Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Malthus en Afrique.

May, John F. et Guengant, Jean-Pierre, 2020, Démographie et émergence économique de l’Afrique subsaharienne, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 150 p.

Depuis plusieurs décennies, il est un sujet de sciences humaines et sociales que l’on aborde avec beaucoup de prudence : la croissance démographique en Afrique. Déjà en 1965, lorsque le géographe Yves Lacoste publie la première édition de sa Géographie du sous-développement (Lacoste, 1965), il suscite des réactions critiques en parlant de « démographie galopante » pour le continent africain. Par la suite, le sujet reste plus ou moins tabou et n’est abordé que « par défaut ». Il faut savoir lire entre les lignes ce que les analystes et les décideurs n’osaient pas alors affirmer clairement.

Ainsi lors de la 3ème Conférence internationale sur la Population et le Développement tenue au Caire en 1994, il fut déclaré, sans trop insister, que le développement économique des pays du Sud (et singulièrement de l’Afrique) risquait d’être pénalisé par une fécondité haute. L’accès le plus large possible à la planification familiale était recommandé, sans qu’aucune mesure contraignante fût proposée.

Avec la « crise migratoire » de 2015 les controverses apparurent au grand jour parmi les démographes et les économistes. Dans Africanistan, Serge Michaïlof (Michailof, 2015) s’interrogeait : « Malthus aura-t-il raison au Sahel ? » (p. 45), tandis que Stephen Smith, dans La ruée vers l’Europe (Smith, 2018), proposait des projections démographiques audacieuses à l’appui de son sous-titre provocateur (La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent), peu différent du sous-titre de Michaïlof (L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?).

En réaction, le démographe et professeur au Collège de France François Héran démontait dans les médias la thèse de Stephen Smith, et Michel Agier, dans un débat croisé organisé en février 2018 par L’Obs, posait au même Smith, ex-journaliste aujourd’hui enseignant à Duke University (Etats-Unis), deux questions lourdes de sous-entendus : « À qui faites-vous signe en écrivant cela ? À qui faites-vous peur ? ». Politiquement, le sujet était donc très sensible, notamment parce qu’il était rattaché à la « crise migratoire ». Quand, en 2015, le géographe Roland Pourtier pouvait écrire qu’« avancer l’idée que la croissance démographique de l’Afrique sub-saharienne est insoutenable relève du blasphème » (Pourtier, 2015), Emmanuel Macron déclarait lors du Sommet du G20 le 8 juillet 2017 : « Quand des pays ont encore 7 à 8 enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards, vous ne stabiliserez rien »…

Aussi attendions-nous depuis longtemps la synthèse des travaux de Jean-Pierre Guengant et John F. May. Le premier, démographe et économiste français à l’IRD (Institut de Recherches sur le développement) et le second, démographe belge à la Banque mondiale, publiaient dès la fin des années 1990 des chiffres issus de leurs recherches de terrain en Afrique sub-saharienne (ASS), et appelaient l’attention sur le poids qu’allait représenter la fécondité africaine sur le développement du continent. Déjà en 2011, dans un article cosigné « L’Afrique sub-saharienne dans la démographie mondiale » (May et Guengant, 2011), ceux-ci contextualisaient fort bien le débat : « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les néo-malthusiens et les développementistes se sont violemment opposés, surtout dans les années 1960 et 1970. Les premiers présentaient le contrôle des naissances comme une condition indispensable au développement des pays qualifiés alors de “sous-développés”. Pour les seconds, seules des politiques vigoureuses en faveur du développement pouvaient permettre aux pays du Sud de sortir de leur situation, le développement socio-économique entraînant la réduction de leur fécondité, d’où le slogan “le développement est le meilleur contraceptif” » (p. 305)

Les deux chercheurs n’ont cessé d’étayer leur hypothèse en recueillant sur le terrain ouest-africain des milliers de données. C’est ainsi que, dans leur dernier ouvrage, ils rappellent avec beaucoup de précision les chiffres de la fécondité en ASS et en proposent une synthèse lapidaire : « La fécondité a baissé très lentement à cause des faibles niveaux de développement, des attitudes pro-natalistes persistantes dans de nombreuses sociétés, et des programmes de planification familiale faibles et peu performants » (p. 27). Il est vrai – et les auteurs oublient de l’écrire – que les fameux PAS (Programmes d’Ajustement Structurel) ont réduit drastiquement les budgets de la santé et de l’éducation dès les années 1980 dans la plupart de ces pays. Pour autant, la plupart des élites et des dirigeants politiques de l’époque considéraient les programmes de planification familiale « comme une tentative des pays plus développés de contrôler la taille et la croissance de la population africaine » (p. 88). Cette résistance était ancienne et se manifestait déjà dans les années 1950, lorsque le Population Council, émanation de la Fondation américaine Rockfeller, tentait d’implanter en Afrique sub-saharienne ses programmes de contraception.

En conséquence de quoi, la population de l’ASS a été multipliée par 11 entre 1913 et 2020 (contre 8 pour l’Amérique latine, 5 pour l’Asie et moins de 2 pour l’Europe). La cause en était une fécondité qui restait très élevée, notamment dans quatre pays où l’on enregistrait encore en 2019 plus de six enfants par femme (Niger, Mali, Somalie, RD Congo). Et même si la mortalité générale diminuait moins vite que prévu « en raison du VIH-Sida, de troubles sociaux et politiques, de guerre, et de la détérioration des services de santé » (p. 22), la mortalité infantile des enfants de moins de cinq ans chutait sensiblement, passant de 400 pour mille dans les années 1960 à moins de 100 dans les années 2010.

« Dans ce contexte, commentent les auteurs, la préférence des couples pour une fécondité élevée afin de s’assurer qu’ils auront suffisamment d’enfants survivants pour les prendre en charge pendant leur vieillesse est beaucoup moins pertinente qu’elle ne l’était dans les années 1960 » (p. 25). À l’évidence, la transition démographique – c’est-à-dire une baisse de la natalité parallèle à la baisse de la mortalité – a pris beaucoup de retard et « si les tendances actuelles se poursuivaient, la transition de la fécondité pourrait prendre entre 60 et 100 ans dans de nombreux pays d’ASS » (p. 30).

À ce niveau de la démonstration, on doit rappeler le postulat de départ énoncé en 2011 par John F. Mays et Jean-Pierre Guengant et repris ici : « Aujourd’hui, de nombreux économistes et dirigeants africains estiment qu’une forte croissance économique des pays du Sud et singulièrement de l’Afrique permettra aux pays d’ASS d’augmenter leur revenu par habitant et de réduire la pauvreté. Selon cet argument, la baisse de la fécondité sera, à terme, un sous-produit du développement socio-économique. En réalité, la relation va dans le sens inverse : c’est la réduction de la fécondité et du nombre de dépendants jeunes qui favorise la croissance économique et permet aux pays de capter un premier dividende démographique » (p. 15).

Le concept de « dividende démographique » a été inventé en Asie lorsque des économistes ont établi le lien entre la baisse de la fécondité, le poids des actifs dans la pyramide des âges, et la croissance économique. Dans le présent ouvrage, les auteurs distinguent deux dividendes démographiques : le premier est capté lorsque le poids des actifs dépasse celui des dépendants ; le second, qui intervient plus tard, est capté lorsque les retraités (donc les dépendants vieux) investissent leur épargne dans le développement économique.

Autrement dit, le nombre de personnes dont l’âge est compris entre 20 et 65 ans, considérés comme des « actifs », doit être supérieur à la somme de ceux qui ont moins de 20 ans et de ceux qui ont plus de 65 ans, tous considérés comme « dépendants », afin que le travail des « actifs » génère suffisamment de ressources pour prendre en charge les « dépendants ». Encore faut-il – et les auteurs semblent l’avoir oublié – que ces « actifs » aient un emploi dans le secteur formel, sinon les retombées des cotisations sociales ne couvriront pas les besoins. À moins que « l’informel ne se formalise », comme le suggèrent Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole (Laffont et Tirole, 2012)

Après avoir pris en compte tous les paramètres qu’ils ont retenus, les auteurs tirent trois conclusions : « Premièrement, la baisse de la fécondité associée à une augmentation de l’utilisation de la contraception est certainement la première condition à remplir pour bénéficier pleinement d’un premier dividende démographique. Deuxièmement, plus la baisse de la fécondité est précoce, plus la croissance du PIB et du PIB par tête est rapide. Troisièmement, plus la baisse de la fécondité est rapide et importante, plus le pays peut capter un dividende démographique rapide et élevé » (p. 128).

La référence au PIB par tête nous ramène forcément à Malthus : plus la croissance démographique est forte et plus le PIB par tête est tiré vers le bas, c’est arithmétique. Mais le PIB est-il un bon indicateur ? L’ouvrage introduit alors un autre concept, celui de « capital humain », qui peut être défini « comme les connaissances, les compétences et la santé que les gens accumulent tout au long de leur vie, leur permettant de réaliser leur potentiel en tant que membres économiquement productifs de la société » (p. 129).

Ainsi la Banque mondiale a-t-elle lancé en 2017 le HCP (Human Capital Project) pour encourager les pays à investir dans ces secteurs et proposé en 2018 un outils d’évaluation, le HCI (Human Capital Index), avec 5 indicateurs (la survie des enfants jusqu’à 5 ans, les années de scolarité, les résultats de l’apprentissage, le taux de survie des adultes de 15 à 60 ans, et le pourcentage d’enfants de moins de cinq ans ne présentant pas de retard de croissance). Le HCI varie de 0 à 1. Un HCI de 0,5 signifie que la productivité n’est que de 50 % de ce qu’elle pourrait être. Pour 2018, seuls trois pays avaient un HCI supérieur à 0,5 (Seychelles, Maurice, Kenya). Les auteurs soulignent que cet indicateur confirme les bonnes performances des pays qui ont réussi (ou bien avancé) leur transition démographique et qui sont sur le point de capter le premier dividende démographique.

Progressivement, l’Union africaine a fini par adhérer à cette vision. En 2017, elle a publié une « feuille de route pour tirer pleinement profit du dividende démographique en investissant dans la jeunesse » (p. 103) en recommandant fortement à ses États membres d’améliorer leurs résultats en matière de santé de la reproduction « y compris la planification des naissances afin de s’assurer que les femmes peuvent décider elles-mêmes du nombre d’enfants qu’elles souhaiteraient avoir et de l’écart entre les naissances de ces enfants » (p. 114).

C’est dire si des progrès ont été accomplis dans la prise de conscience du problème démographique en Afrique sub-saharienne. Des voix commencent même à se faire entendre de manière plus ferme dans le sens emprunté depuis longtemps par Jean-Pierre Guengant et John F. May, comme celles des démographes Michel Garenne (Garenne, 2017) ou Michèle Tribalat (Tribalat, 2020). Tous ne sont pas des néo-malthusiens, mais simplement des chercheurs qui refusent à la fois l’alarmisme et le déni (Bouquet, 2018). C’est aussi l’orientation prise par Bruno Tertrais (Tertrais, 2020) qui admet qu’il faut se garder à la fois de l’angélisme et du catastrophisme.

Les auteurs de Démographie et émergence économique de l’Afrique subsaharienne apportent au débat ce que l’on attend des scientifiques : des données chiffrées objectives. On pourra regretter qu’ils aient choisi de ne pas multiplier les tableaux (il n’y en a que trois) et de limiter le nombre des figures (il n’y en a que quatre). Ils ont préféré écrire en toutes lettres les chiffres, les pourcentages, les listes. Cela rend la lecture un peu fastidieuse et alourdit le texte. On aurait aimé cartes, courbes et couleurs. L’éditeur (l’Académie royale de Belgique) propose en revanche une version anglophone de l’ouvrage.

Il n’empêche, ce petit livre propose une base de données récentes et fiables à l’appui de ceux qui acceptent de relire, sans a priori, l’Essai sur le principe de population, notamment dans sa première édition (Malthus, 1798) où figure la célèbre parabole du « grand banquet de la nature ». Mais, comme le demandait ironiquement Jacques Dupâquier en 1980 dans la revue Population (Dupâquier, 1980), « Avez-vous lu Malthus ? »…

Résumé

John May et Jean-Pierre Guengant produisent et exploitent depuis plus de vingt ans les données démographiques de l’Afrique subsaharienne. Dans cet ouvrage, ils synthétisent les résultats de leurs enquêtes et de leurs recherches de la manière la plus neutre et objective, sans alarmisme et sans déni.

Bibliographie

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

This page as PDF