il avait mis en avant dans son programme de campagne. Si on met à part des baisses d’impôts plus favorables aux riches qu’aux pauvres, un classique pour un président républicain, il n’a tenu ses promesses en matière de politique intérieure, d’immigration, de guerre commerciale ou de politique étrangère que sur un mode purement symbolique, sans conséquences pratiques, avec par exemple, toute la mise en scène agressive, mais sans lendemain à propos de la Corée du Nord. La surprise vient du fait que cela lui a peu porté tort sur le plan électoral. Rappelons que, en 2020, il a obtenu 11 millions de voix de plus qu’en 2016 (et en a encore gagné 3 millions supplémentaires en 2024). Réalisant en 2020 un miracle éphémère (15 millions de voix gagnées par rapport au score de Hillary Clinton en 2016), Joe Biden peut être vu comme une parenthèse dans cette success story trumpienne. Cette réussite démontre de manière expérimentale qu’il existe en ce moment aux États-Unis une majorité confortable d’électeurs qui accepte de ne pas juger un candidat sur son action, mais sur ses déclarations. Ne peut-on considérer qu’il y a là un événement digne d’intérêt à l’échelle de l’histoire de la démocratie ? Trump a, entre 2016 et 2020, mis en pratique le principe émis par Nikita Khrouchtchev (qu’il n’a pas lui-même très bien su utiliser à son avantage) : « Si les gens croient à l’existence d’une rivière imaginaire, ne leur dites pas le contraire. Construisez un pont imaginaire sur la rivière imaginaire. » Plus récemment, la notion d’« hypnocratie » (proposée par Andrea Colamedici sous le pseudonyme de Jianwei Xun) essaye de rendre compte d’« états de conscience » permettant d’installer un rapport à la politique orthogonal à la logique représentation (on soutient un programme) – légitimation (on vérifie sa réalisation). Jusqu’à présent, les populistes extrémistes, futurs despotes, qui avaient bénéficié lors de leur accès au pouvoir d’une certaine légitimité démocratique, tels Lénine, Adolf Hitler ou Vladimir Poutine, s’étaient empressés de s’assurer que ce serait la première et la dernière fois. Avec le passage victorieux de l’épreuve de la réélection, le cas Trump interroge.
– PP. Est-il si vrai que, dans un monde « normal », la sanction tombe quand discours et actes sont en dissonance ? On pourrait poser l’hypothèse inverse, à réfuter si on le peut : la démocratie électorale est un régime qui repose sur le jugement des déclarations a priori, sur des virtualités désirables, et pas sur l’évaluation a posteriori de la réalité produite par une myriade d’actualisations difficilement commensurables les unes aux autres, ne serait-ce que du fait de la variété de leurs tailles et formes temporelles et spatiales.
En outre, il faut ajouter que cette réalité n’est accessible à l’électorat que par le truchement des médias dès lors qu’elle dépasse l’expérience du peu d’individus directement concernés. Il y a une asymétrie informationnelle essentielle : les discours sont de l’information pure, univoque, les actions sont appréciées surtout via leurs conséquences, qui sont interprétées de manière hétérogène par les groupes sociaux.
C’est du reste ce sur quoi repose le slogan politique. Ultra synthétique par construction, il tourne le dos à l’épreuve analytique des faits : « Make America Great Again » [Reagan 1980, Trump 2016, 2024], « Yes We Can ! » [Obama 2008], « Travailler plus pour gagner plus » [Sarkozy 2007], « Une présidence normale » et « Le changement, c’est maintenant » [Hollande 2012], « ¡ Viva la libertad carajo ! » [Milei 2023], « La force tranquille » [Mitterrand 1981], « There is no alternative » [Thatcher 1980], « En même temps » [Macron 2017], « Quoi qu’il en coûte » [Macron 2020], « La France aux Français », « La liberté ou la mort »…
Il est désormais difficile d’éviter la question du rapport que l’on voudrait naturel entre les fins démocratiques et les moyens électoraux – laissons de côté le principe républicain, les questions de contre-pouvoirs, du sort de la minorité, etc. Ceci indépendamment de la tension structurelle déjà bien identifiée entre représentativité et légitimité. Cela a-t-il encore un sens de faire reposer la démocratie sur des élections, considérant comme réalisé le présupposé de l’électoralisme : les électeurs sont tous également informés sur tous les sujets, qu’ils soient tous dans l’ignorance totale, omniscients, ou toute situation intermédiaire ? Que devient ce présupposé dans des sociétés où l’information est désormais prise dans un mode de production et de diffusion qui peut déconnecter totalement le lien entre la théorie (discours) et l’empirie (expériences).
L’IA générative (type ChatGPT) n’est-elle pas finalement le mode d’existence du discours politique depuis un certain temps ? : on aligne des « éléments de langage », dont chacun est le plus probable à la suite de ceux qui précèdent, c’est-à-dire le plus attendu, au moins par une fraction cible de l’électorat. Un parfum de « pipotron » 2.0, qui produit un fond diffus de sauce politique lénifiante, sur laquelle tout discours inattendu contraste fortement et semble dire le vrai. « Make America great again » est-il un slogan qu’aurait pu produire une IA ?
Le problème n’est peut-être pas la réalité, mais la vérité – on parle de vérité judiciaire. Mais ce n’est pas non plus celui de la malnommée « post-vérité ». Comme si vérité était synonyme de réalité. La vérité est un discours sur la réalité, et peut n’en avoir pas grand-chose à faire. Dans Les ingénieurs du Chaos (2019), Giuliano da Empoli a magistralement décrit la montée en puissance des « populismes » en Europe et en Amérique, mettant bien en évidence ce type de « vérité autonomisée » qui a permis ce « mouvement » politique de fond en Occident. Implicitement, il pose les bonnes questions : quel genre de vérité circule dans la machinerie démocratique contemporaine ? Les réseaux sociaux (internet) sont-ils un lieu de débat politique ? Et s’ils ne peuvent plus être tenus pour tel, à quoi peuvent-ils donc servir ?
– JL. L’autonomie du politique vis-à-vis de la vérification ou de l’évaluation est en effet un trait qui ne date pas de Trump. Et, symétriquement, cette autonomie ne va pas jusqu’à l’indépendance.
Cela nous conduit à deux familles d’hypothèses. La première repose sur l’idée que ce lien discours/réel passe par l’action. Il faut écouter ce que dit Trump et s’attendre à ce qu’il effectue ce qu’il a énoncé. Ce n’est pas, contrairement aux apparences, de la naïveté. Faire ce qu’on dit est couramment considéré comme une manière efficace de gagner en capital politique. D’où, pour les observateurs du phénomène, le choix d’une approche conforme à l’esprit du « rasoir d’Ockham », la réduction au plus simple. Il est remarquable que les pires menteurs soient aussi ceux qui, dans d’autres segments de leur discours, annoncent clairement ce qu’ils vont faire. Édouard Daladier et Neville Chamberlain ont voulu ignorer ce principe à Munich en 1938 et cela a coûté très cher à l’Europe – ce que Winston Churchill a résumé ainsi : « You were given the choice between war and dishonour. You chose dishonour, and you will have war. » Si, avec Trump, nous nous trouvons dans ce cas de figure où il vaut mieux prendre au sérieux les déclarations des puissants, voici ce qui pourrait se passer. Aux États-Unis, un mouvement de retour en arrière dans différents domaines : mise en cause du caractère républicain de l’État (état de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles), destruction de l’État-providence, mise en cause des valeurs d’égalité, de justice et de développement durable. Dans les relations avec le Monde, ce serait l’affirmation frontale d’une posture « réaliste », c’est-à-dire le refus, théorisé par Carl Schmitt, de toute référence à des valeurs légitimes dans les rapports interétatiques. L’Ukraine serait détruite comme société et son territoire partagé entre la Russie et les États-Unis. Les relations internationales se résumeraient à une internationale des despotes unis pour écraser leurs citoyens, mais s’opposant dans des guerres impériales ou, face aux plus faibles, à un néomercantilisme décomplexé complété d’une « diplomatie de la canonnière », comme dans les guerres de l’Opium (1839-1860). Dans l’ensemble cette bifurcation réactionnaire validerait le projet au nom oxymorique de Dark Enlightenment, un terme utilisé par ses promoteurs, qui projetterait son ombre sinistre, modifiant le rapport de force entre les partisans des Lumières et toutes les espèces d’obscurantisme.
Ce n’est cependant pas le seul futur possible. On peut résumer la logique alternative par la densité. C’est le terme curieux qu’utilise Peter Sloterdijk dans Le palais de cristal [Im Weltinnenraum des Kapitals, 2005], qui porte sur la mondialisation. L’auteur considère que ce qui était possible en 1492 – la conquête d’un immense continent et la destruction des sociétés qui l’animaient par un petit groupe d’hommes déterminés – ne l’est plus à partir du moment où le Monde est strié d’une infinité d’actions et de réactions provenant d’une multitude d’acteurs.
Dans cette perspective, on verrait, avec des temporalités plus ou moins rapides selon les enjeux, les citoyens prendre peu à peu du recul et faire des « bilans » de plus en plus critiques de la mandature, avec des contenus qui contrediraient, voire balaieraient, les émotions qui ont porté Trump au pouvoir. Les États-Unis sont le pays le plus mondialisé et leur position dominante dans de nombreux domaines ne les protège guère en cas de décisions unilatérales hasardeuses. Les décrire comme dominants est un peu rapide, car ils sont simultanément indépendants et interdépendants du reste du Monde. Cela lui a largement profité et le gambit consistant à assumer une faible productivité et un déficit de la balance commerciale, ce qui a affaibli l’industrie nationale, contre un partage de la croissance avec les pays les plus dynamiques explique pourquoi les États-Unis sont, parmi les pays développés, ceux dont la production de richesses augmente le plus ces dernières décennies. Une gestion désinvolte des interdépendances en matière politique, économique, culturelle et même militaire peut conduire le pays à des déséquilibres stratégiques qui peuvent faire boule de neige et conduire à une perte de souveraineté, d’influence, mais aussi, tout simplement, de prospérité intérieure.
Ce processus de « rattrapage par le réel » est d’autant plus probable que, fort d’un soutien populaire exceptionnel, Trump est allé beaucoup plus loin que ses compétiteurs dans l’art du porte-à-faux discursif. Si l’on examine les différents domaines où Trump assène ses déclarations tonitruantes, on peut dire d’abord que, à ce stade (mi-mai 2025), nous ne sommes pas en présence d’actions significatives, mais seulement d’annonces et de postures. En voici une liste de dix points avec, dans chaque cas, une hypothèse sur les effets de la densité et une prévision des feedbacks contraires, processus qu’on pourrait résumer par l’idée de forclusion modulée, quand un enjeu était à l’ordre du jour en disparaît plus ou moins vite de l’agenda parce que désormais dépourvu de sens. C’est le « passer à autre chose » (« move on ») comme le Trump de 2016-2020 l’avait fait avec la Corée du Nord et comme, dès la mi-avril 2025, le secrétaire d’État Marco Rubio le laisse entrevoir pour l’Ukraine.
- Coupes claires dans les dépenses de l’État fédéral : différentes coupes budgétaires portant sur des domaines très divers, comme la « bureaucratie », l’éducation, le soft power (aide au développement, aide aux militants défendant les droits de l’homme). Hypothèse : une vive réaction de ceux qui ont à cœur la « grandeur de l’Amérique », y compris donc une bonne partie des électeurs de Trump, et qui ne resteraient pas muets devant le démantèlement des outils d’un projet auquel ils croient profondément. Résultat : retour, par petites touches, à une attitude, plus modérément sélective, des engagements de l’État fédéral.
- Attaques contre l’état de droit (rule of law) et, plus généralement, du caractère républicain de l’État : ignorance ouverte de décisions de justice et mise en cause de la séparation des pouvoirs. Hypothèse : une crise grave de régime à venir, à l’issue incertaine, dans un domaine central pour l’adhésion à la démarche de Trump des quatre piliers de sa légitimité – les partisans d’une contre-réforme réactionnaire (« Project 2025 »), la nébuleuse fascisante (« alt-right »), les technolibertariens actuellement représentés par Elon Musk et le mouvement diffus anti-élite –, la réaction des autres secteurs de la société pouvant aussi faciliter la remobilisation des Démocrates. Résultat : un climat de guerre civile latente qui se retournera contre celui qui en est à l’origine, et une forte demande d’apaisement.
- Lutte contre le « wokisme » : un mélange hétérogène de mesures anti-communautaristes et réactionnaires contre les activistes pro-palestiniens, les militants LGBTQ+, les organisations de protection du climat et la tolérance des universités aux idéologies discriminatoires. Hypothèse : une mêlée confuse, mais brutale opposera des contraires incohérents entre eux. Résultat : un tri se fera peu à peu entre les deux parties de ce combat, liberté d’opinion et de recherche d’un côté, qui seront portées par l’opinion progressiste ou modérée, lutte contre le néocommunautarisme de l’extrême gauche, de l’autre, par laquelle le Parti démocrate profitera sans trop en parler du « boulot » accompli par Trump pour rompre avec ses conceptions multicommunautaristes de la légitimité (« Rainbow Coalition ») et se concentrer sur des valeurs universalisables d’égalité dans une société d’individus.
- Menaces contre le Mexique et le Panama : épisode terminé. C’est le premier exemple d’un recul de Trump en échange d’un moindre laxisme du gouvernement mexicain vis-à-vis des migrants passant par son territoire et d’une bonne volonté du gouvernement panaméen sur des investissements états-uniens autour du canal.
- Hausse des droits de douane, pays occidentaux : annonce de mesures et de contre-mesures de la part des pays cibles. Hypothèse : face aux effets potentiellement délétères sur l’économie états-unienne, recul discret. Résultat : retrait des principales mesures, négociations lentes pouvant aboutir à une annulation pure et simple.
- Hausse des droits de douane, Chine : annonce de mesures et de contre-mesures. Hypothèse : poursuite du conflit avec une complexification des dimensions en jeu. Résultat : prise en compte simultanément, outre la compétition commerciale, de la rivalité technologique, de la menace géopolitique et de l’affrontement sur les valeurs (Taïwan, Hong Kong, droits de l’homme en Chine), ce qui a déjà entraîné une baisse d’intensité spectaculaire de la guerre des tarifs, une posture pragmatique, proche de celle des mandats précédents.
- Annexion du Groenland : prétention à une conquête impériale qui créerait, en cas de passage à l’acte, une fracture avec l’Europe (via le Danemark), mais aussi avec le reste du Monde et un isolement sans précédent des États-Unis. Hypothèse : traduction graduelle de la demande grâce à un accord minimal fondé sur les intérêts communs des parties prenantes. Résultat : un renforcement possible de la présence militaire américaine à partir de sa base américaine de Pituffik (Thulé) en échange du respect de la souveraineté groenlando-danoise accompagné d’une coopération avec les Européens sur la défense de l’Arctique.
- Annexion du Canada : revendication de l’intégration du pays au sein des États-Unis (« 51e État »). Hypothèse : cette prétention loufoque active le patriotisme canadien (déjà sollicité par la hausse des droits de douane), ce qui donne peu de chance à Trump d’obtenir un succès même symbolique des États-Unis et laisse augurer un repli en bon ordre. Résultat : nul, sinon une méfiance inédite de la société canadienne vis-à-vis de sa voisine.
- Rapprochement avec Vladimir Poutine : alignement initial sur les positions de la Russie et pression sur l’Ukraine pour qu’elle accepte un accord déséquilibré et destructeur de sa souveraineté. Hypothèse : compte tenu de la difficulté d’une médiation efficace entre deux adversaires non dépourvus de ressources pour poursuivre la guerre et de la montée en puissance d’une diplomatie européenne déterminée, une lassitude de Trump vis-à-vis de cet enjeu est envisageable. Résultat : une neutralité apparente et une faible activité des États-Unis jusqu’à la fin du mandat présidentiel (2028).
- Renversement d’alliance avec l’Europe : désengagement américain de la défense de l’Europe et soutien aux partis xénophobes et réactionnaires du continent. Hypothèse : cette démarche peut trouver un rythme de croisière en se heurtant progressivement au lent « réarmement » (au propre et au figuré) de l’Union européenne, qui donnera satisfaction à Trump sur la répartition plus équilibrée de l’effort militaire des deux côtés de l’Atlantique. Résultat : une Europe plus sûre d’elle-même, de ses valeurs et de la puissance nécessaire pour les promouvoir.
Il existe une série d’hypothèses intermédiaires. L’une d’elles serait la reproduction du mandat précédent de Trump : ses politiques laissent peu de traces, mais une partie de la société continue de soutenir ses idées et sa personne. Cette situation n’est irrationnelle qu’en apparence. Elle correspond à une attente de citoyens qui n’est pas que les dirigeants « réalisent » des choses concrètes et utiles (« deliver » en anglais), mais qu’ils confortent, chez des électeurs qui se considèrent, à tort ou à raison, comme des perdants, le projet de leur redonner de l’énergie, de la confiance en soi, de l’espoir. Il n’est pas complètement invraisemblable que cette demande de type psychopolitique (le politique quand les individus, avec leur psychisme, s’invitent à la table du débat public) puisse être en partie satisfaite en dépit de ce qui serait un échec d’ensemble des politiques publiques menées par le gouvernement. Le « livrable » de Trump, ce serait un coaching collectif rassurant pour des personnes que leur situation d’anomie pousse vers des révoltes violentes.
Un autre angle de vue porterait sur les séquelles du moment trumpien. Si l’on prend l’exemple de l’invasion, à maints égards aberrantes, de l’Irak par les États-Unis, alors dirigés par George W. Bush, en 2003, on pourrait dire que la parenthèse s’est refermée et que cette grave faute a été avalée par la complexe série de rétroactions négatives que la décision a entraînées. Pas tout à fait néanmoins : l’Irak, qui était une dictature sanglante, n’est pas revenu au statu quo ante, pas plus qu’il n’a accédé à un régime de répubique démocratique ; c’est devenu un pays ingouvernable où les communautés ethnoreligieuses se disputent violemment le pouvoir. La chute du despote Saddam Hussein a en outre permis à un despotisme étranger, celui de l’Iran, d’occuper une place considérable dans la société irakienne. Enfin et surtout, cet épisode calamiteux a durablement entravé l’action américaine dans la région, et même ailleurs. Le pouvoir autogénocidaire de Bachar el-Assad y a gagné une durée de vie de plus de dix ans, l’Afghanistan a été abandonné aux talibans et l’Ukraine n’a pas bénéficié, même sous Joe Biden, d’un soutien cohérent. Dans ce cas, la « densité » a donc fini par jouer, mais non sans de graves dégâts collatéraux au passage. C’est ce qui pourrait fort bien accompagner, dans des proportions difficiles à mesurer, la dynamique Trump, quelle que soit la famille d’hypothèses qui se vérifie, celle de la bifurcation réactionnaire ou celle de la forclusion modulée.
– PP. Cet effort analytique, avec lequel on ne peut qu’être d’accord, pose une alternative entre deux familles d’hypothèses, qui pourraient être aussi vue comme compatibles dans une perspective synthétique, tentant de décrire l’état du monde comme une superposition de « temps », c’est-à-dire des environnements ou des objets historiques.
Au-delà des prévisions, toujours difficiles quand elles concernent l’avenir, et surtout le plus proche, le simple fait de les formuler met au jour une hésitation jusqu’ici latente dans nos sociétés : le refus ou au contraire la recherche de l’historicité. Au risque de simplifier un peu, la question latente qui nous rend muets ou bien logorrhéiques pourrait être celle-ci : vivons-nous un moment historique ? Ce n’est pas que la réponse est difficile ; c’est que l’affirmative et la négative peuvent être argumentées avec une égale vigueur.
L’hypothèse A, c’est le refus de l’historicité : on considère que les gesticulations de Trump ne sont qu’un moyen de négociation. Mais il y a un problème : ce ne sont pas que des menaces dissuasives (au sens de la dissuasion nucléaire) ; elles sont mises à exécution, provisoire, avec effets immédiats (d’où par exemple l’accusation démocrate de délit d’initiés). Et cela semble quand même induire des réactions asymétriques rompant l’équilibre prévalant jusque-là (pas de retrait symétrique des menaces). La perte de confiance, voire la méfiance envers les États-Unis pourrait quand même, à force de gesticulations en forme d’allers-retours, relever d’autre chose que d’une simple fluctuation économique (du dollar, par exemple).
Au sujet du retrait « discret » des droits de douane, le refus de l’historicité est manifeste et affirmé : face à l’étrangeté de reculs successifs assumés sans complexes par Trump, selon nombre d’interprétations – sur le mode : on connaît Trump, c’est un négociateur, il fait des « deals » –, ces reculs sont une partie de sa stratégie. Position tenue d’ailleurs par les accusateurs Démocrates de délit d’initié, qui, ce faisant, valident implicitement le fait que le recul était prévu au départ, qu’il fallait faire chuter les marchés, acheter au plus bas, puis reculer et les faire remonter, pour revendre au plus haut.
Trump fait donc des déclarations. Il déclare la guerre commerciale. Mais il déclare aussi la paix, unilatéralement. L’unilatéral à l’aller et au retour, sauf que le mouvement n’est pas sans effet. L’historicité pourrait même en général s’illustrer dans ce simple fait qu’on ne peut pas déclarer la paix unilatéralement.
La force de l’hypothèse A tient au fait qu’elle s’accroche aux faits les plus saillants, nécessite peu d’interprétations ou de constructions intellectuelles. Trump va et vient, c’est une question de style. Les mouvements brutaux des marchés sont toujours suivis d’une « correction », comme disent les financiers. Le monde est simplement un peu plus turbulent que d’habitude, ses passagers sont un peu plus secoués, mais ce n’est que « business as usual », dans le style du « business » justement – au sens français du terme – ; rien de plus normal dès lors qu’un businessman se mêle des affaires du monde.
L’hypothèse B, c’est au contraire la recherche de l’historicité : on considère que l’histoire, la grande, est en train de se faire sous nos yeux ; et cette fois-ci c’est la bonne ! On considère alors que, par hypothèse, le trumpisme va continuer après Trump. Si J.D. Vance n’aurait pas pu être élu d’emblée, car il fallait un personnage comme Trump pour réussir ce genre d’épreuve démocratique, il est pour l’instant un bon candidat à la succession, cochant toutes les cases de l’origine modeste et provinciale aux bancs de Yale en passant par l’armée en Irak. Sinon, l’affaire est entendue : ce n’est qu’un intermède. Pourtant : Orban, l’Italie (le mouvement 5 étoiles, Salvini, Meloni). Contre-exemple apparent : la Pologne, mais avec un contexte qui, de toute façon, était déjà assez peu ambitieux en matière de libéralisme sociétal. Et Netanyahou, dont on craint la dérive autoritaire. C’est alors que la question du grand retour des dirigeants infréquentables est posée : si, pour rester dans l’histoire, il avait fallu jusqu’ici construire des pyramides ou tuer beaucoup de monde, quelles formes vont prendre, en particulier avec Trump, Poutine ou Xi Jinpin, ces nouveaux insignes de l’impact historique universel ?
Pour autant, il n’est pas si facile de saisir les vrais tournants historiques. Nous vivons dans le temps comme la fourmi sur le globe terrestre : de notre point de vue, la planète temporelle est le plus souvent plate. La litanie des ruptures pertinentes n’est pas si facile à formuler. Ce qui nous semble à un moment relever de l’histoire se trouve souvent assez vite effacé des mémoires. Des péripéties qui font de belles histoires, mais semblent ne pas infléchir durablement ni les courbes ni les fonctionnements du monde, malgré de beaux et peut-être louables efforts narratifs. Mais on en a quand même fait beaucoup avec le 11 septembre, puis avec la crise de 2008, et atteint un sommet avec le Covid. A contrario, là, non : Trump, ce ne serait pas du sérieux.
Il faut des événements historiques pour marquer l’histoire. Mais on doit aussi envisager la cohérence des temps, face à celle des temporalités dont j’ai déjà parlé. Les événements ne sont pas du même type et ne jouent pas le même rôle selon qu’ils bornent strictement des périodes, qu’ils indiquent des changements de phase, qu’ils s’organisent en séquence ou encore qu’ils s’associent à distance (temporelle) pour tisser des mouvements historiques distincts, simultanés et apparemment contradictoires, qui s’entremêlent comme les fils de laine à l’envers d’une tapisserie, mais dessinent à l’endroit le motif de l’histoire.
Pour sortir de cette sorte d’indécidabilité quant à l’historicité du trumpisme, il peut être nécessaire de s’inscrire dans sa perspective même et de s’interroger sur la réception de ses déclarations par ceux qui feront l’histoire en y réagissant. Selon cet angle, au deuxième degré, la prospective n’est pas tant celle de Trump, qui veut être crédible sur ce qu’il est prêt à faire, que ce qu’il suscite comme peurs dans l’esprit des destinataires, et le monde qu’ils sont prêts à imaginer qu’il puisse en résulter. Ce qui frappe, c’est que le monde dessiné par Trump semble crédible à ceux qui l’écoutent. Les critiques portent plus sur l’inefficacité économique, les contradictions, les absurdités, les outrances, les difficultés de mise en œuvre, que sur la nouvelle géographie qui résulterait du monde en question. On sent même une certaine satisfaction chez les commentateurs : enfin, on la tient notre « histoire », nous qui n’avions pas vécu grand-chose depuis la Seconde Guerre mondiale, voire la froide, voire 1968. On avait connu des crises, qu’on avait tenté de monter en épingle, mais sans grand succès, car sans lendemains vraiment significatifs. On devait se raccrocher à quelques péripéties qui n’étaient pas de l’histoire, de la vraie, avec des événements tangibles. Cette fois-ci, avec Trump, on tenait l’histoire par le bon bout, il allait y avoir « du sang sur les murs ».
Ce monde selon Trump à la fois fait peur parce qu’il est incertain et fascine parce qu’il incarne le fait que, s’il advient, nous ne serons pas une génération perdue de l’histoire universelle, « quoiqu’il en coûte »… Entre deux maux, faut-il choisir ?
Cet échange s’est déroulé entre le 10 mars et le 18 mai 2025.
